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Taine - Voyage en Italie, t. 1/5

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(Tome ip. 129-166).

LES ANTIQUES


Les statues.


Bien m’en a pris d’emporter dans ma malle quelques livres grecs ; rien n’est plus utile, et d’ailleurs les phrases classiques reviennent sans cesse à l’esprit dans ces galeries ; telle statue rend sensible un vers d’Homère ou un début de dialogue dans Platon. Je t’assure qu’ici un Homère et un Platon sont de meilleurs guides que tous les archéologues, tous les artistes, tous les catalogues du monde. Du moins ils sont plus amusants, et pour moi plus clairs. Quand Ménélas est blessé par une flèche, Homère compare son corps blanc taché par le sang rouge à l’ivoire qu’une femme carienne a trempé dans la pourpre pour en faire un morceau de frein. « Beaucoup de cavaliers l’ont demandé ; mais c’est une pièce précieuse réservée pour la maison du roi, et qui sera un ornement pour le cheval en même temps qu’un sujet de gloire pour le cocher. Telles étaient, Ménélas, tes cuisses bien formées, tes jambes tachées par le sang qui descendait jusqu’à tes beaux talons. » Cela est vu, vu comme par un peintre et par un sculpteur ; Homère oublie la douleur, le danger, l’effet dramatique, tant il est frappé par la couleur et la forme ; au contraire, qu’y a-t-il de plus indifférent pour le lecteur vulgaire que la tache rouge coulante et la belle ligne de la jambe, surtout en pareil moment ? Flaubert et Gautier qu’on trouve singuliers et novateurs font aujourd’hui des descriptions toutes semblables. Il manque aux anciens d’être commentés par des artistes ; jusqu’à présent, ils ne l’ont été que par des érudits de cabinet. Ceux qui connaissent leurs vases n’en voient que le dessin, la belle composition régulière, le mérite classique ; il reste à retrouver le coloris, l’émotion, la vie ; tout cela surabondait ; il n’y a qu’à voir la pétulance, les bouffonneries, l’incroyable imagination d’Aristophane, sa profusion d’inventions imprévues et saugrenues, sa fantaisie, sa polissonnerie, l’incomparable fraîcheur, les sublimités soudaines de la poésie qu’il jette au milieu de ses grotesques ; on mettrait ensemble tout l’esprit et toute la verve des ateliers de Paris depuis vingt ans qu’on n’en approcherait pas. La tête humaine était alors bâtie et meublée d’une façon particulière ; les sensations y entraient avec un autre choc, les images avec un autre relief, les idées avec une autre suite. Par certains traits, ils ressemblaient aux Napolitains d’aujourd’hui, par quelques-uns aux Français sociables du dix-septième siècle, par d’autres aux jeunes lettrés des républiques du seizième siècle, par d’autres enfin aux Anglais armés qui s’établissent en ce moment dans la Nouvelle-Zélande ; mais il faudrait une vie d’homme et le génie d’un Gœthe pour reconstruire de pareilles âmes. J’entrevois, je ne vois pas.



Il y a ici, outre les collections particulières, deux grands musées de sculptures antiques, celui du Capitole et celui du Vatican. Ils sont fort bien disposés, surtout le second ; les statues les plus précieuses sont dans des cabinets distincts, peints en rouge sombre, en sorte que les yeux ne sont point distraits, et que la statue a tout son jour. L’ornementation est grave et d’une sobriété antique ; les traditions se sont conservées ou renouvelées ici mieux qu’ailleurs ; les papes et leurs architectes ont eu de la grandeur dans le goût, même au dix-septième et au dix-huitième siècle.

Pour les deux édifices, je te renvoie encore à tes estampes ; les vieilles sont les meilleures, d’abord parce qu’elles parlent d’un sentiment plus vrai, ensuite parce qu’elles sont tristes, ou du moins sévères. Dès qu’un dessin est propre, soigné, surtout dès qu’il se rapproche des élégantes illustrations contemporaines, il représente Rome à contre-sens. Il faut compter qu’un monument, même moderne, est négligé et sale ; l’hiver l’a gercé ; la pluie l’a encroûté de taches blafardes ; les dalles de la cour ne joignent plus, plusieurs sont enfoncées ou rayées de cassures ; les statues antiques qui la bordent ont la moitié du pied amputé et des cicatrices sur le corps ; les pauvres dieux de marbre ont été grattés par le couteau d’un gamin, ou se sentent de leur long séjour dans la terre humide. Surtout l’imagination prévenue a amplifié ; il faut deux ou trois visites pour la ramener jusqu’à l’impression juste. Qui ne s’est pas émerveillé tout bas en pensant au Capitole ? Ce grand nom trouble par avance, et l’on est désappointé de trouver une place de grandeur médiocre entre trois palais qui ne sont point grands. Elle est belle cependant ; un grand escalier de pierre lui fait une entrée monumentale. Deux lionnes de basalte gardent le pied de sa rampe ; deux statues colossales en gardent le sommet. Des balustrades rayent l’air de leurs rangées solides. Cependant, sur la gauche, un second escalier d’une longueur et d’une largeur énormes échelonne ses gradins jusqu’à la façade rougeâtre de l’église d’Ara-Cœli. Sur les degrés trônent par centaines des mendiants aussi déguenillés que ceux de Callot, et qui se chauffent au soleil majestueusement sous leurs chapeaux bossués, dans leurs souquenilles brunes. Tout ce spectacle se montre d’un regard, couvent et palais, colosses et canaille ; la colline, chargée d’architecture, lève tout d’un coup au bout d’une rue sa masse de pierre tachée d’insectes humains qui grouillent. Cela est propre à Rome.



