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Tableaux de Siége/La Vénus de Milo

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 348-359).

XXII

LA VÉNUS DE MILO

Juillet 1871.

Au début de la guerre, après les premiers désastres et lorsque déjà la marche rapide des Allemands vers Paris pouvait faire prévoir l’investissement de la grande cité, on avait songé à soustraire aux chances du siége et aux rapacités d’un ennemi peut-être victorieux, les plus riches joyaux de l’écrin du Louvre, ces perles, ces diamants de la peinture que des millions ne sauraient remplacer.

On avait soigneusement roulé Léonard de Vinci, Raphaël, Titien, Paul Veronèse, Corrége, Rembrandt, et on les avait expédiés à Brest prêts à prendre la mer à la moindre alarme, affrontant la tempête pour éviter l’incendie. Mais on n’avait pu de même enlever et mettre en sûreté les antiques. Le poids de ces marbres, leurs dimensions, les soins qu’exigeait leur fragilité relative, le peu de temps qui restait pour les préparatifs empêchaient qu’on les fit partir à la suite des tableaux. On se contenta de blinder la salle qui les renfermait et d’en boucher les fenêtres avec des sacs de terre pour les mettre à l’abri des bombes et des projectiles.

Parmi ces statues il en est une que tous les musées d’Europe nous envient, et qui passe avec raison pour le type accompli du beau, pour la réalisation la plus parfaite de l’éternel féminin. Tout le monde a déjà nommé la Vénus de Milo. Que cette adorable déesse grecque pût devenir prussienne et s’en aller d’Athènes à Berlin, cela, malgré l’improbabilité d’un pareil malheur, inquiétait les amis de l’art et les gardiens de nos chefs-d’œuvre.

Ceux-ci songèrent donc à la sauver de tout danger. Ils firent enlever de dessus son piédestal la Vénus étonnée, et coucher le divin cadavre de marbre dans une boîte de chêne, en forme de cercueil, ouatée, capitonnée de façon à ce que nul contre-coup, nul froissement n’altérât les purs contours de ce beau corps. La nuit, des hommes sûrs descendirent le précieux coffre à une porte secrète du Louvre, où d’autres hommes qui attendaient, le reçurent surpris de sa pesanteur et le portèrent à une destination connue d’eux seuls.

Une fosse avait été préparée dans les sous-sol de la préfecture de police pour la glorieuse ressuscitée que l’ombre allait reprendre momentanément, après l’avoir gardée pendant tant de siècles. Quelle admirable pièce de vers eût faite sur le convoi nocturne de l’immortelle, Henri Heine, le poëte des dieux en exil, s’il eût vécu jusqu’à nos jours, et quelles apostrophes ironiques il eût adressées à ces hordes kantistes ou hégéliennes dont l’approche fait se réfugier une habitante de l’Olympe dans la rue de Jérusalem !

Une cachette fut pratiquée au bout d’un de ces couloirs mystérieux qui circulent dans les épaisseurs et les profondeurs des édifices compliqués comme était la préfecture de police, et dont il est difficile d’apprécier la véritable étendue. On barbouilla le mur élevé au fond du corridor de manière à lui donner toutes les apparences de la vétusté, et la Vénus fut déposée derrière ce mur. Mais ce procédé eût été par trop simple et trop enfantin, Il faut plus de malice pour déjouer la finesse des chercheurs de trésors, dont la sagacité égale celle de l’Auguste Dupin, d’Edgar Poë dans la Lettre volée, et l’Assassinat de la rue Morgue.

Des cartons, des registres, des papiers d’une certaine importance et qu’on pouvait avoir un véritable intérêt à dérober aux investigations, furent entassés, pêle-mêle, entre cette muraille et une seconde que l’on construisit un peu plus loin. En pénétrant dans ce cabinet obscur, fausse cachette masquant la véritable, les sondeurs devaient se croire arrivés à leur but devant cet entassement d’objets et se contenter du butin offert. Cette combinaison était assez ingénieuse.

La Vénus de Milo passa tout le premier siége dans cette retraite absolue, à la grande inquiétude de ses admirateurs ignorant ce qu’elle était devenue, un peu ennuyée sans doute, mais habituée à l’ombre et au silence par son séjour de plusieurs siècles au fond de la crypte d’où la tira le paysan grec Yorgos ; ayant, d’ailleurs, cette indifférence du temps qui sied à une immortelle.

