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Tableaux de Siége/Le Versailles de Louis XIV

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 260-309).

XX

LE VERSAILLES DE LOUIS XIV

I
Mai 1871.

Quand on arrive sur la place d’Armes de Versailles par une des allées d’arbres séculaires qui s’y dirigent, le château apparaît devant vous avec son antique magnificence. On se sent tout de suite transporté dans une autre sphère : cela est si vaste, si grand, si solennel, si majestueusement régulier, que la vie moderne s’y trouve comme intimidée et baisse la voix par respect.

L’aspect général est conservé, et le grand roi, s’il revenait au monde, pourrait croire au premier coup d’œil que rien n’est changé dans son olympienne demeure. Un examen plus attentif le détromperait bien vite.

Pour les nombreux hôtes que Versailles renferme aujourd’hui et qui ne parviennent pas à faire encombrement dans ses larges avenues, il serait peut-être curieux de remettre le château en son état primitif et de montrer sa façade comme elle se présentait au courtisan venant de Paris vers 1710. Les architectes font souvent pour s’exercer de ces restitutions de monuments plus ou moins détruits et quelquefois tout à fait disparus. Ici, il n’y a pas besoin d’un tel effort d’imagination. Le monument subsiste, et l’on sait l’histoire des modifications qu’il a subies, modifications qui, au reste, n’en altèrent pas la physionomie d’une façon essentielle. C’est un besoin, à ce qu’il parait invincible, pour les générations qui s’installent dans un édifice caractérisant une époque, de le remanier à leur goût et d’y laisser leur empreinte souvent fâcheuse.

Commençons par la grille qui sépare la place d’Armes de la cour du château ; elle est restée telle qu’autrefois avec ses deux groupes de pierre flanquant la porte et représentant la victoire de la France sur l’Empire et de la France sur l’Espagne. Mais du temps de Louis XIV, une seconde grille divisait en deux cours cet énorme espace. Cette grille partait de l’angle des pavillons au fronton desquels on lit aujourd’hui : « A toutes les gloires de la France, » et passait en s’arrondissant par l’axe de la statue moderne du grand roi, dont la figure est de Petitot et le cheval de Cartellier. Roi et cheval sont d’un affreux style troubadour et font regretter avec amertume cette grille monumentale richement dorée et ornée de deux beaux groupes de Coysevox et Tuby, — l’Abondance et la Paix, — qu’on a reportés sur les coins en retraite de la terrasse, terminant la cour du côté de la place d’Armes, où personne ne les aperçoit.

Cette disposition était certes préférable à l’arrangement qu’on y a substitué. Deux autres grilles, dont on peut distinguer encore les arrachements, et qui se continuaient dans les entre-colonnements des pavillons, fermaient la cour des Princes et la cour de la Chapelle, qui accompagnent latéralement la cour de Marbre. Le palais proprement dit se trouvait de la sorte tout à fait clos et circonscrit dans ses limites.

De chaque côté de la cour d’honneur, qui formait autrefois comme le vestibule de la cour royale, précédant elle-même la cour de Marbre s’élevaient et s’élèvent encore de grands bâtiments de brique et de pierre qu’on appelait les ailes des ministres, où étaient établis les bureaux. Un terrassement calculé pour adoucir et modifier le niveau incliné de la cour, permet à leur soubassement de garder la ligne horizontale. C’est dans la balustrade qui borde le terrassement que, sous Louis-Philippe, on a encastré sur de grands piédestaux, à droite et à gauche, car le terrassement est double, les douze statues colossales qui écrasaient si lourdement le pont de la Concorde. On y a joint quatre maréchaux de l’Empire.

Ces colosses d’un blanc froid et criard, d’un galbe disgracieux et d’une extrême pesanteur d’aspect, feraient bien de retourner au dépôt des marbres, à l’île des Cygnes, à moins qu’on ne préférât envoyer chacun des personnages illustres qu’ils représentent à sa ville natale. Isolés, au milieu d’une place, ils seraient d’un meilleur effet.

Les deux pavillons qui s’élèvent à l’entrée de la cour royale n’avaient pas jadis la forme qu’ils ont maintenant. Un toit élégant, percé d’œils-de-boeuf et de mansardes, orné de statues, surmonté d’un lanternon, les couronnait de sa courbe harmonieuse qui s’arrangeait à merveille avec les bâtiments en retour. Leurs façades comptaient six colonnes formant portique. Sous Louis XV, le pavillon qui avoisine la chapelle fut refait par Gabriel, l’architecte du Garde-meuble et du ministère de la Marine, homme d’un talent supérieur, mais dont les idées ne s’accordaient pas avec le goût qui florissait sous le règne de Louis XIV.

Il ne faut pas le blâmer d’avoir oublié le style du palais où devaient s’adapter les constructions nouvelles qu’on lui demandait, précisément parce qu’on ne trouvait plus les anciennes au goût du jour. Ce sentiment archaïque si développé chez nous, qui exige dans les remaniements et les restaurations, une fidélité scrupuleuse au style primitif du monument n’existait pas alors. Les architectes ne craignaient pas d’appliquer une façade classique à une nef d’église gothique et les artistes logeaient tranquillement dans Notre-Dame des tombeaux Pompadour, inscrivaient des pleins cintres sous des ogives avec une sérénité parfaite. Les édifices d’une longue durée, gardaient ainsi les témoignages des siècles qu’ils avaient traversés avec leur art, leur goût, leurs mœurs, leurs perfectionnements et leurs dégénérescences.

Le caractère général de l’œuvre en était bien un peu altéré, mais elle restait plus vivante, plus curieuse, plus historique en quelque sorte. Tous les temps ont procédé de même, et il est rare que le plan conçu par le premier architecte d’un palais ou d’une église soit respecté. Ce n’est qu’aux époques de critique, où l’art devient de la curiosité qu’on s’avise de ses raffinements.

Le pavillon de Gabriel est en lui-même fort noble et fort beau avec son fronton grec, son portique tétrastyle d’ordre corinthien et son soubassement rustique à refends ; mais il nous plairait mieux dans un autre endroit par suite d’un sentiment d’antiquaire dont nous ne pouvons nous défendre, et que ne ressentaient pas les gens plus voisins du grand siècle. Ce pavillon dut être généralement préféré à l’ancien.

Le pavillon de gauche ne fut bâti que bien longtemps après, sous Louis XVIII, par l’architecte Dufour, sans doute pour les besoins de la symétrie, car la construction ne se poursuit pas du côté de la cour comme sur le plan de Gabriel. Quels motifs déterminèrent à jeter bas, du temps de Louis XV, des bâtiments qui devaient être encore d’une solidité entière et dont l’aspect, à en croire les gravures de l’époque, a de la pompe et de la richesse ? Outre l’amour du changement et cette persuasion de faire mieux que la précédente qui est commune à toutes les générations, on peut supposer que la brique et la pierre, qui avaient suffi à Henri IV, à Louis XIII et à Louis XIV, semblaient alors des matériaux d’une rusticité peu digne de figurer dans le palais d’un souverain. Peut-être aussi ce mélange de rouge et de blanc, ce teint vermeil des façades devaient paraître trop robustement campagnard à ces yeux habitués aux nuages blancs de la poudre et au velouté bleuâtre du pastel.