Le Capitole.


Au centre de la place est une statue équestre de Marc-Aurèle en bronze. L’attitude est d’un naturel achevé ; il fait un signe de la main droite : c’est une petite action qui le laisse calme, mais qui donne de la vie à toute sa personne. Il va parler à ses soldats, et certainement parce qu’il a quelque chose d’important à leur dire. Il ne parade pas ; ce n’est pas un écuyer, comme la plupart de nos statues modernes, ni un prince en représentation qui fait son métier ; l’antique est toujours simple. Il n’a pas d’étriers ; c’est là une vilaine invention moderne, un attirail qui nuit à la liberté des membres, une œuvre de ce même esprit industriel qui a produit les gilets de flanelle et les socques articulés. Son cheval est d’une forte et solide espèce, encore parente des chevaux du Parthénon. Aujourd’hui, après dix-huit cents ans de culture, les deux races, l’homme et le cheval, se sont affinées ; ils arrivent à l’air distingué. — À droite, dans le palais des conservateurs, est un superbe César de marbre, en cuirasse ; sa pose n’est pas moins virile et naturelle. Les anciens ne faisaient point cas de cette délicatesse à demi féminine, de cette sensibilité nerveuse que nous appelons la distinction et qui nous plaît tant. Aujourd’hui, à un homme distingué il faut un salon ; il est dilettante, il parle bien aux femmes ; quoique capable d’enthousiasme, il est enclin au scepticisme ; sa politesse est exquise, il n’aime pas les mains sales et les mauvaises odeurs ; il ne veut pas qu’on le confonde avec le vulgaire. Alcibiade ne craignait pas d’être confondu avec le vulgaire.

Un colosse énorme écroulé a laissé là ses pieds, ses doigts, sa tête de marbre ; les fragments gisent dans la cour entre les colonnes. Mais ce qui frappe le plus, ce sont des rois barbares de marbre noirâtre, énergiques et tristes dans leur grande draperie. Ce sont les captifs de Rome, les vaincus du Nord, tels qu’ils paraissaient derrière le char de triomphe pour finir par la hache au sortir du Capitole.

On ne fait point un pas sans apercevoir un trait nouveau de la vie antique. En face, dans la cour du musée, s’étale une large statue de fleuve au-dessus d’une fontaine, un puissant torse païen qui sommeille à demi nu sous sa chevelure épaisse, dans sa grande barbe de dieu viril et qui jouit de la vie naturelle. Au-dessus, le restaurateur du musée, Clément XII, a placé son charmant petit buste, une fine tête creusée, méditative, de politique et de lettré de cabinet. C’est la seconde Rome à côté de la première.

Comment décrire une galerie ? Il faut tomber dans l’énumération. Laisse-moi seulement nommer quelques statues, comme points de repère, pour donner un corps et un soutien aux idées qu’elles suggèrent.

Salle du Gladiateur mourant ; c’est une statue réelle, non idéale ; mais la beauté du corps est encore grande, parce que cette sorte d’hommes passaient leur vie à s’exercer nus.

Autour de lui on voit rangés un admirable Antinoüs, une grande Junon drapée, le Faune de Praxitèle, une Amazone qui lève son arc. — Ces gens-là se représentaient naturellement l’homme comme nu, et naturellement nous nous représentons l’homme comme habillé. Ils trouvaient dans leur expérience personnelle et propre l’idée d’un torse, d’une ample poitrine étalée comme celle d’Antinoüs, de l’enflure des muscles costaux dans un flanc qui se penche, de la continuité aisée de la hanche et de la cuisse dans un jeune corps, comme ce Faune incliné. Bref, ils avaient deux cents idées sur chaque forme et mouvement du nu ; nous n’en avons que sur la coupe d’une redingote et sur l’expression d’un visage. Il faut à l’art l’expérience courante, l’observation journalière ; de là sort le goût public, j’entends la préférence décidée pour telle sorte de type. Ce type dégagé et compris, il se trouve toujours quelques hommes supérieurs qui l’expriment. C’est pourquoi, les objets ordinaires étant changés, l’art change. L’esprit est comme ces insectes qui prennent la couleur de la plante sur laquelle ils vivent. Rien de plus vrai que ce mot : l’art est le résumé de la vie.

