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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Fakirs

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FAKIRS.

Les Fakirs sont plus nombreux que les Eusofzyes. La plus grande partie sont des Sivantées qui sont restés dans leur pays après la conquête. Ces hommes vivent des travaux de l’agriculture, ou font paître des troupeaux de buffles dans les campagnes.

Ne possédant point de terres, les Fakirs ne sont pas considérés comme membres de la communauté, et ils n’assistent point aux jirgas. Chaque Fakir reconnoît un seigneur, qu’il appelle khawund, et à qui il paie une redevance ; il est en outre tenu à des corvées, c’est-à-dire à des travaux gratuits, comme autrefois les vassaux en Europe. Un maître peut battre et même tuer son Fakir sans craindre d’être recherché par la justice. En revanche, le Fakir peut compter sur la protection de son maître, qui s’exposeroit à tout plutôt que de souffrir qu’il lui fût fait le moindre mal. Le Fakir a la liberté d’exercer un commerce, ou de travailler pour son compte, et même d’affermer des terres en qualité de métayer ; son maitre n’a d’autre droit que d’exiger de lui le paiement d’une certaine taxe, et une partie de son travail. Ces hommes sont généralement traités par leur maître avec douceur. Le maître est détourné d’une sévérité excessive par la honte qui en résulteroit pour lui, et encore plus par le droit qui est accordé à tout Fakir, de se donner à un autre Eusofzye. Il se trouve toujours des gens prêts à secourir celui qui prétend avoir à souffrir des injustices de son maître. La multitude des communautés indépendantes est encore une ressource assurée pour les Fakirs. Ceux qui auroient à venger la mort d’un parent ou la séduction de leur femme, pourroient tuer leur maître, et se sauver ensuite sur le territoire d’un autre oulouss.

Les maîtres n’ont pas le droit d’extorquer de l’argent à leurs Fakirs. Ils prélèvent des redevances sur l’établissement d’un nouveau Fakir dans leurs terres, ou sur leur mariage ; ils perçoivent aussi les amendes auxquelles ils sont condamnés pour crimes et délits ; mais le montant en est fixé comme celui de la taxe annuelle.

Les Fakirs sont doux et peu enclins à la guerre, bien que le port d’armes ne leur soit pas interdit. Les maisons qu’ils habitent sont faites avec moins d’art, et leurs vêtemens moins recherchés que ceux des Afghans. Leur frugalité est prodigieuse ; et souvent le profit de leur travail leur permet d’entasser des sommes considérables.

Dans le pays des Eusofzyes les habitations ont les toits plats et en terrasses. Chaque maison consiste en deux chambres et un vestibule découvert. L’appartement du fond est réservé aux femmes, celui de devant appartient aux hommes ; c’est là qu’ils introduisent leurs hôtes, à moins que la beauté du temps ne permette de les recevoir dans l’espace découvert.

Ils s’asseyent sur des lits très-bas, lesquels consistent en peaux étendues sur un châssis de bois. Les autres meubles sont des matelas pour se coucher, des vases de terre ou de bois, et des armoires pour mettre les habits.

Leurs repas sont au nombre de deux. À déjeuner, ils mangent du pain et du lait pur ou caillé ; leur dîner consiste en pain, légumes et autres végétaux ; ils y ajoutent rarement de la viande. En été, lorsque les jours sont longs, ils font à midi un second déjeuner, et mangent du pain sortant du four.

L’habillement ordinaire des hommes est une tunique de coton, serrée à la taille, mais dont les pans s’écartent et tombent au dessous des genoux ; ce vêtement est d’un bleu foncé ou teint en gris avec l’écorce du grenadier. Ils se coiffent d’un large turban blanc, et portent un pantalon de coton, et des sandales ; mais leur vêtement n’est pas complet, s’il n’y ajoutent le loungi, espèce de large mouchoir de soie et de coton tissus, et de couleur bleue. Ce loungi flotte sur les épaules, et descend vers le milieu du corps, devant et derrière. Quelquefois ils s’en servent comme d’une ceinture. Les vendredis et autres jours de fêtes ils mettent de plus beaux habits. La tunique est plus longue, elle descend plus bas, et forme de nombreux plis sur la taille. Ces vêtements de cérémonie sont de soie, à l’exception du turban.

Les femmes ont une robe également serrée sur la poitrine, et très-large à son extrémité inférieure. Elles sont, comme les Indiennes, prodigues d’ornemens d’or et d’argent. Aucun des Eusofzyes des deux sexes ne fait usage de ces longues chemises que portent les Afghans.

