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Système de la nature/Partie 2/Chapitre 6

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(Tome 2p. 166-190).

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VI

Du phanthéisme ou idées naturelles de la divinité.

On voit par ce qui précéde, que toutes les preuves sur lesquelles la théologie prétend fonder l’existence de son dieu, partent du faux principe que la matière n’existe point par elle-même & se trouve par sa nature dans l’impossibilité de se mouvoir, & par conséquent est incapable de produire les phénomènes que nous voyons dans le monde. D’après des suppositions si gratuites & si fausses, comme on l’a déja fait voir ailleurs[1], on a cru que la matière n’avoit point toujours existé, mais qu’elle devoit son existence & ses mouvemens à une force distinguée d’elle-même, à un agent inconnu, auquel on la prétendit subordonnée. Comme les hommes trouvent en eux-mêmes une qualité qu’ils nomment intelligence, qui préside à toutes leurs actions & à l’aide de laquelle ils parviennent aux fins qu’ils se proposent, ils ont atribué l’intelligence à cet agent invisible ; mais ils ont étendu, aggrandi, exagéré cette qualité en lui, parce qu’ils l’ont fait l’auteur d’effets dont ils se sentoient incapables ou qu’ils ne jugeoient point que les causes naturelles eussent la force de produire.

Comme jamais on ne put ni appercevoir cet agent ni concevoir sa façon d’agir, on en fit un esprit, mot qui désigne que l’on ignore ce qu’il est ou qu’il agit comme le soufle dont on ne peut point suivre l’action. Ainsi en lui assignant la spiritualité, on ne fit que donner à Dieu une qualité occulte, que l’on jugea convenir à un être toujours caché & toujours agissant d’une manière imperceptible aux sens. Dans l’origine cependant il paroît que par le mot esprit on voulut désigner une matière plus déliée que celle qui frappoit grossiérement les organes, capable de pénétrer celle-ci, de lui communiquer l’action & la vie, de produire en elle les combinaisons & les modifications que nos yeux y découvrent. Tel fut, comme on a vu, ce Jupiter destiné dans l’origine à représenter dans la théologie des anciens la matière éthérée qui pénétre, agite, vivifie tous les corps dont la nature est l’assemblage.

Ce seroit, en effet, se tromper que de croire que l’idée de la spiritualité de Dieu, telle que nous la trouvons admise aujourd’hui, se soit présentée de bonne heure à l’esprit humain. Cette immatérialité, qui exclut toute analogie & toute ressemblance avec tout ce que nous sommes à portée de connoître, fut, comme on l’a déja fait observer, le fruit lent & tardif de l’imagination des hommes, qui, forcés de méditer, sans aucuns secours du côté de l’expérience, sur le moteur caché de la nature, sont peu-à-peu parvenus à en faire ce phantôme idéal, cet être si fugitif que l’on nous fait adorer sans pouvoir nous désigner sa nature autrement que par un mot auquel il nous est impossible d’attacher aucune idée véritable[2]. Ainsi à force de rêver & de subtiliser, le mot dieu ne présenta plus aucune image ; dès qu’on voulut en parler, il fut impossible de s’entendre, vu que chacun se le peignit à sa manière, & dans le portrait qu’il s’en fit, ne consulta que son propre tempérament, son imagination propre, ses rêveries particulières ; si l’on s’accorda sur quelques points, ce fut pour lui assigner des qualités inconcevables, que l’on crut convenir à l’être inconcevable que l’on avoit enfanté ; & de l’amas incompatible de ces qualités, il ne résulta qu’un tout parfaitement impossible. Enfin le maître de l’univers, le moteur tout puissant de la nature, l’être que l’on annonça comme le plus important à connoître, fut, par les rêveries théologiques, réduit à n’être plus qu’un mot vague & dépourvu de sens, ou plutôt un vain son auquel chacun attacha ses propres idées. Tel est le dieu que l’on a substitué à la matière, à la nature. Telle est l’idole à laquelle il n’est point permis de refuser son hommage.

Il y eut pourtant des hommes assez courageux pour résister au torrent de l’opinion & du délire. Ils crurent que l’objet que l’on annonçoit comme le plus important pour les mortels, comme le centre unique de leurs actions & de leurs pensées, demandoit à être attentivement examiné : ils comprirent que si l’expérience, le jugement & la raison pouvoient être de quelqu’utilité, ce devoit être, sans doute, pour considérer le monarque sublime qui gouvernoit la nature & qui régloit le destin de tous les êtres qu’elle renferme. Ils virent bien-tôt que l’on ne pouvoit s’en rapporter aux opinions universelles du vulgaire, qui n’examine rien ; & bien moins à ses guides qui, trompeurs ou trompés, défendent aux autres d’examiner, ou en sont incapables eux-mêmes. Ainsi, quelques penseurs osèrent secouer le joug qui leur avoit été imposé dans leur enfance ; dégoutés des notions obscures, contradictoires, dépourvues de sens qu’on leur avoit fait contracter l’habitude de joindre machinalement au nom vague d’un dieu impossible à définir ; rassûrés par la raison contre les terreurs dont on avoit environné cette redoutable chimere ; révoltés des peintures hideuses sous lesquelles on prétendoit la représenter, ils eurent l’intrépidité de déchirer le voile du prestige & de l’imposture ; ils envisagèrent d’un œil tranquille cette force prétendue, devenue l’objet continuel des espérances, des craintes, des rêveries, des querelles des aveugles mortels. Bien-tôt le spectre disparut pour eux ; le calme de leur esprit leur permit de ne voir par-tout qu’une nature agissante d’après des loix invariables, dont l’univers est le théâtre, dont les hommes, ainsi que tous les êtres, sont les ouvrages & les instrumens obligés d’accomplir les décrets éternels de la nécessité.

