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Tableau de Paris/316

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CHAPITRE CCCXVI.

Portes Cocheres.


Les gens qualifiés font jeter pendant leurs maladies, du fumier devant leurs portes cocheres & aux environs, pour que le bruit des carrosses les incommode moins. Ce privilege abusif change la rue en un cloaque affreux, pour peu qu’il ait plu, & fait marcher cent mille hommes en douze heures, dans un fumier liquide, noir & puant, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe. Cette maniere d’empailler toute une rue, rend les voitures plus dangereuses, en ce qu’on ne les entend pas.

Pour épargner quelque cahot bruyant à une tête malade ou vaporeuse, on expose la vie de trente mille fantassins, dont la cavalerie se moque, il est vrai, mais qui ne doivent pas expirer sous les roues silencieuses d’un carrosse, parce que M. le marquis a eu un accès de fievre ou une indigestion.

Socrate alloit à pied ; Horace alloit à pied, (Ibam forte via sacra, sicut meus est mos.) Jean-Jaques Rousseau alloit à pied. Qu’un Jourdain moderne, qu’un faquin ait une berline angloise & une porte cochere ; à la bonne heure ; qu’il éclabousse les passans ; eh bien ! l’on s’essuie : mais qu’il ne nous écrase pas dans la fange, parce que ce n’est point un crime digne de la roue, que de savoir se servir de ses jambes, ou de rêver un peu dans son chemin.

Souvent les portes cocheres vomissent des voitures qui sortent à l’improviste, & qui coupent la rue rapidement & transversalement ; de sorte qu’il est impossible de se garantir de ce brusque danger ; on se jette dans le péril, ne sachant si elles tourneront à droite ou à gauche. Ne pourroit-on pas obliger les portiers à prévenir les passans, & à siffler d’une certaine maniere : ce qui seroit un signal conservateur. Il y a moins de danger quand les voitures rentrent, parce que le laquais fait sonner le marteau à coups précipités ; & l’on est averti.

Il est presqu’ignoble de ne pas demeurer en porte cochere. Fût-elle bâtarde, elle a un air de décence que n’obtient jamais une allée. Celle-ci conduiroit à l’appartement le plus commode, qu’elle seroit proscrite, fût-elle encore large, propre & bien éclairée. Il y a des portes cocheres obscures, embarrassées par des équipages, où l’on risque de donner de l’estomac dans le timon & dans l’essieu. Eh bien ! l’on préfere ce passage étroit à cette voie roturiere qu’on appelle allée. Les femmes du bon ton ne vont point visiter ceux qui sont logés ainsi.

Les portes cocheres sont fort utiles à ceux qui ont des dettes. Les exploits s’arrêsent à la loge du portier ; les huissiers ne vont pas plus loin ; & quand ils en viennent à une saisie, l’exécution n’a lieu que sur les misérables effets qui garnissent la loge. L’huissier pénetre l’allée jusqu’au septieme étage, & il ne franchit jamais le seuil de la porte cochere. Voilà de singuliers usages, & qui n’en regnent pas moins : que l’on s’étonne encore après cela de la défaveur des allées bourgeoises.

Ce qu’elles ont vraiment d’incommode, c’est que tous les passans y lâchent leurs eaux, & qu’en rentrant chez soi l’on trouve au bas de son escalier un pisseur qui vous regarde & ne se dérange pas. Ailleurs, on le chasseroit ; ici, le public est maître des allées, pour les besoins de nécessité. Cette coutume est fort sale, & fort embarrassante pour les femmes.