Quant à la tourelle rose et blanche qui s’élève sur le toit, à l’angle gauche de la cour Royale, vous pouvez l’abattre en pensée ; elle ne troublait pas la ligne de perspective de sa saillie inopportune au temps du Roi-Soleil, ayant été bâtie par Louis-Philippe pour quelques besoins de communication intérieure.

La cour de Marbre, qui fait le fond de cette suite de bâtiments en retraite, était élevée de cinq marches au-dessus du niveau de la cour précédente ; il n’en est plus ainsi ; la différence n’est plus que d’un degré, le sol ayant été abaissé sous Louis-Philippe.

Le dallage noir et blanc de la cour de Marbre avait l’avantage et le privilége de ne pouvoir être traversé autrement qu’à pied même par le Roy, comme dit le sieur de Monicart en son Versailles immortalisé.

Son petit escalier donnant sur son passage,
Il me traverse à pied, car à mon carrelage,
Voitures ni chevaux n’ont jamais fait de mal :
Ces cinq marches, plus bas, défendent leur approche
Et qu’on n’entame ainsi ma noire et blanche roche

De cette disposition, il résultait que le roi pour monter en carrosse était obligé de faire quelques pas lui-même sur ses talons rouges. Louis XV sortait par un portique dont on a supprimé les colonnes, à l’angle de la cour Royale. C’est là qu’il fut frappé ou plutôt égratigné par Damiens.

La façade intérieure du palais qui se trouve au fond de la cour de Marbre est restée exactement comme elle était sous Louis XIV, avec son toit à mansardes et à œils-de-bœuf, ses bouquets de plomb, son acrotère découpée à jour, son cadran où les heures se détachent en or d’un fond d’émail bleu de roi, son fronton où se relève en ronde bosse fortement accentuée l’Hercule, de Girardon, et le Mars, de Marsy, à qui le calembour que présente le rapprochement des deux noms a peut-être valu la commande du dieu symbolisant comme Hercule le roi invincible, ses groupes de colonnes supportant un balcon et séparant trois arcades, ses murailles rouges où sur des panneaux blancs oblongs s’appliquent des bustes portés par des consoles, rien n’est changé.

Dans les autres bâtiments on a bien, çà et là, modifié, supprimé ou remplacé quelques détails, un buste manque ici, une statue n’est plus là, elle est tombée, on ne l’a pas relevée. Des vases ont disparu, mais tout cela n’a pas grande importance et il serait trop long d’indiquer ces petits ravages et ces petits embellissements.

Pour compléter la silhouette antique du château, il faudrait rétablir sur l’arête du toit de la chapelle un lanternon doré et terminé en pointe comme celui du dôme des Invalides ; on l’a amputé nous ne savons trop pourquoi. Il s’harmonisait avec les petites coupoles des pavillons démolis qui surmontaient les cadrans disparus et remplacés par les frontons de Gabriel.

Nous ne faisons pas ici une monographie du palais de Versailles, mais un article rapide où nous indiquons sommairement les principales différences entre l’état ancien et l’état actuel.

Notons encore quelques particularités. Vous avez sans doute remarqué, en arpentant la cour d’Honneur, quatre lignes de pavés allant de la porte d’entrée à la porte de la seconde grille donnant accès dans la cour Royale, à l’endroit où s’élève aujourd’hui la statue équestre moderne de Louis XIV. Elles sont encore parfaitement visibles. C’est sur ces lignes que se rangeaient, pour former la haie au passage du roi, les Suisses à droite, les Gardes-Françaises à gauche. Leurs corps de garde étaient pratiqués dans le soubassement de la terrasse qui délimite la cour du côté de la place d’Armes.

Si la fantaisie vous prend de repeupler le palais et de lui rendre son animation première, rien de plus facile. Nous allons transcrire la vieille gravure qui nous sert de renseignement et de guide, et qui fourmille de figures comme l’estampe du Pont-Neuf de Della Bella.

Les Suisses et les Gardes Françaises sont à leur poste, car le roi vient de rentrer, et l’on voit son carrosse à huit chevaux, accompagné de mousquetaires et de piqueurs à cheval, qui tourne dans la cour Royale, où lui font place deux autres carrosses à six chevaux de prince du sang ou de grands seigneurs. D’autres carrosses attelés de même montent ou descendent la pente inclinée de la cour d’honneur où roulent plus légèrement des voitures à deux chevaux qui représentaient nos coupés d’aujourd’hui. Une multitude de figurines, militaires, courtisans, solliciteurs, dames à hautes coiffes disséminées ou réunies en groupes, accidente le vaste espace. Un bon nombre se dirige vers les ailes des ministres. — cette partie du spectacle n’est pas difficile à reconstituer. Le costume seul est différent, l’affluence est la même. On voit aussi des hommes à cheval au service du château, partant pour porter quelque ordre ou quelque message. Avec un peu de complaisance à l’illusion, l’on oublie les dates et la vie revient active et brillante dans ce grand palais ressuscité que dore toujours d’un rayon lointain le soleil de Louis XIV. Nec pluribus impar.

II

les vasques carrées, l’arc de triomphe, les trois fontaines

On pénètre dans le parc en traversant le palais par trois arcades qui s’ouvrent à gauche, au fond de la cour des Princes, à droite au fond de la cour de la chapelle. Autrefois elles n’étaient pas vitrées et encadraient librement des percées de verdure et de ciel.

Lorsqu’on a fait quelques pas sur la grande terrasse et qu’on se retourne, la façade du château se développe avec toute son ampleur et sa magnificence telle qu’elle était au temps de Louis XIV. Contrairement à ce qui arrive sous nos climats pluvieux, le temps ne l’a pas noircie, et la pierre blanche s’est à peine colorée d’un gris blond très-agréable à l’œil. Il n’y manque que les trophées et les vases qui, posés sur les acrotères des balustrades du couronnement rompaient à propos l’immense ligne horizontale de l’édifice aujourd’hui trop nue, et en variaient la monotonie par des interséquences bien calculées. Les châssis vitrés, placés sous Louis-Philippe pour donner du jour aux salles du musée, sont loin de produire le même effet.

Dans notre promenade au parc, nous n’avons pas pour but de décrire ce qui est, mais bien ce qui n’est plus ou a été modifié, et de restituer les choses en leur état ancien comme les voyait le grand roi. Nous descendrons par cet escalier dont le haut est gardé par le Rémouleur et la Vénus accroupie de Coysevox, daté de 1686, — un chef-d’œuvre moderne sur un chef d’œuvre antique ! — et nous suivrons l’allée d’Eau, dite vulgairement des Marmousets. Elle se compose d’enfants et de petits génies groupés par trois, supportant des vasques, et espacés sur deux rangs le long de la pente assez rapide de l’allée, de manière à s’étager en perspective ascendante.

