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Taine - Voyage en Italie, t. 1/2

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(Tome ip. 31-104).

NAPLES










Naples, 20 février.


C’est un autre climat, un autre ciel, presque un autre monde. Ce matin, en approchant du port, quand l’espace s’est élargi et que l’horizon s’est découvert, je n’ai plus vu tout d’un coup que des blancheurs et des splendeurs. Dans le lointain, sous la brume qui couvrait la mer, les montagnes s’étageaient et s’allongeaient, lumineuses et satinées comme des nuages. La mer s’avançait à grandes ondes blanchissantes, et le soleil, versant son fleuve de flammes, faisait comme une traînée de métal fondu jusqu’à la plage.

J’ai passé une demi-Journée sur la Villa-Reale ; c’est une promenade plantée de chênes et d’arbustes toujours verts, et qui longe la côte. Quelques jeunes arbres, transpercés par la lumière, ouvrent leurs petites feuilles tendres et épanouissent déjà leurs fleurettes jaunes. Des statues, de beaux jeunes gens nus, Europe sur le taureau, penchent leurs corps de marbre blanc entre le vert léger des plantes. Des flaques de clarté viennent s’étaler sur les gazons, des herbes grimpantes s’entrelacent autour des colonnes ; çà et là éclate la pourpre vive des fleurs nouvelles, et les calices délicats, veloutés, tremblent sous la brise tiède qui arrive entre les troncs des chênes. L’air et la mer sont bienfaisants ; quel contraste, si l’on se rappelle les côtes de l’Océan, nos falaises de Normandie et de Gascogne, battues par les vents, flagellées par la pluie, où les arbres rabougris se cachent dans les creux, où les ajoncs, le gazon rasé, se collent misérablement contre les pentes ! Ici le voisinage des flots nourrit les plantes ; on sent la fraîcheur et la douceur du souffle qui vient les caresser et les ouvrir. On s’oublie, on écoute le petit bruit des feuilles qui chuchotent, on regarde leurs ombres qui remuent sur le sable. Cependant, à six pas, la mer roule avec un bourdonnement profond à mesure que ses nappes écumeuses viennent s’amincir et s’arrondir sur le sable. La brume s’évapore sous le soleil ; entre les feuillages on aperçoit le Vésuve et ses voisins, toute la chaîne des monts qui se dégagent. Ils sont d’un violet pâle, et, à mesure que le jour baisse, ce violet devient plus tendre. À la fin, la plus fine teinte de mauve, une corolle de fleur est moins charmante ; le ciel s’est épuré, et la mer calmée n’est plus qu’azur.

Impossible de rendre ce spectacle. Lord Byron a bien raison : on ne peut pas mettre de niveau les beautés des arts et celles de la nature. Un tableau reste toujours au-dessous et un paysage toujours au-dessus de l’idée qu’on s’en peut faire. Cela est beau, je ne sais pas dire autre chose, cela est grand et cela est doux ; cela fait plaisir à tout l’homme, cœur et sens ; il n’y a rien de plus voluptueux et il n’y a rien de plus noble. Comment se donner l’embarras de travailler et de produire quand on a cela devant les yeux ? Ce n’est pas la peine d’avoir une maison bien ordonnée, de construire laborieusement ces vastes machines qu’on appelle une constitution ou une église, de chercher des jouissances de vanité ou de luxe : on n’a qu’à regarder, à se laisser vivre ; on a toute la fleur de la vie avec un regard.

J’étais assis sur un banc ; je voyais le soir gagner, les teintes s’effacer, et il me semblait que j’étais dans les Champs-Élysées des anciens poëtes. Les formes élégantes des arbres se dessinaient dans l’azur clair. Les platanes dépouillés, les chênes nus, eux-mêmes, semblaient sourire. La sérénité délicieuse du ciel, rayé par le fin treillis de leurs branches, se communiquait à eux. Ils ne paraissaient point morts ou engourdis comme chez nous, mais assoupis, et, sous l’attouchement de cet air tiède, prêts à entr’ouvrir leurs bourgeons, à confier leurs pousses au printemps voisin. Çà et là une étoile s’allumait, la lune commençait à verser sa lumière blanche. Les statues, plus blanches encore, semblaient vivantes dans cet aimable jour mystérieux et nocturne. Des groupes de jeunes femmes dont les robes ondulaient légèrement avançaient sans bruit, comme des ombres heureuses. Il me semblait que j’assistais à l’antique vie grecque, que je comprenais la finesse de leurs sensations, que l’harmonie de ces formes effilées et de ces teintes effacées suffirait à m’occuper toujours, que je n’avais plus besoin de coloris ni de splendeur. J’entendais réciter les vers d’Aristophane ; je revoyais son jeune athlète, chaste et beau, content, pour tout plaisir, de se promener, une couronne sur la tête, parmi les peupliers et les smilax en fleur, avec un sage ami de son âge. Naples est une colonie grecque, et plus on regarde, plus on sent que le goût et l’esprit d’un peuple prennent la forme de son paysage et de son climat.

Vers huit heures il n’y avait plus un souffle de vent. Le ciel semblait de lapis-lazuli ; la lune, comme une reine immaculée, luisait seule au milieu de l’azur ; son ondée tremblait sur la grande eau, et paraissait un fleuve de lait. Il n’y a pas de mot pour exprimer la grâce et la douceur des montagnes enveloppées dans leur dernière teinte, dans le vague violet de leur robe nocturne. Le môle, la forêt des barques, par leur noirceur profonde, les rendaient encore plus charmantes, et Chiaja, vers la droite, arrondissant autour du golfe sa ceinture de maisons illuminées, lui faisait une guirlande de flammes.

De toute part les fanaux brillent ; les gens, en plein air, causent haut, rient et mangent. Ce ciel à lui seul est une fête.



À travers Naples et au hasard dans les rues.


Quelles rues on traverse ! Hautes, étroites, sales, bordées à tous les étages de balcons qui surplombent, une fourmilière de petites boutiques, d’échoppes en plein vent, d’hommes et de femmes qui achètent, vendent, bavardent, gesticulent, se coudoient, la plupart rabougris et laids, les femmes surtout petites et camardes, la face jaune et les yeux brillants, malpropres et fripées, avec des châles à ramages et des fichus violets, rouges, orangés, toujours de couleur voyante, et des bijoux de cuivre. Aux environs de la piazza del Mercato s’enchevêtre un labyrinthe de ruelles dallées et tortueuses, encrassées de poussière ancienne, jonchées d’écorces d’oranges et de pastèques, de restes de légumes, de débris sans nom ; la foule s’entasse, noire et grouillante, dans l’ombre palpable, au-dessous de la lande claire du ciel. Tout cela remue, mange, boit, sent mauvais ; on dirait des rats dans une ratière : c’est l’air épais, la vie débraillée et abandonnée des lanes de Londres. Par bonheur, ici le climat est favorable aux galetas et aux guenilles.

Parfois, au milieu de ces taudis, s’élève l’encoignure énorme, la porte monumentale d’un ancien hôtel ; on aperçoit par une ouverture de larges escaliers à balustres qui montent et s’entre-croisent, des terrasses intérieures soutenues par une colonnade, les restes de la vie murée et grandiose telle qu’elle apparut sous la domination espagnole. Les seigneurs habitaient là avec leurs gentilshommes, leurs domestiques armés, leurs carrosses, quêtant des pensions, donnant des fêtes, assistant aux cérémonies, seuls apparents, seuls importants, pendant que dans les ruelles la canaille des marchands et des artisans regardait leurs somptueuses parades, elle-même aussi dédaignée et aussi piteuse que jadis le troupeau des serfs tolérés autour du donjon féodal.

Quantité de moines trottent dans la boue avec des sandales ou des souliers sans bas ; plusieurs ont une tête narquoise et bouffonne comme d’un Socrate croisé de Polichinelle ; la plupart sont vraiment peuple : ils pataugent dans leur vieux froc râpé, et marchent des épaules avec une allure de cocher. Un d’eux se penchait, accoudé à un balcon, pour nous mieux voir, charnu, pansu, joufflu, gros frocard avisé comme en peint Rabelais, bien étalé dans son importance et sa graisse, tel qu’un porc curieux et défiant qui regarde. D’autre part, dans de meilleures rues, on rencontrait de jeunes abbés élégants, tout en noir, tirés à quatre épingles, avec une expression de réserve intelligente et diplomatique. Haut et bas, il y en a pour les salons et pour les gargotes.

Cinq ou six églises sur la route ; les statues de la Vierge y sont peintes comme des poupées de coiffeurs, et de plus habillées comme des dames, l’une avec une grande robe rose, de larges rubans bleus, une coiffure savante, et six épées dans la poitrine. Le petit Jésus, les saints, sont aussi vêtus à la façon moderne ; quelques-uns portent un froc véritable, d’autres montrent leur peau de cadavre et des stigmates saignants. Impossible de parler plus physiquement aux yeux et à tous les sens[1]. Une vieille femme à genoux gémissait devant la Vierge. Ainsi habillée et ensanglantée, la Madone est aussi réelle que telle princesse veuve ; on lui parle du même ton, et on pleure pour l’attendrir.

Santa-Maria della Pietra, Santa-Chiara, San-Gennaro. La première est une bonbonnière brillante : on y montre une statue de la Pudeur sous son voile ; mais le voile est si mince, si collant, si bien tendu par la gorge et les nudités du corps, qu’elle est plus que nue. Au fond d’une crypte est un Christ mort enveloppé dans son linceul ; le gardien allume une bougie, et dans cette teinte blafarde, dans l’air humide et froid, les yeux, les sens, tout l’être nerveux se trouble comme au contact d’un cadavre. Ce sont là les tours de force de la superstition et de la sculpture ; il y a de quoi faire briller l’artiste, amuser l’épicurien et faire frémir le dévot. Je ne parle pas du luxe des peintures, des ornements prodigués, de la décoration prétentieuse ; cela est encore bien plus visible à Santa-Chiara dans les énormes feuillages d’argent qui encombrent l’autel, dans la quantité de balustrades en cuivre doré, dans les pompons, les petites boules d’or, les cierges enguirlandés, les autels surchargés de colifichets, comme ceux que les petites filles arrangent et enjolivent à la Fête-Dieu. Il en est de même dans une quantité d’églises dont j’oublie les noms. Ce catholicisme païen est choquant on y découvre toujours un fonds de sensualité sous une apparence d’ascétisme. Les têtes de mort, les sabliers, les invocations mystiques font disparate sur les dorures, les colonnes de marbre précieux et les chapiteaux grecs. Ils n’ont du christianisme que la superstition et la peur. Ici particulièrement la grandeur manque et l’afféterie règne. Ils font d’une église un magasin de jolies choses. En cherchant bien le sentiment des gens pour qui on a bâti cela, je ne trouve que le désir d’aller prendre le frais dans une boutique d’orfèvrerie, ou tout au plus la pensée qu’en donnant beaucoup d’argent à un saint il vous préservera de la fièvre ; c’est un casino à l’usage des cervelles imaginatives. Pour les architectes et les peintres, ce sont des déclamateurs qui par leurs trompe-l’œil, leurs voûtes énormes à courbes étranges, essayent de réveiller l’attention blasée. Tout cela indique une vilaine époque, l’extinction du vrai sentiment, l’enflure d’un art qui se travaille et qui s’use, les pernicieux effets d’une civilisation gâtée et d’une domination étrangère. Et pourtant, dans cette décadence, il y a toujours quelque morceau qui se sent de l’ancien et puissant génie : à San-Gennaro par exemple, de vigoureux corps peints par Vasari au-dessus des portes, des plafonds de Santa-Fede et de Forti, des groupes amples, des personnages de fière tournure et bien lancés, des tombeaux, une grande nef où s’allongent en file des médaillons d’archevêques, et dont la haute courbe monumentale, le fond doré en coquille s’étalent avec la majesté d’une décoration.



Au couvent de San-Martino.


Nous montons par des ruelles sales et populeuses ; je ne puis m’habituer à ces déguenillés qui remuent les bras et bavardent. Les femmes ne sont point jolies ; le visage est d’un ton terreux, même chez les jeunes filles ; le nez épaté gâte la figure : le tout n’est qu’un minois éveillé, parfois piquant, assez voisin des visages chiffonnés du dix-huitième siècle, mais à cent lieues de la beauté grecque qu’on lui attribue.

Nous montons, nous montons encore, nous montons toujours. Cela ne finit pas : escaliers sur escaliers, et toujours des guenilles et du linge pendu aux cordes, puis encore des ruelles, des ânes chargés qui assurent leur pied sur la pente glissante, des ruisseaux fangeux qui dégringolent misérablement entre les cailloux, des gamins en guenilles qui demandent l’aumône, des ménages en plein vent. La montagne est une sorte d’éléphant où se sont nichés des insectes humains qui grattent et tracassent. Telle maison n’a pas de rez-de-chaussée, on y monte par une échelle ; ailleurs la porte demeure ouverte, et dans l’enfoncement sombre on voit un homme qui joue d’une guitare parmi des femmes qui épluchent des légumes. Et tout d’un coup, au sortir de cette friperie, de ces trous à rats, de ce campement de pauvres diables, s’ouvre le splendide couvent, parmi toutes les magnificences de la nature et toutes les recherches de l’art.

Une cour surtout, ample, bordée de quatre portiques de marbre blanc, avec une vaste citerne grisâtre au centre, m’a semblé admirable. Des buis hauts et épais, des lavandes bleuâtres, la couvrent de leur simple et saine verdure ; au-dessus brille le blanc luisant des marbres, puis le riche azur du ciel : chaque couleur encadre et fait ressortir l’autre. Comme on comprend ici l’architecture et les portiques ! Dans le Nord, ils ne sont qu’un hors-d’œuvre, une importation de pédants ; on n’en a que faire ; on ne se promène pas le soir en plein air, on n’a pas besoin d’abri contre le soleil, ni d’ouvertures pour recevoir la brise de la mer. Et surtout on n’y sent pas le besoin de lignes nettes et tranchées, de couleurs simples, en petit nombre, largement opposées. Il faut être sous le plein azur du ciel, pour jouir du poli et de la blancheur des marbres. L’art est fait pour ce pays. Dans la disposition heureuse où le ciel lumineux et cet air frais mettent l’âme, on aime l’ornement, on est content de voir sous ses pieds des marbres colorés qui forment un dessin, d’apercevoir au bout de la galerie un grand médaillon richement sculpté, de contempler au sommet des portiques des statues demi-nues de beaux jeunes saints, une sainte finement drapée. Le christianisme devient pittoresque et aimable, il réjouit les yeux, il met l’âme dans une attitude riante et noble. Au bout de la galerie s’ouvrent des balcons sur la mer. De là paraît Naples, immensément étalée et prolongée jusqu’au Vésuve par une traînée de maisons blanches, autour du golfe la côte qui se courbe, embrassant la mer toute bleue, et au delà le miroitement d’or, le fourmillement lumineux des flots sous le soleil, qui a l’air d’une lampe suspendue dans la rondeur concave du ciel.

