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Suzanne Normis/18

La bibliothèque libre.
(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 116-124).
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XVIII


Il n’est pas de martyre qui ne finisse par avoir un terme, — si ce n’est peut-être dans l’autre monde. — Mes quinze jours d’exil s’achevèrent, et je partis pour Lincy, le cœur palpitant de joie, d’angoisse et de timidité. De timidité, à quarante-sept ans ? Oui, vraiment, et j’achèverai de me rendre ridicule en avouant que mon gendre m’inspirait une terreur insurmontable.

En arrivant à la station, si je n’y trouvai ni mon gendre, ni ma fille, je trouvai en revanche une fort belle calèche, avec un fort beau cocher et un magnifique valet de pied, que mon Pierre examina dès l’abord avec une curiosité mal déguisée.

— Comment s’y prend-on, pensait évidemment le pauvre diable, pour être si majestueux rien qu’en fermant une portière ?

Comme le superbe valet de pied montait auprès du cocher, je n’avais le choix qu’entre deux alternatives : laisser Pierre faire la route à pied, ou le prendre à côté de moi dans la calèche. Je n’hésitai pas, et mon fidèle valet de chambre s’assit respectueusement sur le bord du coussin, sans lâcher mon sac de voyage.

Les chevaux étaient excellents, la route magnifique. Pierre ne put contenir sa joie :

— Nous allons donc revoir mademoiselle, dit-il d’un air discret et respectueux ; puis s’apercevant de sa méprise, il reprit : Madame de Lincy ! et resta confus.

— Cela vous fait plaisir ? lui dis-je. Moi aussi, j’avais besoin de m’épancher un peu.

— Oh ! si monsieur peut penser que ça me fait plaisir ! répondit-il en tournant vers moi son honnête figure à laquelle vingt années de concorde domestique m’avaient si bien accoutumé. Mais ce qui ne me plaît pas, ce sont…

Il s’arrêta plus confus que jamais.

— Eh bien ! fis-je d’un ton encourageant.

Il me désigna du bout de son ongle le magnifique cocher et l’imposant valet de pied :

— Voilà ! fit-il avec un soupir. Je crois que j’aurai de la peine à m’y habituer.

Nous entrions dans le parc, par la grille grande ouverte.

— Papa ! papa ! cria la voix de Suzanne, et je la vis sur le bord de la route qui m’attendait, les yeux noyés de larmes heureuses, les bras pendants dans l’extase de la joie.

La calèche s’arrêta, et je sautai à bas avec la vigueur de ma vingtième année.

L’étreinte qui nous réunit elle et moi me rouvrit le paradis fermé depuis son départ.

— Allons à pied, me dit-elle en se dégageant de mes bras, pendant qu’elle écartait ses cheveux frisés de son front, avec ce même geste qu’elle avait autrefois dans son berceau. Elle regarda machinalement dans la calèche et aperçut eut Pierre, qui, rouge de contentement, n’osant bouger de sa place, lui souriait d’un sourire large comme le détroit de Gibraltar.

— Ah ! Pierre ! Bonjour, Pierre, ça va bien ? Je suis bien contente de vous voir. Eh bien, mon ami, allez en voiture jusqu’au château, et dites à M. de Lincy que papa et moi nous avons pris le plus court ; comme cela, nous arriverons après vous.

Elle éclata de son rire joyeux, me prit le bras et m’entraîna sous le couvert d’une allée, pendant que la noble calèche s’éloignait, voiturant mon valet de chambre avec mon sac.

Nous marchâmes pendant un moment, Suzanne et moi ; elle, pressée de toute sa force contre mon bras, moi, engourdi par l’excès de ma joie. Au bout d’une vingtaine de pas je m’arrêtai et je la repris dans mes bras avec plus de force encore que la première fois. Elle me rendit mes baisers comme auparavant, j’aurais pu croire que rien n’était changé, et cependant je sentais qu’elle n’était plus la même.

— Eh bien ? lui dis-je en contemplant son cher visage, toujours lumineux et doux, mais légèrement pâli.

— Rien, dit-elle en souriant.

Et nous reprîmes notre marche.

— C’est très-joli ici, reprit-elle au bout d’un instant, — quand il ne pleut pas, s’entend. Mon Dieu ! qu’il a plu pendant la première semaine ! Je n’avais jamais vu tomber tant d’eau !

La question qui me brûlait les lèvres finit par sortir :

— Es-tu heureuse ?

— Mais oui ! répondit-elle tranquillement, — trop tranquillement peut-être.

— Et ton mari ?

— Mon mari est très-aimable. Seulement tantôt il m’a vexée. Je voulais aller à ta rencontre, à la station…

— Eh bien ?

— Il n’a pas voulu, il déteste les épanchements de famille en public, m’a-t-il dit ; au fond, il a peut-être raison, — mais j’étais vexée et je suis venue à ta rencontre dans le parc. Faisons l’école buissonnière !

