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Taine - Voyage en Italie, t. 1/10

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(Tome ip. 390-409).










LA SEMAINE SAINTE










Dimanche des Rameaux.


Depuis huit jours nous passons la moitié de nos journées à Saint-Pierre. Nous regardons une cérémonie, puis nous nous asseyons au dehors sur les escaliers ; la place, enserrée dans ses colonnades, tachée de points humains qui remuent, traversée de processions muettes, est à elle seule un spectacle. Sur la place, par le plus beau soleil, entre les panaches blancs des fontaines, on regarde ces processions qui montent, moines à cagoules, violets, rouges ou noirs, orphelines, élèves des séminaires, une foule bigarrée de visiteurs, de femmes voilées de noir, de soldats, qui se croise et ondoie. Les voitures des monsignori arrivent une à une avec leur décoration de cochers et de laquais chamarrés : il y en a trois par derrière, deux accrochés à la voiture, le troisième aux deux autres. Ces domestiques sont précieux : voyez-les dans les tableaux d’Heilbuth, importants et tranquilles, avec des habits neufs qui ont l’air un peu vieux, ou des habits vieux qui ont l’air un peu neuf, demi-bedeaux, demi-laquais, sachant qu’ils brossent la soutane d’un pape possible, et qu’ils sont plus près du ciel que les autres hommes, convaincus que leur âme est un peu sainte et néanmoins ménageant l’étoffe de leur culotte. Quant aux prélats, leurs figures sont bien fines, non pas de cette finesse parisienne qui consiste à dire de jolis mots, mais d’une finesse ecclésiastique et italienne, celle des diplomates et des procureurs, gens habitués à se contenir, à se précautionner, à ne pas donner prise, — Sur les marches dorment les paysans ; il ne faut pas trop s’approcher d’eux : l’odeur vous monte au nez, ils ne se sont jamais lavés et sentent la bête fauve. — Tout alentour, aux balcons, sur le pas des portes, on distingue quantité de grisettes romaines aux cheveux noirs savamment ondes et retroussés, aux lèvres fines, aux traits réguliers et franchement coupés, au menton fort, au regard fixe. Quelquefois d’une sale et sordide fenêtre sort une de ces belles et redoutables têtes ; on l’a remarquée le matin, et on la retrouve le soir : elle passe ainsi la journée à regarder et à être vue.

Pour un esprit religieux, le spectacle intérieur dans Saint-Pierre n’est pas édifiant. Les soldats du pape qui font la haie bâillent, se tournent, lorgnent les femmes qui passent. Pendant toute la messe, les assistants circulent, causent à voix basse ou même à demi-voix ; comme il n’y a ni bancs ni chaises, ils essayent de s’asseoir contre les piliers, s’affermissent tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre ; quelques-uns sommeillent. On entend partout un long bruissement, il se fait un va-et-vient comme dans une halle. On se perche sur la pointe des pieds, et on regarde passer les suisses du pape, qui ont la fraise, le costume bariolé et les pertuisanes du seizième siècle, puis les appariteurs en pourpoint de velours noir, avec le petit manteau espagnol, la chaîne d’or et aussi la fraise du temps de Philippe II. Enfin la procession défile : chaque personnage blanc représente un apôtre, et tient une baguette enguirlandée de jaune, qui figure une branche de buis ; d’autres sont noirs, d’autres violets, d’autres rouges ; les derniers sont les évêques tout luisants dans leurs chapes damasquinées ; plusieurs sourient, regardent ou causent. Au fond de l’église, derrière le grand baldaquin de bronze, on démêle les génuflexions, les postures, tous les restes des anciennes cérémonies symboliques, si peu appropriées au temps présent. Sur les flancs, dans les deux grandes estrades, les femmes en noir, leur voile noir sur la tête, leur Murray à la main, manient leur lorgnette. On se plaint que la cérémonie soit incomplète. Le pape a un érysipèle qu’on a ouvert ; il en sort beaucoup d’eau, il n’est pas certain qu’il puisse officier à Pâques ; on détaille toutes les circonstances médicales. Nul intérêt ou sympathie véritable ; pour ce public, c’est le premier acteur qui manque, et son absence fera tort à la représentation. Les gens causent, se saluent, se promènent comme dans un foyer d’opéra. Voilà ce qui reste des glorieuses pompes qui, au temps de Boniface VIII, attiraient les pèlerins par centaines de mille : une décoration qui n’est plus qu’une décoration, une cérémonie vide, un sujet d’étude pour les archéologues, de tableaux pour les artistes, de curiosité pour les gens du monde, un amas de rites où tous les siècles ont apporté leur part, semblable à cette ville elle-même, où la foi vive et l’émotion spontanée du cœur ne trouvent plus d’objet qui leur corresponde, mais où se rassemblent les peintres, les antiquaires et les touristes.