Au-dessous descend une longue pente d’oliviers d’un vert terne ; ce sont les jardins du couvent. Des allées ombragées de treilles s’allongent partout où le sol a pu être de niveau. Des plates-formes avec de grands arbres solitaires, des bâtisses massives qui enfoncent leurs assises dans le roc, une colonnade en ruine, en face le golfe entier, les petites voiles des navires, le Monte-San-Angelo, le Vésuve qui fume : le couvent est un petit monde fermé, mais complet, et combien de beautés dans son enceinte ! On est transporté a cent lieues de notre petite vie étriquée et bourgeoise. Ils vont tête nue, dans un froc brun ou blanc, avec de gros souliers ; mais la beauté les entoure, et je n’ai pas vu de palais de prince qui laisse une impression si noble. Le petit confort manque, et à cause de cela tout le reste est relevé.

J’ai vu dernièrement une des plus riches et des plus élégantes maisons modernes, située comme celle-ci en face de la mer. Le maître est un homme de goût qui a gagné des millions, et qui jette l’argent. Tout est vernissé, et il n’y a rien de grand ; pas une colonnade, pas une haute salle d’apparat ; qu’en ferait-on ? Cela est agréable à habiter ; mais il n’y a pas un coin, ni au dehors, ni au dedans, qu’un peintre eût envie de copier. Chaque objet pris en soi est une merveille de raffinement et de commodité ; il y a six boutons de sonnettes auprès du lit ; les stores sont admirables ; rien de plus doux que les fauteuils. On aperçoit, comme dans les maisons anglaises, quantité de petits ustensiles qui pourvoiront à de petits besoins. L’architecte et le tapissier ont raisonné sur les meilleurs moyens d’éviter le chaud, le froid et le trop grand jour, de se laver, de cracher, mais ils n’ont point raisonné sur autre chose. Les seuls objets d’art sont quelques tableaux de Watteau et de Boucher. Encore font-ils disparate : ils rappellent un autre âge. Est-ce qu’il subsiste encore chez nous quelque reste du dix-huitième siècle ? Est-ce que nous avons de vraies antichambres et la splendide parade de la vie aristocratique ? Tant de laquais nous ennuieraient ; si nous gardons des courtisans, c’est dans nos bureaux ; nous ne voulons chez nous qu’un bon fauteuil moelleux, des cigares choisis, un dîner fin, et, tout au plus pour les jours de représentation, l’étalage d’un luxe neuf qui nous fasse honneur. Nous ne savons plus prendre la vie en grand, sortir de nous-mêmes ; nous nous cantonnons dans un petit bien-être personnel, dans une petite œuvre viagère. Ici on réduisait le vivre et le couvert au simple nécessaire. Ainsi dégagée, l’âme, comme les yeux, pouvait contempler les vastes horizons, tout ce qui s’étend et dure au delà de l’homme.

Un moine jaune, aux yeux brillants, l’air prudent et concentré, nous a conduits dans l’église. Il n’y a pas un corridor, une échappée de vue qui ne porte l’empreinte d’un artiste. À l’entrée, dans la cour nue, une Vierge du Bernin, tortillée dans ses draperies mignardes, regarde son petit enfant, délicat et joli comme un amour de boudoir ; mais elle est grande et se sent de sa race, la race des nobles corps créés par les grands peintres. Quand ils ont décoré ce couvent, au dix-septième siècle, ils n’avaient plus la pure idée du beau, mais alors encore ils ne songeaient qu’au beau. Vous sentirez le contraste, si vous songez à l’intérieur de Windsor, de Buckingham-Palace ou des Tuileries.

L’église est d’une richesse extraordinaire. Ce qu’on y a entassé de marbres précieux, de sculptures, de peintures, est inouï. Les balustres et les colonnes sont des bijoux. Une légion de peintres et de sculpteurs contemporains, le Guide, Lanfranc, Caravage, le cavalier d’Arpino, Solimène, Luca Giordano, y ont prodigué les audaces, les grâces et les mignardises de leur pinceau. À côté de la grande nef, les chapelles latérales et la sacristie déploient des centaines de peintures. Il n’y a pas un coin des plafonds qui n’en soit couvert. Tous ces corps s’élancent et se renversent comme dans l’air libre ; les vêtements ondoient et se froissent, les chairs roses et vivantes luisent parmi les soies des tuniques, les beaux membres semblent prendre plaisir à s’étaler et à se mouvoir ; plusieurs saints demi-nus sont de jeunes hommes charmants ; un ange de Luca Giordano, en robe bleue, les jambes et les épaules nues, ressemble à une jeune nue amoureuse. Les poses sont exagérées, toute cette peinture fait tapage, mais elle est d’accord avec les reflets des marbres colorés, avec les draperies agitées des statues, avec le scintillement des ornements d’or, avec la magnificence des chapiteaux et des colonnes. Cette décoration n’est pas froidement et platement jésuitique. Le souffle du grand siècle précédent remue encore toute la machine ; c’est de l’Euripide, si ce n’est plus du Sophocle. Quelques pièces sont splendides, entre autres une Déposition de croix de Ribera. Le soleil donnait sur la tête du Christ à travers le rideau de soie rouge entre-bâillé. Les fonds noirâtres semblaient plus lugubres à côté de cet éclair subit des chairs lumineuses, et la douloureuse couleur espagnole, les teintes mystiques ou violentes des figures passionnées dans l’ombre donnaient à toute la scène l’aspect d’une apparition, comme il s’en faisait autrefois dans le cerveau monacal et chevaleresque d’un Calderon ou d’un Lope.



Course à Pouzzoles et à Baïa.


Au bout du souterrain du Pausilippe commence la campagne, sorte de verger plein de hautes vignes, chacune mariée à son arbre. Au-dessous brillent la rosace élégante des lupins verts et je ne sais quelle crucifère jaune. Tout cela dort dans la brume tiède comme une parure dans sa gaze.

Au tournant de la route, la mer paraît, et le chemin la suit jusqu’à Pouzzoles. La matinée est grise et des nuées moites nagent lentement sur l’horizon terni. La brume ne s’évapore pas ; seulement de loin en loin elle s’amincit, et laisse arriver une pâle ondée de soleil, comme un imperceptible sourire. Cependant la mer avance ses longues nappes blanches et tranquilles sur un sable aussi doux qu’elle, puis elle s’en va avec un bruissement monotone.

Une teinte uniforme d’un bleu pâle et comme effacé occupe l’espace immense, tout le ciel et toute la mer. Ciel et mer, tous les deux se confondent ; parfois il semble que les petites barques noires soient des oiseaux qui planent dans l’air. Il n’y a point de bruit ; à peine si l’on entend le chuchotement léger des vagues. Les douces nuances de l’ardoise qui pleure dans les creux humides donnent seules l’idée de cette couleur effacée. On se récite tout bas les vers de Virgile, on pense à ces contrées silencieuses où descend la Sibylle, royaumes où flottent les ombres, non pas froids et lugubres comme la contrée cimmérienne d’Homère, mais où la vie évaporée et vague repose, attendant que la force du soleil la concentre et la renvoie couler éclatante dans le torrent de l’être, ou bien encore à ces plages endormies où sont les âmes futures, peuplades bourdonnantes et vaporeuses qui voltigent indistinctes comme des abeilles autour du calice des fleurs. Nisida, Ischia dans le lointain, le cap Misène, ne ressemblent point à des êtres réels, mais à des ombres nobles sur le point d’arriver à la vie. Plus loin, dans toute la campagne, les troncs blancs des platanes, les verdures adoucies par l’hiver et la brume, les tiges minces des roseaux, l’eau immobile du lac Averne, les contours douteux des montagnes, tout le paysage alangui et muet semble se reposer de l’être, dormir, non pas écrasé et roidi par la mort, mais enveloppé doucement dans une paix bienfaisante et monotone. C’est de cette façon que les anciens ont conçu l’au delà, l’extinction de la vie ; leurs tombeaux ne sont point lugubres ; le mort y repose et n’est point souffrant ou anéanti ; on lui apporte des mets, du vin, du lait ; il vit encore, seulement du grand jour il est passé au crépuscule. Les idées chrétiennes et germaniques, Pascal et Shakespeare, n’ont point à parler ici.

Rien à dire de Baïa. C’est un pauvre village, où quelques barques s’amarrent autour d’une vieille forteresse. La pluie est venue et en fait un cloaque. Pouzzoles est pire encore. Les porcs fangeux vaguent dans les rues. Quelques-uns, attachés par le ventre avec une ceinture, grognent et se démènent. Les enfants déguenillés semblent leurs frères. Une douzaine de demi-mendiants, une sale canaille parasite s’accroche à la voiture ; on les renvoie, on les rebute, rien n’y fait, ils veulent absolument servir de guides. Il paraît qu’il y a trois ans c’était pis. Au lieu de douze à nos trousses, nous en aurions eu cinquante ; les cochons erraient dans les rues de Naples comme ici. Ce peuple est encore tout sauvage ; quand il vit arriver le roi Victor-Emmanuel, il fut très-étonné, et s’imaginait que Victor-Emmanuel avait détrôné Garibaldi. Plusieurs de ceux-ci n’ont qu’un soulier ; d’autres sont pieds nus, jambes nues dans la boue ; leurs haillons ne peuvent pas être décrits, il n’y en a de pareils qu’à Londres. On aperçoit par les portes ouvertes des femmes qui ôtent la vermine de leurs enfants, des grabats, des corps demi-couchés. Sur les places, à l’entrée de la ville, un ramassis de vagabonds petits et grands attendent une proie, un étranger, et se précipitent. Trois d’entre eux se sont montrés plus acharnés que les autres, et mon compagnon s’est mis à les plaisanter. Ils entendent la plaisanterie, et répondent avec un mélange d’humilité et d’effronterie. Même ils se raillent entre eux ; un surtout, montrant son camarade, l’accuse d’avoir une maîtresse difforme, et décrit avec détails cette difformité. Quelle est la malheureuse qui peut avoir pour amant un pareil homme ? Je suppose qu’elle a perdu l’odorat. Dans tout le souterrain du Pausilippe et en général dans tout Naples, on a envie de se boucher le nez ; c’est bien pis en été, dit-on. Et cela est universel dans le Midi, à Avignon, à Toulon, comme en Italie ; on prétend que les sens des méridionaux sont plus délicats que ceux des gens du Nord ; réduisez cette prétention aux yeux et aux oreilles.

Nous allons voir un temple de Sérapis, où trois belles colonnes demeurent debout ; à l’entour sont des bains antiques, des sources sulfureuses ; toute la côte est pleine de débris romains. Les arcades des villas, les restes des celliers, les substructions maritimes font une chaîne presque continue. La plupart des riches de Rome avaient là une maison de campagne ; mais je ne suis pas aujourd’hui d’humeur archéologique.

J’ai tort, l’amphithéâtre surtout en vaudrait la peine. Les voûtes récemment dégagées de la terre sont toutes fraîches et semblent d’hier. Un énorme sous-sol servait de logement aux gladiateurs et aux bêtes. Le cirque tiendrait trente mille spectateurs. Point d’ancienne ville romaine de Metz à Carthage, d’Antioche à Cadix, qui n’ait eu le sien. Pendant quatre cents ans, quelle consommation de chair vivante ! Plus on regarde les cirques, plus on voit que toute la vie antique y aboutit ; la cité était une association pour la chasse et l’exploitation de l’homme ; elle a usé, puis abusé des captifs et des esclaves ; aux temps de sobriété, on a subsisté de leur travail ; aux âges de débauche, on s’est amusé de leur mort.

Dans ces vastes caves, dans cette cité souterraine, gisent des colonnes précipitées par le tremblement de terre, pareilles à d’énormes troncs d’arbres. Les chevelures vertes des arbres pendent le long des parois ; l’eau en suinte comme une fontaine qui, goutte à goutte, tomberait des cheveux d’une naïade.



Promenade à Castellamare et à Sorrente.


Le ciel est presque clair ; seulement un banc de nuages pend au-dessus de Naples, et autour du Vésuve de grandes fumées blanchâtres tournoient ou dorment.

Je n’ai point encore vu, même en été à Marseille, cette couleur à la mer, tant le bleu en est profond, presque dur. Au-dessus du fort et luisant azur qui occupe les trois quarts de l’espace visible, le ciel est blanc et semble un cristal. À mesure que l’on s’éloigne, on aperçoit mieux la côte onduleuse, le grand corps de la montagne ; toutes les portions se tiennent comme des membres ; à l’extrémité, Ischia et les promontoires nus reposent dans leur teinte de lilas comme une dormeuse de Pompéi sous son voile. Véritablement, pour peindre une pareille nature, ce continent violet étendu au bord de la grande eau lumineuse, il faudrait prendre les paroles des anciens poëtes, figurer la grande déesse fertile que l’éternel Océan embrasse et assiège, et au-dessus d’eux la blancheur sereine, l’éblouissant Jupiter : Hoc sublime candens quem omnes invocant Jovem.

On rencontre sur la route quelques belles figures aux traits allongés et fins, tout à fait grecques, quelques belles filles noblement intelligentes, et çà et là de hideux mendiants qui nettoient leur poitrine velue ; mais la race est bien supérieure à celle de Naples, où elle est rapetissée et déformée, où les jeunes filles semblent des grisettes rabougries et blafardes. Les hommes travaillent aux champs. À force de regarder des jambes et des pieds nus, on s’intéresse aux formes ; on est content de voir le muscle du mollet se tendre pour pousser une charrette, s’enfler, embrasser la jambe ; l’œil suit sa courbe et descend jusqu’au pied ; on a plaisir à voir les doigts réguliers bien appuyés sur la terre, la bonne assiette de chaque os, la rondeur de l’orteil, l’aptitude et la force active de tout le membre. C’est de pareils spectacles quotidiens qu’est née autrefois la sculpture. Sitôt que vient le soulier, on ne peut plus parler, comme au temps d’Homère, « des femmes aux beaux talons, » le pied n’a plus de forme, il n’intéresse plus qu’un bottier, il ne fournit plus de modèles qui, se corrigeant par degrés l’un l’autre, laissent entrevoir la forme idéale. Autrefois le Romain, riche ou pauvre, le Grec montrait journellement sa jambe, et aux bains, aux gymnases, tout son corps. L’habitude de s’exercer nu a été le trait distinctif du Grec ; on voit par Hérodote combien cette coutume choquait les Asiatiques et les barbares.