Jadis ces enfants, qui sont de bronze et d’une superbe patine, portaient des vasques alternativement rondes et carrées, dont l’eau retombait dans un bassin de même forme que la vasque, et comme elle d’un seul morceau de marbre. Les vasques étaient remplies de fruits et de fleurs moulés en plomb et coloriés au naturel, que l’eau jaillissante recouvrait d’une gaze d’argent. Ces enfants tenaient à la main divers attributs qui expliquaient leurs gestes. Tout cela a été supprimé plus tard, et l’on a remplacé partout les vasques carrées par des vasques rondes pour plus de symétrie ; on peut voir encore par les plinthes des groupes qui épousaient la forme des bassins, la trace de cette disposition, plus variée et plus pittoresque à coup sûr. Dans la suppression des fruits coloriés, on peut voir le commencement de cette tendance à éteindre les tons qui faisait substituer les frontons blancs de Gabriel aux façades rouges de Louis XIV.

Au bas de l’allée d’eau se trouve la pièce du Dragon. Ce n’était pas ainsi que Louis l’apercevait quand il se promenait dans son parc, perché sur ses hauts talons, appuyé sur sa grande canne et marchant comme un pigeon pattu, car c’était un fort promeneur devant le Seigneur que Louis XIV. – À la place de ces bouts de tuyau qui lèvent prosaïquement le bec au centre du bassin, un dragon, qui a laissé son nom à la pièce, se débattait au milieu d’une attaque de cygnes montés par des Amours, ce qui produisait un fort curieux entre-croisement de jets dardés comme des flèches.

Le bassin de Neptune n’avait pas alors son groupe du dieu des mers qui brandit son trident, ses tritons et ses enfants domptant des marins, œuvre de Bouchardon, de Lemoyne et d’Adam, ajoutés sous Louis XV. La vaste conque en pierre, bordée de bossages rustiques et de madrépores, existait seule avec sa ligne de vases en plomb.

Près de l’allée de l’Eau, à droite en descendant de la terrasse du palais, verdoie un bosquet fermé de treillages et de charmilles plein d’arbres au feuillage plus touffu et plus libre que les autres verdures du parc. Si l’on a la clef de la grille qui le clôt et qu’on y pénètre par la porte voisine de la pièce du Dragon, on est surpris, au bout de quelques pas, de s’y trouver en pleine solitude, en pleine forêt vierge pour ainsi dire. Les arbres, depuis longues années, poussent à l’abandon, non moins beaux pour cela, habillés de lierre, les pieds dans l’herbe haute, entre-croisant leurs branches, confondant leurs cimes avec un désordre à faire honte à M. Le Nôtre et à charmer les paysagistes. On découvre pourtant bien vite qu’ils n’ont pas été plantés là par le hasard. Leurs troncs, comme les colonnes d’une salle écroulée, dessinent un espace vide, montueux, fouillé d’excavations, dont on retrouve la régularité sous le désordre des herbes folles et des végétations parasites. En effet, c’était là que s’élevait, au temps du Versailles primitif, cet arc de triomphe ou plutôt ce château d’eau triomphal, objet de l’admiration des contemporains. Il n’en reste aujourd’hui plus trace que le terrain bouleversé par l’extraction des matériaux et depuis longtemps recouvert d’herbe.

Cependant si vous tournez un peu vers le massif d’arbres en entrant, vous découvrez dans un état de délabrement complet, un groupe magnifique où la nature a travaillé à sa façon, plaquant ici des chamarrures de mousses noires, semant ici une fleurette jaune, profitant plus loin du descellement d’une pierre pour y insérer un paquet de scolopendres. Le groupe représente la France triomphante assise sur un char que supporte une plate-forme de marbre denticulé comme le rebord d’un buffet d’eau, car ce groupe est aussi une fontaine ; la France, en bronze autrefois doré, a le casque, la balance et le bouclier. Le manteau royal la drape noblement. Le soleil, emblème du roi, rayonne au milieu de l’écu où la place des fleurs de lis, arrachées sans doute pendant la Révolution, est restée visible par des empreintes plus noires. Quant à la lance, elle a disparu, mais le geste du bras et de la main indiquent suffisamment que la figure était armée. Deux captifs, l’un jeune et l’autre d’âge mûr, accompagnés le premier d’un lion et le second d’un aigle, renversés près des roues du char, symbolisent l’Espagne et l’Empire vaincus ; à côté d’eux sont leurs casques aux ornements chimériques qui lançaient de l’eau par le cimier et leurs boucliers munis aussi de leurs jets et se servant à eux-mêmes de cuvettes avec leurs disques renversés. Le lion et l’aigle soufflaient également leur fusée ; il en jaillissait de toutes les saillies du char agrémentées de mufles et de masques.

Un dragon à trois têtes expirant sur les degrés de marbre du socle et figurant « la Dissolution de la triple alliance » vomissait de l’eau par toutes ses gueules. — Le dragon y est toujours, mais parfaitement à sec. Ô finesse de l’allégorie ! Nous pensions que cet honnête dragon n’était ici que pour jeter beaucoup d’écume dans le bassin ou, tout au plus, pour jouer son rôle d’hydre de l’anarchie ; mais, si on nous l’avait pas dit, nous n’aurions jamais soupçonné qu’il représenterait la Dissolution de la triple alliance.

Un accident singulier s’est produit sur la figure de l’Empire. Le terrain ayant cédé sous le poids du monument, a produit un changement de niveau dans l’assiette du groupe qui a porté sur la jambe du captif germanique et l’a ployée comme un membre d’invalide. Cette statue estropiée produit un effet étrange ; on ne s’étonnera pas qu’elle ait fléchi en apprenant qu’elle est en plomb.

Ce beau groupe, arrangé en fontaine et qui faisait face à l’arc de triomphe démoli, a une magnifique tournure décorative. Il serait facile de le réparer. Les auteurs sont Coysevox, Prou et Tuby, qu’en ce temps-là on appelait familièrement Baptiste.

En tournant le dos au groupe de la France triomphante, on avait devant soi l’arc de triomphe.

L’arc de triomphe occupait le sommet du terrain inculte et défoncé que nous venons de décrire, et se dessinait sur un fonds d’arbres dont un treillage adapté à la forme du monument masquait le pied. C’était une construction toute de fer et de bronze doré consistant en un portique à trois arcades dont les haies étaient remplies par des vasques lançant des jets d’eau. Au milieu du fronton, parmi de riches ornements, s’inscrivaient les armes de France. Sur les rampants du fronton s’étageaient six coquilles, trois d’un côté, trois de l’autre, qui dardaient un bouillon retombant de chaque côté du portique le long d’une volute, dans cinq coquilles se renvoyant l’eau l’une à l’autre. Le soubassement de l’édifice d’ordre ionique était taillé de degrés où l’eau se répandait en cascatelles, mettant des franges à chaque marche et laissant transparaître les ornements. Deux jets partant d’une console contournée et ornementée marquaient les lignes extérieures de l’arc de triomphe, et des vasques sur des scabellons carrés les accompagnaient à droite et à gauche, jetant aussi leurs bouillons, mais moins haut.

