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Tableau de Paris/332

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CHAPITRE CCCXXXII.

Carnaval.


Le peuple fête la Saint-Martin, les Rois & le Mardi-Gras : il vend la veille ses chemises plutôt que de ne pas acheter un dindon ou une oie à la Vallée. Elle est couverte d’acheteurs ; & vu l’aflluence, la volaille est hors de prix. Les cabarets se remplissent dès le matin. Les commissaires ne doivent pas sortir de chez eux ces jours-là ; car le guet leur amènera un plus grand nombre de délinquans. Plusieurs sortiront de la guinguette que pour aller coucher en prison.

On voit peu de masques pendant le carnaval, depuis une trentaine d’années ; soit que le peuple se soit dégoûté de ce plaisir, qui veut une liberté entiere, soit plutôt qu’il ait trop peu d’aisance pour figurer sous un élégant domino. Mais vers les trois derniers jours, la police attentive à la représentation extérieure de la félicité publique, d’autant plus que la misere regne, paie à ses frais de nombreuses mascarades. Tous ses espions & autres garnemens se rendent à un magasin où il y a de quoi habiller deux ou trois mille chianlits. Ils se répandent ensuite dans les quartiers, & vont par bandes crottées au fauxbourg Saint-Antoine. Là, ils figurent une alégresse publique, fausse & mensongere.

Plus les années sont désastreuses, plus on a recours à une imposture plus fortement caractérisée ; mais elle perce à travers les guenilles sales & usées dont le peuple est couvert : car on a beau vouloir représenter les scenes riantes & animées de la folie ; on n’y parvient pas quand le cœur est mécontent ; sa marotte est sans énergie & sans graces, ses grelots sonnent mal dans ces froides orgies ; ils ne sont qu’une discordance plaintive à l’oreille qui sait entendre. Rien n’est plus attristant que de voir un peuple à qui on commande de rire tel jour, & qui se prête bassement à cette avilissante ordonnance.

Tandis que la police soudoie ces masques, les prêtres exposent le Saint-Sacrement dans les églises, parce qu’ils regardent comme une profanation ce que le gouvernement autorise. Mais ce n’est là qu’une des moindres contradictions qui se trouvent entre nos loix, nos mœurs & nos usages.

Pendant le carnaval, la vie des femmes de Paris n’est pas indolente ; elle est tout-à-coup réveillée par la voix du plaisir : voilà une occasion de briller dans les assemblées. Ces êtres qui, dans de certains momens, semblent ne vivre qu’à-demi, reçoivent tout-à-coup une prodigieuse activité qui leur fait supporter les fatigues du bal : c’est là qu’elles se montrent infatigables. Les veilles ne leur coûtent rien, & les nuits entieres sont consacrées à ces exercices violens. Le lendemain les hommes se relevent fatigués, les femmes en reviennent plus fraîches & plus brillantes.

À cette même époque, les amans qui veulent s’épouser hâtent le mariage, parce que l’archevêque de Paris, pendant tout le carême, se montre très-difficile sur les unions conjugales.

Un peu de poussiere, comme dit l’espion Turc, que l’on répand le lendemain sur la tête de ces hommes travestis, appaise leur frénésie. De foux & d’insensés qu’ils étoient, ils redeviennent raisonnables & calmes.

Les pieces de théatre les plus licencieuses se donnent dans les derniers jours du carnaval ; mais une fois apprises, elles se prolongent pendant tout le carême, dans un tems de sainteté & de mortification : de sorte que jamais le spectacle n’est moins honnête que lorsqu’il devroit l’être le plus.

La loi de l’église, qui ordonne l’abstinence de la viande, est si gênante, si incommode, si peu praticable au milieu d’une immense population, que la police a fait ouvrir les boucheries pendant tout le carême. Elle a fait très-sagement, parce que la subsistance générale & aisée est la premiere loi civile, & qu’une méthode contraire attaquoit la santé & la liberté du citoyen.

Cette vieille loi, plus bizarre qu’utile, tombe donc en désuétude, ou plutôt nous remontons aux premiers siecles de l’église, où la volaille en général étoit regardée comme un aliment maigre. Cette heureuse opinion étoit fondée sur le récit de la Genese, qui dit que les oiseaux & les poissons furent créés le même jour : ce qui nous autorise à les assimiler sur nos tables ; & qui ne goûteroit pas cette excellente logique ? Les évêques & abbés commendataires sont les premiers à en donner l’exemple, & ils font gras publiquement devant la valetaille.