Le chemin de fer longe la mer à trois pas, presque de niveau. Un port paraît, rayé par les formes noires des agrès, puis un môle, un petit fort demi-ruiné qui fait ombre, et dont les arêtes vives tranchent sur cet épanchement de lumière. Tout à l’entour, des maisons carrées, toutes grises et comme brûlées, s’entassent, ainsi que des tortues, sous un toit rond qui leur fait une épaisse carapace. C’est Torre-del-Greco, qui se défend contre les tremblements de terre et contre la pluie de cendre que lancera le Vésuve. Au delà la mer se brise en grosses lames qui se courbent et retombent comme une écluse. Tout cela est bizarre et charmant ; sur cette terre pleine de cendres et fertile, les cultures s’allongent jusqu’au rivage et font un jardin ; une simple haie de roseaux les défend contre le vent de la mer ; les figuiers d’Afrique, avec leurs raquettes lourdes, grimpent aux pentes ; la verdure commence à courir sur les rameaux ; les abricotiers sourient sous leurs petites fleurs roses ; les hommes demi-nus travaillent sans effort dans le sol friable ; quelques jardins carrés ont des colonnes, et au milieu une petite statue de marbre blanc. Partout des traces de la joie et de la beauté antiques. Comment s’en étonner, quand on se sent accompagné de ce divin soleil printanier, de ce ruissellement d’or et de flamme liquide qu’on retrouve toujours à sa droite dès qu’on jette les yeux sur la mer ?

Comme on oublie aisément ici toutes les choses laides ! Il me semble qu’à Castellamare j’ai vu en passant de vilains bâtiments modernes, une gare de chemin de fer, des hôtels, un corps de garde, une quantité de voitures boiteuses qui se pressaient pour recueillir les étrangers. Tout cela s’est effacé, il n’en reste plus que le souvenir des porches sombres à travers lesquels en entrevoyait des cours éclairées pleines d’orangers luisants et de jeunes verdures, des esplanades où jouaient des enfants, où séchaient des filets, où de bienheureux oisifs humaient l’air et regardaient les sauts capricieux, les enroulements des vagues.

À partir de Castellamare, la route est une corniche qui serpente au bord de la mer. De grandes roches blanches ont roulé jusque dans les flots qui éternellement les assiégent. Sur la gauche, la montagne dresse à pic ses assises concassées, ses murs labourés d’entailles, ses saillies âpres, tout son échafaudage de dentelures qui semblent les ruines d’une ligne de forteresses crevassées et branlantes. Chaque arête et chaque bloc font une ombre sur l’uniformité de la muraille blanche, et toute la chaîne est peuplée de formes et de teintes.

Parfois elle est fendue en deux par une rainure, et sur les deux pentes du ravin les cultures descendent en étages. Sorrente est ainsi échelonnée sur trois tranchées profondes. Tous ces fonds sont des jardins où les arbres se serrent et s’entassent. Les noyers, que déjà la séve tourmente, étendent comme des mains noueuses leurs rameaux blanchâtres. Tout le reste est vert ; la mauvaise saison n’a point eu de prise sur ce printemps éternel. Entre les feuillages des oliviers, les orangers avancent leurs fortes feuilles luisantes ; leurs pommes d’or, par milliers, brillent au soleil parmi des raies de citrons paies. Souvent dans l’ombre des ruelles, sur la crête d’un mur, on voit affleurer leurs feuilles éclatantes. C’est ici leur patrie ; la terre les prodigue jusque dans les cours les plus pauvres, au pied des escaliers délabrés, épanouissant leurs têtes rondes illuminées par le soleil. Une vague senteur aromatique sort de toutes ces pousses vertes ; c’est un luxe de roi, et ici un mendiant l’a pour rien.

J’ai passé une heure dans le jardin de l’hôtel : c’est une terrasse sur le bord de la mer, à mi-côte ; un tel spectacle fait imaginer le bonheur parfait. Un jardin tout vert entoure la maison, peuplé de citronniers et d’orangers aussi chargés qu’un pommier de Normandie. Les fruits tombent par terre au pied des arbres. D’autres arbrisseaux, des plantes d’un vert pâle ou bleuâtre emplissent les massifs. Aux branches nues des pêchers, les fleurs roses commencent à s’ouvrir, mignonnes et frêles. Le pavé est une faïence bleuâtre qui luit, et la terrasse s’arrondit au-dessus de la mer, dont l’admirable azur emplit tout l’espace.

Je n’ai pas encore voulu en parler, je n’osais toucher à cette sensation, je l’avais depuis Castellamare ; mais elle était trop charmante. Le ciel est clair, d’un azur pâle, presque transparent, et la mer d’un bleu rayonnant, chaste et tendre comme une fiancée et une vierge. Cette largeur infinie d’espace, vêtue si délicieusement comme pour une fête voluptueuse et délicate, laisse une sensation qui n’a pas d’égale. Capri, Ischia au bord du ciel, sont blanches dans leur molle mousseline de vapeur, et l’azur divin luit doucement à perte de vue, encadré dans cette bordure blanche.

Quels mots trouver pour l’exprimer ? Le golfe entier semble un vase de marbre arrondi exprès pour recevoir la mer. Une fleur satinée, un large iris velouté, de doux pétales lumineux où le soleil s’étale, et qui viennent affleurer sur une bordure nacrée, voilà les idées qui se pressent dans l’esprit, et qui, vainement entassées, ne suffisent pas.

Au pied des roches, l’eau est verte comme une émeraude transparente, parfois avec des reflets de turquoise ou d’améthyste, sorte de diamant liquide qui change de teinte à tous les accidents de la profondeur ou de la roche, sorte de joyau bigarré et mouvant qui encadre l’épanouissement de la divine fleur.

Le soleil baisse, et au nord le bleu devient si profond qu’il ressemble à la couleur d’un vin sombre. La côte devient noire, et s’enlève en relief comme un long cordon de jais, pendant que toute la clarté s’épanche et s’étale sur la mer.

Tout le long du chemin je pensais à Ulysse et à ses compagnons, à leurs barques à deux voiles semblables à celles-ci qui dansent comme des mouettes au milieu de l’eau, au rivage creux qu’ils côtoyaient, aux criques inconnues où le soir ils ancraient leur navire, à l’étonnement vague où les laissaient les forêts nouvelles, au sommeil de leurs membres lassés sur le sable sec des promontoires, aux beaux corps héroïques dont la nudité ornait ces caps déserts. Les sirènes aux cheveux dénoués, aux torses de marbre, pouvaient se lever dans cet azur auprès de ces roches polies ; il ne faut pas grand effort ici pour entendre en esprit leur chant, celui de Circé l’enchanteresse. Elle pouvait en ce climat dire à Ulysse : « Viens, remets ton épée dans le fourreau, et tous deux ensuite montons sur notre couche, afin que, nous étant unis par notre couche et par l’amour, nous ayons confiance l’un dans l’autre. » Les paroles du vieux poëte sur la mer pourprée, sur l’Océan qui embrasse la terre, sur les femmes aux bras blancs, revenaient comme dans leur patrie.

C’est que tout est beau, et que dans cet air clément la vie peut redevenir simple comme au temps d’Homère. Tout ce que trois mille ans de civilisation ont ajouté à notre bien-être semble inutile ; qu’est-ce qu’il faut à l’homme ici ? Une pièce de linge et une pièce d’étoffe, comme aux compagnons d’Ulysse, s’il est sain comme eux et de bonne race ; le voilà couvert, le reste est superflu ou s’offre de lui-même. Ils tuent un grand cerf, le font rôtir sur des charbons, boivent le vin de leurs outres, et, allumant un feu, s’endorment le soir sur le sable. Combien l’homme s’est depuis compliqué et gâté ! Comme on pense volontiers au luxe tel qu’Homère l’imagine pour une déesse ! « Il y avait une grande caverne, et là habitait la nymphe aux beaux cheveux. Un grand feu brûlait dans le foyer, et l’odeur du cèdre bien fendu et du citronnier qui brûlaient se répandait au loin dans l’île. Elle, au dedans, chantant avec une belle voix, parcourait la toile et tissait de sa navette d’or. Autour de la caverne était une forêt verdoyante, l’aulne, le peuplier noir, le cyprès odorant, et dedans nichaient les oiseaux aux longues ailes, les mouettes, les éperviers, les corneilles au bec allongé, tous les oiseaux des rivages, qui chassent sur la mer. Autour de la caverne polie s’étendait une jeune vigne, et elle était toute florissante de grappes. Tout auprès coulaient quatre fontaines, avec une eau bouillonnante, voisines l’une de l’autre, et chacune se tournant de son côté. À l’entour fleurissaient des prairies molles d’ache et de violettes. ; un dieu qui serait venu là aurait admiré et se serait réjoui dans son cœur. » Elle-même place la table, sert son hôte comme Nausicaa ; au besoin, elle irait avec ses servantes laver ses vêtements dans le torrent voisin ; on fait alors ces sortes d’actions, naturellement, comme on marche ; on n’a pas plus l’idée de se décharger de ce soin que de se décharger de l’autre. Ainsi s’entretiennent la force et l’agilité des membres ; c’est un plaisir et un instinct que de les remuer et de s’en servir. L’homme est encore un bel animal, presque parent des chevaux de noble race qu’il nourrit dans ses pâturages ; à ce titre, l’emploi de ses bras et de son corps ne lui paraît pas servile. Ulysse lui-même, avec des haches et des tarières, a coupé et travaillé le tronc d’olivier qui sert d’assise à son lit de noces ; les jeunes chefs qui veulent épouser sa femme dépècent et cuisent eux-mêmes les porcs et les moutons qu’ils mangent. Et les sentiments sont aussi naturels que les mœurs ; l’homme ne se contraint pas, il n’est pas tendu tout d’un côté par l’héroïsme farouche comme en Germanie, par la superstition maladive comme dans l’Inde ; il n’a pas honte d’avoir peur quelquefois et de le dire, d’être attendri et de pleurer ; les déesses aiment les héros, et s’offrent à eux sans rougeur, comme une fleur s’incline vers la fleur voisine qui doit la rendre féconde. Le désir semble aussi beau que la pudeur, la vengeance que le pardon ; l’homme s’épanouit tout entier, harmonieusement et avec aisance, comme ces platanes, ces orangers nourris par la fraîcheur de la mer, par l’air tiède des gorges, et qui étalent la rondeur de leurs dômes, sans qu’aucune main les élague, ni qu’aucune intempérie force la séve à se retirer d’un de leurs bourgeons. Du milieu de tous ces récits, parmi les images des forêts et des eaux qu’on vient de traverser, on voit se dégager vaguement les corps des héros antiques, cet Ulysse tel qu’il sortait du fleuve, « plus grand de taille et plus large d’épaules » que les autres hommes, « les boucles de ses cheveux retombant sur son col et semblables à la fleur de l’hyacinthe, » ou bien à côté de lui les jeunes filles qui, ôtant leur voile, jouent sur la rive du fleuve, et parmi elles Nausicaa, « la vierge indomptée, plus grande qu’elles de toute la tête. »

Puis ceci n’a plus suffi, et il m’a semblé que pour exprimer ce ciel, cette profondeur blanche et lumineuse de l’air qui enveloppe et vivifie toutes choses, cette mer rayonnante et heureuse qui est son épouse, cette terre qui vient à leur rencontre, il fallait remonter jusqu’aux hymnes védiques, retrouver en eux, comme nos premiers parents, de vrais vivants, des vivants universels et simples, les dieux éternels et vagues que nous cessons de voir, occupés comme nous le sommes par le détail de notre petite vie, mais qui, en somme, subsistent seuls, nous portent, nous recouvrent et vivent entre eux comme autrefois, sans sentir les mouvements imperceptibles, les grattages éphémères que notre civilisation fait sur leur sein.



Plusieurs journées à Herculanum et à Pompéi.


On voit passer devant soi des milliers et encore des milliers d’objets ; tout cela au retour s’agite dans la tête : comment retirer de ce chaos quelque impression dominante, quelque vue d’ensemble ?

Ce qui subsiste d’abord, c’est l’image de la ville grise et rougeâtre, demi-ruinée et déserte, amas de pierres sur une colline de roches, avec des files de murs épais et de dalles bleuâtres, tout cela blanchâtre dans l’air éblouissant de blancheur ; à l’entour, la mer, les montagnes et la perspective infinie.

Au sommet sont les temples, celui de la Justice, de Vénus, d’Auguste, de Mercure, l’édifice d’Eumachia, d’autres temples encore inachevés ; plus loin, et aussi sur une hauteur, celui de Neptune. Ils avaient ainsi tous leurs dieux à la cime, dans l’air pur qui était lui-même un dieu. Le forum et la curie sont à côté ; le beau lieu pour délibérer et pour faire les sacrifices ! On aperçoit dans le lointain les grandes lignes des montagnes vaporeuses, les têtes tranquilles des pins-parasols, puis à l’orient, sous la brume blonde pleine de soleil, les formes fines des arbres et la diversité des cultures. On se retourne, et sans effort d’imagination on reconstruit ces temples. Ces colonnes, ces chapiteaux corinthiens, cette ordonnance simple, ces pans d’azur découpés par les fûts de marbre, quelle impression un pareil spectacle contemplé dès l’enfance devait-il laisser dans l’âme ! Une cité alors était une vraie patrie, et non comme aujourd’hui une collection administrative d’hôtels garnis. Que m’importent à moi aujourd’hui Rouen ou Limoges ? J’y ai un logis dans un amas d’autres logis ; la vie vient de Paris ; Paris lui-même, qu’est-ce, sinon un autre amas de logis, dont la vie vient d’un bureau où il y a des cartons et des employés ? Au contraire, les hommes ici faisaient de leur ville leur joyau et leur écrin ; l’image de leur acropole, avec ses temples blancs dans la lumière, les suivait partout ; les villages de notre Gaule, la Germanie, toute la barbarie du Nord, ne leur semblaient que cloaque et désordre. À leurs yeux, qui n’avait pas de cité n’était pas véritablement un homme, mais une demi-brute, presque une bête, bête de proie dont on ne pouvait faire qu’une bête de somme. La cité est une institution unique, le fruit d’une idée souveraine qui a régi pendant douze siècles toutes les actions de l’homme ; c’est la grande invention par laquelle il est sorti de la sauvagerie primitive. Elle a été à la fois le château féodal et l’église ; combien l’homme l’a aimée, comme il y a rapporté et enfermé toute sa vie, aucune parole ne peut le dire. Le reste de l’univers lui était étranger ou ennemi, il n’y avait point de droits ; ni ses biens ni ses membres n’y étaient en sûreté ; s’il y trouvait protection, c’était par grâce ; il n’y songeait que comme à un danger ou à une proie ; cette enceinte était son refuge et sa forteresse. Bien plus, il y avait ses dieux propres, son Jupiter ou sa Junon, dieux habitants de la ville, dieux attachés au sol, et qui, dans la pensée primitive, n’étaient autre chose que ce sol lui-même avec ses sources, ses bois et son ciel. Il y avait son foyer, ses pénates, ses ancêtres, couchés dans leurs tombeaux, incorporés au sol, recueillis par la terre, la grande nourrice, et dont les mânes souterrains, du fond de leur repos, continuaient à veiller sur lui, en sorte qu’il y trouvait en un faisceau toutes les choses salutaires, sacrées ou belles, qu’il devait défendre, admirer ou vénérer. « La patrie est plus que ton père ou ta mère, disait Socrate à Criton, et quelque violence ou quelque injustice qu’elle nous fasse, nous devons les subir sans chercher à y échapper. » C’est de cette façon que le Grec et le Romain ont compris la vie ; quand leurs philosophes, Aristote ou Platon, fondent un État, c’est une cité, une cité bornée et fermée, cinq ou dix mille familles, où le mariage, l’industrie et le reste sont subordonnés à la chose publique. Si l’on joint à tous ces traits l’imagination précise et pittoresque des races méridionales, leur aptitude à se représenter les objets corporels, les formes locales, tout le dehors coloré, tout le relief sensible de leur ville, on comprend que cette conception de la cité a dû produire dans les âmes antiques une sensation unique, source d’émotions et de dévouements auxquels nous n’atteignons plus.