Un Faune en marbre rouge. — Celui-ci, visiblement, est ultérieur, mais le second âge ne fait que continuer le premier. Rome hellénisée est une autre Grèce. Même sous les empereurs, sous Marc-Aurèle par exemple[1], l’éducation gymnastique n’est pas sensiblement altérée. Les deux civilisations n’en font qu’une, et sont les deux étages d’une même maison. — Il tient dans chaque main une grappe de raisin et les montre avec un air de bonne humeur charmante et point vulgaire. La joie physique n’est point avilie dans l’antiquité, ni reléguée, comme chez nous, parmi les ouvriers, les bourgeois et les ivrognes. Chez Aristophane, Bacchus est en goguette ; poltron, paillard, glouton, nigaud, comme un buveur de Rubens, il est pourtant dieu, et quelle folie d’imagination rieuse !

Deux autres Faunes, bien musclés, qui se tournent à demi, et un Hercule en bronze doré, magnifique lutteur. — Tout l’intérêt de l’attitude est dans le petit rejet du corps en arrière ; cela donne une autre position au ventre et aux pectoraux. — Pour comprendre cela, il ne nous reste que les écoles de natation de la Seine, et Arpin, le terrible Savoyard. Encore, combien ont vu Arpin ? et qui n’est désagréablement choqué dans nos grenouillères de corps déshabillés qui barbotent.

Un grand sarcophage représente l’histoire d’Achille : pour dire vrai, il n’y a là aucun intérêt dramatique, mais seulement cinq ou six jeunes hommes nus, deux femmes vêtues au centre, et deux vieillards aux coins. Chaque corps étant beau et vivant, est assez intéressant par soi ; l’action est secondaire, le groupe n’est pas là pour la représenter ; elle n’est là que pour lier le groupe. On passe d’une belle jeune femme vêtue à un beau jeune homme nu, puis à un beau vieillard assis : voilà toute l’intention de l’artiste. On a du plaisir à voir un corps penché, puis un bras levé, puis un tronc fermement assis sur les deux cuisses.

Il est certain que cela est à une distance immense de nos habitudes. Si nous sommes préparés aujourd’hui pour un art, ce n’est pas pour la statuaire, ni même pour la grande peinture, mais tout au plus pour la peinture de paysage ou de mœurs, et bien plus encore pour le roman, la poésie et la musique.

Puisque j’ose parler sans marchander et dire les choses comme je les sens, mon avis décidé est que le grand changement de l’histoire est l’avènement du pantalon : tous les barbares du Nord le portent déjà dans les statues ; il marque le passage de la civilisation grecque et romaine à la moderne. — Ceci n’est point une boutade ni un paradoxe ; rien de plus difficile à changer qu’une habitude universelle et journalière. Pour déshabiller et rhabiller l’homme, il faut le démolir et le refondre. Le trait propre de la renaissance, c’est l’abandon de la grande épée à deux mains et de l’armure complète ; le pourpoint à crevés, la toque, la culotte collante, montrent alors le passage de la vie féodale à la vie de cour. Il a fallu la révolution française pour nous faire quitter l’épée et la culotte à mollets ; c’est que le plébéien, homme d’affaires et crotté, avec ses bottes, son pantalon, sa redingote, remplace encore le courtisan à talons rouges, le beau parleur brodé d’antichambre. — De même le nu est une invention des Grecs. Les Lacédémoniens l’ont trouvé en même temps que leur régime et leur tactique ; les autres Grecs l’ont adopté vers la quatorzième olympiade. Ils ont dû aux exercices qu’il comporte leur supériorité militaire. À Platée, dit Hérodote, si les braves Mèdes ont été vaincus, c’est qu’ils étaient embarrassés dans leurs longues robes. Chaque Grec pris à part se trouvait ainsi plus agile, plus adroit de ses membres, plus robuste, mieux préparé pour l’ancien genre de combat, qui s’engageait d’homme à homme et corps à corps. À ce titre la nudité était une portion dans un ensemble d’institutions et de mœurs, et le signe visible auquel la nation se reconnaissait.

Me voici dans la salle des bustes : il serait bien mieux d’en parler en phrases graves et avec des points d’exclamation ; mais le caractère vous saute aux yeux ; impossible de le noter autrement que par un mot cru. Après tout, ces Grecs et ces Romains étaient des hommes ; pourquoi ne pas les traiter comme des contemporains ?

Scipion l’Africain : une large tête sans cheveux, point belle ; les tempes aplaties comme celles des carnassiers, mais le solide menton, les lèvres énergiquement serrées des dominateurs.

Pompée le Grand : ici, comme dans l’histoire, il est du second ordre.