Quelqu’effort que nous fassions pour pénétrer dans les secrets de la nature, nous n’y trouvons jamais, comme on l’a tant de fois répété, que de la matière diverse par elle-même & diversement modifiée à l’aide du mouvement. Son ensemble, ainsi que toutes ses parties, ne nous montrent que des causes & des effets nécessaires, qui découlent les uns des autres, & dont, par le secours de l’expérience, notre esprit est plus ou moins capable de découvrir l’enchaînement. En vertu de leurs propriétés spécifiques, tous les êtres que nous voyons gravitent, s’attirent & se repoussent, naissent ou se dissolvent, reçoivent & communiquent des mouvemens, des qualités, des modifications, qui pour un tems les maintiennent dans une existence donnée ou qui les font passer à une nouvelle façon d’exister. C’est à ces vicissitudes continuelles que sont dus tous les phénomènes, petits ou grands, ordinaires ou extraordinaires, connus ou inconnus, simples ou compliqués que nous voyons s’opérer dans le monde. C’est par ces changemens que nous connoissons la nature ; elle n’est si mystérieuse que pour ceux qui la considèrent au travers du voile du préjugé, sa marche est toujours simple pour ceux qui la regardent sans préventions.

Attribuer les effets que nous voyons à la nature, à la matière diversement combinée, aux mouvemens qui lui sont inhérens, c’est leur donner une cause générale & connue ; vouloir remonter plus haut, c’est s’enfoncer dans les espaces imaginaires, où nous ne trouvons jamais qu’un abîme d’incertitudes & d’obscurités. Ne cherchons donc point un principe moteur hors d’une nature dont l’essence fut toujours d’exister & de se mouvoir ; qui ne peut être conçue sans propriétés, par conséquent sans mouvement ; dont toutes les parties sont dans une action, une réaction & des efforts continuels ; où il ne se trouve point une molécule qui soit dans un repos absolu, & qui n’occupe nécessairement la place que lui assignent des loix nécessaires. Qu’est-il besoin de chercher hors de la matière un mobile pour la mettre en jeu, puisque son mouvement découle aussi nécessairement de son existence que son étendue, sa forme, sa pésanteur, etc. Et puisqu’une nature dans l’inaction ne seroit plus la nature ?

Si l’on demande comment on peut se figurer que la matière par sa propre énergie ait pu produire tous les effets que nous voyons ; je dirai que si par matière l’on s’obstine à n’entendre qu’une masse inerte & morte, dépourvue de toute propriété, privée d’action, incapable de se mouvoir d’elle-même, on n’aura plus aucune idée de la matière. Dès qu’elle existe, elle doit avoir des propriétés & des qualités ; dès qu’elle a des propriétés sans lesquelles elle ne pourroit exister, elle doit agir en raison de ces mêmes propriétés, puisque ce n’est que par son action que nous pouvons reconnoître & son existence & ses propriétés. Il est évident que si par matière l’on entend ce qu’elle n’est pas, ou que si l’on nie son existence, on ne pourra lui attribuer les phénomènes dont nos yeux sont témoins. Mais si par la nature nous entendons ce qu’elle est véritablement, un amas de matières existantes & pourvues de propriétés, nous serons forcés de reconnoître que la nature doit se mouvoir elle-même, & par ses mouvemens divers être capable, sans secours étrangers, de produire tous les effets que nous voyons ; nous trouverons que rien ne se fait de rien ; que rien ne se fait au hazard ; que la façon d’agir de chaque molécule de matière est nécessairement déterminée par son essence propre ou ses propriétés particulières.

Nous avons dit ailleurs que ce qui ne peut se détruire ou s’anéantir n’a pu commencer d’exister. Ce qui n’a pu commencer d’exister existe nécessairement ou renferme en lui-même la cause suffisante de sa propre existence. Il est donc très inutile de chercher hors de la nature, qui nous est connue, du moins à quelques égards, ou d’une cause existante par elle-même une autre cause totalement inconnue de son existence. Nous connoissons dans la matière des propriétés générales, nous découvrons quelques-unes de ses qualités ; à quoi bon lui chercher une cause inintelligible, que nous ne pouvons connoître par aucune propriété ? à quoi bon recourir à l’opération inconcevable & chimérique que l’on a voulu désigner par le mot de création[3]. Concevons-nous qu’un être immatériel ait pu tirer la matière de son propre fond ? Si la création est l’ éduction du néant, ne faut-il pas en conclure que le dieu qui l’a tirée de son propre fond l’a tirée du néant & n’est lui-même que le néant ? Ceux qui nous parlent sans cesse de cet acte de la toute-puissance divine, par le quel une masse infinie de la matière a tout d’un coup été substituée au néant, entendent-ils bien ce qu’ils nous disent ? Est-il un homme sur la terre qui conçoive qu’un être privé d’étendue puisse exister lui-même, devenir la cause de l’existence des êtres étendus, puisse agir sur la matière, la tirer de sa propre essence, la mettre en mouvement ? En vérité plus on considére la théologie & ses romans ridicules plus on doit se convaincre qu’elle n’a fait autre chose qu’inventer des mots dépourvus de sens & substituer des sons à des réalités intelligibles.