Au point de vue pittoresque, l’effet est tout autre. Ainsi remplie et mesurée par la foule, l’église devient colossale ; cette fourmilière de peuple qui remue et ondoie la rend vivante comme un tableau. Les grandes chutes de lumière qui tombent du dôme font çà et là, au milieu des marbres, des pluies de rayons et de blancheurs éblouissantes. Le grand baldaquin qui tord dans le lointain ses colonnes fauves parmi des nuages d’encens, l’harmonie vague des chants adoucis par la distance, la magnificence des décorations et des marbres, le peuple de statues qui s’agite indistinctement dans l’ombre, l’assemblage et l’accord de tant de formes monumentales et de tant de rondeurs grandioses, tout concourt à faire de cette fête un chant de triomphe et de réjouissance ; je voudrais y entendre la prière de Moïse, de Rossini, par trois cents chanteurs et un orchestre.



Mercredi. Miserere, à la Sixtine.


Trois heures debout, et tous les hommes sont debout. Les deux premières heures se passent, quelques-uns n’y tiennent plus et s’en vont. Tous les corps sont serrés comme dans un étau. Les visages jaunissent, rougissent, se griment ; on pense aux damnés de Michel-Ange. Les pieds rentrent dans les mollets, les cuisses dans les hanches, les reins sont courbaturés ; heureux qui trouve une colonne ! Plusieurs tâchent d’atteindre leur mouchoir pour s’essuyer le front, d’autres essayent inutilement de préserver leur chapeau. On n’aperçoit rien qu’une forêt de têtes. La foule pousse à la porte, et de temps en temps un personnage officiel s’enfonce et pénètre péniblement, grâce aux épaules des acolytes, comme une fiche de fer dans une pièce de bois. Sous les tribunes de l’entrée, dans une sorte de cage, les dames s’asseoient sur leurs talons et respirent du vinaigre. Çà et là, des suisses en panache blanc et en costume d’opéra profitent de leurs larges pieds et s’étayent sur leur hallebarde. Le ronflement monotone des psaumes dure et reprend toujours.

Cela n’empêche pas les figures de Michel-Ange d’être des géants et des héros. Ah ! si je pouvais me coucher sur le dos pour regarder les prophètes ! Quels vaillants troncs, quels magnifiques corps primitifs que ceux d’Adam et d’Ève ! Et ce terrible Christ du jugement, quel Apollon vengeur, quel sublime Jupiter foudroyant ! De quel geste de combattant vainqueur il accable les corps de ses ennemis précipités ! Tout vient de l’antique ici ; quand Bramante conçut Saint-Pierre, il prit ses deux idées dans le Panthéon et la basilique de Constantin ; les deux âges se renouent.