Quatre obélisques triangulaires, portés par des griffons et surmontés d’une fleur de lis d’or, dont les vides fournissaient des cadres aux miroirs que l’eau y enchâssait en s’égouttant, s’élevaient près de deux buffets se faisant face et se déversant dans un bassin carré. Près de ces buffets, se trouvaient deux vasques formant symétrie avec celles placées aux deux côtés de l’arc de triomphe. Nous ne décrivons pas deux autres buffets placés plus bas et portant sur des tablettes de marbre le nom du roi entouré de feuillages d’or. Toutes ces eaux retombaient ensuite au milieu de l’allée par deux goulottes formant de petites cascades et ornées, à leurs points de départ, d’une énorme tête de dauphin aux barbes déchiquetées.

Tel était l’arc de triomphe qui fut détruit lorsqu’on replanta le parc sous Louis XVI ; tout autour, un petit labyrinthe embrouillait des allées dédaliennes ; tout cela n’existe plus, même en souvenir, et il faut, pour retrouver la place ou la forme des monuments disparus, consulter les vieux plans et feuilleter les anciennes gravures. Mais ce que nous décrivons est précisément Versailles évanoui.

O soleils descendus derrière l’horizon!

Sur la gauche de l’allée d’Eau, toujours en descendant du palais, faisant face au bosquet de triomphe, se trouve un autre bosquet dit des trois fontaines, fermé comme l’autre par des treillis et des haies palissadées.

Il était célèbre autrefois par l’abondance de ses eaux jaillissantes, supprimées comme celles du bosquet voisin au temps du reboisement du parc, sous Louis XVI. L’endroit, sans être aussi abandonné que le bosquet de l’arc de triomphe, qui servit quelque temps de jardin à la préfecture, occupée maintenant par l’hôtel des Réservoirs, est assez négligé et retourne doucement à la nature derrière son paravent de charmilles. Les rossignols y chantent à gorge déployée, et les merles s’y promènent comme s’ils étaient chez eux. Peu de personnes pénètrent dans cette enceinte réservée, on ne sait pourquoi, dont la clef, quand on l’obtient, tourne difficilement dans la vieille serrure rouillée où l’araignée ourdit sa toile.

Les seuls vestiges restant des trois fontaines, c’est une végétation plus drue d’orties qui marque encore, comme les foulées dans l’herbe indiquent la danse des fées, le dessin de la plate-bande de gazon dont le premier bassin était entouré.

Ce bassin qu’on rencontrait d’abord en venant par la grille d’en bas était hexagone. Il en jaillissait huit gros jets d’eau montant à cinquante pieds de hauteur, et huit autres plus petits formant gerbe au milieu de la pièce et décrivant un quart de cercle la retombée.

Plus loin, sur une terrasse où l’on montait par un plan incliné côtoyé de deux cascades à gradins, s’étendait un bassin carré avec dix jets, les quatre gros placés aux angles, et les six autres au centre entre-croisant leurs fusées de cristal de manière à former un berceau ou pavillon.

Enfin, tout en haut, sur le dernier palier de la pente, s’arrondissait un bassin d’où s’élançaient avec un bruit, une impétuosité et une puissance d’ascension incroyables, cent quarante jets dans des bruines d’écume où dansaient des iris. Ces cent quarante jets, ajoutés à ceux des autres pièces, atteignaient un total de cent quatre-vingts et produisaient un effet féérique. On eût pu se croire dans les jardins d’Alcine. C’était un vrai feu d’artifice d’eau dont le bouquet d’argent éclatait sur un fond de verdure sombre.

Pour le temps, c’était une pièce relativement simple, on n’y avait employé que l’eau, les arbres et le gazon. À peine, çà et là, quelques morceaux de marbre ou de rocaille pour les degrés des cascatelles. Le grand roi avait dû trouver ce paysage « très-sylvestre et fort bocager. » Tout le luxe consistait dans l’abondance et le jaillissement des eaux qui émerveillaient « la cour et la ville, » comme on disait alors. Louis XIV dans ses promenades posthumes regretterait ces belles eaux si fraîches, si transparentes et d’un élancement si hardi. Mais, hélas ! les trois fontaines sont taries pour jamais et leur nom seul est resté au bosquet dont elles faisaient la

gloire.

III

les bains d’apollon, le théâtre de d’eau, les dômes

Les bains d’Apollon subsistent toujours et le bosquet qui les renferme est même un des plus fréquentés du jardin ; mais rien n’a été conservé de la disposition première et le grand Roi aurait de la peine à reconnaître sa création, dont il ne reste que les groupes de statues. Nous allons rétablir l’état primitif puisque nous avons pris à tâche de décrire surtout ce qui a disparu du Versailles ancien.

Les bains d’Apollon se trouvaient dans une salle de treillage formant des cabinets en retraite où étaient installés des bancs ; de grands arbres élevaient leurs cimes au-dessus du treillis, de petits ifs plantés en avant et taillés en pointe complétaient la décoration ; au fond de la salle se dressait, sur un socle vomissant l’eau par trois mufles de lion, le célèbre groupe d’Apollon chez Thétis, transparente allusion au Roi se reposant des travaux du jour. Ce groupe charmant n’est pas tout entier, comme on le croit communément, dû au ciseau de Girardon. Girardon n’a fait que l’Apollon et les trois nymphes placées sur le devant du groupe. Les trois autres nymphes du second plan sont de Regnaudin. Un riche baldaquin de bronze doré le surmontait et l’abritait tout en permettant, par la légèreté de ses hampes, d’apprécier les profils et les détails de la sculpture. Les coursiers du soleil dételés et pansés par des tritons, recouverts de baldaquins semblables, formaient deux groupes placés en symétrie de chaque côté du sujet central. Les chevaux de droite sont de Guérin, et ceux de gauche, bien supérieurs, de Marsy.

Ce bosquet présentait donc l’aspect solennel, régulier et fastueux qui est le style propre du temps. L’art ne cherchait pas alors à se cacher derrière la nature, il se montrait au grand jour et s’affirmait hardiment, comme on dit dans le jargon du dix-neuvième siècle ; on aimait ces belles ordonnances où la volonté humaine ne laisse au hasard et au caprice de la végétation qu’une place sévèrement délimitée.

Les jardins étaient bâtis autant que plantés, et les arbres devaient s’y rapprocher des formes architecturales. Les charmilles s’y repliaient à angles droits comme les feuilles d’un paravent de verdure ; les ifs s’y aiguisaient en pyramide, s’y arrondissaient en boule ; des tailles savantes accusaient des voûtes dans les massifs de feuillage et ce que nous entendons aujourd’hui par pittoresque était soigneusement évité. Ce goût, qu’on appelle assez improprement le goût français, venait d’Italie où les villas et les vignes des papes et des princes romains donnaient l’exemple de ce mélange de terrasses, de fabriques, de statues, de vases, d’arbres verts et d’eaux jaillissantes.

