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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Usbeks

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USBEKS.

La population de la province de Balk est composée en grande partie de Tartares usbeks.

Les Usbeks traversèrent pour la première fois le Iaxarte au commencement du seizième siècle, et inondant tout à coup les États des descendans de Tamerlan, ils répandirent la terreur dans les parties les plus reculées de ce vaste empire. Ils possèdent maintenant, outre la province de Balk, les royaumes de Khoarizm ou d’Argunge, de Bokhaura et de Ferghauna.

Il n’y a point de contraste plus frappant que celui qu’on remarque entre le gouvernement des Afghans et celui des Usbeks. À Bokhaura et à Ferghauna le souverain est maître absolu ; point de trace de gouvernement populaire, ni même d’aristocratie. Les habitans sont bien partagés en ouroughs ou tribus ; mais cette division n’a aucun rapport avec l’administration. Ni les anciens ni les notables de la tribu ne tiennent aucune assemblée, soit pour la délibération sur les affaires publiques, soit pour le règlement des procès.

Après les officiers civils et militaires, les seuls personnages considérables sont les Bauées ; ceux-ci ne doivent leur autorité ei leur influence qu’à leurs richesses. On doit dire aussi que le pouvoir des prêtres est considérable.

Le recrutement de l’armée est arbitraire, et on n’a point d’égard au principe des Afghans de mettre sous les ordres d’un chef héréditaire le contingent de chaque tribu, de chaque horde ou de chaque village.

À Bokhaura les hommes sont distribués en sociétés de dix individus chacune, lesquels possèdent en commun une tente, une chaudière et un chameau. Dans cet arrangement n’entrent pour rien ni les relations de famille ni la liberté individuelle.

Les Usbeks n’avoient sans doute ni lois, ni institutions qui leur fussent propres à l’époque où ils ont embrassé l’islamisme, car ils ont adopté, dans les plus grands détails, tous les préceptes de la religion mahométane. Les revenus publics sont levés dans la proportion exacte fixée par le Koran ; la dixième partie de leur produit est distribuée en aumônes. La justice est rendue par le juge ou kauzy, d’après le texte rigoureux du Schirra ; le vin et le tabac à fumer sont sévèrement prohibés, et punis avec presqu’autant de rigueur que le vol ou l’escroquerie.

Le roi de Bokhaura prend le titre de commandeur des fidèles. Il passe une partie du jour à enseigner la religion mahométane, et consacre à des prières et à des veilles la plus grande partie de la nuit. C’est lui qui récite la prière dans la mosquée ; et souvent il préside aux funérailles des gens du commun.

Killich-Ali-Beg, le gouverneur actuel de Balk, se promène dans les rues à pied et non à cheval, de peur que ses pieds ne se trouvent au-dessus de la tête des autres vrais croyans.

Les Usbeks de Balk qui, en tout le reste, ressemblent à ceux au-delà de l’Oxus, en différent, en ce point essentiel qu’ils sont rassemblés en tribus, commandées par des chefs puissans. Cela vient sans doute de ce qu’ils sont séparés par des montagnes du royaume de Caboul dont ils dépendent, et de ce qu’ils ont pour voisins les habitans de Bokhaura, rivaux dangereux des Afghans. Ces circonstances ont empêché le souverain de trop empiéter sur le pouvoir de leurs chefs partiels.

Les hommes sont forts et trapus. Leur trait distinctif est le front large, les joues saillantes, les yeux petits et la barbe peu fournie. Leur teint est basané, et leur chevelure d’un noir de jais.

Ils ont pour vêtement une chemise et un pantalon de coton, une tunique de soie ou de laine, serrée avec une ceinture, et par dessus un manteau de drap, de fourrure ou de feutre. Quelques-uns ont en hiver un petit bonnet de drap garni de fourrure ; et d’autres un kalpak, ou grand bonnet de soie, pointu ; mais la coiffure nationale est un large turban blanc, roulé autour d’un calpak dont l’extrémité le dépasse un peu. (Voyez la planche en regard.) Ils portent toujours des bottes ; cependant les Persans aisés les remplacent au logis par des mules de chagrin sans talons et sans semelles ; en sorte qu’il seroit impossible de sortir avec une pareille chaussure. Au lieu de bas ils roulent autour de leurs jambes une bande d’étoffe. Chaque
Khojeh, de la Tartarie Usbèque.
homme a un couteau pendu à sa ceinture, et un briquet pour allumer du feu.