Enfin le Kyrie, puis le Miserere. Cela vaut toutes les douleurs de genoux et de reins qu’on a subies. L’étrangeté est extrême ; il y a des accords prolongés qui semblent faux et tendent l’ouïe par une sensation pareille à celle que laisse dans la bouche un fruit acide. Point de chant net et de mélodie rhythmée ; ce sont des mélanges et des croisements, de longues tenues, des voix vagues et plaintives qui ressemblent aux douceurs d’une harpe éolienne, aux lamentations aiguës du vent dans les arbres, aux innombrables bruits douloureux et charmants de la nature. Rien de plus original et de plus grand ; l’âge musical qui a fait une toile messe est séparé du nôtre par un abîme. Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu’aucune œuvre moderne ; elle sort d’une âme féminine et religieuse : on aurait pu l’écrire dans quelque couvent perdu au fond d’une solitude, après de longues rêveries indistinctes, parmi les frôlements et les sanglots du vent qui pleure en chantant autour des roches. — Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. L’un est de Palestrina, l’autre d’Allegri. Quelle couche de sentiments inconnus et profonds ! Voilà donc la musique de la restauration catholique, telle que l’esprit nouveau la trouva en refaisant le moyen âge !



Jeudi.


« J’ai parcouru hier soir et ce matin les deux volumes de Baïni sur Palestrina[1]. C’était un homme pieux, ami de saint Philippe de Néri, fils de pauvres gens, pauvre toute sa vie, vivant d’une pension de six, puis de neuf écus par mois, manquant d’argent pour imprimer ses œuvres, malheureux et tendre, ayant perdu trois fils qui donnaient les plus belles espérances, écrivant ses lamentations au milieu de chagrins cuisants et prolongés. À ce moment, sous lui et sous Goudimel, son maître, la musique, un demi-siècle après les autres arts, sort du bourbier du moyen âge. Le chant sacré s’était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances, les notes étant vertes quand on parlait de prairies et d’herbes, rouges quand il s’agissait de sang et de sacrifice, noires quand le texte nommait le sépulcre et la mort, chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l’Homme armé ou l’Ami Baudichon, madame, et là-dessus, avec force recherches et bizarreries de contre-point, il brodait une messe. Pédantisme et licence, le régime mécanique du moyen âge avait abaissé et brouillé l’esprit en musique comme en littérature, et produisait au quinzième siècle des poètes aussi plats et aussi affectés que les musiciens[2]. Le sentiment religieux reparut, protestant avec Luther, catholique avec le concile de Trente. Aux protestants, Goudimel, un martyr de la Saint-Barthélémy, donna la musique des psaumes héroïques qu’ils chantaient sur les bûchers et dans les batailles. Aux catholiques, Palestrina, invité par le pape, donna les vagues et vastes harmonies de ses désolations mystiques et les supplications d’un peuple entier, enfantin et triste, agenouillé sous la main de Dieu.

Ces Miserere sont en dehors et peut-être au delà de toute musique que j’aie jamais écoutée : on n’imagine pas avant de les connaître tant de douceur et de mélancolie, d’étrangeté et de sublimité. Trois points sont saillants. — Les dissonances sont prodiguées, quelquefois jusqu’à produire ce que notre oreille, habituée aux sensations agréables, appelle aujourd’hui de fausses notes. — Les parties sont extraordinairement multipliées, en sorte que le même accord peut renfermer trois ou quatre consonnances et deux ou trois dissonances, se démembrer et se recomposer par portions et incessamment ; à chaque instant une voix se détache par un thème propre, et le faisceau s’éparpille si bien que l’harmonie totale semble un effet du hasard, comme le sourd et flottant concert des bruits de la campagne. — Le ton continu est celui d’une oraison extatique et plaintive qui persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout chant symétrique et de tout rhythme vulgaire : aspiration infatigable du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu’en Dieu, élancements toujours renouvelés des âmes captives toujours rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés d’une infinité de malheureux tendres et aimants qui ne se découragent pas d’adorer et d’implorer.

