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Système des Beaux-Arts/Livre troisième/1

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Gallimard (p. 87-89).

CHAPITRE PREMIER

DU LANGAGE PARLÉ

Le gémissement, le râle, le cri, avec toutes les nuances de l’aigu et du grave et du décroissant, du continu et du saccadé, émeuvent encore bien plus que les gestes et que les mouvements du visage ; car l’oreille est soupçonneuse étant un sens de nuit. Le langage parlé, si on l’écoute bien, apparaît comme une suite de gémissements, de râles et de cris, réglés uniformément pour le principal, et néanmoins presque toujours inquiétants, par l’indétermination de ce qui va suivre. Il est clair que bien parler suppose une discipline, une uniformité plus grande, et une juste intonation, entendez surtout mesurée, comme le mot juste le dit si bien. Même hors des passions, il arrive presque toujours que la voix naturelle, trop pressée, et mal réglée par gymnastique, s’élève à l’aigu par une contracture du larynx ; et c’est encore un bel exemple d’excitation sans objet aucun, qui conduit souvent à la colère ; on sait que les prétextes ne manquent jamais. Il y a donc toujours quelque chose de menaçant dans la parole naturelle, et il faut une préparation assez savante pour que le premier mot ne choque point. On ne fait pas assez attention à ces petites causes, qui entretiennent une espèce de guerre sourde, surtout dans les sociétés où l’on croit trop que l’affection dispense d’avoir égard. Je n’insiste pas sur les criailleries, qui sont l’effet inévitable de l’intonation mal réglée. La plupart des hommes s’échauffent en discutant, parce qu’ils posent mal la voix et précipitent les mots. Il faut noter aussi que la perspective des mots à dire change les mots qu’on dit, absolument comme le mouvement qu’on veut faire ensuite trouble celui qu’on fait. Ces remarques font voir la nécessité de politesse où l’on est toujours de régler l’intonation et le débit, de ménager la respiration et le repos, et enfin de distribuer régulièrement la parole le long du temps, de façon à protéger l’auditeur contre la surprise et l’état d’anxiété qui en résulte. Aussi faut-il dire que tout ce qui est artificiel dans la parole, comme retour des mêmes sons, imitation de soi-même, balancement, symétrie, plaît naturellement. On voit par quels procédés, moins variés qu’il ne semble d’abord, on est arrivé, dans tous les pays et dans tous les temps, à des méthodes de bien parler qui sont poésie et éloquence.

D’autres conditions s’ajoutent à celles-là. Le langage mesuré est surtout nécessaire lorsque l’on veut se faire entendre d’une foule ; il faut d’abord ménager ses forces, chercher des repos et des compensations, enfin annoncer beaucoup et répéter beaucoup. Nous jugeons mal de l’éloquence et surtout de la poésie si nous en jugeons par la lecture et en solitude. Enfin la poésie se distingue de l’éloquence en ce qu’elle improvise moins et plaît sans fin par une même combinaison de paroles ; et l’éloquence n’est peut-être qu’une sorte de poésie improvisée. L’une et l’autre consistent en une suite de signes vocaux, mesurés et balancés, de façon à soulager l’attention, à ménager les forces, et à dépouiller la voix humaine des passions réelles qu’elle exprime si naturellement et du reste si mal. Cette remarque étonnera moins le lecteur s’il a réfléchi à ce que c’est qu’exprimer ; j’ajoute, pour éclairer encore cette idée-là, qu’il n’est pas rare que l’on trouve la meilleure expression d’un sentiment intime, et tout à fait sincère, dans un poème vieux de mille ans. On saisit par là ce que c’est que la vérité des passions. Mais laissons un peu dormir cette idée difficile.