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Système des Beaux-Arts/Livre troisième/3

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Gallimard (p. 92-94).

CHAPITRE III

DE LA POÉSIE ET DE L’ACOUSTIQUE

Tout discours public est soumis aux conditions physiques et physiologiques d’après lesquelles la voix humaine se soutient plus ou moins, et donne pour un même effort un bon ou mauvais rendement. L’éloquence cherche d’instinct la résonance, les repos et les balancements ; mais la poésie, plus étudiée, et surtout destinée à être dite bien des fois, suit encore mieux ces règles, dont elle ignore pourtant les vraies raisons. Toutefois il apparaît clairement à l’oreille la moins exercée, comme au parleur le moins habile, qu’il y a des suites de sons difficiles à produire et pénibles à entendre, en ce qu’elles rapprochent la voix du cri et évoquent trop la fatigue, la faiblesse, l’irritation, la timidité. Il y a des vers rocailleux qui ne sont jamais de beaux vers. Que dire de plus ? La répétition des mêmes sons fatigue sans doute les mêmes muscles de la même manière. Et, quant aux articulations, chacun connaît les difficultés presque invincibles, qui viennent de ce que les lèvres, la langue et le palais doivent passer subitement d’une position à une autre très différente, ce qui ne peut aller sans grimaces, méprises, et mauvaise humeur. Au contraire il y a des successions faciles et en quelque sorte attendues, de façon qu’un mouvement des organes parleurs se raccorde au précédent et au suivant ; on oserait dire que la prononciation des beaux vers est une sorte de danse encore, sans heurt, sans contracture. Et cela est plus sensible dans les passages où la voix doit prendre toute son ampleur, afin de réveiller l’attention et de porter loin. Heureux le poète qui accorde ses élans avec une espèce de marche naturelle des sons qui d’elle-même délie la bouche et la poitrine ; alors la force physique soutient et porte l’autre. Il n’y a point de beaux vers sans cette concordance. L’éloquence en approche quelquefois, mais sans arriver jamais à la sécurité du vol poétique. Il est même visible que les beaux vers invitent le récitant à la mimique convenable, certainement par suite de l’étroite liaison de tous les mouvements du corps. Il est clair aussi que le rythme, moins docile aux passions que n’est la parole libre, modère ces mouvements et les ramène au convenable. Il n’y a point d’énergumène que la loi ne calme un peu ; mais le vrai génie poétique adoucit encore le monstre par l’heureux choix des sonorités. En voilà assez sur l’action.

Le récitant s’écoute aussi lui-même. Il faut dire maintenant comment la poésie purifie la voix, si naturellement docile aux passions, comment elle l’anoblit et l’humanise. La voix humaine est vulgaire de deux façons ; d’abord parce que la précipitation nous conduit à abréger, ce qui se marque, en français par exemple, par un accent qui éteint tout le reste, et ne laisse comprendre que les signes les plus usités ; observez que le langage courant aime les locutions toutes faites, et les lance par cris, contractions et élisions. Le langage est encore vulgaire en ce sens qu’il se déforme selon les lieux, les accents, les élisions et l’intonation n’étant pas les mêmes partout, et se fixant naturellement dans chaque région par le commerce de tous les jours. Quand le langage est descendu là, l’homme qui s’écoute parler n’entend rien de beau, quoiqu’il s’y plaise ; ce n’est toujours que lui petit, plutôt animal qu’homme. Et il est clair que la poésie nous tire de là, nous ramenant, je parle ici de la poésie française, à marquer également toutes les syllabes, à retrouver l’intonation pure et juste, à reprendre enfin le langage humain ; voix déjà chantante, voix pour prier, pour penser. C’est une manière solennelle de se parler à soi, sans rapport aux autres, si ce n’est d’une certaine manière ; ce langage est à nos cris comme la statue est à l’homme. Ainsi la poésie relève le malheur par l’assiette et la fermeté ; c’est pourquoi elle convient seule aux lamentations et aux regrets. Mais elle donne aussi à la joie plus de solidité, et comme un aspect de chose.