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Tableau de Paris/298

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TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE CCXCVIII.

Objections.


Que veut dire cet exagérateur, ce peintre outré, cet homme chagrin, qui voit tout en noir, qui a déjà fait trois volumes pour médire de Paris, centre des voluptés les plus exquises ? Je soutiens moi, contre lui, que l’art d’exister librement ne se trouve que dans cette ville. Ce sera, si l’on veut, l’ancienne Ninive, l’ancienne Babylone : eh bien, le grand mal ! J’aime cette corruption moi. Ne faut-il pas que les riches jouissent de leur opulence ? Ne faut-il pas des plaisirs variés à l’homme ? y en a-t-il déjà trop ? Ne lui faut-il pas des vices ? n’entrent-ils pas dans la composition intime de son être ? Ne sont-ils pas...... Je m’entends. Quelles couleurs donnez-vous donc, mauvais sermonneur, à cette cité superbe & riante, où l’on vit à son gré ? Tout vous effarouche, vous épouvante en elle, jusqu’à son immense population qui me réjouit fort ; & ne faut-il pas que la capitale d’un grand royaume soit extrêmement peuplée ? Les pauvres travaillent : il le faut bien, puisqu’ils sont pauvres ; & je jouis moi, parce que je suis riche. Si j’étois né pauvre, je ferois alors pour le riche ce que le pauvre fait pour moi. Les billets de la loterie humaine ne sauroient être égaux ; il y a des perdans & des gagnans.

Hors de Paris point de salut ! Que me parlez-vous de liberté ? C’est un mot vuide de sens, comme tant d’autres que les enthousiastes prononcent. N’ai-je pas la liberté de me livrer à toutes mes fantaisies ? Que faut-il de plus ?

Paris est un pays délicieux pour quiconque cherche à jouir, & non à penser ; & quoi de plus triste que de penser ? que sont les plus sublimes pensées ? Je vous le demande. Quand j’ai payé ma capitation, tout le pavé du roi m’appartient ; je le broie à mon gré, pour voler précipitamment à mes plaisirs.

Si j’ai une rixe avec un homme du peuple qui retarde ma course, & que je le rosse un peu vivement pour lui apprendre à respecter un riche de ma qualité ; si sa fille m’a plu, puis m’a déplu huit jours après, je me tire d’affaires avec un peu d’argent. Je ne me mêle point des affaires d’état ; & que m’importe la manœuvre ? Je suis passager dans le vaisseau, je ne veux pas gouverner le gouvernement. Oh, Dieu m’en garde ! Qu’ils s’en tirent ceux qui en ont pris les rênes ; j’admire leur intrépidité. J’aurois toutes les vérités politiques & les plus utiles dans ma main, que, semblable au sage Fontenelle, je n’ouvrirois pas le petit doigt pour en laisser tomber une seule.

On se plaindra que les denrées nécessaires à la vie sont un peu cheres. Cela se peut ; mais je ne m’en apperçois pas. Après tout, il n’y a qu’à être sobre, frugal, tempérant. Faut-il songer à son estomac ?

Les plaisirs véritables ne sont-ils pas ceux de l’esprit ? Vous en conviendrez, M. le rigoriste. Eh bien, ceux-là sont à bon marché ! Que de jouissances diversifiées qu’on ne rencontre pas ailleurs même avec de l’or ! Paris est la ville du monde qui fournit le plus d’amusemens publics ; opéra, comédies, farces d’Audinot, farces de Nicolet, redoute Chinoise, colifée, vauxhall, bois de Boulogne, champs Élisées, Boulevards, cafés, maisons de jeu, & d’autres maisons plus plaisantes encore. Il faut que vous soyez bien né pour l’ennui, si vous ne vous amusez pas au milieu de ce tourbillon mouvant & rapide.

Vous faut-il pour cela beaucoup d’argent ? Non ; pour quarante-huit sols vous entendez pendant une heure & demie la musique sentimentale de Gluck, & l’ingénieuse Guimard & la philosophe Théodore dansent pour le plaisir & le charme de vos regards.

Ensuite pour vingt sols vous jouissez d’un chef-d’œuvre dramatique de Corneille, de Moliere, de Voltaire, à votre choix ; leur génie est à vos ordres. Aimez-vous les pieces à ariettes, dont la musique est facile & riante ? vous en entendrez trois le même jour encore pour vingt sols.

Vous aurez un équipage, des chevaux & un cocher fouet & bride en main, pour trente sols par heure ; & si vous avez été éclaboussé la veille, vous pourrez vous venger & éclabousser à votre tour la voiture dorée, & le maître s’il marche à pied.

N’avez-vous point de bibliothèque ? Pour quatre sols vous vous enfoncez dans un cabinet littéraire, & là, pendant une après-dînée entiere, vous lisez depuis la massive Encyclopédie jusqu’aux feuilles volantes.

Votre esprit une fois rassasié, des traiteurs vous donneront à dîner à toute heure du jour & à un prix modique, si par misanthropie ou par mal-adresse vous n’aviez point l’esprit d’aller vous asseoir à la table des riches. Leur dépense une fois faite, que leur importe qui mange les plats ?

Enfin, auriez-vous le malheur de ne pas avoir une maîtresse ? Eh bien, vous pourrez trouver à peu de frais sous l’humble siamoise des appas que couvrent plus rarement la mousseline & la soie. Demandez aux amateurs en ce genre, ils vous diront qu’on feroit vainement le tour du globe pour rencontrer des aventures aussi plaisantes, aussi rares, aussi singulieres ; des beautés très-austeres dans un quartier, vous les trouverez voluptueusement faciles dans un autre.

Aussi ne vous étonnez pas de notre esprit, M. l’humoriste. Que de goûts, de sentimens, d’appercevances fines, de vues neuves, distinguent un homme de la capitale d’un gros campagnard qui ne vit qu’à trente lieues de nous ! Il est d’une autre espece assurément : ce n’est plus notre compatriote ; peut-il nous suivre, nous entendre ? Voyez-le bouche béante, œil étonné ! Il croit au bonheur, tandis qu’il n’y a de réel au monde que le plaisir ; c’est la monnoie courante de la félicité humaine, & les grosses pieces n’appartiennent à personne ici-bas. Je ne veux point du bonheur monotone des champs : c’est le premier des plaisirs insipides, disoit Voltaire ; je veux friser les superficies, & je m’arrête aux voluptés, toujours exquises quand elles sont variées. Or, où trouverai-je mieux que dans Paris ?

Je suis à tout sans peine & sans gêne. Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-il prendre la couleur du jour, caca-dauphin, que prune-monsieur. C’est une suprême folie, vous écrierez-vous ; mais tout le monde à la cour est ainsi, il n’y a point de réponse à cela. Il ne faut jamais disputer des goûts ni des couleurs. Je quitte mon habit opéra-brûlé, mon frac tison, & je m’habille ce soir en caca-dauphin, d’après l’échantillon véritable & reconnu. Je saurai bien distinguer les nuances, & je dirai alors tout comme un grand seigneur, c’en est, ce n’en est pas.

Allez, monsieur le misanthrope ; il y a des choses très-profondes sous l’habit caca-dauphin. Je le porte en triomphe aux trois spectacles, & je m’en ferai gloire ; car apprenez que je ne veux point m’écarter de la plus légere nuance des modes régnantes, ni de la capitale & de Versailles, d’une lieue seulement. Hors de là, Hottentots, Caffres, Esquimaux, peuplades barbares & sans goût, je vous le certifie.

Que répondre à ces admirables objections ? Rien. Continuons.