Faute de consulter l’expérience, d’étudier la nature, le monde matériel, on s’est jetté dans un monde intellectuel, que l’on a peuplé de chimeres. On n’a point daigné considérer la matière ni la suivre dans ses différens périodes ou changemens. On a ridiculement ou de mauvaise foi, confondu la dissolution, la décomposition, la séparation des parties élémentaires dont les corps sont composés avec leur destruction radicale ; on n’a point voulu voir que les élémens étoient indestructibles, tandis que leurs formes étoient passagères & dépendoient des combinaisons transitoires. On n’a point distingué le changement de figure, de position, de tissu auquel la matière est sujette, d’avec son anéantissement, qui est totalement impossible ; on a faussement conclu que la matière n’étoit point un être nécessaire, qu’elle avoit commencé d’exister, qu’elle devoit son existence à un être inconnu plus nécessaire qu’elle ; & cet être idéal est devenu le créateur, le moteur, le conservateur de la nature entière. Ainsi l’on n’a fait que substituer un vain nom à la matière, qui nous présente des idées véritables, à une nature dont à chaque instant nous éprouvons l’action & le pouvoir, & que nous connoîtrions bien mieux, si nos opinions abstraites ne nous mettoient sans cesse un bandeau devant les yeux.

Les notions les plus simples de la physique nous montrent en effet que, quoique les corps s’altèrent & disparoissent, rien pourtant ne se perd dans la nature ; les produits divers de la décomposition d’un corps servent d’élémens, de matériaux & de base à la formation, à l’accroissement, au soutien d’autres corps. La nature entière ne subsiste & ne se conserve que par la circulation, la transmigration, l’échange & le déplacement perpétuels des molécules & des atômes insensibles ou des parties sensibles de la matière. C’est par cette palingénésie que subsiste le grand tout, qui, semblable au saturne des anciens, est perpétuellement occupé à dévorer ses propres enfans. L’on pourroit dire à quelques égards que le dieu métaphysique qui a usurpé son trône l’a privé de la faculté d’engendrer & d’agir, depuis qu’il s’est mis en sa place.

Reconnoissons donc que la matière existe par elle-même, qu’elle agit par sa propre énergie & qu’elle ne s’anéantira jamais. Disons que la matière est éternelle, & que la nature a été, est & sera toujours occupée à produire, à détruire, à faire & à défaire, à suivre les loix résultantes de son existence nécessaire. Pour tout ce qu’elle fait elle n’a besoin que de combiner des élémens & des matières essentiellement diverses qui s’attirent & se repoussent, se choquent ou s’unissent, s’éloignent ou se rapprochent, se tiennent assemblées ou se séparent. C’est ainsi qu’elle fait éclore des plantes, des animaux, des hommes ; des êtres organisés, sensibles & pensans, ainsi que des êtres dépourvus de sentiment & de pensée. Tous ces êtres agissent pendant le tems de leur durée respective suivant les loix invariables, déterminées par leurs propriétés, leurs configurations, leurs masses, leurs poids, etc. Voilà l’origine véritable de tout ce que nous voyons ; voilà comment la nature par ses propres forces est en état de produire tous les effets dont nos yeux sont témoins, ainsi que tous les corps qui agissent diversement sur les organes dont nous sommes pourvus, & dont nous ne jugeons que d’après la manière dont ces organes sont affectés. Nous les disons bons, lorsqu’ils nous sont analogues ou contribuent à maintenir l’harmonie en nous-mêmes ; nous les disons mauvais, lorsqu’ils troublent cette harmonie ; & nous prêtons en conséquence un but, des idées, des desseins à l’être que nous faisons le moteur d’une nature que nous voyons dépourvue de projets & d’intelligence.

Elle en est effectivement privée ; elle n’a point d’intelligence & de but ; elle agit nécessairement, parce qu’elle existe nécessairement. Ses loix sont immuables & fondées sur l’essence même des êtres. Il est de l’essence de la semence du mâle, composée des élémens primitifs qui servent de base à l’être organisé, de s’unir avec celle de la femelle, de la féconder, de produire par sa combinaison avec elle un nouvel être organisé, qui, foible dans son origine par le défaut d’une quantité suffisante de molécules de matières propres à lui donner de la consistance, se fortifie peu-à-peu par l’addition journalière & continuelle de molécules analogues & appropriées à son être ; ainsi il vit, il pense, il se nourrit, il engendre à son tour des êtres organisés semblables à lui. Par une suite de loix constantes & physiques la génération ne s’opére que lorsque les circonstances nécessaires pour la produire se trouvent réunies. Ainsi cette génération ne se fait point au hazard ; ainsi l’animal ne produit qu’avec l’animal de son espèce, parce qu’il est le seul analogue à lui-même, ou qui réunisse les qualités propres à produire un pareil être avec lui, sans cela il ne produiroit rien, ou il ne produiroit qu’un être, qu’il nomme monstrueux, parce qu’il est dissemblable à lui. Il est de l’essence de la graine des plantes d’être fécondée par la semence des étamines, de se développer ensuite dans le sein de la terre, de s’accroître à l’aide de l’eau, d’attirer pour cela des molécules analogues, de former peu-à-peu une plante, un arbuste, un arbre susceptible de la vie, de l’action, des mouvemens propres aux végétaux. Il est de l’essence des molécules de la terre atténuées, divisées, élaborées par les eaux & par la chaleur, de s’unir dans le sein des montagnes avec celles qui leur sont analogues, & de former, selon qu’elles sont plus ou moins similaires ou analogues par leur aggrégation des corps plus ou moins solides & purs que nous nommons un crystal, une pierre, un métal, un minéral. Il est de l’essence des exhalaisons élevées par la chaleur de l’athmosphère de se combiner, de s’amasser, de se heurter, & par leurs combinaisons ou leurs chocs de produire les météores & la foudre. Il est de l’essence de quelques matières inflammables de s’amasser, de fermenter, de s’échauffer, de s’allumer dans les cavernes de la terre, de produire ces explosions terribles & ces tremblemens de terre qui détruisent les montagnes, les champs & les demeures des nations allarmées ; celles-ci se plaignent à un être inconnu des maux qu’une nature nécessaire leur fait éprouver aussi nécessairement que les biens qui les remplissent de joie. Enfin il est de l’essence de certains climats de produire des hommes tellement organisés & modifiés qu’ils deviennent ou très utiles ou très nuisibles à leur espèce de même que c’est le propre de certaines portions de sol de faire naître des fruits agréables ou des poisons dangereux.