Toutes ces rues sont étroites ; la plupart sont des ruelles qu’on franchirait d’une enjambée. Le plus souvent elles n’offrent de place que pour un char, et l’ornière est encore visible ; de temps en temps de larges pierres permettent au passant de les traverser comme sur un pont. Tous ces détails indiquent d’autres mœurs que les nôtres ; évidemment on ne trouvait point ici la grande circulation de nos villes, nos lourdes charrettes chargées, nos voitures de maître qui courent au grand trot. Les chars apportaient le blé, l’huile, les provisions ; beaucoup de transports se faisaient à bras et par des esclaves ; les riches allaient en litière. Le bien-être était moindre et différent. Un trait saillant de la civilisation antique, c’est le manque d’industrie. On n’avait point les provisions, les ustensiles, les tissus, tout ce que les machines et le travail libre fabriquent aujourd’hui en quantités énormes, pour tout le monde et à bon marché. C’est l’esclave qui tournait la meule ; l’homme s’était appliqué au beau, non à l’utile ; ne produisant guère, il ne pouvait guère consommer. La vie était forcément simple, et les philosophes comme les législateurs le savaient bien ; s’ils prescrivaient l’abstinence, ce n’était pas par pédanterie ; le luxe était visiblement incompatible avec la société telle qu’elle était. Quelques milliers d’hommes braves et fiers, qui vivent sobrement, qui ont une demi-chemise et un manteau, qui se complaisent à voir sur leur colline un groupe de beaux temples et de statues, qui causent d’affaires publiques, passent leur journée aux gymnases, au forum, aux bains, au théâtre, se lavent, se frottent d’huile, sont contents de la vie présente : voilà la cité antique. Si leurs besoins et leurs raffinements croissent à l’excès, l’esclave, qui n’a que ses bras, ne peut plus y suffire. Pour établir une grande organisation compliquée comme nos sociétés modernes, par exemple une monarchie modérée, égalitaire et protectrice, où chacun se propose comme but la tranquillité et l’acquisition du bien-être, le fondement manque ; quand Rome voulut en faire une, les cités furent écrasées, les esclaves usés disparurent, le ressort de l’action fut brisé, et tout périt.

Cela devient plus clair encore sitôt qu’on entre dans les maisons, celles de Cornélius Rufus, de Marcus Lucrétius, dans la Casa Nuova, dans la maison de Salluste. Elles sont petites, et les salles encore plus petites. Elles sont faites pour prendre le frais, pour dormir ; l’homme passait la journée ailleurs, au forum, aux bains, au théâtre. La vie privée, si importante pour nous, était fort réduite ; l’essentiel était la vie publique. Il n’y a point de traces de cheminée, et très-certainement on n’avait que peu de meubles. Les murs sont peints de couleurs noirâtres et rougeâtres opposées, ce qui est doux dans la demi-obscurité ; partout des arabesques d’une légèreté charmante, Neptune et Apollon bâtissant les murs de Troie, un triomphe d’Hercule, de petits amours fins, des danseuses qui semblent voler à travers l’air, deux jeunes filles appuyées contre une colonne, Ariane trouvée par Bacchus ; ces jeunes corps sont si franchement jeunes et forts ! Parfois le panneau ne renferme qu’une délicate bordure sinueuse, avec un griffon au centre. Les sujets ne sont qu’indiqués, ces peintures correspondent à nos papiers peints ; mais quelle différence ! Pompéi est un Saint-Germain, un Fontainebleau antique ; on voit l’abîme qui sépare les deux mondes.

Presque partout, au centre de la maison, est un jardin grand comme un salon, au milieu un bassin de marbre blanc avec une fontaine jaillissante, à l’entour un portique de colonnes. Quoi de plus charmant et de plus simple, de mieux choisi pour passer les heures chaudes du jour ? Les feuilles vertes entre les colonnes blanches, les tuiles rouges sur le bleu du ciel, cette eau murmurante qui chatoie vaguement parmi les fleurs, cette gerbe de perles liquides, ces ombres des portiques tranchées par la puissante lumière, y a-t-il un meilleur endroit pour laisser vivre son corps, pour rêver sainement et jouir, sans apprêt ni raffinement, de ce qu’il y a de plus beau dans la nature et dans la vie ? Quelques-unes de ces fontaines portent des têtes de lion, des petites statues gaies, des enfants, des lézards, des lévriers, des faunes, qui courent sur la margelle. Dans la plus vaste de toutes ces maisons, celle de Diomède, des orangers, des citronniers, semblables probablement à ceux d’autrefois, font briller leurs pousses vertes ; un vivier luit, une petite colonnade enferme une salle à manger d’été ; tout cela s’ordonne dans l’enceinte carrée d’un grand portique. Plus on essaye de reformer ces mœurs dans son imagination, plus elles semblent belles, conformes au climat, conformes à la nature humaine. Les femmes avaient leur gynécée dans le fond, derrière la cour et le portique, asile fermé, sans vue sur le dehors, séparé de la vue publique. Elles ne remuaient pas beaucoup dans ces étroites salles ; elles y reposaient paresseusement, en Italiennes, ou travaillaient aux ouvrages de laine, attendant que leur père ou leur mari eût quitté les affaires et la conversation des hommes. Elles suivaient vaguement des yeux sur la muraille obscure, non pas des tableaux plaqués comme aujourd’hui, des curiosités archéologiques, des œuvres d’un pays et d’un art différents, mais des figures qui répétaient et embellissaient les attitudes ordinaires, le coucher, le lever, la sieste, le travail, des déesses debout devant Pâris, une Fortune élégante et svelte comme les femmes de Primatice, un Déidamie qui, effrayée, se laisse tomber sur un siége. Les mœurs, les œuvres, les habits, les monuments, tout partait du même jet, d’un jet unique ; la plante humaine n’avait eu qu’une pousse et n’avait point subi de greffe. Aujourd’hui la civilisation dans la même contrée, ici, à Naples, est pleine de disparates, parce qu’elle est plus vieille, et que des races diverses y ont contribué. Beaucoup de traits espagnols, catholiques, féodaux, septentrionaux, sont venus brouiller ou déformer l’esquisse italienne et païenne primitive. Par suite, le naturel, l’aisance se sont perdus ; tout grimace. De toutes les choses qu’on voit à Naples, combien y en a-t-il vraiment d’indigènes ? C’est le Nord qui a importé le besoin de bien-être, les habits collants, les hautes maisons, l’industrie savante. Si l’homme suivait sa nature, il vivrait ici comme les anciens, à demi nu ou drapé dans un linge. L’ancienne civilisation naissait tout entière du climat et d’une race appropriée au climat ; c’est pourquoi elle avait l’harmonie et la beauté.

Le théâtre est sur le sommet d’une colline ; les gradins sont en marbre de Paros ; en face est la mer avec le Vésuve rayonnant de blancheur matinale. Pour toit, il y avait un voile, et encore ce voile manquait souvent. Comparez cela à nos théâtres nocturnes, éclairés au gaz, remplis d’air méphitique, où l’on s’entasse dans des boîtes coloriées, dans des rangs de cages suspendues, et vous sentirez la différence qui sépare la vie gymnastique, naturelle, du corps athlétique et la vie artificielle, compliquée, de l’habit noir. — Même impression dans l’amphithéâtre, grandiose et ouvert au soleil ; mais ici est la tache du monde ancien, la sanglante empreinte romaine. Même impression dans les bains : sur la corniche rouge du frigidarium, de petits amours d’une légèreté charmante bondissent à cheval ou conduisent des chars. Rien de plus agréable à l’œil et de mieux entendu que le séchoir avec sa voûte pleine de figurines en relief et de médaillons ornés, avec sa file d’Hercules qui, rangés contre le mur, soutiennent de leurs vigoureuses épaules tout l’entablement. Toutes ces formes vivent et sont saines, rien n’est exagéré ni surchargé. Quel contraste si l’on regarde des bains modernes, leurs fades nudités postiches, leurs figures sentimentales et voluptueuses ! C’est que le bain aujourd’hui n’est qu’un nettoyage ; alors c’était un plaisir et une institution gymnastique[2]. On y employait plusieurs heures de la journée ; les muscles y devenaient souples et la peau brillante ; l’homme y savourait la volupté animale qui pénètre la chair, tour à tour resserrée, puis amollie. Il ne vivait pas seulement de la tête comme aujourd’hui, mais de tout le corps.

On redescend et l’on sort de la ville par la voie des Tombeaux : ces tombeaux sont presque entiers ; rien de plus noble que leurs formes, rien de plus sérieux sans être lugubre. La mort n’était point troublée alors par la superstition ascétique, par l’idée de l’enfer : dans la pensée des anciens, elle était un des offices de l’homme, un simple terme de la vie, chose grave et non hideuse, qu’on envisageait en face sans le frissonnement d’Hamlet. On avait dans sa maison les cendres ou les images de ses ancêtres ; on les saluait en entrant, les vivants restaient en commerce avec eux ; à l’entrée de la ville, leurs tombeaux, rangés des deux côtés de la voie, semblaient une première cité, celle des fondateurs. Hippias, dans un dialogue de Platon, dit que « ce qu’il y a de plus beau pour un homme, c’est d’être riche, bien portant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, de faire de belles funérailles à ses parents quand ils meurent, et de recevoir lui-même de ses enfants une belle et magnifique sépulture. »

La vraie histoire serait celle des cinq ou six idées qui règnent dans une tête d’homme : comment un homme ordinaire, il y a deux mille ans, considérait-il la mort, la gloire, le bien-être, la patrie, l’amour, le bonheur ? — Deux idées ont gouverné cette civilisation antique, — la première, qui est celle de l’homme ; la seconde, qui est celle de la cité : — faire un bel animal, dispos, sobre, brave, endurant, complet, et cela par l’exercice corporel et le choix des bonnes races ; — faire une petite société fermée, comprenant en son sein tout ce que l’homme peut aimer ou respecter, sorte de camp permanent avec les exigences militaires du danger continu. — Ces deux idées ont produit les autres.


Au musée de Naples.


La plupart des peintures de Pompéi et d’Herculanum ont été transportées au Musée de Naples. Ce ne sont que des décorations d’appartement, presque toujours sans perspective, une ou deux figures sur un fond sombre, parfois des animaux, de petits paysages, des morceaux d’architecture : très-peu de couleur ; les tons sont indiqués à peu près, ou plutôt amortis, effacés, non pas seulement par le temps (j’ai vu des peintures fraîches), mais de parti-pris. Rien ne devait tirer l’œil dans ces appartements un peu sombres ; ce qui plaisait, c’est une forme de corps et une attitude ; cela entretenait l’esprit dans les images poétiques et saines de la vie active et corporelle. Celles-ci m’ont fait plus de plaisir que les plus célèbres peintures, celles de la Renaissance par exemple. Elles sont plus naturelles et plus vivantes.

Point d’intérêt ; le sujet est ordinairement un homme ou une femme à peu près nus, qui lèvent le bras ou la jambe, Mars et Vénus, Diane qui vient trouver Endymion, Briséis emmenée par Agamemnon, et d’autres semblables, des danseuses, des faunes, des centaures, un guerrier qui enlève une femme ; la femme est tellement à son aise, ainsi portée ! Cela suffit, parce qu’on les sent beaux et heureux. On ne comprend pas, avant de les avoir vus, combien une femme demi-drapée qui vient à travers l’air peut offrir d’attitudes charmantes, combien il y a de façons de relever le voile, de faire flotter la tunique, d’avancer la cuisse, de laisser voir le sein. Ils ont eu cette fortune unique, qui a manqué à tous, même aux peintres de la Renaissance, de vivre parmi des mœurs appropriées, de voir à chaque instant des corps nus et drapés, au bain, à l’amphithéâtre, et outre cela de cultiver les dons corporels, la force, la vitesse des pieds. Ils parlaient d’une belle poitrine, d’un cou bien emmanché, d’un arrière-bras plein, comme nous parlons aujourd’hui d’un visage expressif et d’un pantalon bien coupé.

Deux statuettes de bronze au milieu de toutes ces peintures sont des chefs-d’œuvre. L’une, qu’on appelle Narcisse, est un jeune pâtre nu, qui porte une peau de chèvre sur une épaule ; on dirait un Alcibiade, tant la tête penchée et le sourire sont ironiques et aristocratiques ; les pieds sont chaussés d’une cnémide, et la belle poitrine, ni trop maigre ni trop grasse, ondule tout unie jusqu’aux hanches. Tels sont les jeunes gens de Platon élevés dans les gymnases, ce Charmide, un jeune homme des premières familles, que ses compagnons suivaient à la trace, tant il était beau et ressemblait à un dieu. — L’autre statuette est un satyre, plus viril, nu aussi, et qui danse la tête levée en l’air avec un élan de gaieté incomparable. À côté de ces gens-là, on peut dire que personne n’a compris et senti le corps humain. C’est que cette intelligence et ce sentiment étaient nourris partout l’ensemble des mœurs environnantes. Il a fallu des conditions particulières pour qu’on prît comme idéal l’homme nu, content de vivre, à qui ne manque pourtant aucune des grandes parties de la pensée. À cause de cela, le centre de l’art grec n’est pas la peinture, mais la sculpture.