On allait la replacer radieuse sur son socle, autel du beau, et la rendre à l’amour des artistes et des poëtes malheureux de son absence, lorsque survint la Commune avec sa nuée de barbares, non pas descendus des brouillards cimmériens, mais surgis d’entre les pavés de Paris comme une impure fermentation des fanges souterraines. On connaît l’esthétique de ces farouches sectaires et leur mépris de l’idéal. Avec eux la déesse, s’ils l’eussent découverte, courait de grands risques ; ils l’auraient vendue ou brisée comme un témoignage du génie humain offensant pour la stupidité égalitaire. L’aristocratie du chef-d’œuvre n’est-elle pas celle qui choque le plus l’envieuse médiocrité ? Naturellement, le laid a l’horreur du beau.

Heureusement le secret de la translation avait été bien gardé. La Vénus, pendant le second siége comme pendant le premier, dormit tranquille au fond de sa cachette ; mais vint le jour terrible où la Commune, « voulant se faire des funérailles dignes d’elle, » alluma, comme des trépieds sur le passage de sa pompe funèbre, les monuments de Paris inondés de pétrole.

Le feu fut mis à la préfecture de police, et ceux qui savaient où s’était abritée la déesse disparue du Louvre durent éprouver les plus vives inquiétudes. Après avoir évité les boulets prussiens et autres, la Vénus allait-elle se consumer sur l’immense bûcher, ne laissant d’elle que quelques pincées de chaux, cendres de sa chair marmoréenne ?

Dès que l’armée victorieuse eut reconquis la capitale et rendu Paris à la France, on courut à la préfecture de police, avec quelles anxiétés et quelles appréhensions, il n’est pas besoin de le dire, on le conçoit aisément. Les écroulements de décombres fumants encore furent écartés, et sous l’effondrement de l’édifice, on retrouva la boîte de chêne intacte. La rupture d’une conduite d’eau l’avait miraculeusement préservée. On pouvait appliquer à notre Vénus la fière devise inscrite sur la façade de la maison du chevalier, à Heidelberg : Præstat invicta Venus.

On rapporta au Louvre le cercueil de la déesse, et ce fut un moment de solennelle émotion lorsque, le couvercle enlevé devant une commission nommée pour dresser le procès-verbal, la Vénus reparut. Chacun se pencha avidement pour la contempler. Elle souriait toujours, mollement couchée, ce qui la présentait sous un aspect nouveau, de ce sourire vague et tendre, légèrement entr’ouvert comme pour mieux aspirer la vie, d’une sérénité lumineuse, sans la moindre nuance d’ironie, de ce sourire inconnu aux lèvres modernes et d’un irrésistible charme. Son beau corps se développait dans sa perfection intacte ; le long séjour au fond d’une cachette humide n’avait en rien altéré le marbre.

Le chef-d’œuvre était sauvé ; mais lorsqu’on voulut redresser la déesse pour la remettre sur son piédestal, au milieu du sanctuaire de l’art, où elle occupe la place d’honneur, les restaurations en plâtre, qui servent à masquer les sutures des morceaux dont se compose la statue, détrempées et amollies par l’humidité, se détachèrent, très-petit malheur facile à réparer d’après un moulage antérieurement fait. Mais cet accident, insignifiant en lui-même, révéla des circonstances curieuses, qui intéresseront peut-être nos lecteurs et nous feront pardonner d’entrer dans des détails minutieux, mais indispensables.

La Vénus telle qu’elle est aujourd’hui est faite de cinq fragments : le buste avec la tête, les jambes drapées, les deux hanches et le chignon. Le pied gauche n’existe plus, et il a été refait en plâtre ainsi qu’une partie de la plinthe. Originairement la Vénus de Milo n’était pas, comme on pourrait le croire, taillée dans un bloc unique. Elle était formée de la superposition de deux blocs de marbre corallitique, matière très-estimée qu’on ne trouve qu’en Asie, dont les filons ne dépassaient pas deux coudées de hauteur, et qui, pour la blancheur et le grain, se rapprochaient beaucoup de l’ivoire, selon Pline. Tout le bas de la statue, jusqu’aux hanches où s’arrête la draperie, était pris dans le même morceau, ainsi que la plinthe. Un second bloc avait fourni la tête et le torse, où s’ajustaient des bras rapportés, comme l’indique le trou du tenon encore visible prés de l’épaule. Ces bras ne sont pas entièrement perdus, comme on se l’imagine. Des fragments ont été trouvés près de la Vénus de Milo et ramenés en France avec elle. Les essais infructueux ou maladroits de restauration ont fait dédaigner et tomber en oubli ces précieux restes dont l’authenticité n’est pas douteuse, et qui auraient pu fournir sur l’action tant controversée de la statue des renseignements certains ; mais nous y reviendrons tout à l’heure.