Nous-même, au temps du romantisme, nous avons plus ou moins paraphrasé l’ingénieuse opposition que faisait Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, d’une forêt vierge d’Amérique aux jardins de Versailles, et nous avons plaisanté comme un autre « les petits ifs en rang d’oignon. » Nous avions tort ; ce jardin était bien le jardin de ce château, et il y avait une merveilleuse harmonie dans cet ensemble de formes régulières où la vie de l’époque pouvait développer à l’aise ses évolutions majestueuses et un peu lentes. Il en résulte une impression de grandeur, d’ordonnance et de beauté à laquelle personne ne peut se soustraire. Versailles reste toujours sans rival au monde : c’est la formule suprême d’un art complet et l’expression à sa plus haute puissance, d’une civilisation arrivée à son entier épanouissement.

Quand, sous Louis XVI, on replanta le jardin, le goût avait changé. Le citoyen Rousseau de Genève avait découvert la nature ; les idées anglaises envahissaient le continent, la mode était aux « jardins paysagistes, » c’est-à-dire aux terrains montueux, aux massifs d’arbres non taillés, aux allées sinueuses, aux vertes pelouses, aux eaux plates traversées de ponts rustiques, aux grottes factices, aux ruines artificielles, aux chaumières renfermant des automates qui se livraient aux travaux de la campagne. En admirant ces belles choses, on montrait qu’on avait l’âme sensible, une grande prétention de l’époque, et la pensée dut venir de refaire le jardin dans le genre moderne.

On se moquait déjà fort agréablement des allées tirées au cordeau, des charmilles tondues, des parterres encadrés de buis et dessinant des ramages pareils ceux des tapisseries. Un moulin fouettant de sa roue des eaux savonneuses comme les moulins des paysages de Wattelet, eût alors paru préférable à la plus belle pièce d’architecture hydraulique ornée de statues. L’énormité de la dépense, la gravité des événements qui survinrent, empêchèrent sans doute qu’on ne donnât suite à ce projet, dont on peut pressentir un commencement d’exécution dans le nouvel arrangement des bains d’Apollon, dont nous venons de décrire l’état ancien.

Cette transformation s’opéra sur les plans d’Hubert-Robert, le dessinateur à la mode, le peintre de ruines, le romantique du temps, un artiste doué d’un sens décoratif et pittoresque encore apprécié de nos jours et dont les amateurs recherchent les tableaux et surtout les esquisses pleines d’esprit. Il imagina de creuser dans un énorme rocher factice trois grottes qui abritèrent le groupe d’Apollon et des nymphes et servirent d’écurie aux coursiers du soleil dételés par des tritons. La grotte du milieu présentait une ébauche d’ordre rustique taillée dans le plein de la montagne, et un arc de voûte à peu près régulier où l’art semblait profiter d’un accident naturel.

Des plantes pariétaires furent semées entre les blocs de rochers imitant le désordre des végétations abandonnées à elles-mêmes, et l’eau s’épancha par les fentes, se brisant aux anfractuosités, formant des cascatelles, et retombant avec des bouillonnements et des écumes, au pied de la roche, dans un bassin contourné en petit lac.

Des arbres plantés confusément, de façon à simuler la sauvagerie du hallier, entourèrent cet entassement de roches rapportées et donnèrent au « bosquet » un aspect pittoresque tout à fait contraire au système de décoration de l’ancien jardin. Mais, il faut l’avouer, cette innovation, conforme à l’esprit littéraire de l’époque, obtint beaucoup de succès, et de nos jours les bains d’Apollon sont encore une des parties du jardin les plus fréquentées et les plus admirées. Il ne faut cependant y voir qu’une altération du goût sérieux et magnifique de Louis XIV et le commencement d’une décadence qui ne s’arrêtera plus. Le genre anglais l’emporta sur le style français, et les beautés de Versailles, étonnement de l’univers, devinrent purement historiques : la vie s’en était retirée.

Non loin de là, près des trois fontaines, dans une enceinte de haies et de treillages, se trouvait jadis le théâtre d’eau, une pièce fort admirée en son temps, et dont il ne reste pas vestige. Le théâtre d’eau fut détruit sous Louis XVI, lorsqu’on replanta le jardin, opération funeste qui fit disparaître beaucoup de curiosités regrettables et ôta de son caractère à l’œuvre du grand roi. Le théâtre d’eau était une grande place ronde de vingt-six toises de diamètre, séparée en deux parties, dont l’une, environnée de gradins en gazon, servait d’amphithéâtre, et l’autre renfermait la scène proprement dite. Dans la palissade qui formait la rampe de ce théâtre aquatique, s’élevaient quatre fontaines de rocailles rustiquement travaillées sur lesquelles des groupes d’enfants de Houzeau se jouaient à gauche avec une écrevisse et un griffon, et à droite deux autres groupes de la Hongre lutinaient un cygne et tenaient une lyre. Ces quatre groupes étaient en métal, en plomb, sans doute. On ne sait ce qu’ils sont devenus : ils doivent avoir été fondus.

Dans le rideau d’arbres soigneusement taillés qui figuraient la toile de fond de ce théâtre s’enfonçaient trois allées s’ouvrant en éventail et formant de longues perspectives bordées de doubles charmilles qui cachaient le pied des arbres et ressemblaient aux coulisses d’une décoration. Trois rangées de jets d’eau s’étageaient par files sur les gradins d’une cascatelle venant du fond de l’allée vers le spectateur. Au bout de ces allées, il y avait de petits groupes qu’on ne devait guère apercevoir à travers le jaillissement et la bruine des eaux. Au milieu, c’était Jupiter chevauchant un aigle, les serres contractées, sur le globe céleste, de Legros ; à droite, Mars, jeune, tenant un bouclier et posé sur un lion terrassant un loup, de Desjardins ; et enfin, à gauche, un Plutus, dieu des richesses, ayant pour monture Cerbère, le chien infernal, œuvre de Masson.

Ce théâtre possédait six décorations d’eau de l’invention du sieur Vigarani, fort expert en ces merveilles hydrauliques, qui excitaient alors, par leur nouveauté, une admiration presque enfantine, c’est-à-dire qu’au moyen d’ajutages différents et de clefs tournées dans un autre sens, les jets prenaient des formes et des directions inattendues, figurant des pièces comme aux feux d’artifice, à la grande joie des spectateurs assis sur les bancs de gazon de l’hémicycle.

Ces décorations s’appelaient : les nappes, les lances, la grille, les fleurs de lis, les petits et les grands berceaux. Les grands berceaux étaient le tableau final et comme l’apothéose de cette représentation aquatique. À voir tous ces jets s’élancer, se croiser, s’arrondir, décrire des arcs de cercle, prendre diverses figures, retomber et se briser avec un scintillement de cristal, le public s’enthousiasmait et applaudissait comme à une pièce de théâtre.

Nous retrouvons des traces de cette admiration dans une description de Versailles, en vers héroïques, de C. Denis, « fontainier du Roy. » Si le poëte chez lui laisse quelque peu à désirer, sa compétence hydraulique ne peut du moins être contestée par personne.