Il y a encore un autre raison, c’est qu’alors on pouvait poser. Prendre une attitude est aujourd’hui un travail et un acte de vanité : autrefois point. Le Grec qui était de loisir et s’appuyait sur une colonne de la palestre pour regarder des jeunes gens ou écouter un philosophe, se posait bien, d’abord parce qu’il avait acquis le plein usage de ses membres, et ensuite par fierté aristocratique. La belle prestance, l’apparence noble et sérieuse dont parlent les philosophes, sont essentielles dans une société noble, parmi des hommes qui ont des esclaves, qui font la guerre et discutent les lois ; ils n’ont pas besoin de les chercher, elles ont leur source naturelle et continue dans la conscience que l’homme a de son importance et de son courage, de son indépendance et de sa dignité. Voyez aujourd’hui la belle tenue des jeunes lords intelligents d’Angleterre, des gens bien élevés dans les grandes familles françaises ; mais le monde fait le jeune Anglais trop roide, et le jeune Français trop abandonné : alors il faisait l’adolescent dispos et calme. On a quelque idée de cette aisance lorsqu’on voit Platon opposer aux tracas de l’homme d’affaires, à ses ruses, à ses criailleries, à toutes ses habitudes d’esclave, le laisser-aller de l’homme libre qui discute sans se presser, et seulement sur des questions générales, qui quitte ou reprend le raisonnement selon sa commodité, « qui sait relever son vêtement d’une façon décente, et qui, d’un tact sûr, ordonnant l’harmonie des discours philosophiques, célèbre la véritable vie des dieux et des hommes heureux. »

On marche seul dans les salles silencieuses, et au bout de quelques heures on sent approcher l’illusion ; tant de traces du passé le rendent en quelque sorte présent et sensible. Surtout ce peuple de statues blanches dans l’air gris et froid comme celui d’une galerie souterraine ressemble aux mânes qui sous la terre, dans des royaumes mystérieux, continuaient une vie terne, invisible, ou bien encore à ces habitants des cercles vides que Gœthe, le grand païen, place autour des êtres réels et tangibles. Là sont les héros, les reines, « ceux qui se sont acquis un nom ou qui ont aspiré à quelque but noble, » l’élite des générations éteintes ; ils y sont descendus « avec une démarche sérieuse, et y siégent près du trône des puissances que nul n’approfondit. Même chez Hadès, ils gardent encore leur dignité et se rangent fièrement autour de leurs égaux, intimes familiers de Perséphone, » tandis que la foule ignorée, les âmes vulgaires, « reléguées dans les profondeurs des prairies d’asphodèles, parmi les peupliers allongés et les pâturages stériles, bruissent tristement comme des chauves-souris ou comme des spectres, et ne sont plus des personnes. » Seules les formes idéales échappent aux engloutissements de la durée, et perpétuent pour nous les œuvres et les pensées parfaites.

On s’oublie parmi tant de nobles têtes, devant ces Junons sévères, ces Vénus, ces Minerves, ces larges poitrines des dieux héroïques, cette sérieuse et humaine tête de Jupiter. Telle tête de Junon est presque virile, comme d’un fier et grave jeune homme. Je revenais toujours à une Flora colossale debout au centre d’une salle, toute vêtue d’un voile qui laisse deviner les formes, mais d’une simplicité austère et hautaine. C’est une vraie déesse, et combien supérieure aux madones, aux squelettes et aux suppliciés ascétiques, saint Barthélémy ou saint Jérôme ! Une pareille tête et une pareille altitude sont morales, non pas à la façon chrétienne : elles n’inspirent pas la résignation douloureuse et mystique ; elles vous engagent à supporter la vie avec fermeté, courage et sang-froid, avec la hauteur calme d’une âme supérieure. — On ne peut pas les énumérer tous, ni les décrire l’un après l’autre ; tout ce que je sens, c’est que la sculpture est de tous les arts le plus grec, parce qu’elle montre le type pur, la personne physique abstraite, le corps en lui-même, tel que l’ont formé la belle race et la vie gymnastique, et parce qu’elle le montre sans l’engager dans un groupe, sans le soumettre à l’expression et aux agitations morales, sans que rien vienne distraire de lui l’attention, avant que les passions de l’âme l’aient déformé ou se soient subordonné son action ; c’est ici pour les Grecs l’homme idéal, tel que leur société et leur morale aspirent à le former. Sa nudité n’est point indécente ; elle est pour eux le trait distinctif, la prérogative de leur race, la condition de leur culture, l’accompagnement des grandes cérémonies nationales et religieuses. Aux jeux Olympiques, les athlètes sont sans vêtement ; Sophocle, à quinze ans, se dépouille pour entonner le Péan après la victoire de Salamine. Aujourd’hui nous ne faisons des nudités que par pédanterie ou par polissonnerie ; chez eux, c’était pour exprimer leur conception intime et primitive de la nature humaine. Cette glorieuse conception les suit jusque dans leur débauche. Dans les peintures des mauvais lieux, aux lupanars de Pompéi, les corps sont grands, sains, sans fadeur voluptueuse ni mollesse engageante ; l’amour n’y est point une infamie des sens ni une extase de l’âme : c’est une fonction. Entre la brute et le dieu, que le christianisme oppose l’un à l’autre, ils ont trouvé l’homme, qui les concilie l’un avec l’autre. Voilà pourquoi ils le peignaient et surtout le sculptaient. Sans doute, et selon l’instinct superstitieux des gens du Midi, ils imploraient les images, comme aujourd’hui leurs descendants implorent les saints. Ils priaient leur Diane, leur Apollon guérisseur ; ils brûlaient devant eux de l’encens, ils leur faisaient des libations, comme on apporte aujourd’hui devant la madone et devant saint Janvier des ex-voto et des cierges. Comme aujourd’hui, ils avaient leurs statuettes sacrées dans l’intérieur des maisons, dans les petits oratoires particuliers : ils répétaient dans leurs statues des attitudes et des attributs consacrés, une Vénus Anadyomène, un Bacchus au repos, comme au seizième siècle on répétait dans les tableaux sainte Catherine sur la roue, saint Paul tenant son épée ; mais l’effet était tout autre, comme le spectacle était tout autre. Dans le coup d’œil jeté en passant, au lieu d’être frappé par une figure osseuse, par un cœur sanglant, ils sentaient une belle épaule ronde, un dos cambré d’athlète, une puissante poitrine de guerrier, et c’était sur ces images accumulées depuis l’enfance que l’esprit travaillait et se forgeait le modèle de l’homme. Tout cela disait : « Voilà comme tu dois être, comme tu dois te draper ; tâche d’avoir ces muscles qui jouent aisément, cette chair ferme et saine. Baigne-toi, va à la palestre, sois fort en toute occurrence pour le service de ta ville et de tes amis, » Aujourd’hui les œuvres d’art ne peuvent plus nous dire rien de semblable ; nous ne sommes ni nus ni citoyens ; ce qui nous parle, c’est Faust et Werther, ou plutôt encore tel roman parisien d’hier et les Lieder de Heine.

Il faut pourtant citer quelques œuvres, sans quoi on reste dans le vague. Voici cinq ou six morceaux célèbres : L’Hercule Farnèse, un vigoureux portefaix qui vient de soulever une poutre, et qui pense qu’un verre de vin viendrait bien à point. Beaucoup trop réel et vulgaire. Ce n’est pas un dieu, mais un assommeur.

Le Taureau Farnèse : Amphion et Zéthus, pour obéir à leur mère Antiope, attachent Dircé aux cornes d’un taureau. Cela semble appartenir au deuxième ou au troisième âge de la sculpture. Quatre personnages de grandeur naturelle, outre le taureau, des chiens, et un enfant : c’est un tableau, même un drame ; le sculpteur a cherché l’intérêt, le pathétique ; tous les arts baissent quand ils dépassent leur limite propre.

Superbe tête de cheval en bronze ; comme tous les beaux chevaux grecs, il n’est pas encore amoindri par l’éducation ; son âme est intacte ; il a le col court, les yeux intelligents, la plénitude de volonté des chevaux libres, qu’on voit encore aujourd’hui dans nos Landes, ou dans le nord de l’Écosse ; ce cheval est une personne ; les nôtres sont des machines.

La charmante Psyché de Naples : ce torse si fin, cette tête de jeune fille délicate et distinguée n’est pas non plus du grand siècle, encore bien moins la Vénus Callipyge qui semble un ornement de boudoir et rappelle la jolie licence de notre dix-huitième siècle.

Quantités de statues et de bustes, en marbre et en bronze, d’après des personnages réels ; — une Agrippine assise, énergique et triste, — les neuf statues de la famille Balba ; un admirable orateur, debout, l’âme tendue par la gravité des choses qu’il va dire, véritable homme d’État, digne de la tribune antique ; Tibère, Titus, Antonin, Adrien, Marc-Aurèle : tous ces empereurs et ces consulaires ont des têtes de politiques et d’hommes d’affaires semblables à celles des cardinaux modernes. À mesure qu’on avance vers un âge plus rapproché de nous, l’art tourne au portrait ; ils n’ennoblissent plus, ils copient ; les figures de Sextus Empiricus, de Sénèque, sont anxieuses, tourmentées, laides et frappantes, comme des moulages. Notre musée Campana, à Paris, montre qu’en arrivant aux bas siècles, la sculpture finit par ne plus reproduire que les particularités personnelles et maladives, le tic, la déformation, la singularité triviale, les bourgeois de Henri Monnier pris au vif par la photographie.




Il y a, je crois, sept ou huit cents tableaux. Pour moi, qui ne suis pas peintre, je ne peux donner que les impressions d’un homme à qui la peinture fait beaucoup de plaisir, et qui en outre y voit un complément de l’histoire.

Plusieurs portraits par Raphaël, celui d’un cardinal, du cavalier Tibaldeo, de Léon X. — Ce Léon X est un bon gros papelard assez vulgaire, et sa vulgarité devient plus frappante encore par le contraste de ses acolytes, deux figures avisées, prudentes, ecclésiastiques. — Ce qui est supérieur dans Raphaël, c’est visiblement l’équilibre et la parfaite santé de son esprit. Ses portraits donnent l’essence d’un homme sans phrases.

Ribera. — Un Silène ivre, avec un ventre débordant, une poitrine de Vitellius, lamine noirâtre, basse et méchante d’un Sancho inquisiteur, d’horribles genoux cagneux, tout cela dans une pleine lumière crue encore avivée par un entourage d’ombres qui font repoussoir, et, pour trompette de cette trivialité brutale, de cette énergie effrénée, un âne qui brait de tout son gosier.

Guerchin. — Sa charmante Madeleine, nue jusqu’à la ceinture, a la plus gracieuse attitude, les plus beaux cheveux, les plus beaux seins, le plus doux sourire imperceptible de mélancolie tendre et rêveuse. C’est la plus touchante et la plus aimable des amoureuses, et la voilà qui regarde une couronne d’épines ! Comme ils sont loin de l’énergie et de la simplicité du siècle précédent ! Les pastorales, les sigisbées, la dévotion affadissante ont commencé leur règne ; cette Madeleine est parente d’Herminie, de Sophronie, des doucereuses héroïnes du Tasse ; elle est née comme elles de la restauration jésuitique.

Léonard de Vinci. — Une Vierge avec son enfant d’une finesse extraordinaire ; ses yeux sont baissés, ses lèvres se plissent faiblement avec un étrange et mystérieux sourire ; la figure est tourmentée par la délicatesse de l’âme, parle raffinement de la supériorité intellectuelle, et derrière la tête un lis blanc s’épanouit. Cet homme est tout moderne, à une distance infinie de son siècle ; par lui la renaissance touche sans intervalle à notre temps. Il était déjà savant, expérimentateur, chercheur et sceptique, avec une grâce de femme et des dégoûts d’homme de génie.

Plusieurs tableaux du Parmesan de la plus exquise distinction, des têtes fines et longues, entre autres une jeune fille pudique, candide, qui regarde d’un air étonné. — Un grand portrait de sa main représente un seigneur du temps, lettré, connaisseur et militaire ; il porte une sorte de béret rouge, et sa cuirasse est dans un coin ; sa noble figure est fine et rêveuse, ses cheveux et sa barbe sont d’une abondance et d’une beauté admirables, on n’imagine pas une main plus aristocratique, et dans toute son expression on démêle l’étrange douceur d’un contemplatif : c’est un capitaine, un penseur et un homme du monde. Parmesan vivait dans la première moitié du seizième siècle, au commencement du déclin de l’Italie. Que de génie et quelle culture dans les hommes qui alors ont subi l’oppression de la décadence ! Il faut lire le Courtisan de Castiglione pour voir la belle société inventive, polie, imbue de philosophie, libre d’esprit, qui périt à ce moment.

Ses deux destructeurs sont ici, tous les deux peints par Titien, Philippe II, blafard et gourmé, indécis, clignotant, homme de cabinet et d’étiquette, tel que le dépeignent les dépêches vénitiennes ; l’autre est le pape Paulin dans sa grande barbe blanche, un vieux loup songeur. Un autre pape, par Sébastien del Piombo, belle figure régulière, mais noire comme l’eau d’une rivière sale, a les yeux baissés à demi et le regard oblique. — Divers tableaux conduisent ces idées jusqu’au bout, par exemple celui de Micco Spadaro, la Soumission de Naples à don Juan d’Autriche. La guerre est tragique en ce temps-là, et l’on sait comme en Flandre les Espagnols traitent les villes reconquises. Sur la place du marché et sur toute la longue rue, les carrés massifs de soldats, piques en main, les mousquets posés sur les fourchettes, attendent le commandement ; les drapeaux flottent de rang en rang ; la force et la terreur écrasent la cité vaincue. À genoux, humblement, les magistrats présentent les clefs, et sur le piédestal de la statue du vice-roi démolie par la révolution populaire, tout le long des assises blanchâtres, les têtes coupées font des taches de sang. Par derrière, les hautes et mornes maisons allongent lugubrement leur ombre, et dans le fond s’élève l’énorme barrière des montagnes. — Huit ans plus tard, la peste vient, et cinquante mille personnes meurent à Naples ; seule la Chartreuse est préservée par l’intercession de son fondateur, et un second tableau du même peintre représente cette singulière scène. On voit en l’air saint Martin et la Vierge qui arrêtent le bras vengeur du Christ, pendant qu’un ange, debout sur le sol, écarte la Peste, hideuse femelle. Tout à l’entour, les chartreux agenouillés, têtes finaudes et vulgaires, comptent sur leur patron qui doit se charger de leurs affaires.

Quantité de peintres du second et du troisième ordre, Schidone, Luca Giordano, Preti, Le Josépin, et qui sont de très-grands hommes. Telle charmante jeune femme ample et saine dans un tableau de Lanfranc, chez un élève du Guide, laisse bien loin derrière elle notre peinture contemporaine, si tourmentée, si incomplète, toute composée de tâtonnements insuffisants ou d’imitations pénibles. Leurs personnages se remuent, ils ont des membres qui se tiennent, il y a de l’aisance, de la force et de l’ampleur dans la structure des corps et dans l’ordonnance des groupes. Leur cerveau est plein de couleurs et de formes ; elles sortent d’eux et se répandent naturellement et abondamment sur la toile. Ce Luca Giordano si décrié, si expéditif, est un vrai peintre ; avec ses figures riantes et ses gracieuses formes arrondies, avec ses raccourcis, ses étoffes de soie, avec tout le mouvement, toute la vivacité de sa peinture, il a le génie de son art, je veux dire qu’il sait faire plaisir aux yeux ; il est d’une autre couche pensante que nous ; il n’est pas nourri de philosophie et de littérature, il ne songe pas comme Delacroix à exprimer les tragédies de l’âme, ni comme Decamps à exprimer la vie de la nature, ni comme tant d’autres à mettre en tableaux l’histoire et l’archéologie.