Cette proposition était trop de mon goût pour ne pas être acceptée, et nous voilà vagabondant tous deux dans le parc, vraiment fort beau, que Suzanne connaissait déjà par cœur. Je cherchai à obtenir quelques indications sur le genre de vie de Suzanne, sur ses impressions, sur l’opinion qu’elle avait de son mari ; j’échouai ; ma fille, si franche, si ouverte, s’était fait une sorte de forteresse derrière laquelle elle se retranchait à certaines questions ; je vis que, pour le moment au moins, je n’en obtiendrais rien.

Nous causions pourtant à cœur ouvert de Paris, de nos amis, de ma belle-mère, et Suzanne riait aux larmes de la jalousie si innocemment provoquée par son petit billet, lorsque non loin du château, dans le parterre français, nous vîmes arriver M. de Lincy.

— Je vous cherchais partout, cher beau-père, dit-il avec une gaieté forcée qui cachait mal une mauvaise humeur non équivoque. En voyant arriver la calèche avec votre domestique seul, j’avais crains un accident.

— Vous étiez là quand Pierre est arrivé ? dit Suzanne sans quitter mon bras.

— Sans doute, ma chère.

— Sur le perron ?

— Naturellement, j’étais venu saluer mon père, non sans vous avoir vainement cherchée partout.

— Eh bien ! dit-elle avec sa grâce mutine, c’est papa qui m’a trouvée, et il ne me cherchait pas, lui ! De sorte que c’est Pierre qui a reçu vos salutations ? Mon Dieu, que vous avez dû être drôles tous les deux quand vous vous êtes trouvés nez à nez !

Et ma fille éclata de rire ; ce rire perlé, si doux et si communicatif, ne dérida pas M. de Lincy, qui n’en parut, au contraire, que plus soucieux.

Nous nous dirigeâmes tous trois vers la maison, silencieux, car Suzanne ne riait plus et n’avait plus l’air de vouloir recommencer de longtemps. Je pensai à part moi que mon gendre était quinteux.

Le déjeuner nous attendait, servi avec magnificence : tout était magnifique dans cette maison, le propriétaire plus que tout le reste, Suzanne, chose étrange, n’avait point chez elle cet air de jeune matrone qui la rendait si drôle et si charmante quand elle présidait chez nous aux repas de famille. Elle mangeait du bout des dents, mettait beaucoup d’eau dans son vin et se conduisait, en un mot, comme une demoiselle bien élevée qui dîne en ville.

Comme on servait un plat :

— Encore ces maudits œufs brouillés aux pointes d’asperges ! s’écria mon gendre. Je ne puis les souffrir, vous le savez, Suzanne ! J’avais défendu qu’on en resservît jamais à ma table !

— C’est le plat favori de mon père, dit doucement ma fille en dirigeant du regard le domestique vers moi.

J’avoue que ces œufs me parurent d’une digestion difficile, car mon gendre, après avoir murmuré poliment à voix basse : — C’est différent ! avait repoussé le plat avec dédain. Suzanne, les yeux gros de larmes, me paraissait n’avoir plus envie de manger du tout, et je trouvai que je faisais sotte figure. Je dépêchai cependant de mon mieux ce mets malencontreux, et le repas s’acheva sans autre désagrément.

On prit le café sur la terrasse ; pendant que M. de Lincy donnait des ordres à son jardinier, je me rapprochai de Suzanne :

— Est-il souvent comme cela ? lui demandai-je à voix basse.

Elle haussa les épaules, plongea son regard honnête dans le mien, me pressa simplement la main, détourna la tête et me répondit :

— Non.

Mon gendre resta entre nous jusqu’au soir, et si peu content que je fusse de me séparer de Suzanne, même pour une seule nuit, je ne pus retenir un soupir de satisfaction, lorsque je lui eus tourné le dos pour aller me coucher.

J’étais dans ma chambre depuis cinq minutes, et je méditais assez tristement, lorsque Suzanne entra sur la pointe du pied. Elle était encore tout habillée, et un incarnat plus foncé que de coutume nuançait le haut de ses joues.

— Je suis venue t’embrasser encore une fois, mon petit père, me dit-elle tout bas. Es-tu bien ? as-tu tout ce qu’il te faut ?

— Oui, oui. Assieds-toi un peu, et causons.

— Oh ! non ! je ne peux pas. Il ne faut pas que je fasse attendre mon mari. Je me suis sauvée en cachette, il fait sa ronde tous les soirs et ferme les portes, et il n’aime pas à attendre.

Elle me jeta les bras autour du cou et disparut.

Je me couchai dans un grand lit qui avait l’air d’un catafalque, et je cherchai à résumer mes impressions de la journée.

— Il y a beaucoup de choses que mon gendre n’aime pas, me dis-je enfin ; et moi, ajoutai-je avec la franchise d’un aveu assez longtemps réprimé, je n’aime pas du tout mon gendre !

Ce n’est pas cette réflexion-là qui pouvait me procurer le sommeil ; aussi je ne dormis guère.