En tout cela la nature n’a point de but ; elle existe nécessairement ; ses façons d’agir sont fixées par des loix qui découlent elles-mêmes des propriétés constitutives des êtres variés qu’elle renferme, & des circonstances que le mouvement continuel doit nécessairement amener. C’est nous qui avons un but nécessaire, c’est de nous conserver nous-mêmes ; c’est sur ce but que nous réglons toutes les idées que nous nous formons des causes qui agissent sur nous & que nous les jugeons. Animés & vivans nous-mêmes, semblables aux sauvages, nous prêtons une ame & de la vie à tout ce qui agit sur nous : pensans & intelligens nous-mêmes, nous prêtons à tout de l’intelligence & de la pensée ; mais comme nous en voyons la matière incapable, nous la supposons mue par un autre agent ou cause que nous faisons toujours semblable à nous. Nécessairement attirés par ce qui nous est avantageux & repoussés par ce qui nous nuit, nous cessons de voir que nos façons de sentir sont dues à notre organisation, modifiée par des causes physiques, que faute de connoître, nous prenons pour des instrumens employés par un être à qui nous prêtons nos idées, nos vues, nos passions, nos façons de penser & d’agir.

Si l’on nous demandoit après cela quel est le but de la nature ? Nous dirons que c’est d’agir, d’exister, de conserver son ensemble. Si l’on nous demande pourquoi elle existe ? Nous dirons qu’elle existe nécessairement, & que toutes ses opérations, ses mouvemens, ses œuvres sont des suites nécessaires de son existence nécessaire. Il existe quelque chose de nécessaire ; cette chose est la nature ou l’univers, & cette nature agit nécessairement comme elle fait. Si l’on veut substituer le mot dieu à celui de nature, on pourra demander avec autant de raison pourquoi ce dieu existe, qu’on peut demander quel est le but de l’existence de la nature. Ainsi le mot dieu ne nous rendra pas plus instruits du but de son existence. Au moins en parlant de la nature ou de l’univers matériel, aurons-nous des idées fixes de la cause dont nous parlons, au lieu qu’en parlant du dieu théologique, nous ne sçaurons jamais ni ce qu’il peut être, ni s’il existe, ni les qualités que nous pourrons lui assigner. Si nous lui donnons des attributs, ce sera toujours nous-mêmes que nous diviniserons, & ce sera pour nous seuls que l’univers sera formé : idées que nous avons suffisamment détruites ; pour s’en détromper, il suffit d’ouvrir les yeux & de voir que nous subissons à notre manière un sort que nous partageons avec tous les êtres dont la nature est l’assemblage ; comme nous, ils sont soumis à la nécessité, qui n’est que la somme des loix que la nature est obligée de suivre.

Tout nous prouve donc que la nature, ou que la matière existe nécessairement & ne peut s’écarter des loix que son existence lui impose. Si elle ne peut s’anéantir, elle n’a pu commencer d’être. Les Théologiens conviennent eux-mêmes qu’il faudroit un acte de la toute-puissance divine, ou ce qu’ils appellent un miracle, pour anéantir un être : mais un être nécessaire ne peut faire un miracle ; il ne peut déroger aux loix nécessaires de son existence ; il faut donc en conclure que si Dieu est l’être nécessaire, tout ce qu’il fait est une suite de la nécessité de son existence, & qu’il ne peut jamais déroger à ses loix. D’un autre côté, on nous dit que la création est un miracle, mais cette création seroit impossible à un être nécessaire qui ne peut agir librement dans aucune de ses actions. D’ailleurs un miracle n’est pour nous qu’un effet rare dont nous ignorons la cause naturelle ; ainsi en nous disant que Dieu fait un miracle, on ne nous apprend rien, sinon qu’une cause inconnue a produit d’une manière inconnue un effet que nous n’attendions pas ou qui nous paroît étrange. Cela posé, l’intervention d’un dieu, loin de remédier à l’ignorance où nous sommes des forces & des effets de la nature, ne sert qu’à l’augmenter. La création de la matière & la cause à qui l’on en fait l’honneur, sont pour nous des choses aussi incompréhensibles ou aussi impossibles que son anéantissement.

