Aller au contenu

Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/4

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 60-62).

CHAPITRE IV

DE LA DANSE AMOUREUSE

Outre que les scènes d’amour, quand elles sont laissées à l’instinct et aux passions, troublent profondément le spectateur, elles sont naturellement inquiétantes pour une femme qui n’est pas folle d’orgueil ou de colère. Mais les signes de l’amour sont plaisants à regarder, pourvu qu’en éveillant les passions, en même temps ils les composent et les modèrent. L’amour éclaire le visage et apaise par les images de la confiance et du bonheur. Mais de même que ce genre de désir veut être contenu et assuré en vue de la paix familiale, de même, dans les apparences, il est bon que l’animal ne se montre pas trop, et enfin qu’il s’humanise. Car il est vrai qu’il y a de la convention dans l’expression humaine ; et l’on pressent ici tout le prix de la comédie. En bref, l’amour humain ne réussit point sans égards ni précautions, car il vise loin.

Il s’en faut bien que la pudeur s’arrête au sexe féminin et aux gestes de l’amour. Il y a de la pudeur dans la danse guerrière, ainsi qu’on l’a vu. Toutefois, comme l’amour est assujetti finalement aux lois animales, le danger de l’amour libre est plus visible peut-être que le danger de la guerre libre. L’ivresse ici est laide plus encore qu’ailleurs ; c’est pourquoi la décence est aussi ancienne que le crime. Et il faut trouver ici la première raison des costumes, sans lesquels il est bien difficile de soutenir les regards. Il s’y ajoute d’autres raisons, surtout pour la femme, nées de la nécessité de conserver longtemps les signes de la jeunesse. Mais il faut voir que la laideur n’est pas moins dans le désordre des mouvements que dans les signes de l’âge, que ce désordre fait si bien apparaître.

Aussi l’on trouve en tous pays un appareil et une mimique de l’amour. Et la danse villageoise s’explique toute si l’on tient compte de l’intérêt qu’il y a à soumettre les rencontres d’amoureux, et même leurs premières caresses, à l’épreuve du spectacle public ; sans cela il faudrait une frénésie pour vaincre la timidité. De là ces mouvements réglés et habituels, que la musique conduit et rappelle. Jean-Jacques a bien vu que l’amour légitime devait naître là, mais il n’a pas dit assez pourquoi. Après cela les ballets, qui sont comme des modèles de danse, n’ont plus rien qui étonne. Ajoutons que toute danse, comme gymnastique, délie et apaise. Ainsi il faut dire que toute danse est honnête autant qu’elle est danse ; et, si elle paraît quelquefois assez indécente à l’étranger, il devrait conclure que la danse est bien puissante, puisqu’elle permet beaucoup. Toutefois il est à penser que la danse des salons est moins danse que la danse du village, attendu qu’elle n’occupe point assez ; au lieu que dans un bal de campagne, chacun peut observer les signes de l’attention sérieuse et de la décence la plus sévère. De quoi s’affranchissent mieux les œuvres peintes et surtout sculptées ; car il est assez clair qu’il n’y a point tant d’impudence dans une statue que dans une danseuse. Pour expliquer ces nuances, je reviendrais volontiers à mes artistes de cirque, toujours si naturellement pudiques, malgré le costume libre. Disons, pour terminer là-dessus, qu’il y a de la pureté toujours dans le sourire, puisqu’il représente le remède aux émotions vives et le signe humain par excellence. Maintenant l’on voit assez que les politesses sont une danse simplifiée ou un souvenir de danse ; ainsi la vraie pudeur n’est point la honte, mais tout au contraire un art composé contre la honte. Si la prudence est peur, elle n’est plus prudence.