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Tableau de Paris/322

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CHAPITRE CCCXXII.

Ton du grand Monde.


Dans le grand monde, on ne rencontre point de caracteres outrés. Les ridicules y sont adoucis, & les préjugés, quoique subsistans, semblent se dissiper pour tout le tems que l’on est ensemble.

Une noble familiarité y déguise avec adresse l’amour-propre, & l’homme de robe, l’évêque, le militaire, le financier, l’homme de cour semblent avoir pris quelque chose les uns des autres : il n’y a que des nuances, & jamais de couleur dominante. On distingue les professions, mais elles sont fondues & ne se montrent point opposées.

C’est là que la société est par excellence un véritable concert. Les instrumens sont d’accord ; les dissonnances y sont excessivement rares, & le ton général rétablit bientôt l’harmonie.

La confiance, l’amitié n’y regnent pas ; les épanchemens de cœur y sont étrangers : mais au défaut du charme de la cordialité, on y rencontre un certain échange d’idées & de petits services qui rapprochent la maniere de voir & de sentir, & qui mettent les hommes à l’unisson ; avantage remarquable dans une société où les prétentions sont extrêmes, & où l’orgueil est terrible, dès qu’il n’est plus voilé.

Ce sont les idées qui soutiennent l’esprit ; & pour avoir des idées, il faut avoir assemblé plusieurs faits. L’esprit naturel ne suffiroit pas aujourd’hui, parce qu’il faut être instruit, & traiter souvent des grands objets sur le ton de l’agrément & de la légéreté.

Plusieurs femmes ayant perfectionné leur esprit par le commerce d’hommes éclairés, réunissent en elles les avantages des deux sexes, valent mieux à la lettre que les hommes célebres dont elles ont emprunté une partie des connoissances qui les distinguent. Ce n’est point un savoir pédantesque, capable de décréditer toute connoissance ; c’est une maniere propre d’oser penser & parler juste, fondé sur-tout sur l’étude des hommes.

Moliere, qui dans ses Femmes savantes, en voulant frapper la pédanterie, a frappé le desir de s’instruire, Moliere regretteroit d’avoir retardé les progrès des connoissances, s’il voyoit aujourd’hui les femmes qui ornent & parent la raison des graces du sentiment.

En général, à Paris, les femmes qui ont de l’esprit, en ont plus que les hommes les plus spirituels ; mais ces femmes-là ne se rencontrent que dans le grand monde.

L’usage du monde dépend beaucoup de l’habitude : l’habitude seule vous fait discerner au premier coup-d’œil mille convenances que toutes les belles leçons du savoir-vivre ne vous apprendront pas ; le sot même par l’habitude a beaucoup d’avantage sur l’homme d’esprit. Celui-ci paroîtra décontenancé, lorsque l’autre sera sûr de son geste, de son accent, de ses expressions : il saisira avec justesse & précision tout ce qui forme le commerce de la société.

Lorsque M. de Voltaire est venu à Paris en 1778, les hommes du grand monde, experts sur ces matieres, ont remarqué qu’après une si longue absence de la capitale, l’écrivain renommé avoit perdu ce point juste qui détermine l’empressement ou la retenue, l’enjouement ou la réflexion, le silence ou la parole, la louange ou le badinage. Il n’étoit plus d’accord, il montoit trop haut ou descendoit trop bas ; il avoit d’ailleurs une éternelle démangeaison de paroître ingénieux. À chaque phrase on voyoit l’effort, & cet effort dégénéroit en manie.

Quelques hommes dans le grand monde se mettent à l’ombre de leurs dignités, pour cacher leur insuffisance ; ils se dérobent derriere leurs titres. Il n’y a point de lieu néanmoins où il soit plus aisé de se faire pardonner la nullité d’esprit ; tant les formes, les manieres, le ton & la langue qu’on y a adoptés sont venus au secours de ceux qui ont le malheur d’en manquer.