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Tableau de Paris/568

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CHAPITRE DLXVIII.

Rue Plâtriere.


Jean-Jacques Rousseau a parlé assez souvent dans ses écrits des beaux paysages du lac de Geneve, des forêts, des lacs, des bosquets, des rochers, des montagnes dont l’aspect parloit puissamment à son ame. Son imagination ne reposoit que sur les prés, les eaux, les bois & leur solitude animée. Cependant il est venu presque sexagénaire se loger à Paris, rue Plâtriere ; c’est-à-dire, dans la rue la plus bruyante, la plus incommode, la plus passagere & la plus infestée de mauvais lieux.

Qui l’eût dit que J. J. Rousseau auroit passé les dix dernieres années de sa vie dans les fanges & le tumulte de la capitale, tandis que l’auteur de la Pucelle a vécu trente années sans y mettre le pied ?

Quoi, celui qui avoit entendu le cri des aigles planans sur les forêts de sapin, le rugissement des torrens bleuâtres, lime sourde & éternelle qui fend les rocs, creuse des vallons, nourrit les lacs & les fleuves, est venu habiter un plancher étroit, resserré, où parvenoient sans cesse à son oreille les juremens des forts de la halle, & les glapissemens des crieuses de vieux chapeaux ! Et Voltaire qui travailloit incessamment pour les petits soupés de Paris, demeuroit au pied du mont Jura. Son œil embrassoit l’horison du lac & des montagnes, & c’étoit là qu’il s’occupoit à peindre des ridicules fugitifs & lointains, à caresser des louangeurs, à piquer quelques insectes littéraires qu’il appercevoit encore. Les petitesses de l’amour-propre le tourmentoient sans qu’il sût les domter ; tandis que J. J. Rousseau, au milieu d’une ville tumultueuse & féconde en scenes variées qui appeloient ses pinceaux, avoit posé cette plume immortelle, universellement admirée.

Je l’ai visité, rue Plâtriere ; & de quelle douleur profonde ne fus-je pas pénétré, lorsque, me trouvant en face de l’auteur d’Émile, je vis que ce fameux écrivain étoit malade du cerveau ! Je soupirai lorsque je l’entendis me parler de ses chimériques ennemis, de la conspiration universelle formée contre sa personne ; & je me disois tout bas, les larmes de compassion me roulant dans les yeux : Quoi, cet homme que j’ai tant admire est un maniaque ! Je ne savois pas alors qu’il confirmeroit ce premier & triste apperçu par des œuvres posthumes, indiscrétement publiées, & qui nuiront infailliblement à ses autres écrits.

Oui, J. J. Rousseau, mu par une imagination trop ardente & plein d’un orgueil inconnu à lui-même, s’imaginoit voir autour de lui une ligue d’ingénieux ennemis qui avoient déterminé les décrotteurs à lui refuser leurs services, les mendians à rejeter son aumône, & les soldats invalides à ne pas le saluer. Il croyoit fermement qu’on suivoit tous ses pas, qu’on épioit tous ses discours, & qu’une foule d’émissaires, sentinelles assidues, étoient répandus dans toute l’Europe, pour le dénigrer, tantôt dans l’esprit du roi de Prusse, tantôt dans l’esprit de la fruitiere sa voisine, qui ne se relâchoit du prix ordinaire de la salade & des poires que pour l’humilier. Tel je l’ai vu, & je dois cet hommage à la vérité ; car son caractere est devenu un problême ; il ne l’est pas pour moi. J. J. Rousseau, dans sa vie privée, étoit attaqué d’une manie folle & d’autant plus incurable, que son extérieur demeuroit toujours calme & tranquille.

Ô bon sens ! bon sens ! n’es-tu pas mille fois préférable à ce génie qui tourmente son possesseur, & lui dérobe la vue des choses ordinaires pour le jeter dans un monde particulier & bizarre ?

Lorsqu’après la mort de l’auteur d’Émile les comédiens François, comme pour se venger de son ombre, reproduisirent la mauvaise & méchante comédie des Philosophes, & que l’on vit une allusion injurieuse au caractere moral de cet écrivain dans un vil personnage que le poëte faisoit marcher à quatre pattes, un cri d’indignation générale s’éleva & proscrivit cette scene plate & scandaleuse. Rien n’a mieux prouvé combien la mémoire du philosophe étoit en honneur, que cette justice éclatante du parterre qui redressa le poëte.