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Système des Beaux-Arts/Livre dixième/9

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 372-375).

CHAPITRE IX

DISCIPLINE DE L’IMAGINATION
DANS LE ROMAN

Pour les beautés de la nature, il s’en faut qu’une exacte description remplace la chose. D’après cela l’écrivain ne devrait jamais compter sur la description nue, même si la description approchait d’un dessin ; mais elle n’en approche point. Nul lecteur n’a le pouvoir de contempler comme des objets les choses que l’écrivain lui présente. Notre imagination, quand elle n’est point limitée par quelque objet, nous jette d’une esquisse à l’autre, ainsi qu’on voit dans les rêves et dans la rêverie libre ; et presque toujours, comme chacun sait, les images à peine formées s’enfuient en désordre ; l’esprit le plus puissant ne pourrait trouver de lien entre elles ; cette poursuite hébété et bientôt ennuie. Au mieux, ces folies de l’imagination jetteront le lecteur dans des rêveries tout à fait étrangères à ce qui est décrit par l’écrivain. C’est pourquoi une longue description est toujours dangereuse ; et, même dans les belles œuvres, elle commence souvent par rebuter. Aussi les livres médiocres, composés selon l’art de plaire un moment, ne s’attardent pas aux descriptions. Une belle œuvre les soutient, par un retour de pensée naturel au lecteur de prose ; mais, quand on lirait vingt fois la description d’Issoudun ou la vallée du Lys, on ne les verra toujours pas si on ne les a aperçus ; on croira les voir, comme on dit si bien. On y sera fortement ramené. Si l’on y fait attention il y a un contraste bien frappant entre la puissance de ces objets et l’instabilité des images qui nous les représentent. C’est assez dire qu’un roman n’est pas principalement une oeuvre d’imagination. On le dit pourtant, et beaucoup le croient ; mais cela trompe plus d’un auteur, et contribue à faire croire qu’il est facile d’écrire un roman.

Il n’existe point d’œuvre d’art, en aucun genre, qui ait pour fin de produire en nous des rêveries libres. Et remarquons que les cérémonies, les conversations et les jeux ont pour fin de vaincre l’ennui en interrompant l’entretien paresseux avec soi, qui n’est que rarement supportable. Or la prose semble ici avoir moins de pouvoir que la poésie et l’éloquence, qui forcent l’attention presque autant que la musique. Et il semble que les belles œuvres de prose sont pour presque tous d’un faible secours ; mais il est d’expérience aussi qu’elles ont un pouvoir souverain sur ceux qui ont la patience de lire. Il n’est pas facile d’expliquer comment l’imagination est si bien retenue sans aucun mouvement extérieur et sans aucun objet que les mots. Ce problème n’a point de sens pour la critique littéraire improvisée et sans principes ; on se borne à dire qu’un grand écrivain sait peindre avec des mots. Mais l’homme de goût fera pourtant à ce sujet une remarque, c’est que les œuvres de prose et surtout romanesques, périssent dès que la description y est prise comme fin ; et ces remarques-ci sont pour aider à comprendre la prompte décadence de cette peinture sans toile ni couleurs.

En bref, on pourrait dire que les deux moyens de la prose sont la pensée et le récit. C’est par là que les objets se tiennent et que les sentiments prennent forme. Enfin la description doit être soutenue, et c’est l’art du romancier de ne point construire ses paysages et ses maisons sans pensées, comme aussi de ne point faire porter aux sentiments et aux actions des édifices démesurés. En ce sens les descriptions de Balzac promettent beaucoup, mais non pas trop. La première remarque à faire au sujet de ces préparations, c’est que toutes les parties en sont liées par des jugements ; c’est ainsi que la prose construit. On dirait que la pensée cherche alors une prise partout ; au lieu que la poésie décrit assez par juxtaposition, parce que le rythme nous tient. Il faut donc que cette description soit science en toutes ses parties, de façon que le jugement lie une partie à l’autre ; et, à ce sujet, l’on comparera utilement les analyses descriptives de Balzac ou de Stendhal avec d’autres peintures littéraires, comme celle de Carthage dans Salammbô, qui ne traduisent que les apparences des choses. Tout édifice de prose tient par la pensée d’abord. Ainsi les images mouvantes sont retenues ou ramenées autour d’un centre. On oserait dire qu’ici c’est la pensée qui fait corps et matière. Si le lecteur résiste, c’est qu’il entend par pensées des formules abstraites qui, à dire vrai, ne saisissent rien. Et il est pourtant vrai que Balzac ou Stendhal ont mieux compris ce que c’est qu’une ville comme Alençon ou Verrières qu’aucun géographe ne l’a encore su faire.

Chose digne de remarque, l’imagination n’entre pas d’abord en jeu dans ces descriptions ; elles semblent un peu abstraites ; on n’y voit que les jugements. C’est ensuite, et dans le récit, que les choses se montrent, non pas étalées et en spectacle, mais comme elles accourent, apparaissent et disparaissent autour de l’homme qui agit. Images vives alors, et d’un instant, parce que l’action nous entraîne. Et observez ce qui arrive à ceux qui lisent mal. Les descriptions leur semblent froides parce qu’ils ne prévoient pas l’action ; et l’action leur paraît nue, comme elle est en effet dans le récit, parce qu’ils n’ont pas assez suivi les descriptions. Et comme enfin les sentiments naissent de l’action, mais veulent des objets aussi, on retrouve ici la loi de la prose, d’après laquelle tout doit s’offrir en même temps, après détours et retours, au lieu que le rythme du poète s’oppose à ces mouvements-là. On comprend peut-être assez maintenant comment prose et poésie se distinguent et même s’opposent, ce qui explique qu’un poème didactique et une prose rythmée soient également insupportables, quelque talent qu’on y emploie.