Le spectacle est aussi admirable pour les yeux que pour les oreilles. Les cierges s’éteignent un à un, le vestibule noircit, les grandes figures des fresques se meuvent obscurément dans l’ombre. On fait vingt pas, et tout d’un coup l’on a devant soi la chapelle Pauline, flamboyante comme un paradis angélique de gloire, de lumières et de parfums. Les étages de cierges montent sur l’autel comme une châsse ; les lustres descendent, ouvrant leurs arabesques dorées, leurs panaches d’étincelles, leurs rosaces de splendeurs, leurs aigrettes diamantées, comme les oiseaux mystiques de Dante. Des écailles de nacre hérissent le sanctuaire de leurs blancheurs chatoyantes ; les colonnes tordent leurs spirales d’azur parmi les corps charmants des anges, sous les vapeurs enroulées de l’encens qui fume ; une senteur enivrante emplit l’air. C’est Bernin qui a disposé cette délicieuse fête, ces éblouissements, cette féerie ; sa sainte Thérèse pâmée de l’église Della Vittoria l’entrevoit en esprit, et c’est ici qu’elle devrait être.

Cependant, dans Saint-Pierre, entre deux haies de soldats, on voit défiler le cortège qui va célébrer le lavement des pieds : d’abord des monsignori à la physionomie spirituelle, des cardinaux violets, la calotte rouge à la main, suivis de leurs acolytes, des chanoines habillés de rouge vif, enfin les douze apôtres vêtus de bleu, coiffés d’un singulier chapeau blanc, un bouquet à la main. Ailleurs, dans un hôpital, les dames romaines, en costumes noirs et en tabliers blancs de religieuses, font le même office. On reçoit là trois ou quatre cents paysannes venues pour la fête ; les plus grandes dames, des princesses, les déchaussent, lavent leurs pieds, les rechaussent, leur donnent à manger, puis vont les coucher. C’est un débouché pour le besoin violent et intermittent d’émotions et d’humiliations chrétiennes.



Vendredi.


Troisième Miserere, un peu inférieur aux précédents, et de plus aujourd’hui la chapelle Pauline, n’ayant pas son illumination, est ridicule ; on découvre que les colonnes d’azur et la plupart des dorures n’étaient que des trompe-l’œil. Les deux dernières fresques de Michel-Ange, saint Pierre crucifié et saint Paul jeté par terre, ne sont que savantes.

Dans la basilique de Saint-Pierre, un cardinal, avec un bonnet rouge surmonté d’une toque rouge, est assis à cinq marches du sol sur une chaire de bois noir sculpté, et tient à la main une longue baguette dont il touche le crâne des pénitents agenouillés ; cet attouchement donne une indulgence particulière. Le cardinal a soixante ans, il est gros, vêtu de violet, et sa gravité est admirable ; pas un muscle de sa figure ne bouge ; on le prendrait pour un bouddha majestueux et hiératique. De temps en temps passe un cortège de cagoules noires, et l’on s’arrête à contempler parmi ces capuches d’inquisition tel cardinal, longue figure jaune, aux yeux noirs, ardents, sorte de Ximenès qui n’a pas d’emploi. Tout alentour la foule se presse, ondule ; mais l’église est si vaste que toutes les conversations, tous les pas s’amortissent et se fondent en un vaste murmure.

C’est sans doute aujourd’hui l’une de mes dernières visites ; tâchons de revoir l’ensemble de l’édifice. Par degrés, les yeux se sont habitués ; on prend l’œuvre pour ce qu’elle est, telle que la conçurent ses fondateurs ; on la considère non pas en chrétien, mais en artiste. Ce n’est plus une église, c’est un monument, et certes à ce point de vue elle est un chef-d’œuvre de l’homme.

Cet escalier de la Sixtine, avec les arceaux enguirlandés de sa voûte et le long développement de sa descente, est d’une noblesse et d’une proportion incomparables. Saint-Pierre est pareil, orné mais sans excès, grand sans être énorme, majestueux sans être accablant. On jouit des rondeurs simples des voûtes et de la coupole, de leur ampleur et de leur solidité, de leur richesse et de leur force. Ces caissons dorés qui brodent la voûte, ces anges de marbre assis sur les courbures, ce superbe baldaquin de bronze appuyé sur ses colonnes torses, ces pompeux mausolées des papes, forment un ensemble unique ; on n’a jamais offert une plus belle fête païenne à un Dieu chrétien.