Caton d’Utique : un grimaud aigre, à grandes oreilles, tout tendu et roidi, les joues tirées d’un côté, grognon et d’esprit étroit.

Corbulon : un cou tors qui a la colique, grimé et patelin.

Aristote : une tête ample et complète comme celle de Cuvier, un peu déformée à la joue droite.

Théophraste : un visage labouré et plein d’angoisses ; c’est lui qui a dit sur le bonheur le mot désespéré que commentait Leopardi.

Marc-Aurèle : son buste est un de ceux que l’on rencontre le plus souvent, et l’on reconnaît tout de suite ses yeux à fleur de tête. Il est triste et noble, et sa tête est celle d’un homme tout entier dominé par son cerveau : un rêveur idéaliste.

Démosthène : toute l’énergie et tout l’élan d’un homme d’action ; le front est un peu fuyant, le regard est comme une épée ; c’est le parfait combattant, toujours lancé.

Térence : un méditatif incertain, le front bas, peu de crâne, l’air étriqué et triste. Il était client des Scipions, pauvre protégé, ancien esclave, puriste délicat, poëte sentimental, et on préférait à ses comédies des danses sur la corde.

Commode : figure fine et étrange, dangereusement volontaire ; les yeux à fleur de tête, un jeune beau, un élégant qui pourra faire de singulières choses.

Tibère : il n’est pas noble ; mais pour le caractère et la capacité, il peut porter dans sa tête les affaires d’un empire et l’administration de cent millions d’hommes.

Caracalla : tête violente, vulgaire et carrée, inquiétante comme celle d’une bête fauve qui va se lancer.

Néron : un beau crâne plein, mais une vilaine gaieté. Il ressemble à un acteur, à un premier chanteur d’opéra, fat et vicieux, malsain d’imagination et de cervelle. Le trait principal est le menton en galoche.

Messaline : elle n’est point belle et s’est attifée savamment d’une double rangée de papillotes recherchées. Elle a un vague sourire fade qui fait mal au cœur. C’est le siècle des grandes lorettes ; celle-ci avait la déraison, l’emportement, la sensibilité, la férocité de l’espèce. C’est elle qui, attendrie un jour par l’éloquence d’un accusé, se retire pour essuyer ses larmes, et auparavant recommande à son mari de ne pas le laisser échapper.

Vespasien : un homme fort, bien assis sur des facultés complètes, prêt à tout accident, avisé, digne d’être pape à la renaissance.

Voyez encore dans l’autre salle un buste de Trajan, impérialement grandiose et redoutable ; l’emphase et la fierté espagnole y éclatent. Il faudrait lire ici l’Histoire Auguste ; ces bustes sont plus parlants que les mauvais chroniqueurs qui nous restent. Chacun d’eux est l’abrégé d’un caractère, et grâce au talent du sculpteur qui efface les accidents, qui supprime les particularités indifférentes, on voit à l’instant ce caractère.

À partir des Antonins, l’art se gâte visiblement. Beaucoup de statues et de bustes sont comiques sans le vouloir, d’un comique déplaisant ou même odieux, comme si l’on avait copié la grimace d’une vieille femme étique, le tressaillement d’un homme usé, les expressions basses et douloureuses d’une machine nerveuse détraquée. La sculpture ressemble à la photosculpture ; elle approche de la caricature dans telle grande statue de femme au torse nu, la tête rechignée, coiffée de bouffantes postiches…

Pendant qu’on suit son rêve et que l’on converse intérieurement avec tous ces vivants de pierre, on entend autour de soi bruire et chanter l’eau qui sort par la gueule des lions, et à chaque tournant des galeries on aperçoit un morceau de paysage, tantôt un grand pan de mur noirâtre au-dessus duquel brille un oranger, tantôt un vaste escalier où pendent des herbes grimpantes, tantôt le pêle-mêle des toits, des tours, des terrasses, et l’énorme Colisée à l’horizon…

Je ne veux plus rien voir aujourd’hui ; pourtant est-ce qu’il est possible de ne pas entrer dans la galerie voisine, sachant qu’elle renferme l’Enlèvement d’Europe de Véronèse ? Il y en a un autre à Venise ; mais celui-ci, tel que le voilà, met la joie au cœur. Les gravures n’en donnent pas l’idée, il faut voir l’ample et florissante servante dans sa robe d’un glauque foncé, qui se penche pour attacher le bracelet de sa maîtresse, la noble taille, le geste calme de la jeune fille qui tend le bras vers la couronne apportée par les Amours, la joie et la volupté délicieuse qui s’exhalent de ces yeux riants, de ces belles formes épanouies, de cet éclat et de cet accord de couleurs fondues. Europe est assise sur la plus magnifique étoffe de soie jaune et dorée, rayée de noir ; sa jupe, d’un violet pâle et rosé, laisse sortir son pied de neige ; la chemise froncée encadre la molle rondeur de la gorge ; ses yeux noyés regardent vaguement les enfants qui jouent dans l’air ; au bras, au cou, aux oreilles, chatoient des perles blanches.

