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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Repas

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REPAS.

Dans les villes les hommes de la basse classe se lèvent au moment du sehr, et vont prier dans les mosquées. Après la prière ils vont dans leurs boutiques, qui sont distinctes des maisons, et y travaillent d’abord à la lueur d’une lampe.

À onze heures, ils mangent un morceau de pain, des légumes, du lait caillé et de la viande, s’ils peuvent s’en procurer. En été, ils dorment une couple d’heures après leur déjeuner ; ceux qui ont des apprentis pour garder leurs boutiques vont manger chez eux, autrement ils n’abandonneroient pas leurs marchandises. On pourroit regarder cette sieste comme l’effet d’une indolence naturelle aux habitans des climats chauds ; mais il faut remarquer qu’ils ne se couchent jamais avant dix ou onze heures du soir, et qu’en été (seule saison où ils fassent la sieste) tous les artisans se lèvent à trois heures et demie du matin. De là résulte qu’en ajoutant le sommeil du jour à celui de la nuit, ils ne consacrent pas plus de temps au repos que les Anglais.

Le principal repas, pour les personnes de toutes les classes, s’appelle shaumée. On le prend après les dernières prières.

La plupart des Afghans se baignent deux fois par semaine ; mais ils n’y manquent jamais le vendredi. À Peshawer on prend très-souvent les bains en plein air ; mais dans les villes où le climat est plus froid on fait usage des bains de vapeur. Les étuves où l’on prend ces bains sont à peu près les mêmes qu’en Russie. Le baigneur passe successivement dans trois chambres, chauffées à diverses températures. Arrivé à la troisième, il est frotté par des garçons de bain, qui nettoient la peau des moindres particules de crasse ou de sueur. Le prix d’entrée est d’un peu moins de deux sous de France ; et il en coûte, pour toutes les opérations, savoir : pour les fonctions du barbier et de l’épilateur, et pour la teinture de la barbe, cent dinars, environ sept sous. Un homme riche et généreux donne ordinairement un abassi, qui vaut un peu plus d’un franc.

Il n’y a point de salles particulières pour les femmes ; elles vont seulement se baigner à des heures différentes, et aucun homme ne peut s’y introduire dans cet intervalle.

La nourriture du peuple est du pain levé, du riz, de la viande, des légumes, quelquefois du fromage ; on y joint toujours un mets particulier, qui s’appelle korout : il consiste en lait caillé desséché, et converti en grumeaux ; cet aliment est délayé dans du lait ; et les Afghans en font beaucoup de cas ; cependant il est aigre, et les palais européens ne peuvent le souffrir.

Les vivres sont à fort bon marché, et les fruits daus une abondance inconcevable. On regarde les raisins comme chers à Caboul lorsqu’ils se vendent plus de deux liards la livre. On vend deux cents livres pesant de pommes pour une roupie (cinquante sous). On a pour le même prix deux milliers pesant de noix. Les melons se vendent encore à meilleur marché que les abricots, les pêches, les coings et les prunes. Quant aux raisins, ils n’ont presque point de valeur, et tout ce qu’on n’en peut exporter dans l’Inde se donne aux bestiaux.

Les diverses espèces de légumes sont à bas prix. La plus petite pièce de monnoie, qui ne vaut pas un sou, suffit pour se procurer dix livres d’épinards, ou bien vingt-cinq livres de choux, de carottes, de navets, de potiron ou de concombres, car ici tout se vend à la livre.

La glace ou plutôt la neige se vend à vil prix pendant l’été, et les plus indigens peuvent se procurer cette jouissance du luxe. Un régal, favori dans cette saison, est une gelée que l’on tire du froment bouilli, et dans laquelle on mêle des jus de fruits, ou de la crème et de la glace.

En hiver, ces provisions sont plus rares et plus chères. Le climat devient rigoureux. On ne pourroit tenir sans poêles dans les appartemens ou dans les boutiques ; on ne sauroit non plus sortir sans des vêtemens fourrés.

Les pauvres gens se voient même obligés, par la rigueur de la saison, d’émigrer dans les provinces de l’est, où ils demeurent jusqu’au printemps.

Les amusemens populaires sont très-nombreux. Le plus considérable, celui qui leur inspire une sorte de passion est celui qu’ils appellent sail ou seir : il consiste à aller se divertir à la campagne.

