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Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/7

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 177-179).

CHAPITRE VII

DES LARMES

Il est nécessaire de rappeler ici que nos émotions consistent en un mouvement tumultueux des muscles, qui peut aller, dans la grande peur, dans la grande colère ou dans l’horreur, jusqu’à l’étranglement. Par contre-coup les mouvements du cœur sont accélérés, et en même temps le cours du sang est troublé par la contraction des muscles qui le chassent en ondes vers les parties molles et en quelque sorte sans défense, qui sont viscères, poumons, cerveau. Il ne faut qu’une surprise, et sans aucun danger, pour produire ces étonnantes révolutions ; et il est clair que la joie peut naître de la surprise. Au vrai toutes nos émotions se ressemblent étrangement, avant qu’elles soient nommées et dominées. Ces remarques sont pour préparer le lecteur à cette idée que les larmes ne sont pas toujours l’effet de la douleur, quoiqu’elles en soient le signe le plus commun. Au reste chacun sait bien qu’un vif mouvement d’admiration ou un grand bonheur iraient aisément aux larmes, si l’on n’y résistait presque toujours, par cette politesse assez naturelle qui se défend contre les signes ambigus. Mais il est convenu qu’au théâtre on ne retient guère ces douces larmes, sans compter que l’imitation des sentiments y est bien forte. Peut-être pourrait-on dire que l’admiration n’est délivrée que là, sous le masque de la pitié. Mais il en résulte aussi une ambiguïté presque inévitable, qui fait dire que l’on va chercher au théâtre une pitié sans risques et sans devoirs ; seulement on ne peut point dire pourquoi cette peine est agréable.

Dans le vrai les larmes ne signifient jamais la peine directement, mais toujours, et même dans les sanglots, la délivrance d’un moment et le retour à la vie qui suit l’excès de la peine. Car il se trouve que le sang, dans les membranes du nez et des yeux, se filtre en quelque sorte par la pression qu’il exerce, ce qui délivre les poumons et le cœur à la manière d’une saignée naturelle. On peut parier qu’il se produit quelque rosée du même genre sur toutes les membranes souples et dans toutes les glandes, mais les larmes seules se sentent et se voient. Les sanglots sont des retours de peine, et les larmes les suivent et les accompagnent ; mais les sanglots sont hors de l’esthétique, au lieu que les larmes sans les sanglots sont le signe de l’admiration la plus haute. Et je dirais que le théâtre tragique a ce privilège de produire l’admiration dans les âmes les plus rétives ou les plus sévèrement gouvernées, par les apparences de la pitié. Mais cette ruse propre au poète dramatique se retourne aussi contre lui et contre l’acteur ; car il y a d’autres moyens que la pure beauté pour tirer des larmes, et trop faciles.

Je ne crois pas qu’on ait jamais représenté au théâtre le malheur sans prophétie ni attente ; on peut même dire que dans le mauvais théâtre le triomphe final de la vertu remplace le style, quoique l’esprit, apaisé par le dieu extérieur seulement, soit bien loin alors de saisir sa vraie puissance de mépriser, d’éloigner, de dominer. Mais, quand un spectacle ne donnerait que des émotions fortes et des secousses, on y courrait encore, comme cet homme, dans Platon, courait voir les corps des suppliciés « Régalez-vous, mes yeux, de ce beau spectacle. » Car il y a des sentiments vils, dont nul ne peut se défendre, et qui, par la joie de se sentir sauf, rendent presque insensible au malheur d’autrui. Dans ce mouvement animal, qui menace toujours même la plus haute tragédie, il n’y a point du tout de pitié à bon compte ; mais c’est plutôt une terreur d’un moment, bien vite rassurée, qui nous préserve de la pitié. Il faut toutes les précautions de l’art tragique, tout l’éloignement de l’histoire, toute la noblesse du tragédien pour repousser ce genre d’applaudissement. Le théâtre est plein de pièges.

La pitié est toujours insupportable, si l’action ne l’use pas. La pitié du spectateur, sans action, et encore réfléchie et goûtée, si l’on peut dire, irait à un désespoir sans larmes. Le sentiment du sublime est au contraire une espérance sans appui extérieur, ou, pour mieux dire, une foi de chacun en sa propre puissance de dominer et de surmonter. Et toute la force tragique nous y mène et nous y aide, par ce paysage, ce malheur, si près et si loin, par ces furies surhumaines et cosmiques, par ces symboles qui enchaînent ces maux à tous les maux, mais par l’ordre même de ces choses et par la force poétique qui les enchaîne toutes ; ainsi la pureté et la victoire sont assises sur ces ruines. Tel est le sens des larmes pures. Aussi les grandes œuvres ne s’abaissent point à nous faire peur ni à nous faire peine ; mais par le spectacle seul, par le malheur descendu au rang d’objet, elles nous purifient de la terreur et de la pitié pour un moment, comme Aristote sans doute a voulu dire.