Le Forum est à deux pas ; on y descend et on s’y repose. Le ciel était d’une pureté parfaite ; les lignes nettes des murs, les vieilles arcades en ruine, posées les unes sur les autres, se détachaient sur l’azur comme si elles eussent été marquées avec le plus fin crayon ; on prenait plaisir à les suivre, à revenir, à les suivre encore. La forme, dans cet air limpide, a sa beauté par elle-même, indépendamment de l’expression et de la couleur, comme un cercle, un ovale, une courbe réussie sur un fond clair. Peu à peu l’azur est devenu presque vert ; ce vert imperceptible est semblable à celui des pierres précieuses et des eaux de source, mais plus fin encore. Il n’y avait dans cette longue avenue rien que de curieux ou de beau : des arcs de triomphe à demi enterrés, posés en travers les uns des autres, des restes de colonnes tombées, des fûts énormes, des chapiteaux sur le bord de la route ; sur la gauche, les voûtes colossales de la basilique de Constantin parsemées de plantes vertes pendantes : de l’autre côté, les ruines des palais des Césars, vaste entassement de briques roussies que des arbres couronnent, Saint-Côme avec un portail de colonnes dégradées, Santa-Francesca avec son élégant campanile ; au haut de l’horizon une rangée noirâtre de fins cyprès ; plus loin encore, pareilles à un môle en débris, les arcades croulantes du temple de Vénus, et à l’extrémité, pour fermer la voie, le gigantesque Colisée doré d’une lumière riante.

Sur toutes ces grandes choses, la vie moderne s’est nichée comme un champignon sur un chêne mort. Des balustrades de perches à demi dégrossies comme celles d’une fête de village entourent la fosse d’où s’élèvent les colonnes déterrées de Jupiter Stator. L’herbe pousse sur les pentes éboulées. Des polissons déguenillés jouent au palet avec des pierres. De vieilles femmes avec des enfants crasseux se chauffent au soleil parmi les ordures. Des moines blancs ou bruns passent, puis des écoliers en chapeau noir conduits par un ecclésiastique rogue. Une fabrique de lits en fer tinte et résonne auprès de la basilique. Vous lisez à l’entrée du Colisée une oraison à la Vierge qui procure cent jours d’indulgence ; et cette oraison la traite comme une déesse indépendante. Cependant vous découvrez encore de grands traits de l’ancienne race et de l’ancien génie. Plusieurs de ces vieilles femmes ressemblent aux sibylles de la Renaissance. Tel paysan en guêtres de cuir, avec son manteau taché de terre, a la plus admirable figure, le nez busqué, le menton grec, les yeux noirs qui parlent, tout pétillants et luisants de génie naturel. Sous les voûtes de Constantin, j’entendais depuis une demi-heure une voix qui semblait psalmodier des litanies. J’approche, je trouve un jeune homme assis par terre, qui lisait tout haut, d’un ton de récitatif, devant cinq ou six drôles couchés, l’Orlando furioso, le combat de Roland et de Marsile. — Vous retournez souper dans la première auberge venue, chez Lepri : un pleutre sale, un coiffeur pommadé avec un vieux toupet gras qui lui tombe jusqu’aux joues, s’installe dans la salle voisine, muni d’une mandoline et d’un petit piano portatif à pédales ; avec ses deux bras et ses pieds, il fait le chant, la basse, et vous joue des airs de Verdi, un finale de la Sonnambula ; la délicatesse, l’élégance, la variété, l’expression de son jeu, sont admirables. Ce pauvre diable a une âme, l’âme d’un artiste et l’on oublie de manger en l’écoutant.



Le Vatican.


C’est ici probablement le plus grand trésor de sculpture antique qu’il y ait au monde. Voici une page de grec qu’il faut avoir dans l’esprit en le parcourant.


« Je les questionnai, dit Socrate, au sujet des jeunes gens, pour savoir s’il y en avait quelques-uns parmi eux éminents en sagesse ou en beauté, ou des deux façons à la fois. — Alors Critias, ayant regardé vers la porte, vit quelques jeunes gens qui entraient et se disputaient entre eux, et par derrière une foule qui suivait. Il me dit : « Puisque tu parles de beauté, Socrate, tu vas bientôt avoir à juger toi-même, car ceux-là qui entrent sont les avant-coureurs et les amoureux du plus beau jeune homme qu’il y ait aujourd’hui ; je crois qu’il est lui-même tout près d’ici et qu’il va venir. — Qui est-ce donc, dis-je, et de qui est-il fils ? — Tu le connais, répondit-il, mais il n’était pas encore d’âge avant ton départ : c’est Charmide, fils de Glaucus notre oncle, et mon cousin. — Par Jupiter ! dis-je, oui, je le connais ; il n’était pas médiocrement beau quand il était enfant, et il doit l’être tout à fait à présent qu’il est jeune homme. — Tu vas voir tout de suite, me dit-il, comme il est devenu beau et grand. » Et en même temps qu’il disait cela, Charmide entra.