Concluons donc que le mot Dieu, ainsi que le mot Créer, ne présentant à l’esprit aucune idée véritable, devroient être bannis de la langue de tous ceux qui veulent parler pour s’entendre. Ce sont des mots abstraits, inventés par l’ignorance ; ils ne sont propres qu’à contenter des hommes dépourvus d’expérience, trop paresseux ou trop timides pour étudier la nature & ses voies ; à des enthousiastes dont l’imagination curieuse se plait à s’élancer hors du monde visible pour courir après des chimeres. Enfin ces mots ne sont utiles qu’à ceux dont l’unique profession est de repaître les oreilles du vulgaire de mots pompeux qu’ils n’entendent point eux-mêmes, & sur le sens desquels ils ne sont jamais d’accord.

L’homme est un être matériel ; il ne peut avoir des idées quelconques que de ce qui est matériel comme lui ; c’est-à-dire, de ce qui peut agir sur ses organes, ou de ce qui a du moins des qualités analogues aux siennes. En dépit de lui-même, il assigne toujours des propriétés matérielles à son dieu, que l’impossibilité de le saisir lui a fait supposer spirituel & distinguer de la nature ou du monde matériel. En effet, ou il faut consentir à ne pas s’entendre soi-même, ou il faut avoir des idées matérielles d’un dieu que l’on suppose le créateur, le moteur, le conservateur de la matière : l’esprit humain a beau se mettre à la torture, il ne comprendra jamais que des effets matériels puissent partir d’une cause immatérielle, ou que cette cause puisse avoir des rapports avec des êtres matériels. Voilà, comme on a vu, pourquoi les hommes se croyent forcés de donner à leur dieu les qualités morales qu’ils ont eux-mêmes ; ils oublient que cet être purement spirituel, ne peut avoir dès lors, ni leur organisation, ni leurs idées, ni leurs façons de penser & d’agir, & que par conséquent il ne peut avoir ce qu’ils nomment intelligence, sagesse, bonté, colère, justice, etc. Ainsi dans le vrai les qualités morales que l’on attribue à la divinité le supposent matériel, & les notions théologiques les plus abstraites se fondent sur un anthropomorphisme véritable.

Les théologiens, malgré toutes leurs subtilités, ne peuvent faire autrement ; ainsi que tous les êtres de l’espèce humaine, ils ne connoissent que la matière, & n’ont aucune idée réelle d’un pur esprit. S’ils nous parlent d’intelligence, de sagesse & de vue dans la divinité, ce sont toujours celles de l’homme qu’ils lui prêtent & qu’ils s’obstinent à donner à un être que l’essence qu’on lui donne n’en rend point susceptible. Comment supposer des volontés, des passions, des desirs à un être qui n’a besoin de rien, qui se suffit à lui-même ; dont les projets doivent être aussi-tôt exécutés que formés ? Comment attribuer la colère à un être qui n’a ni sang ni bile ? Comment un être tout puissant, dont on admire la sagesse par l’ordre qu’il a lui-même établi dans l’univers, peut-il permettre que ce bel ordre soit sans cesse troublé, soit par les élémens en discorde, soit par les crimes des humains ? En un mot un dieu tel qu’on nous le dépeint ne peut avoir aucunes des qualités humaines, qui dépendent toujours de notre organisation particulière, de nos besoins, de nos institutions & qui sont toujours rélatives à la société où nous vivons. Les théologiens s’efforcent vainement d’aggrandir, d’exagérer en idée, de perfectionner à force d’abstractions les qualités morales qu’ils assignent à leur dieu ; ils ont beau nous dire qu’elles sont en lui d’une nature différente de ses créatures, qu’elles sont parfaites, infinies, suprêmes, éminentes ; en tenant ce langage ils ne s’entendent plus eux-mêmes ; ils n’ont aucune idée des qualités dont ils nous parlent, vu que l’homme ne peut les concevoir qu’en tant qu’elles ont de l’analogie avec ces mêmes qualités en lui.

C’est ainsi qu’à force de subtiliser, les mortels n’ont aucune idée fixe du dieu qu’ils ont enfanté. Peu contens d’un dieu physique, d’une nature agissante, d’une matière capable de tout produire, ils veulent la dépouiller de l’énergie qu’elle posséde en vertu de son essence, pour en revêtir un esprit pur, dont ils sont obligés de refaire un être matériel dès qu’ils veulent s’en faire une idée ou se faire entendre aux autres. En rassemblant les parties de l’homme, qu’ils ne font qu’étendre & prolonger sans fin, ils croient former un dieu. C’est sur le modèle de l’ame humaine qu’ils forment l’ame de la nature, ou l’agent secret dont elle reçoit l’impulsion. Après avoir fait l’homme double, ils font la nature double & ils supposent que cette nature est vivifiée par une intelligence. Dans l’impossibilité de connoître cet agent prétendu, ainsi que celui qu’ils avoient gratuitement distingué de leur propre corps, ils l’ont dit spirituel, c’est-à-dire, d’une substance inconnue : de ce qu’ils n’en avoient point d’idées, ils en ont conclu que la substance spirituelle étoit bien plus noble que la matière, & que sa prodigieuse subtilité, qu’ils ont nommée simplicité, & qui n’étoit qu’un effet de leurs abstractions métaphysiques, la mettoit à couvert de la décomposition, de la dissolution & de toutes les révolutions auxquelles les corps matériels sont évidemment exposés.

