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Tableau de Paris/348

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CHAPITRE CCCXLVIII.

Les Extrêmes se touchent.


Les grands & la canaille se rapprochent dans leurs mœurs ; les premiers bravent les préjugés, fiers de leur crédit & de leur opulence ; la derniere classe n’ayant à perdre ni honneur ni estime, vit sans gêne & avec licence ; je trouve même que leurs esprits se ressemblent ; les harangeres, au style près, ont des mots très-heureux, ainsi que nos femmes de qualité ; même abondance, même tournure originale, même liberté dans l’expression & dans les images : il y a vraiment analogie pour qui sait enlever l’écorce ; l’une pue la marée, & l’autre sent le musc.

Les grands ne sont pas plus généreux que les mendians ; mais obtenez quelque chose d’un grand, il s’attachera à vous : pourquoi ? Parce qu’il vous aura donné, il en attendra les intérêts. Ainsi fait le gueux : s’il a avancé quelque chose à un misérable, il ne le quitte plus & redouble ses bienfaits, parce qu’il ne veut pas tout perdre. Un homme demandoit un écu au cardinal de Fleuri. — Et que ferez-vous d’un écu ? — C’est que quand vous m’en aurez donné un, reprit-il, vous m’en donnerez quelques autres.

Si vous êtes placé chez un prince, tâchez qu’il vous donne quelque chose, & votre fortune est faite. Un poëte nu se trouve chez son altesse ; le prince mettra sa vanité à le créer : il ne l’aime, ni ne le considere ; mais il faut qu’il fasse dire à la renommée : il a enrichi un poëte ; on ne l’approche point qu’il ne répande sur vous les faveurs éclatantes qui appartiennent à son rang.

La force des grands, disoit une femme de beaucoup d’esprit, n’est que dans la tête des petits. Et ne voilà-t-il pas encore un rapport étonnant, sur lequel il y auroit un livre à faire pour qui sait réfléchir ?

Les grands, ainsi que les misérables, ne croient pas à la probité : ils disent tous, la probité se pese. Ce qu’ils ont le plus de peine à comprendre, c’est qu’un homme ait des mœurs & de la vertu.

On leur demande toujours ; ils donnent rarement au mérite, plus souvent à l’adulation & à l’intrigue. Il faut que les grands donnent sans cesse, disoit madame de Choisy à mademoiselle de Montpensier, ou ils ne sont bons à rien.

Un grand croit son premier apperçu infaillible ; quand il a dit oui, il ne recule pas par orgueil, il ne veut pas qu’on lui attribue dans sa vie deux façons de voir & de juger. Il aura dix fripons à son service ; il les reconnoîtra pour tels dans la suite : eh bien, il continuera à les couvrir de sa protection ; il prendra l’opiniâtreté pour une fermeté noble ; son extrême orgueil le trompera, ainsi que le défaut de lumieres trompe incessamment le menu peuple.

L’affamé crie avec audace, parce que le besoin lui arrache des plaintes forcées. Tel grand, par ambition, parle hautement pour la liberté publique, & tonne dans le temple des loix en les bravant ailleurs. Que veut le premier ? Un morceau de pain. Que veut le second ? Une place éminente.

Les grands ne paient point leurs dettes, ainsi que font les petits ; les grands empruntent éternellement aux indigens, qui long-tems mangés, se réunissent enfin, & parviennent à dissoudre la fortune du superbe emprunteur.

J’ai peu vu les grands, mais je les ai entrevus. Tout homme a de l’orgueil, je le sais ; mais le leur est ordinairement en raison de leur crédit & de leur puissance ; ils savent très-bien qu’ils peuvent blesser impunément, & ils usent volontiers de ce privilege ; ils se font une espece de devoir de mépriser tout ce qui n’est pas eux ; le génie & la vertu les offusquent & les molestent ; & ils voudroient ridiculiser la vertu & le génie, non par jalousie, mais par haine, parce qu’ils mettent sans cesse leur fortune & leur rang à la place des distinctions réelles, qui sont les talens & les vertus : c’est sous ce bouclier qu’ils se dérobent aux engagemens les plus sacrés. Leur air de bonté n’est ordinairement qu’un piege, ou qu’un orgueil plus fin ou plus raisonné. Leurs bienfaits sont disposés de maniere à inviter à l’ingratitude. Leur jargon brillant, leurs manieres polies ne peuvent en imposer qu’aux hommes inexpérimentés ; il est aisé de les juger, & de voir qu’ils ont ordinairement de petites ames fort vaines, fort étroites, & des cerveaux sans lumieres utiles : ils dévorent la patrie, & ne la servent pas ; ils ne savent guere qu’intriguer pour faire le mal, ruser à la cour, & tromper les petits à l’appât de leurs promesses[1].

Malheur à qui y croit ! Il perd ses belles années. Il faut aller voir quelquefois les grands, disoit la Bruyere, non pour eux, mais pour les hommes d’esprit & de mérite qu’on rencontre auprès d’eux.

Soyez sûr que les grands feront toujours parade de leur opulence, chercheront à l’enfler, ne diront jamais c’est assez, & voudront humilier ceux qui vivent de travaux plus honorables & plus utiles que les leurs. Un ministre parlant un jour avec dédain de ceux, disoit-il, qui écrivent pouf de l’argent (c’étoit, malheureusement pour lui, devant J. J. Rousseau). Et votre excellence pourquoi chiffre-t-elle ? Telle fut la réponse modeste du philosophe.

La société se ressemble parfaitement par les deux bouts ; voici à ce sujet, ami lecteur, une petite fable qu’il faut que je vous dise. J’ai oublié le nom de son auteur.

Les Échelons.

Par-tout où l’on est plus de deux,
On vit rarement sans querelle.

Les échelons d’une superbe échelle
Un jour prirent dispute entr’eux
Sur le rang & sur la naissance.
Le plus élevé prétendoit
Sur tous avoir la préférence.
Pour le prouver, il péroroit.
« Entre nous, disoit-il, il est trop de distance :
» D’ailleurs chacun de vous en sa place arrêté,
» Ne détruit-il pas le systême
» De cette belle égalité
» Que condamne la raison même ?
— » Mais, dit l’un d’eux, nous sommes tous de bois ;
» Et le hasard nous plaça tous, je pense.
— » D’accord ; mais placés une fois,
» On admit la prééminence.
» Le tems a consacré ce qu’a fait le hasard.
» Pour renverser l’ordre ordinaire,
» Vous êtes venus un peu tard.
» Vils échelons, apprenez à vous taire. »
Outré de ce discours qu’il ne soupçonnoit pas,
Un philosophe alors s’empara de l’échelle ;
Et la plaçant de haut en bas,
Changea les rangs & finit la querelle.

  1. Quelqu’un a fait ces vers :

    Je suis depuis long-tems à la derniere place
    Je n’en suis ni fâché, ni surpris, ni confus.
    Si je n’ai pas reçu la plus légere grace,
    Je n’ai point essuyé la honte d’un refus.