« Il me parut admirable pour la taille et la beauté, et tous les autres qui étaient là me semblèrent amoureux de lui, tant ils furent troublés et frappés lorsqu’il entra ; beaucoup d’autres, amoureux de lui, étaient encore par derrière ceux qui suivaient. Qu’il fit cette impression sur nous autres hommes, cela est moins étonnant ; mais je remarquai que parmi les enfants aussi personne ne regardait autre part, pas même les plus petits, et que tous le contemplaient comme une statue.

« Alors Chéréphon, m’appelant : « Que te semble du jeune homme, Socrate ? me dit-il. N’est-il pas beau de visage ? — Merveilleusement beau, répondis-je. — S’il voulait se dépouiller, dit-il, son visage ne te semblerait plus rien, tant il est parfaitement beau par toute sa forme. » Les autres qui étaient là dirent la même chose que Chéréphon.

« Charmide, dis-je, il est naturel que tu l’emportes sur tous les autres, car personne ici, je pense, ne pourrait montrer dans Athènes deux autres maisons dont l’alliance puisse produire quelqu’un de plus beau et de meilleur que celles dont tu es sorti. En effet, votre famille paternelle, celle de Critias, fils de Dropide, a été célébrée par Anacréon, Solon, et par beaucoup d’autres poëtes, comme excellente en beauté, en vertu, et dans tous les biens où l’on met le bonheur. Et de même celle de ta mère ; car personne ne parut plus beau ni plus grand que ton oncle Pyrilampe toutes les fois qu’on l’envoyait en ambassade auprès du grand roi, ou auprès de quelque autre sur le continent. Cette autre maison ne le cède en rien à la première. Étant né de tels parents, il est naturel que tu sois en tout le premier. »

Avec cette scène dans l’esprit, on peut errer dans les grandes salles, et voir agir et penser les statues, le Discobole, par exemple, et le jeune Athlète, copié, dit-on, d’après Lysippe. Celui-ci vient de courir, il a dans la main un numéro par lequel on voit qu’il est arrivé le cinquième, et il se frotte avec le strigile. La tête est petite, l’intelligence ne va pas au delà de l’exercice corporel qu’il vient de faire ; cette gloire et cette occupation lui suffisent. En effet, dans les plus beaux temps de la Grèce, les triomphes gymnastiques paraissaient si importants que beaucoup de jeunes gens s’y préparaient pendant des années, chez des maîtres et avec un régime particulier, comme aujourd’hui les chevaux de course chez les entraîneurs. Il a l’air un peu las, et racle avec son strigile la sueur et la poussière collée sur sa peau. Qu’on me pardonne ce mot, il s’étrille ; le mot est choquant en français : il ne l’est pas pour des Grecs qui ne séparent point comme nous la vie humaine de la vie animale. Homère, énumérant les guerriers qui sont devant Troie, met sans y penser sur le même rang les chevaux et les hommes. « Ce sont là, dit-il, les chefs et les rois des Grecs. Dis-moi, Muse, quels étaient les meilleurs parmi les hommes et les meilleurs parmi les chevaux ? »

Mais, d’autre part, considérez quelles chairs une pareille vie devait faire, quelle solidité de tissu et de ton l’huile, la poussière, le soleil, le mouvement, la sueur, le strigile, devaient donner aux muscles ! Dans les Rivaux de Platon, le jeune homme adonné à la gymnastique raille amèrement son adversaire qui s’est fait lettré et liseur. « Il n’y a que l’exercice qui entretienne le corps. Vois Socrate, ce pauvre homme qui ne dort pas, qui ne mange pas, qui a le cou roide et grêle à force de se tracasser l’esprit. » Et tout le monde se met à rire.