La Danaé du Titien. — Celui-ci, certes, n’avait pas d’esthétique et ne songeait qu’à faire une belle créature, une splendide maîtresse de patricien. La tête est bien vulgaire, rien que voluptueuse ; peut-être est-ce une jeune fille de pêcheur, qui a consenti de bon cœur à ne rien faire, à bien manger et à porter un collier de perles. Mais ce ton de chair sur les linges blancs, et ces cheveux d’or qui retombent follement jusque sur la gorge ! Surtout cette main parfaite au bout d’un bracelet de diamants, ces doigts fins, cette taille qui ploie ! — Il y en a une seconde sans nom d’auteur, sur une toile voisine, plus fine, posant la main sur sa tête ; à côté d’elle est une plante fleurie, et dans le fond un paysage de montagnes bleuâtres. Elle est sérieuse, et son sérieux, comme celui des animaux, a une vague expression de tristesse. Voilà ce qui ennoblit cette peinture ; la volupté n’y est jamais indécente, parce qu’elle est toujours naturelle ; l’homme ne descend pas pour y arriver, il est de niveau ; et la grandeur des paysages, la magnificence des architectures, la sérénité du ciel, versent à flots la poésie sur le bonheur. L’homme est complet de cette façon, c’est une des cinq ou six grandes manières de vivre. Celle-ci ne souffre pas de comparaison ; elle est comme elle doit être, achevée et parfaite ; la réduire, l’épurer, c’est lui ôter sa beauté propre, gâter une fleur unique, telle que nulle civilisation n’en a produit de pareille ; autant vaudrait demander à la tulipe d’être moins pourprée, et à la rose d’avoir une senteur moins riche. En face, et de la main d’un peintre inférieur, une Vénus avec Adonis, grasse et blonde, les joues et la bouche un peu empâtées, nue moins un lambeau de mousseline, se pâme, tout entière à ce qu’elle désire, incapable d’imaginer rien de plus haut ; qu’importe ? qui la voudrait autre sous cette ombre chaude qui emprisonne délicieusement les tons ambrés de son beau corps, sous cette lumière vague qui palpite et qui frissonne comme la clarté d’une eau tiède au soleil couchant, sur ce superbe manteau rouge, près de ce vase d’or qui se renverse avec des reflets fauves ? Chaque grande école a le droit d’être, tout aussi bien que chaque groupe naturel de vivants ; c’est tant pis pour les règles, et c’est tant mieux pour tous.



Conversations.


Au café, en chemin de fer, dans les salons, la politique est maintenant le fond de la langue. Il y a comme un bouillonnement dans les esprits ; la vivacité, l’ardeur, la conviction, sont les mêmes que chez nous en 90. Les journaux, très-nombreux, très-répandus, à très-bas prix, sont du même ton. Voici des exemples :

Première soirée avec un sculpteur et un médecin. Selon eux, les brigands du sud (qui m’empêchent d’aller à Pœstum) sont de simples brigands. Ils tuent, brûlent et volent. C’est un métier, et un bon métier ; ils le pratiquent même sur les gens de leur parti. Si quelqu’un les dénonce, ils mettent le feu à sa maison, de cette façon ils terrorisent les villages. Ajoutez que dans ces montagnes et dans ces fourrés il faut cent soldats pour prendre un brigand. — « Mais n’est-ce pas une Vendée ? — Non, ils ne méritent pas cette comparaison. — Pourtant c’est un pays catholique, imaginatif, capable de fanatisme. — Non, ce ne sont que des brigands. » — Là-dessus ils s’échauffent, ils ne voient que leur idée, il se gonflent, comme nos premiers révolutionnaires, avec des phrases de journal ; ils ont la colère toute prête, l’espérance infinie.

Selon eux encore, tout le mal à présent vient de la France, qui, en maintenant le pape à Rome, entretient un foyer d’intrigues. Rome est un abcès qui rend tout le corps malade. La France depuis soixante ans a fait des progrès énormes en science, en bien-être, mais aucun en religion, en morale ; elle est aussi bas que jadis par son assujettissement au clergé. Ici ronflent les phrases du dix-huitième siècle.

La lutte en Italie, disent-ils, est entre l’éducation et l’ignorance. Toute la classe intelligente est libérale ; entendez toute la classe moyenne. Les nobles boudent ; voyez le grand faubourg aristocratique sur la route d’Herculanum ; toutes les maisons sont closes. La populace de Naples, à qui les Bourbons accordaient toute licence, n’est pas contente, et si les Autrichiens revenaient, il y aurait des violences ; mais le vrai peuple, les artisans, les hommes qui ont un fonds d’honnêteté et qui travaillent, se rallient peu à peu. S’il y en avait quatre dans le parti rétrograde le lendemain de la révolution, il n’y en a plus que deux aujourd’hui. La liberté fait son effet. L’armée surtout est une école d’union, d’instruction et d’honneur. On enseigne aux soldats à lire et à écrire ; ils entendent parler de Garibaldi, de Victor-Emmanuel, de la patrie. Les familles ne se désolent plus, comme autrefois, lorsqu’on prend leurs enfants. Il y a dans les rangs des hommes de toute classe ; des fils de paysans marchent côte à côte avec des fils de médecins, d’avocats. Le remplacement militaire est difficile ; on exige un homme sachant lire, écrire, compter, si l’autre sait lire, écrire, compter ; tel fils de noble n’a pu en trouver un, et a dû partir en personne. — Ils n’attendent qu’une grande guerre, comme celle de 92, pour souder toutes ces diversités par la confraternité d’armes. » Vous êtes une grande nation, ajoutent-ils, vous êtes sortis d’esclavage, vous ne souffrez plus les cent mille infamies et misères du régime des Bourbons. Comprenez donc que nous aussi nous avons besoin de faire notre révolution. »

Conversation en chemin de fer avec un homme de trente ans, commissionnaire en cotons. Il court les environs et achète les récoltes pour les revendre aux Anglais ; la campagne qui entoure le Vésuve est maintenant plantée de cotonniers. Selon lui, depuis trois ans, on a fait de ce côté-là des progrès étonnants. Sous les Bourbons, impossible de rien faire, même de vendre et d’acheter. Point de commerce ; ils n’aimaient pas le contact des étrangers, ils décourageaient l’entrée et la sortie des marchandises. À présent qu’on est libre, tout est changé. Le paysan, sûr de gagner de l’argent, plante et travaille, même en été. À midi, il se repose, la chaleur est trop terrible ; mais le soir, le matin, aux heures supportables, il va à son champ. Sous les Bourbons, on ne faisait et on ne pouvait faire que trois choses : boire, manger et parfois s’amuser ; sur tout le reste, interdiction complète. Ni études, ni journaux, ni voyages, ni entretiens de religion ou de politique ; les dénonciations étaient perpétuelles, et les prisons affreuses ; on se sentait à chaque mouvement une main d’inquisiteur sur le corps. Qu’on ait seulement vingt ans à soi, et l’on verra le changement du pays.

Il a voyagé dans le midi, et reconnaît que les brigands font une sorte de chouannerie, mais de basse espèce. Le paysan ne leur est pas trop hostile, parce qu’il est ignorant et superstitieux. D’ailleurs impossible d’aller dans les boschi où ils se cachent, et on leur envoie sans cesse des recrues de Rome.




Toujours les brigands, on ne parle pas d’autre chose : selon les gazettes libérales, ce sont des scélérats dignes du bagne ; selon les gazettes cléricales, ce sont des insurgés martyrs. J’ai voulu avoir une opinion à moi, et j’ai lu le journal du général Borgès, Espagnol et bourbonien, qui a traversé dernièrement le royaume de Naples dans toute sa longueur, mais qui a été pris et fusillé à quelques lieues de la frontière romaine.

Après cette lecture, on peut compter sur les faits suivants : — Borgès est une sorte de Vendéen ; et il y avait d’honnêtes gens avec lui, par exemple ses officiers. — Il rencontre un certain nombre de bourboniens, pâtres, paysans, anciens soldats, mais en petit nombre. — Les bandes qui l’appuient et qui tiennent le pays avant son débarquement sont composées de voleurs et d’assassins, qui dix fois, à la prise d’un bourg ou d’une ville, pillent, violent, tuent, usent de la guerre en sauvages. — La garde nationale, les gens aisés sont partout contre eux. — Mon hôtesse à Sorrente disait : « Ici et aux environs, il y a trois piémontais pour un bourbonien ; mais tout en bas, dans le midi, il y a trois bourboniens pour un piémontais. » Tout cela s’accorde.


Autre conversation à Castellamare, cette fois avec un sous-officier retraité. Celui-ci est un énergumène, et parle avec la verve d’un convertisseur. Il dit que les prêtres sont les auteurs de tout le mal, qu’en France ils sont religieux et honnêtes, mais qu’ici ils sont voleurs et assassins, que le foyer de la conspiration est à Rome. Il cite le fameux général Manhès, qui, sous Murat, pour affamer les brigands, défendait, sous peine de mort, de porter un morceau de pain hors de la ville. Un prêtre étant sorti avec l’hostie pour un mourant, il le fit fusiller, col santissimo nella mano. Il me conduit jusqu’à une chapelle célèbre, et au moment d’entrer hausse les épaules d’une façon significative. N’est-il pas curieux, après soixante-dix ans, de retrouver des jacobins ?

Plus je lis de journaux et plus je cause, plus je trouve la ressemblance frappante. Nous aussi, nous n’avions d’abord qu’une bourgeoisie libérale ; il a fallu la vente des biens nationaux et l’invasion étrangère pour rallier nos paysans à la Révolution. — Nous aussi, nous avons combattu une insurrection intestine et vu traîner une guerre civile dans la portion la plus ignorante et la plus religieuse du pays. — Nous aussi, nous avons improvisé des écoles, une garde nationale, une armée, une justice. — Nous aussi, nous avons vu les nobles émigrer avec le roi, et plus tard bouder dans leurs terres. — C’est ici la petite édition d’un grand livre ; mais le nouveau volume n’est pas encore cousu, les feuilles tiennent mal ensemble, il lui faudra comme au nôtre, pour acquérir de la consistance, dix ans de froissement sous un lourd pilon, j’entends sous la crainte de l’étranger.



Soirée avec des magistrats, des professeurs et des gens de lettres.


La plus grande difficulté ici, pour le gouvernement, vient du grand nombre de privilégiés nourris par les Bourbons, et qui maintenant sont sans place. Par exemple, il y avait une grande manufacture d’ouvrages en fer qui coûtait deux millions par an : elle ne produisait rien ; peu à peu, les ouvriers avaient été remplacés par des fils d’officiers ou d’employés qui touchaient cinq francs par jour, tel à titre d’ouvrier serrurier, tel comme contre-maître ; ils ne venaient qu’à la fin du mois, et pour recevoir la paye ; un petit nombre faisaient acte de présence dans les bureaux, de onze heures à trois. La révolution arrive, on cesse de les payer. Ils crient, on les paye. On trouve alors la manufacture trop coûteuse, et on la met en adjudication ; personne ne se présente. À la fin, un spéculateur hardi l’accepte pour dix ans et convient de payer par an 48,000 ducats de location. Ce nouveau fermier fait venir les employés et les prétendus ouvriers. « Je vous payerai comme autrefois, mais vous travaillerez la journée complète. » — Cris et réclamations. — « Alors travaillez le temps qu’il vous plaira, je vous payerai à tant l’heure. » — Ils font une émeute. Les bersaglieri sont accueillis à coups de pierres et ripostent à coups de fusil ; depuis, tout est dans l’ordre, et la manufacture commence à marcher, mais les sinécuristes affamés sont furieux. Un d’eux disait : « Voyez ce misérable gouvernement piémontais ; j’avais une place de douze cents francs qui me laissait libre toute la journée, et j’allais à mon autre place chez le banquier ; maintenant ces pingres-là me suppriment mes douze cents francs, et je me suis marié, j’ai deux enfants ! »

De même en 91, tous les officiers de la maison du Roi, de la Reine, du Dauphin, des princes, les menins, les capitaines de levrettes, etc.

Le roi Ferdinand mettait la main dans les fournitures, comme Louis XV dans les affaires de blé. Son armée effective était de quatre-vingt-quinze mille hommes, on en mettait cent mille sur le budget : il touchait l’excédant. En outre, il gardait pour lui, pour ses favoris, pour ses secrétaires, le droit de désigner les employés ; il y en avait ainsi de deux sortes, l’employé gras qui venait une fois par mois au bureau pour recevoir les piastres, l’employé maigre qui faisait la besogne et touchait le quart du traitement.

Tous ces gens-là sont fort irrités, ce qui n’a rien d’étrange ; les prêtres non plus ne sont pas contents, et n’ont pas sujet de l’être. Ils ont perdu de leur crédit, il ne tiennent plus le haut du pavé. Il y a trois ans, il y avait tant de moines et d’ecclésiastiques à Naples, qu’en se mettant à la fenêtre une dame de la maison où je suis, dans une rue fréquentée, en comptait cent par heure ; presque dans chaque famille on avait un fils ecclésiastique ; aujourd’hui ils sont moins nombreux. Après la révolution, ils se sont cachés ; maintenant on les voit reparaître, sortir, se promener par deux ou trois. Ils croient que le gouvernement veut les affamer, qu’en prenant les biens des couvents il se déclare leur ennemi, et ils travaillent contre lui, surtout par les femmes.