Quel est le Dieu dans ce temple ? — Au fond de l’abside, au-dessus de l’autel lui-même, à l’endroit où l’on met d’ordinaire la Vierge ou le Christ, est la chaire de Saint-Pierre ; c’est elle qui est la patronne du lieu et la souveraine. Les mots officiels complètent l’explication ; on appelle le pape Sa Sainteté, Sa Béatitude ; on a l’air de croire qu’il est déjà dans le ciel.

Presque tous les mausolées de papes sont frappants, surtout celui de Paul III par Della Porta. Deux figures de Vertus demi-couchées sur son tombeau déploient leurs beaux corps avec des attitudes hardies ; la vieille songe avec une gravité superbe et fière ; la jeune a la riche beauté, la tête spirituelle et sensuelle, les cheveux ondés, la petite oreille des figures vénitiennes. Elle était presque nue, on l’a habillée depuis ; ce passage de la sculpture naturelle à la sculpture décente marque le changement qui sépare la Renaissance du jésuitisme[3].

Je ne sais pas pourquoi Stendhal loue si fort le mausolée de Clément III par Canova : ce sont des figures de Girodet ou de Guérin, fades ou qui posent. À cet égard, les tombeaux récents sont instructifs. Plus un monument se rapproche de notre temps, plus ses statues prennent une expression spiritualiste et pensive ; la tête usurpe toute l’attention, le corps se réduit, se voile, devient accessoire et insignifiant. Considérez tour à tour, par exemple, le tombeau de Benoît XIV, mort au siècle dernier, et tout à côté les mausolées de Pie VII et de Grégoire XVI : sur le premier siègent ou s’agitent de belles femmes encore saines et fortes, bien posées et d’un vif mouvement ; sur les deux autres, les Vertus sont des squelettes soigneusement ratissés, habillés et intéressants. — Nous finirons par ne plus sentir le corps et la forme, mais seulement l’âme et l’expression.



Dimanche de Pâques.


Le temps s’est gâté, la pluie tombe par rafales ; mais la foule couvre tout, la place, les escaliers, les portiques, et s’engouffre avec un bourdonnement prolongé dans l’immensité de la basilique.

Dans cet océan humain, de lentes ondulations se développent et se brisent ; devant la statue de saint Pierre, le flot avance et recule sous le reflux des vagues précédentes. Les froissements et les tassements serrent et desserrent à chaque instant le désordre mouvant des mêlées ; une tumultueuse et bruissante confusion de pas, de frôlements, de paroles roule entre les grandes murailles, et dans les hauteurs, au-dessus de cette agitation et de ce murmure, on aperçoit les pacifiques rondeurs des voûtes, le vide lumineux des dômes, et les étages de bordures, d’ornements, de statues qui vont se superposant pour combler l’abîme tournoyant de la coupole.

Dans cette mer de corps et de têtes, une double digue de soldats, de chantres, d’enfants de chœur, forme un lit où coule pompeusement le cortège solennel : d’abord les gardes nobles, rouges et blancs, le casque en tête ; puis des camériers rouges, plus loin des prélats violets, puis les maîtres de cérémonies en pourpoint et manteau noir, ensuite les cardinaux, enfin le souverain pontife, porté par des acolytes dans un fauteuil de velours rouge broché d’or, lui-même en long habit blanc brodé d’or et portant sur la tête la tiare d’or à triple étage. Des éventails de plumes d’autruche flottent autour de lui. Il a l’air bon, affectueux ; sa belle figure pâle est celle d’un malade ; l’on pense avec regret qu’il doit souffrir en ce moment, que sa jambe est enveloppée de bandes. Il donne doucement la bénédiction avec un doux sourire.