Les femmes elles-mêmes ont des bottes pour chaussure. Leur costume diffère très peu de celui des hommes, mais l’habit est plus long. Elles attachent un mouchoir de soie autour de leur tête, et posent par dessus un grand voile de soie ou de coton. Elles portent des ornemens d’or et d’argent, et réunissent leurs cheveux en une longue tresse qui flotte derrière leur dos.

Ils déjeunent avec du thé et avec du pain rassis qu’ils gardent pendant une quinzaine de jours, contre la coutume générale de l’Asie. Ils mêlent au thé du lait, du beurre, ou plus communément la graisse huileuse tirée de la queue des moutons de Doumba. Les riches seuls font usage de sucre. Leur principal repas est celui du soir ; il consiste en pilau de riz, et en viandes ou en bouillon, apprêtés à la manière des Afghans. La table des riches est couverte d’une grande variété de plats.

On sait que les Usbeks aiment singulièrement la chair de cheval ; mais ce mets étant dispendieux, il faut bien qu’ils se contentent de la viande de bœuf. Les particuliers opulens font engraisser des chevaux pour l’entretien de leurs tables pendant toute l’année ; et les pauvres cherchent à se procurer de ce mets succulent pendant l’hiver.

Le breuvage ordinaire est le kimmiz ; liqueur enivrante que l’on prépare avec le lait de jument. On met le soir du lait dans un outre de cuir, où il passe la nuit. Le matin on le roule et on l’agite dans ce sac, le plus long-temps possible. Cette liqueur est blanchâtre et d’un goût aigre. On se la procure en abondance pendant les deux derniers mois de l’été ; aussi voit-on en cette saison une multitude d’hommes ivres. Le kimmiz ne se vendant pas, cette jouissance est réservée à ceux qui possèdent des jumens, et peuvent le préparer chez eux.

Une autre liqueur enivrante que l’on se procure à meilleur marché, mais qui est sévèrement défendue, est tirée de différens grains. Malgré l’usage de ces boissons, les Usbeks se distinguent par leur sobriété.

Une partie de la population a des habitations fixes ; le reste vit dans les camps. Les maisons, les villages, les villes, ressemblent exactement à ceux des Afghans, mais les tentes sont fort différentes.

La tente des Usbeks est ronde, et formée de lattes sur lesquelles on étend des feutres noirs ou gris ; elle est plus chaude, et met mieux à l’abri des intempéries de l’air que celle des Afghans, et n’est guère plus difficile à transporter.

Les Usbeks produisent en quelque sorte des essaims de cavalerie légère. Leurs armes sont une longue lance et le bouclier. La plupart ont des dagues ou de longs couteaux, au lieu de sabres. Ils chargent en un seul corps, en jetant de grands cris, et les Afghans, qui se sont souvent mesurés avec eux, assurent que ce cri est effrayant. Leurs armées se forment en trois divisions. Si les deux premières sont battues, elles peuvent se rallier ; mais l’échec éprouvé par la troisième devient une déroute totale.

Ce sont au surplus de braves soldats ; ils supportent à un degré étonnant la faim, la soif et la fatigue.

L’opinion que l’on a universellement de la férocité et de la barbarie des Usbeks est sans doute injuste ; elle vient peut-être de ce qu’on les confond avec les Calmouks ou d’autres hordes tartares, situés entr’eux et la Russie. Leur habitude de vendre des esclaves a pu aussi accréditer des préjugés défavorables à leur égard ; par malheur ce trafic infàme n’est point borné aux seuls Usbeks. Ils ne font point de quartier à d’autres ennemis que les Schiites ou hérétiques mahométans. Ils vendent ceux-ci à Bokhaura comme de vils esclaves.