En se détachant, la soudure de plâtre qui reliait les deux blocs laissa voir des cales en bois de quelques centimètres d’épaisseur coupées en biseau et faisant incliner en avant le bloc supérieur, c’est-à-dire la tête et le torse et penchant légèrement de côté l’attitude de la déesse. C’est ainsi que la statue avait été arrangée à son arrivée à Paris, en 1821, pendant le règne de Louis XVIII, par Bernard Lange, le restaurateur ordinaire du Louvre, à cette époque ; et c’est sous cet aspect qu’elle a conquis l’admiration des artistes et du public, et qu’elle est devenue le type traditionnel de la beauté absolue.

Avant de rendre à la Vénus de Milo cette pose qui n’est pas tout à fait la sienne, mais que tant de moulages, de réductions, de photographies, de dessins, de gravures ont consacrée et fixée ineffaçablement dans la mémoire universelle, la commission a fait superposer les deux blocs s’adaptant par leurs surfaces polies et tels qu’ils se trouvaient à l’état primitif, puis un moulage a été exécuté sur la statue redressée selon son mouvement antique.

Ce moulage posé près d’une épreuve antérieure et se détachant d’un fond de draperie verte, dans une salle voisine du musée assyrien, permet de comparer les deux attitudes. La nouvelle pose ne change pas essentiellement la physionomie de la célèbre statue, mais elle la modifie cependant d’une manière appréciable, même pour un œil peu attentif.

L’Académie des beaux-arts a été convoquée pour délibérer sur cette question, une des plus délicates et des plus intéressantes qui puissent se poser devant une assemblée de sculpteurs, de peintres et de critiques.

Il nous a été permis d’entrer au Louvre et nous avons pu comparer l’ancien moulage et le moulage nouveau, après avoir longtemps contemplé la statue originale replacée provisoirement dans l’attitude connue. Remise d’aplomb sur la base de ses hanches, la Vénus semble plus jeune et plus svelte. Elle n’a pas ce gracieux abandon et cette voluptueuse langueur que lui donne l’affaissement de la pose penchée. Ce n’est plus la Vénus « adorablement épuisée » dont parle Gœthe ; elle est moins femme et plus déesse.

La joie du triomphe étincelle dans son fier maintien, qui explique la direction tant controversée des bras absents. M. Raoul Rochette a supposé une Vénus embrassant Mars, interprétation qui ne peut être soutenue sérieusement ; d’autres savants ont voulu voir dans cette Vénus une Victoire inscrivant un nom de héros ou de bataille sur une tablette ou un bouclier soutenu par la saillie du genou gauche. La Victoire ailée de Brescia offre une pose presque pareille, et autorise cette induction rendue vraisemblable par l’inclinaison donnée à la statue ; mais les bras véritables existent quoique brisés en fragments et s’ajustent, on ne peut mieux, au mouvement du torse redressé. La Vénus de Milo tenait de sa main gauche la pomme décernée par le berger Pâris à la plus belle des trois déesses qui s’étaient soumises à son jugement et, de la main droite, relevait la draperie prête à glisser, dont elle s’était dépouillée pour l’épreuve.

Le plus sage est peut-être de ne pas contrarier par un changement logique à coup sûr, mais qui inquiéterait l’œil, les habitudes d’admiration du public. Seulement nous voudrions qu’on fît exécuter en marbre, d’après le moulage que nous avons vu, la dernière version de la Vénus de Milo avec un scrupule religieux, en tâchant de restituer les bras dont on possède des morceaux, notamment la main qui tient la pomme. Il ne manque pas à Paris de sculpteurs de talent pour mener à bien ce travail qui exigerait beaucoup de goût, de délicatesse et de fidélité. En cherchant un nom, nous en trouverions dix. On placerait la copie complétée non loin de l’original, un peu arrière, avec une modestie timide, comme il sied à l’ombre d’un chef-d’œuvre, et le rapprochement serait aussi instructif que curieux, car, enfin, l’élève de Scopas qui avait donné cette attitude à la merveille de la statuaire antique en savait bien autant que M. Bernard Lange, restaurateur du Louvre.

Du long examen de la Vénus, il résulte pour nous que ce n’est pas, comme nous le pensions d’abord, le type idéal de la femme, mais une femme, un modèle sublime copié avec un profond sentiment de la vie, et que le beau n’est ici que la splendeur du vrai.