Tous les vendredis les boutiques sont fermées. Chacun, après le bain, se revêt de ses meilleurs habits, et fait avec sa société une partie dans quelque jardin hors de la ville. On se cotise pour acheter, au moyen d’une somme modique, une ample provision de fruits, de confitures, etc. Moyennant une petite somme que l’on paie pour entrer dans le jardin, on a des fruits à discrétion. Là on joue au trictrac ou à d’autres jeux, ou bien l’on entend un concert vocal et instrumental. Les combats de coqs ou de cailles sont au nombre des passe-temps ordinaires.

Les habitans de Caboul se rendent même aux superbes vallées de Cohdaumun, à dix lieues de la ville ; l’excursion dure plusieurs jours ; on y jouit de la vue d’un site enchanteur, et l’on s’y promène dans d’innombrables jardins, où des vivres de toute espèce se donnent presque pour rien. À Peshawer, les bords du ruisseau le Budina sont les promenades les plus fréquentées, et l’on s’y rend en toute saison. À Caboul, la promenade en hiver est remplacée par la chasse aux loups, ou par le tir au blanc.

M. Durie a rendu un compte fort intéressant de la manière de vivre d’un boulanger taujik, qu’il a connu à Candahar.

Le voyageur anglais alloit tous les jours chez cet honnête boulanger, qu’il trouvoit presque toujours en conversasion avec un mollah, demeurant dans la même maison. Le boulanger étoit peu dévot ; quant au mollah, il ne prioit jamais ; il s’étoit retiré du monde, et je suppose qu’il étoit de la secte philosophique des soufis. Leur déjeuner étoit du pain et de la soupe, que l’on faisoit à la maison, ou que l’on tiroit d’une cuisine publique. M. Durie déjeunoit souvent avec eux, et n’y trouvoit jamais d’étrangers. Après le déjeûner ils se rendoient dans une cour derrière la maison, où ils ne tardoient pas à recevoir de nombreuses visites. Les hôtes assis sur des tapis se mettoient à fumer ; le mollah mettoit quelquefois dans sa pipe une drogue enivrante appelée chirs, mais la plupart des hôtes préféroient le tabac tout pur.

Dans le cours de la journée, ils mangeoient de temps en temps du fruit, ou prenoient du sorbet. La société se livroit à une conversation agréable : mais comme la plupart étoient des Afghans qui s’exprimoient dans l’idiome du pays, M. Durie n’y comprenoit rien. Ils s’occupoient d’un jeu qui a beaucoup d’analogie avec le tric-trac, ou bien ils se livroient à des exercices gymnastiques ou athlétiques.

Un de ces exercices consiste à se tenir sur les mains et sur les pieds, les bras roides, et le corps placé horizontalement, à quelque distance de terre. L’athlète se lance ensuite en avant, les bras étendus, de manière à effleurer avec son estomac la surface du sol. Quand le corps est aussi allongé que possible, il doit se contracter surle-champ, reprendre la première position sans avoir touché la terre, et l’on recommence.

Une personne qui n’est pas accoutumée à cet exercice ne sauroit l’exécuter dix fois de suite sans interruption ; mais on y devient si fort par l’habitude, que j’ai vu un officier anglais exécuter ce tour six cents fois consécutives, et le recommencer autant de fois dans la même journée.

Un autre exercice consiste à faire tourner un bâton autour de sa tête, de façon à mettre tout le corps en mouvement. Tantôt c’est une énorme massue que l'on agite des deux mains à la fois, tantôt on fait mouvoir de chaque main un bâton moins considérable.

Le troisième exercice se fait avec un arc très-fort, qui a une grosse chaîne de fer au lieu de corde. On le tend avec la main droite, à la manière ordinaire ; puis on le fait glisser à droite pour le faire passer à gauche, et on le retourne violemment avec les deux mains, de manière à mettre son corps entre l’arc et la chaîne.

Telles étoient les occupations de lajournée, jusqu’au dîner ; le boulanger servoit alors à ses amis du pilau et d’autres mets persans. On passoit la soirée à chanter et à réciter des odes. M. Durie étoit quelquefois prié de chanter des chansons anglaises, qui plaisoient beaucoup à la compagnie.

Les gens du commun dans les villes portent l’habillement et conservent le costume des campagnes dont ils sont originaires. Voilà pourquoi les rues offrent un si curieux spectacle par le mélange des différentes tribus. Malgré cette diversité de costume, de langage et de religion, tous les habitans paroissent vivre en bonne intelligence. Il n’y a d’inimitié implacable qu’entre la secte des schiites et celle des sunnites de Caboul.