Enfin les grands berceaux pour être les derniers,
Ne cèdent pas la gloire et l’honneur aux premiers.
Ce spectacle est charmant, il faut que je l’avoue :
Et, tout le temps que le théâtre joue,
Les décorations avec les bassins,
Les nappes et la grille ayant les mêmes fins,
Font leurs jets différents pour nous faire paraître
Le respect et l’honneur qu’ils rendent à leur maître.

Dans ce vers qui pour le temps n’avait rien de trop courtisanesque, C. Denis, « fontainier du Roy, » a pressenti cette formule respectueuse d’un illustre académicien : « Ces deux gaz vont avoir l’honneur de se combiner devant Votre Majesté. » Les jets d’eau n’étaient pas moins polis que les gaz.

Une plantation d’arbres qui tourne maintenant au hallier dans sa clôture de treillages, a remplacé le théâtre d’eau.

En longeant le tapis vert qui occupe le milieu de cette allée, qui va du bassin de Latone au bassin d’Apollon, on aperçoit, à droite, si l’on descend du château, une petite allée oblique aboutissant à une espèce de cirque fermé d’une grille. Cet endroit du jardin s’appelait autrefois « les Dômes. » C’est même le nom qu’il porte encore. Mais les dômes n’y sont plus.

Quand la clef eut grincé dans la serrure et la grille cédé à notre pression, nous pénétrâmes dans une enceinte circulaire fermée d’une charmille. Au-dessus de cette charmille montaient vers le ciel bleu de grands arbres pleins d’élégance et faits pour accompagner l’ascension diamantée de jets d’eau, de vrais arbres de jardin royal qui avaient cependant repris, après quelques années d’abandon, un peu d’indépendance et de caprice naturel. Les lierres, sans qu’on les en eût priés, s’étaient faufilés à la charmille et jetaient leurs guirlandes autour des statues, cherchant leur équilibre sur leurs socles croulants. Ils avaient mis une ceinture verte la taille d’une svelte Diane et un cothurne de feuillage au pied d’un héros mythologique. En l’absence du jardinier, le gazon s’amusait à pousser hors de ses limites et à tracer sur les allées. Quelle charmante solitude ! les rossignols, enivrés par les parfums de mai, exécutaient à l’envi leurs plus brillantes roulades et semblaient, devant un arbitre ailé, se livrer à un combat de chant comme les maîtres de la Wartbourg.

Nous nous assîmes tout rêveur dans l’enceinte déserte, oubliant le but de notre visite, qui était de rétablir l’ancienne figure du lieu. Mais, quand cette idée nous revint, notre tâche ne fut pas trop difficile. Une partie des ruines restées en place dessine le plan primitif avec une netteté suffisante.

Un banc circulaire, coupé de quatre escaliers qui descendent vers l’enfoncement où se creuse le bassin du jet d’eau a pour dossier une balustrade interrompue de distance en distance par des acrotères ou socles ornés de bas-reliefs méplats d’une grande finesse d’exécution, représentant des attributs de guerre : trophées, armes, drapeaux, tambours, clairons, boucliers à la tête de Méduse, tout cela peu visible au premier abord, noirci, rouillé, verdi, plaqué çà et là d’une lèpre de mousse sèche, disjoint, fendillé, mais non irrévocablement perdu. L’imagination assiérait volontiers un aréopage sur ce banc qui trace sa courbe majestueuse ayant pour fond la tenture verte de la charmille.

En contre-bas, dans un cercle de gazon envahi par les mauvaises herbes, s’inscrit une balustrade hexagone, chantournée à ses angles, qui entourait le bassin, tari maintenant et dont le dallage se soulève. Beaucoup de balustres sont rompus ou tombés, laissant voir l’armature de fer qui les soutenait ; des débris obstruent la vasque du bassin et deux cicatrices de pierre à ras du sol signalent la place qu’occupaient « les dômes. »

Maintenant, relevons par la pensée ces deux dômes, ou plutôt ces deux pavillons, qui tombaient en ruine et que Louis-Philippe fit abattre, en jugeant sans doute la restauration trop coûteuse.

Ces dômes se faisaient face de chaque côté de la rotonde dont le centre était occupé par le bassin, ils étaient quadrangulaires, décorés de colonnes et de pilastres d’ordre ionique avec un fronton blasonnés aux armes de France. Les ornements de l’impériale, ceux des frontons, les génies de l’amortissement, supportant la couronne fleurdelisée, les trophées d’armes des panneaux intérieurs et extérieurs, placés dans les entre-colonnements et les frises étaient en bronze d’or moulu ; le riche pavé en marbre de diverses couleurs dessinait une mosaïque très-délicate. Le tout formait un ensemble aussi magnifique que galant.

La dimension de ces édicules devait être assez petite d’après l’espace qu’indiquent les lignes des fondations rasées.

Nettoyons des mousses, des plantes parasites, des taches noires, le marbre blanc et jaspé de ronge de la balustrade circulaire et de la balustrade hexagone où s’encadre le bassin ; rapprochons-en les blocs disjoints, remettons en place quelques balustres brisés, désobstruons de ces décombres la belle vasque soutenue par des dauphins d’où s’élançait un jet d’eau de soixante-dix pieds de hauteur, et nous aurons, à peu de chose près, l’aspect primitif de la pièce des Dômes. Pour que l’effet soit complet, faisons couler dans le cheneau de la seconde balustrade l’eau que lançaient les bouillons jaillissants des piédestaux encastrant les balustres et déversons-la en nappe à l’intérieur du bassin ; rapportons de Saint-Cloud, où elles doivent être encore et où Louis-Philippe les avait fait placer dans les jardins particuliers du château, les belles statues du Point-du-Jour, d’Ino, du berger Acis, de Flore, de la Chasseresse, de Galatée, d’Amphitrite et d’Arion, dues aux habiles ciseaux de Legros, de Rayol, de Tuby, de Magnier, d’Anselme Flamen, de Michel Anguier et de Raon, remettons-les sur leur socle à la place des statues de rencontre et de taille inégale prises au Petit-Trianon, et le grand roi ne trouverait rien de changé au bosquet des Dômes. Il ne serait pas surpris de ne plus voir la statue de la Victoire debout sur la vasque, puisque lui-même la fit enlever dans un accès de modestie qui ne lui était pas habituel. Peut-être eut-il tort. La Victoire allait bien au guerrier et triomphal de

toute cette ornementation.