Enfin les femmes mettent beaucoup de soin à se cacher à tous les regards ; elles ne sortent jamais de leurs maisons sans ce grand voile, nommé bourka, lequel les enveloppe de la tête aux pieds. Jamais elles ne travaillent hors de la maison. Celles des plus pauvres gens vont à la vérité puiser de l’eau, mais ce n’est jamais que pendant la nuit.

Les maisons des villages forment des rues, mais sans aucune symétrie. Cependant ces villages sont très propres ; les rues sont plantées de mûriers et d’autres arbres à fruit. Il n’y a pas de maison qui ne possède son petit jardin et quelques ceps de vigne.

Tous les travaux sont faits par les Fakirs. Il faut qu’un Eusofzye soit bien pauvre pour se résigner à travailler pour vivre. Les autres travaillent quelquefois à leurs champs, mais c’est plutôt pour prendre de l’exercice et donner l’exemple à leurs gens. Toutefois ils surveillent la culture, et dirigent, soit les Fakirs, soit les journaliers à gages. Quand ils n’ont rien à faire, et surtout en hiver, ils vont au houjra, où ils passent la plus grande partie de la journée à causer et à fumer autour d’un vaste foyer. Il y a dans cet endroit des pipes à l’usage du public, car aucun n’en a chez soi. Ils y font quelquefois venir de jeunes garçons, ou des filles qui dansent et chantent des ariettes amoureuses. Quant aux Eusofzyes, ils chantent rarement, et ne se livrent à aucun jeu qui exige de l’activité. Leur seul amusement est de tirer au blanc avec l’arc ou le mousquet, et de s’escrimer avec l’épée.

Vivant au milieu d’un peuple vaincu, comme les Spartiates chez les Ilotes, et jouissant d’une indépendance entière, chaque Eusofzye se considère comme un important personnage. Leur orgueil se montre dans la clôture des femmes, dans la gravité de leurs manières, et dans les termes emphatiques avec lesquels ils parlent d’eux-mêmes ou de leur tribu. Ils ne souffrent pas même la comparaison avec les Douraunées.

Ce sont en général des hommes d’une haute stature. Quoiqu’il y ait quelques variétés parmi eux, on les distingue à leur teint clair, à leurs yeux gris, à leur barbe rousse, à l’air martial, hautain et même insolent qu’ils affectent.

Ils exercent moins l’hospitalité que les tribus occidentales ; cependant ils montrent beaucoup de générosité envers ceux de la même horde.

Si un homme est réduit, par un coup du sort, à ne pouvoir louer de journaliers, ou à vendre sa terre, il tombe dans un profond accablement, quitte sa tribu , et fait un pèlerinage à la Mecque, ou va chercher fortune dans l'Inde. Cependant lorsque ses voisins ont de la considération pour lui, ils se cotisent entr'eux pour le secourir.

Il existe parmi eux une manière d’implorer la charité publique ; mais on y a rarement recours, parce qu’on la regarde comme honteuse. L’habitant, réduit à l’indigence, parcourt les villages des environs, et s’arrête au dehors en agitant son loungi. À ce signal de détresse, chacun s’empresse de faire une petite contribution.

Les Eusofzyes des montagnes sont sobres et peu enclins aux vices ; ceux des plaines se livrent aux débauches, même les plus honteuses, et sans éviter les regards du public. L’ivresse, à l’aide de l’opium et d’autres drogues, est leur passe-temps ordinaire. Cependant ces mêmes tribus sont remarquables par leur zèle religieux et par leur intolérance, par la pratique des rites les plus minutieux, et par leur vénération pour les mollahs. La tyrannie de ces prêtres va jusqu’à un degré incroyable ; ils s’abstiennent des recréations innocentes du houjra, comme incompatibles avec la sainteté de leur caractère, mais ils protégènt et partagent les débauches les plus crapuleuses. Quiconque a manqué aux prières publiques, en est puni par des châtimens corporels ; le plus commun consiste à promener le délinquant sur un âne.

Dans les montagnes, comme on vient de le dire, les habitans ont de meilleures mœurs ; mais ils sont sans courage, sans penchant pour la guerre, et on les traite avec presque autant de mépris que les Fakirs.

Les Eusofzyes ont une aversion invincible pour la lecture. On rapporte qu’un jour quelques-uns d’entr’eux, voyant un mollah occupé à transcrire le Koran, lui dirent, avec fureur : « Tu prétends que ces livres viennent de Dieu, et tu les fais toi-même !!! » À ces mots ils se jetèrent sur le malheureux mollah et lui tranchèrent la tête. Les autres Eusofzyes du village se bornèrent à blâmer les meurtriers, à leur expliquer le malentendu, et à leur dire qu’ils avoient agi avec beaucoup trop de précipitation.

Telle est l’importance que ces hommes à demi sauvages attachent à la vie d'un homme et d'un prêtre !

FIN DU TOME SECOND.