Le corps de celui-ci est parfaitement beau, presque réel, car ce n’est pas un dieu ni un héros. À cause de cela, le petit doigt du pied est gâté, l’arrière-bras est assez maigre, la chute des reins est très-marquée : mais les jambes, surtout la droite vue par derrière, auront la détente et l’élan d’un lévrier. C’est devant une pareille statue qu’on sent nettement la différence qui sépare la civilisation antique de la nôtre. Une cité entière choisissait pour la lutte et la course les meilleurs jeunes gens dans les meilleures familles ; elle assistait aux jeux ; hommes et femmes étaient là ; on comparait les dos, les jambes, les poitrines, tous les muscles en mouvement dans les cent mille aspects de l’effort. Un spectateur ordinaire était connaisseur, comme aujourd’hui un cavalier juge les chevaux dans un derby ou dans un carrousel. — Au retour, la cité accueillait le vainqueur par une cérémonie publique ; parfois on le choisissait pour général ; son nom était parmi les fastes de la ville, sa statue prenait rang parmi celles des héros protecteurs ; le vainqueur de la course donnait son nom à l’olympiade. — Quand les dix mille arrivent en vue de la mer Noire et se sentent sauvés, leur première idée est de célébrer des jeux ; ils ont échappé aux barbares, voilà enfin la vraie vie grecque qui recommence. « Cette colline, dit Dracontios, est un terrain excellent pour courir où l’on voudra. — Mais comment pourra-t-on courir sur un sol si rude et si boisé ? — Tant pis pour qui tombera ! — Pour la course du grand stade, il y eut plus de soixante Crétois ; les autres se présentèrent pour la lutte, le pugilat et le pancrace. Et le spectacle fut beau, car il y eut beaucoup d’athlètes, et comme leurs compagnons regardaient, ils firent de grands efforts. »

Un siècle plus tard, au temps d’Aristote, de Ménandre et de Démosthène, quand la culture d’esprit est complète, quand la philosophie et la comédie touchent à leur achèvement et à leur décadence, Alexandre débarquant dans la Troade se met nu avec ses compagnons pour honorer par des courses le tombeau d’Achille. Imaginez Napoléon faisant la même chose à sa première campagne d’Italie. L’action correspondante fut pour lui, je suppose, de boutonner son uniforme et d’assister grave et roide au Te Deum à Milan.

On peut voir la perfection de cette éducation corporelle dans le jeune athlète qui lance le disque, dans la courbure de son corps tout penché d’un côté, dans le calcul de tous ses membres qui se tendent ou se ploient pour rassembler le plus de force possible sur un même point. Un mot de Platon est bien frappant à ce sujet ; il divise l’éducation en deux branches égales, la gymnastique et la musique. Par gymnastique, il entend tout ce qui touche à la formation et à l’exercice du corps nu. Par musique, il entend tout ce qui est compris dans le chant, c’est-à-dire, outre la musique, les paroles et les idées des hymnes et des poëmes qui enseignent la religion, la justice et l’histoire des héros. Quelle percée et quelle ouverture sur la jeunesse antique ! Quel contraste, si l’on met en regard notre éducation de savantasses et de culs-de-jatte !

Une grande statue couchée, le Nil : la copie en est aux Tuileries. Rien de plus gracieux, de plus fluide que les petits enfants si petits qui jouent sur son large corps ; on ne peut mieux exprimer l’ampleur, le calme, la vie vague et presque divine d’un fleuve. Un corps divin, ces deux mots, dans une langue moderne, hurlent d’être accouplés ensemble, et c’est l’idée mère de la civilisation antique. — Derrière lui sont de charmants jeunes athlètes tout jeunes, ayant en main leur fiole d’huile ; l’un d’eux, qui n’a guère que treize ans, est le Lysis ou le Ménexène de Platon.

De temps en temps, on déterre des inscriptions qui mettent en lumière ces habitudes et ces sentiments si éloignés des nôtres. En voici une, publiée cette année même sur un jeune athlète de Théra, et trouvée sur le piédestal de son effigie. Les quatre vers ont la beauté, la simplicité, la force d’une statue : « La victoire pour le pugile est au prix du sang ; mais cet enfant, le souffle encore chaud de la rude bataille du pugilat, demeura ferme pour le lourd labeur du pancrace, et la même aurore a vu Dorocléides deux fois couronné. »

Mais il faut songer au mal en même temps qu’au bien. L’amour que suggérait la vie des gymnases est une perversion de la nature humaine ; à cet égard, les récits de Platon sont exorbitants. De même encore ces mœurs antiques qui dans l’homme respectent l’animal, développent par contre-coup l’animal dans l’homme : là-dessus Aristophane est scandaleux. Nous nous croyons gâtés parce que nous avons des romans crus ; que dirions-nous si l’on jouait sa Lysistrata sur un de nos théâtres ? Heureusement ce que la sculpture montre de ce monde singulier, c’est la beauté toute seule. Une canéphore debout, à l’entrée du Braccio-Nuovo, est semblable à celle du Parthénon, quoique d’un travail secondaire. Quand une fille des premières familles n’avait pour vêtement, comme celle-ci, qu’une chemise et par-dessus une demi-chemise, quand elle avait l’habitude de porter des vases sur sa tête et par suite de se tenir droite ; quand pour toute toilette elle retroussait ses cheveux ou les laissait tomber en boucles ; quand le visage n’était pas plissé par les mille petites grâces et les mille petites préoccupations bourgeoises, une femme pouvait avoir la tranquille attitude de cette statue. — Aujourd’hui il en reste un débris dans les paysannes des environs qui portent leurs corbeilles sur la tête, mais elles sont gâtées par le travail et les haillons. — Le sein paraît sous la chemise ; la tunique colle et visiblement n’est qu’un linge ; on voit la forme de la jambe qui casse l’étoffe au genou ; les pieds apparaissent nus dans les sandales. Rien ne peut rendre le sérieux naturel du visage. Certainement, si l’on pouvait revoir la personne réelle avec ses bras blancs, ses cheveux noirs, sous la lumière du soleil, les genoux plieraient, comme devant une déesse, de respect et de plaisir.