C’est ainsi que les hommes préfèrent toujours le merveilleux au simple, ce qu’ils n’entendent pas à ce qu’ils peuvent entendre ; ils méprisent les objets qui leur sont familiers & n’estiment que ceux qu’ils ne sont point à portée d’apprécier : de ce qu’ils n’en ont que des idées vagues ils en concluent qu’ils renferment quelque chose d’important, de surnaturel, de divin. En un mot il leur faut du mystère pour remuer leur imagination, pour exercer leur esprit, pour repaître leur curiosité, qui n’est jamais plus en travail que quand elle s’occupe d’énigmes impossibles à deviner, & qu’elle juge dès lors très dignes de ses recherches[4]. Voilà, sans doute, pourquoi l’on a regardé la matière que l’on avoit sous les yeux, que l’on voyoit agir & changer de formes, comme une chose méprisable, comme un être contingent, qui n’existoit point nécessairement & par lui-même. Voilà pourquoi l’on imagina un esprit que l’on ne conçut jamais, & que, par cette raison même, l’on décida supérieur à la matière, existant nécessairement par lui-même, antérieur à la nature, son créateur, son moteur, son conservateur & son maître. L’esprit humain trouva de la pâture dans cet être mystique ; il s’en occupa sans cesse ; l’imagination l’embellit à sa manière ; l’ignorance se reput des fables qu’on en raconta ; l’habitude identifia ce phantôme avec l’esprit de l’homme, il lui devint nécessaire ; l’homme crut tomber dans le vuide quand on voulut l’en détacher pour ramener ses regards sur une nature que de longue main il avoit appris à dédaigner, ou à ne considérer que comme un amas impuissant de matières inertes, mortes, sans énergie, ou comme un assemblage vil de combinaisons & de formes sujettes à périr.

En distinguant la nature de son moteur les hommes sont tombés dans la même absurdité que lorsqu’ils ont distingué leur ame de leur corps, la vie de l’être vivant, la faculté de penser de l’être pensant. Trompés sur leur propre nature & sur l’énergie de leurs organes, ils se sont pareillement trompés sur l’organisation de l’univers ; ils ont distingué la nature d’elle-même ; la vie de la nature, de la nature vivante ; l’action de cette nature, de la nature agissante. Ce fut cette ame du monde, cette énergie de la nature, ce principe actif que les hommes personnifièrent, séparèrent par abstraction, ornèrent tantôt d’attributs imaginaires, tantôt de qualités empruntées de leur essence propre. Tels sont les matériaux aëriens dont ils se sont servis pour composer leur dieu ; leur ame propre en fut le modèle ; trompés sur la nature de celle-ci, ils n’eurent jamais des idées vraies de la divinité, qui n’en fut qu’une copie exagerée ou défigurée, au point de méconnoître le prototype sur lequel on l’avoit originairement formée.

Si pour avoir voulu distinguer l’homme de lui-même l’on ne put jamais s’en former des idées véritables ; pour avoir distingué la nature d’elle-même, la nature & ses voies furent toujours méconnues. On a cessé de l’étudier pour remonter par la pensée à sa prétendue cause, à son moteur caché, au souverain qu’on lui avoit donné. On fit de ce moteur un être inconcevable, à qui l’on attribua tout ce qui se passoit dans l’univers ; sa conduite parut mystérieuse & merveilleuse parce qu’elle fut une contradiction continuelle ; on supposa que sa sagesse & son intelligence étoient les sources de l’ordre, que sa bonté étoit la source de tous biens, que sa justice sévère ou son pouvoir arbitraire étoient les causes surnaturelles des désordres & des maux dont nous sommes affligés. En conséquence au lieu de s’adresser à la nature pour découvrir les moyens d’obtenir ses faveurs ou d’écarter ses disgraces ; au lieu de consulter l’expérience ; au lieu de travailler utilement à son bonheur, l’homme ne fut occupé qu’à s’adresser à la cause fictive qu’il avoit gratuitement associée à la nature ; il rendit ses hommages au souverain qu’il lui avoit donné ; il attendit tout de lui & ne compta plus ni sur lui-même ni sur les secours d’une nature devenue impuissante & méprisable à ses yeux.

Rien ne fut plus nuisible au genre-humain que cette extravagante théorie, qui, comme nous le prouverons bientôt, est devenue la source de tous ses maux. Uniquement occupés du monarque imaginaire qu’ils avoient élevé sur le thrône de la nature, les mortels ne la consultèrent plus en rien ; ils négligèrent l’expérience, ils se méprisèrent eux-mêmes, ils méconnurent leurs propres forces, ils ne travaillèrent point à leur propre bien-être, ils devinrent des esclaves tremblans sous les caprices d’un tyran idéal dont ils attendirent tous leurs biens ou dont ils craignirent les maux qui les affligeoient ici bas. Leur vie fut employée à rendre des hommages serviles à une idole dont ils se crurent éternellement intéressés à mériter les bontés, à désarmer la justice, à calmer le courroux ; ils ne furent heureux que lorsque, consultant la raison, prenant l’expérience pour guide, & faisant abstraction de leurs idées romanesques, ils reprirent courage, mirent en jeu leur industrie, & s’adressèrent à la nature, qui seule peut fournir les moyens de satisfaire leurs besoins & leurs desirs, & d’écarter ou diminuer les maux qu’ils sont forcés d’éprouver.