Quatorze mille hommes de garde nationale à Naples : cela n’est guère pour cinq cent mille habitants. Ils prétendent qu’ils pourraient en avoir le double ; cela ne serait guère non plus. Ils répondent que la plèbe est ici en quantité énorme, qu’on ne peut encore lui confier des armes ; elle ne compte pas, il faut l’instruire ; d’ailleurs elle n’est pas à craindre, ni capable de faire des barricades ; il y a trois ans, en l’absence de toute autorité, la garde nationale a suffi largement pour maintenir l’ordre. Dans chaque municipalité, il en est de même ; les capitaines aiment mieux n’avoir qu’un nombre d’hommes médiocre ; ils n’enrôlent pas les demi-vagabonds, ni ceux qui se sont compromis avec l’ancien gouvernement. Du reste, tous les paysans sont armés et marchent le fusil sur l’épaule ; c’est une vieille habitude, l’effet des vendette et du brigandage invétéré. Quand Victor-Emmanuel arriva, ils se pressèrent tous, ainsi équipés, sur son passage, preuve certaine qu’ils ne se sentaient point conquis ni opprimés. Un ambassadeur étranger qui était là disait : « L’Italie est faite. »

Je reviens sur cette garde nationale de quatorze mille hommes ; ce chiffre n’indique qu’une bourgeoisie gouvernante, et justifie jusqu’à un certain point les déclamations des adversaires, par exemple celles de ce marquis napolitain, provincialiste énergumène, qui à Paris, devant moi, il y a quinze jours, accusait les gardes nationaux d’être une coterie, les appelait traîtres, suppôts des Piémontais, disant que tout le peuple, tous les nobles, sauf quelques déserteurs, subissent un joug et s’indignent tout bas. — On me répond en me faisant lire des gazettes cléricales, vendues à Naples et dans les rues, qui répètent la même chose, seulement en termes plus forts : cela prouve que personne n’est bâillonné. — Ensuite la garnison de Naples est de six mille hommes ; est-ce assez pour comprimer une ville de cinq cent mille âmes qui voudrait se révolter ? — Quant aux moyens de gagner les paysans, ils font remarquer que le gouvernement n’a pas, comme la Convention, une masse énorme de biens nationaux à leur vendre, que depuis le premier Napoléon le régime féodal est aboli dans le royaume, et que déjà un grand nombre de paysans possèdent. Cependant on va dépecer les biens des couvents confisqués, et cette vente ralliera à la révolution beaucoup d’acheteurs ; d’ailleurs on peut compter sur le défrichement, sur les nouvelles cultures, sur le progrès de la richesse publique. Ce pays-ci est d’une fertilité merveilleuse, il y a des terres qui portent à la fois sept récoltes, racines, fourrages, raisins, oranges, noix, etc. Depuis deux ans, la culture du coton s’est propagée de toutes parts, et les bénéfices ont été énormes ; au lieu de 8 ou 10 ducats, le quintal est monté jusqu’à 32 et 40. Les paysans maintenant tirent la piastre de leur poche en allant au café ; ils payent leurs emprunts, leurs anticipations ; ils commencent à acheter la terre, c’est leur passion ; en quelques endroits, la récolte a suffi pour payer le sol. Depuis longtemps, on remarquait qu’il y a moins de brigandage et plus de travail dans les districts où la petite propriété est répandue, et Murat avait fait des lois dans ce sens ; aussi en plusieurs points on commence aujourd’hui à aliéner et diviser les terres du domaine. Joignez à cela les biens de mainmorte dont on parlait tout à l’heure, et remarquez en outre que les capitaux étrangers arrivent, que des manufactures se fondent, que les journaux se répandent, qu’un Napolitain, expérience faite, apprend à lire et à écrire en trois mois ; il n’y a pas de race plus fine, plus prompte à saisir et à deviner toutes les idées. Le paysan enrichi et éclairé deviendra libéral.

Une des personnes présentes conte l’entretien qu’elle a eu récemment avec un soldat. Ce soldat avait servi sous les Bourbons ; quand Garibaldi débarqua avec sa petite troupe, le bruit courut qu’il amenait soixante mille hommes ; là-dessus, avec la permission de leur capitaine, les soldats de la compagnie posèrent leur fusil et s’en allèrent chacun chez soi fort tranquillement. Victor-Emmanuel proclamé, notre ami retrouve son homme exempté comme vétéran, lui fait honte, le désigne, en sorte qu’il est repris, bien malgré lui, pour le service. Au bout d’un an, nouvelle rencontre ; cette fois l’homme est enchanté, plein de reconnaissance, il a une tournure martiale. « Ah ! Excellence, que je suis content ! J’ai vu Milan, Turin, toutes sortes de villes ; j’ai appris à lire. — Et à écrire ? — Pas encore très-bien, mais j’écris mon nom. — Tiens, voici une piastre ; quand tu sauras écrire, tu en auras une autre. » Voilà un homme transformé par la vie militaire ; elle leur donne des habitudes de discipline, de propreté, le sentiment de l’honneur, de la patrie. Notre ami disait à l’un d’eux : « Vous allez vous battre pour le roi. — Non, pas pour le roi, mais pour la patrie ; il y a un parlement. » Ils lisent les journaux qui coûtent un sou, ils prononcent les grands mots un peu vides parfois et dont on abuse, mais nobles et vrais en ce moment, et qui ont une si forte prise sur les hommes. J’ai entendu en wagon deux Italiens qui revoyaient Naples après cinq ans d’absence. L’un d’eux disait : « Ils s’améliorent ; aujourd’hui c’est presque un peuple moral. »

Il leur faut du temps ; le temps consolidera tout, même les finances ; elles sont la grande plaie en ce moment. L’an dernier, le déficit était d’un million par jour ; elles se rétabliront peu à peu, à mesure que la nation produira et consommera davantage ; dans l’année qui vient de s’écouler, Naples a vendu pour cent millions de coton, et cette année la récolte sera encore meilleure. Les douanes du midi ne rapportaient presque rien, tout était ouvert aux contrebandiers ; on a mis d’autres douaniers, et le frère d’un de nos amis, inspecteur, dit que cette année l’augmentation sera de sept cent mille ducats.

Autre signe d’apaisement. Le gouvernement fait enlever les madones des coins des rues ; on les trouvait le matin percées de coups de poignard, soit par les mazziniens, soit par les bourboniens. On les transporte à l’église voisine. Dans certains quartiers, les femmes s’attroupent, se désolent, se tordent les bras ; mais dans beaucoup d’autres la foule dit que c’est bien, qu’on les profanait en salissant le mur, en jurant devant elles.

Il se fait ici une expérience intéressante et digne d’être suivie de près par les observateurs, celle d’une révolution moins violente que la nôtre, moins dérangée par l’intervention étrangère, la même au fond, puisqu’il s’agit, comme chez nous, de transformer un peuple féodal en un peuple moderne, mais différente en ce sens que la transformation se fait dans un vase clos, sans explosions ; il est vrai qu’un coup de baïonnette autrichienne mettrait le vase en morceaux.

Même activité et même exubérance dans la science et dans la religion que dans la politique. Il y a dix mille étudiants à l’université, soixante professeurs. Un étudiant se loge pour vingt francs par mois, il vit de macaroni, de fruits, de légumes : on mange peu dans ce pays, les choses nécessaires sont à bas prix. L’érudition et la direction sont allemandes ; on lit Hegel couramment ; M. Véra, son interprète le plus zélé et le plus accrédité, a une chaire. M. Spaventa essaye de découvrir une philosophie italienne, de montrer dans Gioberti une sorte de Hegel italien ; on voit que l’amour-propre et les préoccupations nationales pénètrent jusque dans la spéculation pure. Hier un journal louait un tableau italien moderne exposé au musée, se plaignant de ce que les Italiens n’admirent pas assez leurs artistes et commettent la faiblesse de trop estimer l’art étranger. Tout cela est naïf, mais sincère.

Les jeunes gens, le public s’intéressent extrêmement à ces recherches. Naples est la patrie de Vico, elle a toujours eu une aptitude philosophique. Dernièrement on se pressait à une exposition de la Phénoménologie de Hegel. Ils traduisent sans difficulté les mots spéciaux, les abstractions, Dieu sait quelles abstractions ! Du centre, le système se répand dans les diverses branches. Les études de droit surtout sont, dit-on, très-fortes, et tout à fait conduites à la manière allemande. Les étudiants sont encore enfermés dans les formules et les classifications de Hegel ; mais les professeurs commencent à les dépasser, à chercher leur voie par eux-mêmes, chacun à sa façon, et suivant son genre d’esprit. Les idées sont encore vagues et flottantes ; rien n’est formé, tout se forme.

En attendant, on peut se demander si l’aliment qu’ils prennent est bien choisi, et si des esprits nouveaux peuvent s’assimiler une pareille nourriture ; c’est de la viande mal cuite et lourde ; ils s’en repaissent, avec un appétit de jeune homme, comme les scolastiques du douzième siècle ont dévoré Aristote, malgré la disproportion, avec danger de ne pas digérer et même d’étrangler. Un étranger fort instruit, qui vit ici depuis dix ans, me répond qu’ils comprennent naturellement le raisonnement le plus difficile et toutes les dissertations allemandes, mais les livres français beaucoup moins bien. Si on leur fait lire les romans de Voltaire, ils ne s’en amusent qu’à demi. Ils n’en sentent pas la grâce, ils ne voient dans son ironie qu’un moyen d’esquiver la censure. M. Renan, qu’ils admirent infiniment, leur semble timide : « Mais pourquoi prend-il tant de précautions ? C’est un restaurateur délicat du christianisme. » Son art achevé, son tact, son sentiment si poétique et si compréhensif leur échappent ; ils ont traduit son livre, ils en ont acheté à Naples dix mille exemplaires, ils considéraient comme un bonheur de voir et de toucher une lettre écrite de sa main ; mais ce qu’ils aiment en lui, c’est le combattant, ce n’est pas le critique. Voilà pourquoi ils ont fait un succès au Maudit ; on lit ce titre affiché sur toutes les boutiques de libraires. Cette grosse artillerie les réjouit. Ils demandent une vigoureuse attaque, une rude exposition des faits ; ils se vengent de leur ancien esclavage.

Point de bons journaux ; la mode des gazettes à un sou s’est établie, et la rédaction est à l’avenant. Ils sautent le matin sur les nouvelles télégraphiques, et veulent les voir appuyées par une grosse tirade. C’est aussi à ce point de vue qu’ils jugent nos journaux français ; ils ne goûtent pas l’éloquence modérée, le style contenu, la fine ironie de M. Prévost-Paradol ; ils préfèrent de beaucoup les premiers-Paris des journaux démocratiques. Rappelons-nous nos propres gazettes de 89, leurs déclamations, leurs gros mots et leur rhétorique vide.

Hier, en déjeunant au café, je trouve dans un journal d’un sou un feuilleton singulier, la quatrième leçon du professeur Ferrari sur la Philosophie de l’histoire ; il expose les idées de Giannone, ses recherches précoces en matière d’histoire religieuse ; selon Giannone, les premiers chrétiens n’ont point cru au paradis ; leur dogme fondamental était la résurrection des corps ; jusqu’à la résurrection les morts demeuraient dans une sorte d’inertie et d’expectative ; peu à peu la théologie se développant met à part les morts fidèles ; bientôt saint Augustin leur accorde une demi-béatitude préalable ; sous le pape saint Grégoire, ils montent droit au ciel. — Il est évident que de pareilles idées aussi librement exposées et aussi largement popularisées doivent faire un grand effet.

Le collège des jésuites est maintenant sous l’invocation de Victor-Emmanuel. Dans la rue, on rencontre les écoliers de divers établissements conduits, non plus par un prêtre, mais par un sergent. C’est sur cette transformation et sur l’accroissement de l’éducation publique qu’ils fondent leurs meilleures espérances. Ils ont établi cinquante-huit écoles communales à Naples et une dans chaque chef-lieu. Dans la classe moyenne, beaucoup de gens lisent. Tous les livres intéressants ou savants d’Allemagne, d’Angleterre et de France arrivent chez le libraire Detkens ; les plus solides ouvrages de physiologie, de droit, de linguistique, surtout de philosophie, trouvent là des acheteurs : sa boutique est le soir une sorte de club littéraire et scientifique. Ils éprouvent une satisfaction infinie à causer librement et sur tous ces grands sujets. « Il y a trois ans, disent-ils, même la porte close, nous n’aurions osé parler. Si on nous avait vus ensemble, nous aurions eu un espion à nos trousses. » Ils sont en ce moment dans toute l’ardeur de la production et de la renaissance. On fouille à force à Pompéi, et on publie les nouvelles découvertes dans de magnifiques livraisons ornées de dessins polychromes. C’est un plaisir que de voir ces fines têtes italiennes, ces yeux expressifs, et de deviner sous les façons réservées l’ardeur intérieure ; ils expriment haut ou laissent percer cette joie profonde d’un homme qui remue ses membres après avoir été longtemps en prison. En fait d’idées, ils ne manquent pas de préparation ; déjà sous les Bourbons, deux ou trois libraires faisaient fortune par la contrebande, payant le douanier, l’examinateur, cachant les livres sous leur lit et les vendant au quintuple. Ainsi se sont formées de bonnes et belles bibliothèques, même dans les provinces, par exemple celle du père du poëte Leopardi. Tel petit noble, tel bourgeois retiré étudiait, non certes pour la gloire ou le profit (c’était un danger que d’être savant), mais pour apprendre. De cette façon on apprend vite et beaucoup. J’ai vu un jeune homme de vingt et un ans qui a travaillé ainsi tout seul et pour lui-même, et qui sait le sanscrit, le persan, une dizaine de langues, qui connaît fort bien Hegel, Herbart, Schopenhauer, Stuart Mill et Carlyle, qui est au courant de tous nos écrits français et de toutes les nouveautés allemandes, de tout ce qui tient au droit, aux philosophies, aux études de linguistique et d’exégèse. Son érudition et sa compréhension sont celles d’un homme de quarante ans ; maintenant il va compléter son éducation en passant une année à Paris et à Berlin. Voilà de beaux germes, je souhaite qu’il y en ait beaucoup de pareils et qu’ils se développent ; mais ce n’est pas tout d’apprendre à force et d’aimer le choc des idées : il faut produire, se faire une voie propre ; sans invention, il n’y a pas de culture véritable. Plusieurs de mes amis témoignent à ce sujet des inquiétudes, jugent cette ébullition superficielle, disent que la nouvelle science est une sorte d’opéra, une grande féerie à laquelle se livrent les cervelles spéculatives. « Quelques érudits, disent-ils, importent et accumulent des montagnes de matériaux étrangers ; une foule de curieux se pressent autour des plans, des fac-simile et des copies des architectures étrangères : qui concevra et exécutera le monument national ? »



Dans les rues, à la promenade, au théâtre.


La plupart des femmes sont ordinaires, mais il y a quantité de très-jolis jeunes gens fort élégants, parfaitement habillés. Un de nos amis qui a parcouru l’Italie disait qu’on rencontre dans de toutes petites villes des gens qui ont dîné d’un morceau de pain et de fromage, mais qui ont des gants frais et semblent sortir de chez Dusautoy. La règle universelle est que plus un homme songe aux femmes, mieux il s’habille.

Beaucoup d’entre eux ont une tête comme celles du Corrége, un air tranquillement voluptueux, un sourire continu de sécurité heureuse. Cela est bien aimable et fait comprendre leur espèce d’amour. Quand ils parlent à une femme, ce sourire devient alors plus engageant et plus tendre : rien de piquant ni de pétulant à la française ; ils ont l’air ravi, ils semblent savourer délicieusement une à une, comme des gouttes de miel, les paroles qui vont tomber de sa bouche. Les petites chansons populaires, la musique nationale, l’opéra de Cimarosa expriment le même sentiment.

Dans le peuple, toute jeune fille de quinze ans a un amoureux ; tout jeune homme de dix-sept ans est amoureux, et les passions sont très-fortes et très-durables. Tous deux pensent au mariage, et l’attendent aussi longtemps qu’il le faut, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’amoureux ait pu acheter la pièce principale du mobilier, un lit immense et carré. Notez qu’il ne vit pas en trappiste pendant l’intervalle. Nulle population n’est plus adonnée au plaisir, plus précoce ; dès treize ans, un enfant est un homme.