Les chantres et les soldats causaient gaiement un instant avant son passage ; un moment après, une trompette dans l’abside ayant entonné un air d’opéra, deux ou trois soldats se sont mis à fredonner à l’unisson ; mais les gens du peuple, les paysans qui étaient là regardaient comme s’ils voyaient Dieu le Père. Il faut contempler leurs figures surtout devant la statue de saint Pierre. Ils affluent tour à tour en s’étouffant pour baiser le pied de bronze, qui maintenant est tout usé ; ils le caressent, ils y collent leur front ; beaucoup d’entre eux pour venir ont fait à pied dix ou douze milles, et ne savent pas où ils coucheront. Quelques-uns, alourdis par le changement d’air, dorment debout contre un pilier, et leurs femmes les poussent du coude. Plusieurs ont une tête de statue romaine, le front bas, les traits anguleux, l’air sombre et dur ; d’autres, le visage régulier, l’ample barbe, le beau coloris chaud, les cheveux naturellement frisés des peintures de la Renaissance. On n’imagine pas une race plus forte et plus inculte. Leurs costumes sont étranges : vieilles casaques en peaux de bique ou de mouton, guêtres de cuir, manteaux bleuâtres cent fois trempés par la pluie, sandales de peau comme aux temps primitifs ; de tout cela sort une odeur insupportable. Leurs yeux sont fixes, éclatants comme ceux d’un animal ; plus éclatants encore et comme ensauvagés luisent ceux des femmes jaunies et minées par la fièvre. Ils arrivent ici poussés par une crainte vague pareille à celle des anciens Latins, pour ne point déplaire à une puissance inconnue, dangereuse, qui peut à volonté leur envoyer la maladie ou la grêle, et ils baisent l’orteil de la statue avec le sérieux d’un Asiatique qui apporte le tribut au pacha.

Le bourdonnement de la messe roule demi-perdu dans le lointain, et les grandes formes enveloppées dans l’encens accompagnent de leur noblesse et de leur gravité sa mystérieuse harmonie. Quel puissant seigneur et quelle splendide idole pour ces paysans que le maître de cette église ! Pensez, pour comprendre leur impression devant ces magnificences, ces dorures et ces marbres, à leur cahute enfumée, à leur campagne désolée, aux âpres montagnes brûlées, aux lacs noirâtres, à la lourde chaleur de l’été fiévreux, aux songes sourds, inquiétants, qui s’enchevêtrent dans le cerveau des pâtres pendant les heures solitaires, ou lorsque la nuit avec son cortège de formes lugubres s’appesantit sur la plaine ! Un ciel rougi comme celui d’hier, au bout de cette plaine livide et dans les morues fumées du soir, fait frissonner. L’implacable soleil du midi, dans une fondrière de roches ou devant la pourriture d’un marécage, donne le vertige. On sait par les anciens Romains quelle prise la superstition trouvait dans l’homme parmi ces eaux stagnantes, ces solfatares éparses, ces montagnes cassées, ces lacs métalliques, et les paysans que voici n’ont pas l’esprit plus assaini, plus cultivé, plus rassis que les soldats de Papirius.

Tout le monde sort et attend le pape, qui doit paraître sur le grand balcon de Saint-Pierre et donner la bénédiction. La pluie redouble, et à perte de vue sur la place, dans les rues, sur les terrasses, la multitude s’entasse et fourmille, cavalerie, infanterie, voitures, piétons sous leur parapluie, paysans ruisselants sous leur peau de bique. Ils s’accroupissent par familles, et regardent, mangeant des lupins ; ce qui les stupéfie le plus, ce sont les uniformes et le long défilé des troupes françaises. Leurs enfants, en peaux de mouton, juchés sur les piliers, semblent des poulains farouches.

Le balcon reste vide, le pape n’a pu achever, il est trop malade. La foule se disperse dans la pluie et dans la boue. Décidément, comme disent les gens du peuple, le pape est jettatore ; nous avons ce mauvais temps parce qu’il a pu accomplir une moitié de la cérémonie.