Ramenons donc les mortels égarés aux autels de la nature ; détruisons pour eux les chimeres que leur imagination ignorante & troublée a cru devoir élever sur son trône. Disons leur qu’il n’est rien ni au-dessus d’elle ni hors d’elle ; apprenons leur qu’elle est capable de produire, sans aucuns secours étrangers, tous les phénomènes qu’ils admirent, tous les biens qu’ils désirent, ainsi que tous les maux qu’ils appréhendent. Disons leur que l’expérience conduit à la connoître ; qu’elle se plaît à se dévoiler à ceux qui l’étudient ; qu’elle découvre ses secrets à ceux qui par leur travail osent les lui arracher, & qu’elle récompense toujours la grandeur d’ame, le courage & l’industrie. Disons leur que la raison peut seule les rendre heureux, que cette raison n’est autre chose que la science de la nature appliquée à la conduite de l’homme en société ; disons leur que les phantômes dont leur esprit s’est si longtems & si vainement occupé ne peuvent ni leur procurer le bonheur qu’ils demandent à grands cris, ni détourner de leurs têtes les maux inévitables auxquels la nature les a soumis, & que la raison doit leur apprendre à supporter quand il ne leur est point permis de les écarter par des moyens naturels. Apprenons leur que tout est nécessaire, que leurs biens & leurs maux sont des effets d’une nature qui dans toutes ses œuvres suit des loix que rien ne peut lui faire révoquer. Enfin répétons leur sans cesse que c’est en rendant leurs semblables heureux qu’ils parviendront eux-mêmes à la félicité, qu’ils attendroient envain du ciel, lorsque la terre la leur réfuse.

La nature est la cause de tout ; elle existe par elle-même ; elle existera toujours ; elle est sa propre cause ; son mouvement est une suite nécessaire de son existence nécessaire ; sans mouvement nous ne pouvons concevoir la nature ; sous ce nom collectif nous désignons l’assemblage des matières agissantes en raison de leurs propres énergies. Cela posé qu’est-il besoin de faire intervenir un être plus incompréhensible qu’elle pour expliquer ses façons d’agir, merveilleuses, sans doute, pour tout le monde, mais bien plus encore pour ceux qui ne l’ont point étudiée ? En seront-ils plus avancés ou plus instruits, quand on leur dira qu’un être, qu’ils ne sont pas faits pour comprendre, est l’auteur des effets visibles dont ils ne peuvent démêler les causes naturelles ? En un mot l’être indéfinissable que l’on nomme Dieu, leur fera-t-il mieux connoître la nature qui agit perpétuellement sur eux [5] ?

En effet si nous voulons attacher quelque sens au mot Dieu, dont les mortels se font des idées si obscures & si fausses nous trouverons qu’il ne peut désigner que la nature agissante, ou la somme des forces inconnues qui animent l’univers, & qui forcent les êtres d’agir en raison de leur propre énergie, & par conséquent d’après des loix nécessaires & immuables. Mais dans ce cas le mot dieu ne sera qu’un synonime de destin, de fatalité, de nécessité ; c’est pourtant à cette idée abstraite personnifiée & divinisée que l’on attribue la spiritualité, autre idée abstraite dont nous ne pouvons nous former aucun concept. C’est à cette abstraction que l’on assigne l’intelligence, la sagesse, la bonté, la justice dont un pareil être ne peut point être le sujet. C’est avec cette idée métaphysique que l’on prétend que les êtres de l’espèce humaine ont des rapports directs. C’est à cette idée personnifiée, divinisée, humanisée, spiritualisée, ornée des qualités les plus incompatibles, que l’on attribue des volontés, des passions, des desirs, etc. C’est cette idée personnifiée que l’on fait parler dans les différentes révélations que des hommes annoncent en tout pays à d’autres hommes comme émanées du Ciel !

Tout nous prouve donc que ce n’est point hors de la nature que nous devons chercher la divinité. Quand nous voudrons en avoir une idée disons que la nature est Dieu ; disons que cette nature renferme tout ce que nous pouvons connoître, puisqu’elle est l’assemblage de tous les êtres capables d’agir sur nous & qui peuvent par conséquent nous intéresser. Disons que c’est cette nature qui fait tout, que ce qu’elle ne fait pas est impossible, que ce qui est hors d’elle n’existe point & ne peut exister, vu qu’il ne peut rien y avoir au-delà du grand tout. Enfin disons que ces puissances invisibles dont l’imagination a fait les mobiles de l’univers, ou ne sont que les forces de la nature agissante ou ne sont rien.