La jeune fille est à sa fenêtre, le jeune homme passe, repasse, se tient sous les portes cochères, ils se font des signes. Dans la rue où j’habite est une certaine fenêtre, demi-ouverte ; l’amant en voiture monte et redescend la rue trente fois de suite dans l’après-midi, puis va se promener à la Villa-Reale. Tous pouvez sans inconvénient demander à une jeune fille si elle a un amoureux. « Certes oui : autrement il faudrait que je sois bien laide ou bien antipathique. — Mais l’aimez-vous ? — Certainement ; vous croyez donc que je n’ai pas de cœur ? »

J’ai vu hier la peinture exacte de ces mœurs au petit théâtre populaire de San-Carlino. Les deux amoureuses sont deux vraies grisettes de Naples, l’une piquante, l’autre grassota, toutes deux vulgaires, appétissantes et « fortes en gueule, » assourdissantes d’injures quand elles se prennent de bec. Au milieu de ces façons populaires, l’amour fleurit, comme une rose parmi des tessons et des pots cassés. On n’imagine pas un plus beau sourire que celui d’Annarella, lorsqu’à la fin elle accepte Andrea. Ses belles dents, ses lèvres entr’ouvertes, ses grands yeux pleins d’une complaisance tendre et d’une félicité expansive, tout son être s’épanouit ; elle n’a ni finesse ni pruderie, comme en France ; elle ne minaude pas. Il lui baise la main, et pourtant ce n’est qu’un demi-bourgeois, presque un homme du peuple, mais il l’aime depuis trois ans. Beau geste aussitôt après, familier et tendre : il lui met la main sur les cheveux pour relever une boucle.

Impossible aux gens d’ici de penser à autre chose ; c’est l’idée dominante, elle est suggérée par le climat et le pays. Cela se comprend, bien mieux cela se sent dès qu’on passe une heure sur cette mer. De la barque, en allant vers Pausilippe, on voit les villas, les palais descendre jusque dans l’eau luisante : quelques-uns ont des soubassements où le flot entre. Les jardins s’abaissent par étages, avec des oliviers, des orangers, des figuiers d’Inde, des chevelures d’herbes grimpantes qui revêtent la nudité de la roche. Dans les hauteurs, les têtes rondes des pins-parasols se dessinent toutes noires sur le ciel clair.

Naples s’éloigne et n’est plus qu’une vaste fourmilière blanche. Le Vésuve grandit, s’étale dans toute son ampleur. Le bleu couvre tout. Il n’y a qu’azur sur la mer, dans le ciel, sur la terre, et les délicates nuances des tons ne font que rendre plus suave ce concert de couleurs. Les montagnes ressemblent à la gorge d’une tourterelle ; la mer a la couleur d’une robe de soie, et dans le ciel de velours pâli, la lumière poudroie. Seul, bien loin, un groupe de barques blanches paraît une couvée de mouettes. Un vent doux vient au visage, et la barque danse. On ne pense à rien, on sent cet air caressant et tiède et on regarde l’ondoiement des petites vagues.




Ces amours ne sont pas toujours tranquilles. Avant-hier, j’ai vu descendre de wagon une fille qui avait trois larges estafilades de couteau sur les deux joues ; c’est son amant qui l’a marquée pour l’empêcher de plaire à un rival. Il arrive parfois qu’une fille ainsi balafrée épouse l’homme et l’excuse devant les juges. « C’est ma faute, il était jaloux, je l’ai provoqué. » Il paraît que leurs nerfs sont agacés par toutes les inégalités du climat, qu’ils sont improvisateurs en fait de coups de couteau comme en autre chose. Il y a beaucoup de meurtres de cette espèce, sans préméditation. La punition est de vingt ans de fers.

En toutes choses la première impression est trop forte chez eux ; la détente à peine touchée part tout d’un coup avec une exagération quelquefois terrible, le plus souvent grotesque. Les marchands qui crient leurs marchandises ressemblent à des possédés. Ce matin, pendant que je déjeunais, un vendeur de brimborions a dépensé en une demi-heure assez de gestes pour défrayer pendant trois mois deux acteurs comiques. Il fourrait son bric-à-brac dans les mains des assistants, il soufflait dans ses coquilles comme dans une trompette, il soupesait ses montres d’un sou, il faisait semblant d’écouter leur tic-tac absent, il prenait une voix pleurarde et tendre pour obtenir un grano de plus ; il avait des airs d’admiration enthousiaste devant ses poupées ; il bouffonnait et se démenait autant, je crois, pour son plaisir que dans l’intérêt de son commerce ; c’est une façon de décharger le trop-plein intérieur, — Deux cochers qui se prennent de querelle ont l’air de vouloir sortir de leur peau. Une minute après, ils n’y pensent plus, — Le goût du clinquant part de la même source ; les mulets sont empanachés de pompons, les voitures ont des ornements compliqués de cuivre, le char des morts une bordure dorée ; les femmes ne peuvent pas se passer de chaînes d’or, de pauvres filles mettent par-dessus leurs guenilles un châle rouge à ramages, un foulard incarnat à fleurs ; c’est l’imagination qui pétille et fait explosion au dehors.

Aussi font-ils toutes choses vite, aisément, sans timidité ni gêne. Mon cocher de Castellamare était orateur ; la seule difficulté était de le faire taire. Une femme du peuple vous tient des discours, vous donne des conseils, corrige votre prononciation ; elle est familière et ne se sent pas inférieure. Parfois des démonstrations de respect, mais point de respect ; cette sorte de caractère n’en comporte pas. L’homme est trop dispos, trop sûr de sa facilité pour se sentir embarrassé ou contraint devant quelqu’un ou quelque chose.

Beaucoup de bonnes qualités. Deux étrangers qui vivent ici, et dont l’un est chef d’usine, se louent d’eux après les avoir pratiqués depuis dix ans. Ils aiment passionnément leurs enfants : quand le père revient de la pêche, la mère les lui apporte ; il les prend, les baise, les caresse, leur fait toute sorte de mines. Ce sont les enfants qu’ils aiment, et non pas seulement leurs propres enfants. La gentillesse, la beauté innocente de cet âge, les touche ; elle est une poésie, et ils la sentent. Quand M. B… est absent, les ouvriers de la fabrique caressent ses enfants, s’attendrissent sur eux, ont parfois les larmes aux yeux.

La plupart des ménages ont un troupeau d’enfants, six, huit, jusqu’à douze. Ils n’évitent pas d’en avoir ; au contraire, ils en sont contents : ceux qui meurent deviennent de petits anges dans le paradis. Pour les autres, la sécurité des parents est animale ; un ânier de Salerne qui en avait douze, et qu’on plaignait, répondait : « J’espère bien en avoir encore quatre. » Une orange coûte un centime ; avec une chemise, on est vêtu ; les trois quarts de l’année on peut coucher en plein air. — Ils se marient très-jeunes. À vingt ans, même dans la classe bourgeoise, l’homme prend femme. Il y a beaucoup de mariages d’inclination : les filles qui n’ont pas le sou trouvent des maris. On voit des gens du monde épouser des ouvrières ; une grisette italienne n’a pas de peine à paraître une dame.

Les gens du peuple sont très-sobres, dînent avec du pain et un oignon. Tel vieil ouvrier qui a fait de son fils un demi-monsieur ne mange qu’un grano de pain par jour (4 centimes). Ils travaillent tout le jour, parfois jusqu’à minuit, sauf la sieste de midi à trois heures. On voit des cordonniers en plein air tirer l’alêne du matin au soir. Les chaudronniers qui, derrière le port, occupent des rues entières, ne cessent jamais de battre. M. B… avait besoin de cinquante femmes pour égrener du coton ; deux cent cinquante firent irruption en passant par-dessus le corps du portier. Cependant ils font moins d’ouvrage que des ouvriers français ou des Italiens du Nord, il faut un surveillant qui les maintienne à leur travail.

Ce sont des enfants brillants, évaporés, enthousiastes, sans équilibre, livrés à la nature. À l’état ordinaire, ils sont aimables et même doux ; mais dans les périls ou la colère, en temps de révolution ou de fanatisme, ils vont jusqu’au bout de la fureur ou de la folie.



À San-Carlo. Il Trovatore.


Il y a six rangs de loges, et la salle est magnifique, point trop éclairée, point éblouissante. Ils savent ménager les yeux, tous les sens ; les spectateurs ne sont point entassés comme chez nous à l’Opéra ou aux Italiens. Les couloirs sont larges, un pourtour vide permet de circuler autour du parterre ; les sièges sont élevés de plusieurs pieds, afin de donner de la fraîcheur.

En revanche, c’est pour le reste un théâtre de province, vieillot et médiocrement propre. Il n’y a presque pas de toilettes, et cependant la Titiens chante, le prix est doublé. Les décorations, sauf une, sont mesquines ; celles du ballet sont ridicules : l’enfer, entre autres, avec ses roches jaunes, semble un mobilier en velours d’Utrecht emprunté à un hôtel garni. Le ténor est un grotesque enflé, une sorte d’Hercule Farnèse enlaidi ; il porte un de ces vieux casques à mentonnière qu’on ne voit plus que dans la ferraille classique. La basse et Azucena le valent. Les costumes sont surannés : ils entendent le moyen âge comme nous l’entendions sous l’Empire ; voyez dans nos auberges de province les troubadours sur les pendules. La Titiens seule est passablement habillée. — Ils ont tous chanté faux, et l’attitude du public était amusante. À la moindre note douteuse, c’étaient des sifflets, des piaulements, des chants de coq, toute une rumeur ; puis un instant après, si le reste de l’air avait été bien enlevé, des applaudissements à tout rompre. Quelques hommes du parterre chantaient les airs, même les parties de l’orchestre, à demi-voix et très-juste. À la porte, les gens du peuple faisaient de même. Pareillement les chanteuses ambulantes dans les rues ont la voix aigre, mais ne font pas de fausses notes. Ils sont vraiment musiciens, ils comprennent les nuances, les réussites, les fautes en musique, comme à Paris nous comprenons les finesses du comique et de la plaisanterie.

La première danseuse est la signora Legrain, une Française, et le ballet est encore plus laid qu’à Paris : ce sont les mêmes tortillements, la même agilité et la même agitation d’araignées grêles. Tout ce qui chez nous soutient le ballet manque ici : ni goût, ni élégance, ni fraîcheur ; au moins nous avons des décors qui valent des tableaux, des costumes qui charmeraient un poëte, des armures qui occuperaient un antiquaire. Certainement notre centralisation, qui nous fait tant de mal, nous donne toutes nos choses supérieures, l’opéra, la littérature, la conversation et la cuisine.



À San-Carlino.


On y joue ce soir les Ménechmes arrangés à la napolitaine. Dans toute l’Italie, ils traduisent des pièces françaises, mais ici le remaniement est une invention ; les types, les mœurs, le dialogue, la langue sont propres à Naples et populaires.

Le théâtre l’est tout à fait, c’est une espèce de cave ; la foule des grisettes, des ouvriers, des petits marchands en veste de vieux velours, en casquette, s’y serre et s’y entasse. La chaleur est forte, l’odeur aussi, et les puces vous montent aux jambes ; mais les acteurs jouent fort bien, ils ont beaucoup de naturel et une grande habitude des planches, ce qui n’est pas étonnant : ils jouent la même pièce deux fois par jour, à midi et le soir.

Plusieurs scènes sont excellentes, entre autres celle du jeune homme amoureux qui est renvoyé par sa maîtresse : point d’amour-propre, mais une vraie douleur désespérée qui éclate en mouvements d’indignation, en supplications passionnées ; un Français mettrait ici de la dignité piquée. Presque tous sont des mimes admirables, surtout le cabaretier et sa femme. Leur visage se contracte incessamment, vingt expressions s’y font et s’y défont en une minute, chacune si juste et si complète qu’avec une couche de plâtre on y moulerait un modèle.

L’esprit est grossier, franchement rabelaisien. Le père conte qu’il a eu deux jumeaux le même jour. « Belle nouvelle ! dit Polichinelle, la truie du voisin en a fait sept. » Cette comédie est toute bouffonne avec des traits de fantaisie ; d’autres, que j’ai lues, rappellent par la folie des imaginations les grandes bouffonneries d’Aristophane. Polichinelle est parfaitement poltron, flatteur, gourmand, pleurard, vicieux et spirituel ; c’est un drôle qui n’est point méchant au fond, mais qui vit sur le voisin et s’amuse en faisant bon marché de lui-même. — Un philosophe moraliste que j’ai rencontré ici dit que ce portrait est celui du Napolitain tel que l’avaient fait les Bourbons ; c’est un Grec gâté[3], d’une intelligence étonnante, rusé, malicieux à l’excès, mais employant tout cela au mal, démoralisé par le gouvernement qui volait, par les juges qui laissaient les parties suborner les témoins, par la corruption étalée en haut lieu, par la conviction sans cesse vérifiée que l’honnêteté ne conduisait à rien et peut-être était nuisible. Aujourd’hui même, s’ils y arrivent, ce sera plutôt par un calcul d’intérêt bien entendu que par l’éveil de la conscience. Ce qui domine encore en eux, c’est l’esprit obséquieux, la souplesse, l’art d’esquiver et de tourner les difficultés, l’aversion pour l’emploi de la force, le talent de parler, de bouffonner, d’être parasite, entremetteur, domestique. À côté d’eux, comme autrefois à côté des Grecs, les Italiens du Nord sont des lourdauds. Quand les Piémontais, à leur arrivée, ont voulu mettre de l’ordre dans l’administration, on s’est empressé, on a souri, on les a dupés sans difficulté. Comme les Grecs encore, ils ont une aptitude remarquable pour la philosophie ; cela se voit jusque dans les séminaires, parmi de petits paysans. Comme les Grecs enfin, ils devinent tout et s’instruisent sans maître. Mon guide à Pompéi avait appris l’anglais et le français en deux ans, tout seul, par la conversation des voyageurs, demandant et écrivant sur un vieux cahier de papier gris les mots qu’il ne savait pas. « Je vous dis nos vices, ajoutait mon moraliste ; mais le naturel est bon, l’intelligence est riche : elle ne l’est que trop, c’est l’esprit qui chez eux prime le caractère. Pour les conduire, dites-moi quel gouvernement vaut mieux, ou bien un despote qui emprisonne les savants, ou bien une bourgeoisie qui fonde des écoles ? »

  1. Un de mes amis me cite une madone qu’il a vue en Sicile ; on lui a plaqué sur la poitrine un grand ex-voto d’argent qui représente la partie du corps guérie par son intercession. Le malade avait des hémorrhoïdes. — À Messine, le 15 août, on promène dans les rues, en l’honneur de la Vierge, une machine composée de cerceaux tournants ; de petits enfants qui figurent les anges y sont attachés ; ils tournent ainsi sept heures, et la plupart sont détachés morts ou mourants. Les mères se consolent en disant que la Vierge a emporté le petit ange dans le Paradis. (Mystères des couvents de Naples, page 59, par Enrichetta Caracciolo, ex-bénédictine.)
  2. Ἡ γυμναστική. Nous n’avons pas de mots pour exprimer cet art qui comprend tout ce qui a rapport à la perfection de l’animal nu.
  3. Græculus.