Voici, après quatorze siècles, le finale de la pompe romaine ; car c’est bien l’ancien empire romain qui aujourd’hui vit ici et se continue. Il s’est enfoncé en terre sous le coup de masse des barbares ; mais, avec le rajeunissement universel des choses, il a reparu sous une forme nouvelle, spirituel et non plus temporel. Toute l’histoire de l’Italie tient dans ce mot en raccourci : elle est restée trop latine. Les Hérules, les Ostrogoths, les Lombards, les Francs, ne se sont point assis ou n’ont pas assez dominé chez elle ; elle n’a point été germanisée comme le reste de l’Europe ; elle s’est retrouvée au dixième siècle à peu près telle que trois cents ans avant Jésus-Christ, municipale et non féodale, étrangère à cette fidélité du vassal et à cet honneur du soldat qui ont fait les grands États et les paisibles sociétés modernes, livrée comme les cités antiques aux haines mutuelles, aux violences intestines, aux séditions républicaines, aux tyrannies locales, au droit de la force, et par suite au règne de la violence privée, à l’oubli de l’esprit militaire, à la pratique de l’assassinat. Lorsqu’un centre menaçait de se former, le pape armait contre lui les résistances municipales : Lombards, Hohenstaufen du nord, Hohenstaufen du sud, il les a tous détruits ; le souverain spirituel ne pouvait souffrir à ses côtés un grand roi laïque, et pour rester indépendant il empêchait la nation de se faire. C’est pourquoi au seizième siècle, tandis que dans toute l’Europe le moule de la société, élargi et transformé, dressait les unes à côté des autres des monarchies régulières appuyées sur le courage des sujets et des États organisés soutenus par la pratique de la justice, l’Italie, dispersée en petites tyrannies, éparse en faibles républiques, gâtée dans ses mœurs, amollie dans ses instincts, se trouva enfermée dans les formes étroites de la civilisation antique, sous le patronage impuissant du César spirituel qui l’avait empêchée de s’unir sans être capable de la protéger. Elle fut envahie, pillée, partagée et vendue. En ce monde, quiconque est faible devient la proie d’autrui ; sitôt qu’un peuple acquiert une forme d’organisation supérieure, ses voisins sont tenus de l’imiter : celui qui aujourd’hui oublie de fabriquer des canons rayés et des vaisseaux cuirassés sera demain un protégé qu’on épargne, après-demain un marchepied qu’on foule, le jour d’après un butin qu’on mange. Si l’Italie a subi pendant trois siècles la décadence et la servitude, c’est faute d’avoir secoué les traditions municipales et romaines. Elle les secoue en ce moment ; elle comprend que, pour se tenir debout en face des grandes monarchies militaires, elle doit devenir elle-même une grande monarchie militaire, que la vieille forme latine a produit et prolongé sa faiblesse, que, dans le monde tel que nous l’avons, un assemblage de petits États sous les bénédictions et les manœuvres d’un prince cosmopolite appartient aux voisins forts qui veulent l’exploiter ou le prendre. Elle reconnaît que les deux prérogatives qui faisaient son orgueil sont les deux sources d’où est sortie sa misère, que l’indépendance municipale et la souveraineté pontificale, libératrices au moyen âge, sont pernicieuses aux temps modernes, que les institutions qui l’ont protégée contre les envahisseurs du treizième siècle la livrèrent aux envahisseurs du dix-neuvième, que si elle ne veut pas rester une promenade d’oisifs, un spectacle de curieux, un séminaire de chanteurs, un salon de sigisbés, une antichambre de parasites, elle est obligée de devenir une armée de soldats, une compagnie d’industriels, un laboratoire de savants, un peuple de travailleurs. Dans cette transformation si vaste, elle a pour aiguillons le souvenir des maux passés et la contagion de la civilisation européenne. C’est beaucoup ; est-ce assez ?



FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Né en 1524, mort en 1594.
  2. Voyez Lydgate, Occlève, Hawes en Angleterre, Brandt en Allemagne, Charles d’Orléans, les poésies de Froissart en France.
  3. Les plaintes d’un célèbre catholique français ont dernièrement amené une recrudescence de pudeur. On a dépense 35 000 francs en chemises de tôle pour les anges et les saints.