Si nous ne connoissons la nature & ses voies que d’une façon incomplette ; si nous n’avons que des idées superficielles & imparfaites de la matière, comment pourrions-nous nous flatter de connoître ou d’avoir des idées sûres d’un être bien plus fugitif & plus difficile à saisir par la pensée que les élémens, que les principes constitutifs des corps, que leurs propriétés primitives, que leurs façons d’agir & d’exister ? Si nous ne pouvons remonter aux causes premières, contentons-nous des causes secondes & des effets que l’expérience nous montre ; recueillons des faits véritables & connus, ils suffiront pour nous faire juger de ce que nous ne connoissons pas ; bornons-nous aux foibles lueurs de vérité que nos sens nous fournissent, puisque nous n’avons point de moyens pour en acquérir de plus grandes. Ne prenons point pour des sciences réelles celles qui n’ont que notre imagination pour base ; elles ne peuvent être qu’imaginaires. Tenons-nous en à la nature, que nous voyons, que nous sentons, qui agit sur nous, dont nous connoissons au moins les loix générales, si nous ignorons ses détails & les principes secrets qu’elle emploie dans ses ouvrages compliqués ; cependant soyons sûrs qu’elle agit d’une façon constante, uniforme, analogue & nécessaire. Observons donc cette nature ; ne sortons jamais des routes qu’elle nous trace ; nous en serions infailliblement punis par les erreurs sans nombre dont notre esprit se trouveroit aveuglé, & dont des maux sans nombre seroient les suites nécessaires. N’adorons point, ne flattons point à la manière des hommes, une nature sourde qui agit nécessairement & dont rien ne peut déranger le cours. N’implorons point un tout qui ne peut se maintenir que par la discorde des élémens, d’où naît l’harmonie universelle & la stabilité de l’ensemble. Songeons que nous sommes des parties sensibles d’un tout dépourvu de sentiment, dans lequel toutes les formes & les combinaisons se détruisent après être nées & avoir subsisté plus ou moins longtems. Regardons la nature comme un attelier immense qui renferme tout ce qu’il faut pour agir & pour produire tous les ouvrages que nous voyons. Reconnoissons son pouvoir inhérent à son essence ; n’attribuons point ses œuvres à une cause imaginaire qui n’existe que dans notre cerveau. Bannissons plutôt à jamais de notre esprit un phantôme propre à le troubler, & à nous empêcher de prendre les voies simples, naturelles & sûres qui peuvent nous conduire au bonheur. Rétablissons donc cette nature si longtems méconnue dans ses droits légitimes ; écoutons sa voix, dont la raison est l’interprète fidèle ; faisons taire l’enthousiasme & l’imposture qui, pour notre malheur, nous ont écartés du seul culte convenable à des êtres intelligens.


  1. Voyez partie I. chapitre 2, où l’on a fait voir que le mouvement est essentiel à la matière. Ce chapitre n’est qu’un résumé des cinq premiers chapitres de la première partie, qu’il est destiné à rappeler au lecteur ; il pourra passer au suivant si ces idées lui sont présentes.
  2. Voyez ce qui a été dit là-dessus dans le chapitre 7, de la première partie. Quoique les premiers docteurs de l’église chrétienne eussent pour la plupart puisé dans la philosophie platonicienne leurs notions obscures de-spiritualité de substances incorporelles et immatérielles, de puissances intellectuelles, etc. on n’a qu’à ouvrir leurs ouvrages pour se convaincre qu’ils n’avaient point de Dieu l’idée que les théologiens voudraient nous en donner aujourd’hui. Tertullien, comme on l’a dit ailleurs, regardait Dieu comme corporel. Sérapion disoit en pleurant, qu’on lui avait ôté son Dieu en lui faisant adopter l’opinion de la spiritualité, qui cependant n’était pas aussi subtilisée pour lors qu’elle l’a été depuis. Plusieurs pères de l’église ont donné une forme humaine à Dieu, et ont traité d’hérétiques ceux qui en faisaient un esprit. Le Jupiter de la théologie payenne est regardé comme le plus jeune des enfans de Saturne ou du Temps ; le Dieu spirituel des chrétiens est un produit du temps bien plus récent encore ; ce n’est qu’à force de Subtiliser que ce Dieu vainqueur de tous les dieux qui l’avaient précédé, a pu se former peu-à-peu. La spiritualité est devenue le dernier retranchement de la théologie, qui est parvenue à faire un dieu plus qu’aérien dans l’espérance, sans doute, qu’un pareil Dieu serait inattaquable ; il l’est en effet, vu que l’attaquer, c’est combattre une pure chimère.
  3. Quelques Théologiens ont eux-mêmes regardé Te système de la création comme une hypothèse suspecte et peu. probable, qui fut imaginée quelques siècles après Jésus-Christ. Un auteur qui a voulu réfuter Spinosa,prétend que Tertullien est le premier qui ait soutenu cette opinion contre un autre philosophe chrétien qui soutenait l’éternité de la matière. V. L’impie convaincu, à la fin de l’avertissement, L’auteur de cet ouvrage va jusqu’à prétendre qu’il est impossible de combattre Spinosa, sans admettre la coexistent éternelle de la matière avec Dieu.
  4. Un grand nombre de nations ont adoré le soleil ; les effets sensibles de cet astre, qui semble donner la vie à toute la nature, devaient naturellement porter les hommes à lui rendre un culte. Cependant des peuples entiers ont quitté ce Dieu si visible, pour adopter un Dieu abstrait et métaphysique. Si l’on demande la raison de ce phénomène, je dirai que le Dieu le plus caché, le plus mystérieux, le plus inconnu doit toujours, par là même, plaire davantage à l’imagination du vulgaire, que le Dieu qu’il voit tous les jours. Le ton mystérieux et inintelligible est essentiellement nécessaire aux prêtres de toute religion : une religion claire, intelligible, sans mystères paraîtrait peu divine au commun des hommes, et serait peu utile au sacerdoce, dont l’intérêt est que le peuple ne comprenne rien à ce qu’il croit le plus important pour lui. Voilà, sans doute, le secret du clergé. Il lui fallut un Dieu inintelligible, qu’il fit agir et parler d’une façon inintelligible, se réservant le droit d’expliquer aux mortels ses ordres à sa manière.
  5. Disons avec Cicéron : Magna stiiltitia est earum rerum XPeos facere ejjectores, causas rerum non queerere. Cic De Divisât. Lib. II.