Il y a très peu de querelles entre les particuliers, et les meurtres sont extrêmement rares. Ceux qui s’imaginent que les Usbeks sont des espèces de barbares, seront étonnés d’apprendre que Bokhaura est égal en population à Peshawer, et par conséquent mieux peuplé que la plupart des grandes villes d’Europe, en exceptant Londres et Paris. De nombreux colléges contiennent de soixante à six cents étudians chacun. Les professeurs sont payés par le Roi ou par des fondations particulières. Les caravansérais reçoivent des marchands de toutes les nations. Les différentes espèces de culte sont pleinement tolérées par un prince, et par un peuple, qui se piquent cependant de l’attachement le plus zélé à leur religion.

Killich-Ali, gouverneur de Balk, a reçu du roi de Caboul le titre d’ataulik, équivalent à celui de visir ou de vice-roi ; mais il a plus de pouvoir dans son gouvernement que n’en a le monarque lui-même.

Le roi de Caboul ne tire aucun argent de Balk. Les revenus sont employés à payer des pensions aux courtisans, aux savans ou aux ecclésiastiques, aux frais d’administration locale et à l’entretien du cohneh-nokur, milice particulière de la province.

Cette milice est payee au moyen de dotation de terres qui se transmettent de père en fils : il en résulte que ces soldats, recrutés d’abord à Caboul, ne sont pas moins attachés au pays que les naturels eux-mêmes. Ils sont à peu près ici ce que sont les janissaires de Syrie à l’égard de la Porte-Ottomane. Si Killich-Ali Bey vouloit se révolter, il n’y a pas de doute que les troupes se prononceroient plutôt en sa faveur que pour leur souverain légitime.

Mais ce malheur n’arrivera pas, à cause de l’indépendance même de Killich-Ali. Le seul avantage que retire le royaume de Caboul de cette possession, c’est de voir sa frontière protégée contre les Usbeks.

Il y a peu de princes d’Asie dont la réputation s’étende aussi loin que celle de Killich-Ali, et qui méritent autant les éloges qu’on en fait. Les négocians se louent de l’exemption qu’il leur accorde souvent des droits sur les douanes, et de la protection efficace dont ils jouissent dans ses États.

Son armée est forte de vingt mille hommes de cavalerie, dont deux mille sont payés par lui ; le reste est fourni par des familles à qui il a concédé des terrains sous la redevance d’un service militaire. Il peut tirer aussi environ cinq mille hommes de Koundour.

Ses revenus, déduction faite des dépenses de l’armée, peuvent s’élever à un lak et demi de roupies (trois cent soixante-quinze mille francs). Son fils aîné a une dotation de deux cent quarante mille francs, avec le titre de Waulée, ou prince de Balk, que lui a conféré le roi de Caboul.

Killich-Ali-Beg, quoique, sexagénaire, est encore vigoureux et très-bel homme. Il donne audience dans son palais tous les jours, deux heures après le soleil levé. Il est assis sur un tapis sans aucune espèce de coussin. Ses confidens et les personnes à qui il veut faire cet honneur, se placent sur le même tapis. Ceux qui se présentent pour affaires s’asseyent sur le plancher. En entrant et avant de rasseoir, on prononce le salut mahométan. Le gouverneur décide des affaires qui concernent l’administration, et renvoie au jugement du cauzy tout ce qui a rapport à la dispensation de la justice.

Les filous ne sont point mis à mort, on leur cloue la main à une muraille au milieu du marché public, et ils restent ainsi exposés pendant un certain temps. Les voleurs de grands chemins et les meurtriers subissent toujours la peine capitale.

Les jours de marché, le prince se promène à pied dans les bazars, et examine tout par lui-même. Il a plus d’une fois surpris des marchands qui vendoient à faux poids, et il a publié des réglemens pour réprimer ces abus.

Enfin, Killich-Ali est plein de probité, de justice, d’affabilité et de douceur pour ses sujets ; il a une pénétration singulière pour étudier le caractère de ceux qui l’entourent. Économe dans ses dépenses, il surveille tous les détails de son gouvernement, et ne néglige aucune information. Tous les jours il fait distribuer du pain et du bouillon à une centaine de pauvres.