IV

le labyrinthe, les fables d’ésope, l’isle royale ou l’isle d’amour, la salle de bal

Et tournant le dos au palais, si vous allez jusqu’au bout de la terrasse, vous rencontrez un bassin décoré de deux groupes de molosses en bronze combattant l’un un ours, l’autre un cerf. Ce bassin est facilement reconnaissable à une jolie statue de Legros dont la blancheur se détache du fond de verdure sombre qui ombrage la fontaine. La statue placée en pendant — une Flore si nous ne nous trompons — n’est que gracieusement décorative, mais celle de Legros est une œuvre d’un charme tout particulier. Elle représente l’Eau. Des roseaux coiffent sa tête d’une expression maligne, presque inquiétante qui fait penser au « perfide comme l’onde » de Shakspeare. D’une main elle retient une draperie qui s’arrête aux hanches, et de l’autre elle porte une urne d’où s’échappe un flot de marbre. Son pied pose sur un dauphin dont la queue fourchue « se recourbe en replis tortueux » et donne de l’assiette à la figure. Ce marbre est traité avec une souplesse, on pourrait dire une fluidité tout à fait propre au sujet. C’est bien de l’eau condensée dans la forme d’une femme.

La statue de Legros respire un sentiment tout moderne, et surprend parmi ses sœurs placides, dont la beauté se contient au majestueux et pourrait monter dans les carrosses du roi.

À partir de ce bassin, le terrain s’abaisse entre le mur de l’Orangerie, dont l’angle est marqué par une copie de la Cléopâtre antique portant des traces de cette oxydation, qui prête des teintes de chair aux « trois marches de marbre rose, » et un massif d’arbres magnifiques taillés en palissade jusqu’à mi-hauteur et recourbés en dôme vers la cime. Cette allée, une des plus belles du jardin, à notre gré, par ce mélange d’architecture et de feuillage, descend d’une pente assez rapide et vous mène à la porte de l’Orangerie, d’ordre rustique d’un style noble et grave et digne du palais.

Presque en face vous verrez deux piliers fort simples, servant de support à une grille tout unie, dont les battants ouverts vous invitent à entrer dans un bosquet plein d’ombre et de fraîcheur ; la rêverie y trouve la solitude ou n’y est troublée que par de rares promeneurs. Là existait autrefois une curiosité des jardins de Versailles, aujourd’hui absolument détruite, et qui s’appelait « le Labyrinthe » ou « les Fables d’Ésope. »

De la disposition primitive il ne reste aucune trace appréciable. Les charmilles qui formaient le labyrinthe ont disparu dans cet abatis général des arbres qui eut lieu sous Louis XVI, et avait sans doute pour but de replanter le jardin à la mode nouvelle. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un massif, qu’on croirait plus ancien à voir le développement et la hauteur des feuillages. Au milieu du bosquet est ménagée une sorte de place entourée de tulipiers gigantesques, qui rappellent le tulipier du Scarabée d’or d’Edgar Poë.

Au centre de l’espace vide se tient, faisant son geste pudique, une statue de la Vénus de Médicis, moulée sur l’original et fondue en bronze vert, au temps de la Renaissance, par les artistes de Fontainebleau. Ce vert n’est pas dû à une patine ; il existe dans la masse même du métal et n’a pas ces nuances vert-de-grisées des autres bronzes exposés à l’air et à la pluie. Une particularité de ces fontes, c’est que les statues n’adhèrent pas au socle et ont seulement sous les pieds comme une large sandale, une semelle de bronze qui permet de les visser au piédestal de marbre ou de pierre. Cette figure est d’une grâce exquise et réalise l’idéal du joli comme l’entendaient les Grecs.

La Vénus de Médicis est fort petite, sa taille ne dépasse pas celles de nos élégantes Parisiennes ; elle n’a guère plus de quatre pieds et demi, et nous nous en sommes assuré en mesurant la projection de son ombre à côté de la nôtre. Quatre vases d’une sveltesse hardie, aux anses légères, ornés sur la panse d’un crabe à pinces recourbées ou plutôt d’un cancer zodiacal, l’accompagnent placés avec symétrie et devaient autrefois jeter de l’eau par leur orifice. Ils sont très-simples, mais ils ont une fierté et une élégances hautaines qui manquent aux vases pourtant si beaux et si riches de l’époque Louis XIV.

Cette statue verte, ces vases verts, sur ce fond vert dans cette pénombre où la lumière prend une teinte verdâtre produisent un effet étrange dont la bizarrerie ne déplaît pas ; cela repose un peu de l’éternelle blancheur des marbres sur les rideaux de verdure.

Mais nous décrivons le jardin moderne et c’est au bosquet ancien que nous avons affaire. Revenons à notre labyrinthe. Devant la porte faisaient sentinelle deux statues en plomb coloriées, représentant l’une l’Amour et l’autre Ésope, le fabuliste, la première de Legros, la seconde de Baptiste Tuby.

Nous copions dans un guide du temps les lignes suivantes : « L’amour tient entre les mains un peloton de fil pour signifier que si ce dieu nous jette parfois dans un labyrinthe d’inconvénients, ce même dieu nous donne aussi le moyen de les démêler et de les surmonter. Cependant Ésope semble lui remontrer que son peloton est inutile et que sans la sagesse on ne peut jamais sortir des abîmes que l’amour nous a creusés. » Cela nous semble expliqué à merveille et aussi ingénieux d’interprétation que la Symbolique de Creuzer. La présence de l’Amour et d’Ésope à la porte du labyrinthe est parfaitement justifiée : la folie nous y engage, la sagesse nous en retire.

Ces deux statues existent encore dans une des caves du château, où nous les avons vues couvertes de poussière et de toiles d’araignée. Elles portent des traces de peinture qui leur prêtent une sorte de vie morte et de réalité spectrale assez effrayantes. L’amour, demi-nu ainsi qu’il convient à une personne mythologique, était peint jadis en couleur de chair, comme disent les enfants. Cette couleur de chair a pâli et pris des tons de cadavre ou de figure de cire dont le fard est tombé, ce qui n’empêche pas de retrouver sans peine sous cette lividité la jeune élégance du fils de Vénus représenté comme l’Eros grec avec la forme d’un garçon de quinze ans.

Ésope est un frappant exemple de réalisme qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans une époque où le mot même n’était pas connu. C’est bien le bossu philosophe, couvert de la souquenille d’esclave phrygien semblable à une blouse de paysan, chaussé de sandales grossières composées de chiffons ou de cordelettes, faisant jaillir l’esprit de toutes les rides de son masque difforme. Ses haillons ont conservé de vagues colorations bleuâtres et rougeâtres, et sa face, aux tons d’ocre et de terre de Sienne, semble avoir été hâlée, tannée et recuite par le soleil. Éclairé par le soupirail de la cave et baigné de fortes ombres, il fait vraiment illusion.

Ne pourrait-on pas retirer ces deux statues du souterrain où elles achèvent de se détériorer et les replacer à l’entrée du Labyrinthe ? elles n’exigent que de faciles restaurations et une nouvelle couche de peinture.

Près d’elles, sous la même voûte, gisent confusément des figures d’animaux coulées en plomb, entières ou brisées, des consoles, des ornements, entre autres une table ou guéridon entouré de ceps de vigne d’où pendent des grappes de raisin noir et blanc provenant des fontaines du Labyrinthe, au nombre de trente-neuf, représentant chacune une fable d’Ésope.

