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Tableau de Paris/078

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CHAPITRE LXXVIII.

Les Égréfins.


Des jeunes gens qui arrivent des bords de la Garonne, des fils de tailleurs, d’aubergistes, &c. prennent un nom aux barrieres, arborent le plumet, se qualifient gentilshommes, & avec un peu d’esprit & beaucoup de front, mentent aux bons Parisiens de la maniere la plus hardie : ils prennent à crédit de tous côtés, en attendant les revenus de leurs terres.

Le marchand à Paris aime mieux perdre que de ne point se défaire de sa marchandise. On laisse ces jeunes gens prendre le nom de chevaliers, de comtes, de marquis, &c. Ces marquis, ces comtes, ces chevaliers sont en chambres garnies : tant qu’ils ne sont que fats & avantageux, qu’ils se contentent de mettre à contribution quelques femmes extravagantes, quelques vieilles douairieres, la police ne s’en inquiete pas, on les tolere encore ; mais à la moindre friponnerie, on les démarquise au château de Bicêtre.

Le moindre gentilhomme se qualifie, dans le plus petit contrat, de haut & puissant seigneur : le garde-note écrit tout ce qu’on lui dicte ; de là l’incroyable facilité de se donner des noms & des titres usurpés.

Les hommes nouveaux cherchent de leur côté à grimper sur un gradin un peu plus élevé ; ils tâchent de faire oublier leur origine, & on les voit tous possédés de la fureur de faire ériger leurs terres en marquisat.

Cette excessive vanité tourne une infinité de têtes : ce qui fait qu’on s’accoutume aujourd’hui à ne regarder comme vraie noblesse que quatre ou cinq maisons : & l’on fait très-sagement ; car si, de tous les préjugés qui nous rendent stupides, le plus déraisonnable & le plus insolent est celui de la noblesse (l’éducation & les lumieres ayant rangé presque tous les hommes bien nés sur la même ligne), il est juste qu’on frappe de ridicule cette foule d’hommes qui voudroient, au nom de leurs aïeux vrais ou faux, se séparer de leurs concitoyens, plus honnêtes, plus utiles & plus recommandables que ces nobles, gentilshommes ou gentillâtres, quelques noms qu’ils prennent, ou qu’ils usurpent, ou qu’ils aient reçus par le hasard de la naissance.