On avait gardé à chaque animal acteur des fables sa taille exacte et sa couleur naturelle. Deux singes venant d’une de ces fontaines, moins étudiés et moins zoologiquement vrais que ceux de Decamps, mais de l’exécution la plus libre et la plus spirituelle, font la grimace sur le balcon de M. le conservateur du musée. On voit à leur pose cambrée, à leur col rejeté en arrière, au gonflement de leurs bajoues, à la distension de leurs mâchoires qu’ils soufflaient en l’air un jet d’eau qui leur retombait sur le nez.

Les autres groupes ont probablement été fondus pendant la Révolution.

Il est regrettable que ce bosquet ait été supprimé. On y eût vu qu’il y avait au commencement du règne de Louis XIV plus de fantaisie et de couleur qu’on ne le suppose. Ce ne fut que peu à peu que le goût s’épura et donna dans ces régularités d’une monotonie parfois ennuyeuse. L’art sous Louis XIII était plein de caprice et ne se rangea à la loi classique qu’avec beaucoup de peine. Ses tendances le portaient vers l’emphase espagnole ou le pittoresque romantique, et la transition d’une manière à l’autre ne s’opère jamais si brusquement. Une certaine familiarité avec la nature était encore admise, et Louis XIV n’avait pas dit devant les chefs d’œuvres de l’école flamande : « Tirez de là ces magots ! »

Le Labyrinthe était du dessin de Le Nôtre ou Le Nautre, comme on écrivait alors ; il se composait d’un lacis compliqué d’allées se coupant à angles droits ou formant des courbes, elles-mêmes disposées de façon à égarer les pas du promeneur, eût-il en main le peloton de fil de l’Amour.

À chaque détour, on rencontrait une fontaine en rocaille fine, où l’on avait représenté au naturel une fable d’Ésope, dont le sujet était marqué par une inscription de quatre vers gravés en lettres d’or sur une lame de bronze peinte en noir. Ces vers étaient de feu Benserade : on les a recueillis, et, en vérité, ils ne valent pas grand’-chose. Il n’était du reste pas aisé de condenser une fable d’Ésope dans un quatrain.

Dès l’entrée, on apercevait le duc et les oiseaux. Un demi-dôme de treillage et d’architecture formait le fond de la fontaine et servait de perchoir à une infinité d’oiseaux : perroquets, geais, pies, merles, colombes, linottes, mésanges, bouvreuils, qui tous crachaient de l’eau par le bec sur le duc assis sur une pierre au milieu d’un bassin de rocailles, entouré de grands oiseaux aquatiques : cygnes, grues, hérons, lançant aussi de l’eau. C’était, il faut l’avouer, un joli motif de fontaine, et ces volatiles, peints des plus vives couleurs, devaient produire un bon effet à travers ces treillages, ces verdures et cette pluie diamantée des eaux jaillissantes. Ce duc avait excité l’indignation chez la gent ailée « par son chant lugubre et son vilain plumage. » La lame de bronze explicative portait ce quatrain dû, comme tous les autres, à l’auteur des Métamorphoses d’Ovide mises en rondeaux :

Les oiseaux en plein jour, voyant le duc paraître,
Sur lui fondirent tous à son hideux aspect.
       Quelque parfait qu’on puisse être,
       Qui n’a pas son coup de bec ?

Au centre du labyrinthe s’élevait un pavillon ou cabinet, « dont le dessin du plafond fait plaisir à voir, » disent des descriptions du temps. La dernière fontaine qu’on trouvât sur sa route et qui indiquait qu’on avait surmonté heureusement les difficultés du dédale, s’appelait « les Canes et le barbet.  »

      Un barbet poursuivait des canes ;
   Mais il revint avec un pied de nez.
   Il est des vœux aussi vains que profanes,
Ne comptez sur un bien que quand vous le tenez.

M. Leclerc a gravé une jolie suite d’eaux-fortes d’après ces fables. Le frontispice d’un petit livre du temps, que nous consultons pour faire cet article, fournit un curieux détail de mœurs :

Une jeune dame franchit la grille du Labyrinthe, traînée en brouette par un vigoureux porteur ; elle joue de l’éventail en coquette avec un blondin qui marche près d’elle et lui dit des douceurs ; un coureur la précède, un basque dératé portant la toque à plumet, la courte jaquette, la ceinture sanglée sur le ventre, dont les bouts retombent, et la grande canne à pommeau d’argent. Nous avons vu à Stuttgart, exactement dans cette tenue, un coureur, le dernier de sa race sans doute, qui s’aidait de cette canne comme les toreros de la garocha pour soulever ou franchir des obstacles. Rien n’était étrange comme cette apparition des temps passés au milieu de notre civilisation moderne. Ces coureurs devançaient toujours les voitures, ce qui ne paraîtra pas étrange à ceux qui connaissent les saïs d’Égypte et les zagales d’Espagne.

L’usage de la brouette était d’ailleurs fréquent sous Louis XIV, et la cour se promenait dans le jardin voiturée fort commodément de la sorte ; un des lieux les plus favorables à cette procession de brouette était le tour du grand bassin, appelé l’isle Royale ou l’isle d’Amour ; cette pièce d’eau ne mesurait pas moins de cent trente toises en longueur sur soixante en largeur ; une chaussée la séparait d’une seconde pièce d’eau taillée en vertugadin et nommée parfois le Miroir ; cinq jets d’eau, dont le jet central s’élevait à quarante-sept pieds, jaillissaient de la grande pièce, où flottait une galiote et nageaient des cygnes.

Un portique d’arbres en arcades encadrait ce vaste espace : en avant de ce portique des ifs en pointes formaient une file régulière.

Au fond se dressaient deux statues colossales copiées à Rome par Cornu et Raon, d’après l’Hercule et la Flore Farnèse. Autour du miroir se rangeaient quatre statues antiques de marbre : Julia Mœsa, Vénus sortant du bain, Jupiter Stator et Julia Domna. Deux beaux vases en marbre blanc, par Lefebvre et Legeret, complétaient la décoration.

Ne cherchez pas le bassin de l’isle Royale ; il a été comblé et remplacé sous Louis XVIII par un jardin à l’anglaise, qui a reçu le nom de Jardin du roi. La tradition veut que ce jardin ait été copié sur celui de la maison d’Hartwell qu’habitait Louis XVIII pendant son séjour en Angleterre. Cette tradition n’a aucun fondement. La pièce du Miroir a été conservée, mais la physionomie des lieux a été totalement changée, et le grand roi ne s’y reconnaîtrait plus. Il se retrouverait dans le bosquet de la « salle de Bal, » bien que les gradins de l’amphithéâtre où s’asseyaient les spectateurs aient disparu, qu’on ait enlevé le dallage et les appliques de marbre sérancolin, que les candélabres qui supportaient les bougies soient tout à fait dédorés, et que des pierres meulières remplacent, en beaucoup d’endroits, les fines rocailles et les précieux coquillages de la cascade. La cour du grand roi y pourrait exécuter encore un de ces pas ou de ces entrées de ballet dont Benserade écrivait le livret et rimait les vers.