Qu’on regarde une statue toute voilée, par exemple celle de la Pudicité : il est évident que le vêtement antique n’altère pas la forme du corps, que les plis collants ou mouvants reçoivent du corps leurs formes et leurs changements, qu’on suit sans peine à travers les plis l’équilibre de toute la charpente, la rondeur de l’épaule ou de la hanche, le creux du dos. L’idée de l’homme n’est pas alors, comme chez nous, celle d’un esprit pur ou impur, plus un paletot de Dusautoy ou une robe d’Alexandrine : c’est celle d’une poitrine, d’un dos, d’un emmanchement des muscles, d’une échine avec ses vertèbres saillantes, des tendons du cou, d’une jambe roidie depuis le talon jusqu’aux reins. On a dit qu’Homère savait l’anatomie, parce qu’il décrit exactement les blessures, la clavicule, l’os iliaque : il savait simplement de l’homme, de son ventre, de son thorax, ce que tout le monde en savait alors. Le peu que j’ai appris à l’école pratique m’éclaircit les trois quarts des choses ; impossible aujourd’hui de comprendre la pensée de ces artistes, si l’on n’a pas touché soi-même l’articulation du cou et des membres, si l’on n’a pas acquis au préalable l’idée de deux parties maîtresses du corps, le buste mobile sur le bassin, si l’on ne connaît pas le mécanisme qui lie tous les muscles, de la plante du pied au mollet, à la cuisse, au creux des lombes, pour dresser un homme et le tenir debout.

Rien de tout cela n’est possible sans le costume antique. Voyez Diane regardant Endymion. Sa robe tombe jusqu’aux pieds ; elle a, outre cela, l’espèce de seconde robe ordinaire ; mais le pied est nu. Dès que le pied est chaussé, comme celui des jolies demoiselles qui se promènent ici un livre à la main, vous ne voyez plus le corps naturel, mais une machine artificielle. Ce qui vous apparaît, ce n’est plus l’être humain, mais une cuirasse articulée, excellente contre les intempéries, et agréablement lustrée pour briller dans une chambre. La femme, par la culture et le vêtement moderne, est devenue une sorte de scarabée sanglé à la taille, roide dans son corselet luisant, monté sur des pattes sèches et vernissées, chargé d’appendices et d’enveloppes brillantes ; les rubans, les chapeaux, la crinoline, ont l’agitation, le chatoiement des antennes et de la double paire d’ailes. Très-souvent, comme un insecte, la figure se réduit aux yeux, à l’expression ; le corps entier a l’activité remuante d’un bourdon ; la meilleure partie de la beauté consiste dans la vivacité nerveuse, surtout dans l’arrangement coquet de l’enveloppe lustrée, dans l’appareil compliqué et diamanté qui bruit alentour. — Au contraire, ici le pied nu montre tout de suite que la longue tunique n’est qu’un voile sans importance. La ceinture est une simple corde nouée par le premier nœud venu au-dessous du sein ; les deux seins soulèvent l’étoffe ; la tunique, agrafée sur l’épaule, n’est pas large à cet endroit de plus de deux doigts, en sorte qu’on sent l’épaule se continuer dans le bras, qui est ample, fort, et ne ressemble pas à ces pattes filamenteuses qui pendent aujourd’hui des deux côtés d’un corset. Dès qu’il y a corset, il n’y a plus de corps naturel ; au contraire, tout ce vêtement peut se mettre et se défaire en un instant ; ce n’est qu’un linge qu’on a pris et dont on s’enveloppe.

Tout cela est dans le Braccio-Nuovo, et en outre quantité d’autres statues, celle d’Auguste, de Tibère ; à côté de chaque grande figure est un buste d’empereur. On ne peut tout noter ; je remarque seulement une Julie, fille de Titus. Le corps est encore beau, mais la tête porte les ridicules bouffantes modernes. Ce seul ornement suffit pour détruire l’effet de la sculpture et toute l’idée antique.

De là on suit un long corridor peuplé aussi de débris grecs et romains, et l’on arrive au musée Pio-Clementino, où les œuvres d’art sont séparées et groupées chacune autour de quelque pièce capitale, dans des chambres de moyenne grandeur. Je ne dis rien des objets simplement curieux, de ce tombeau des Scipions si précieux pour les antiquaires, si simple de forme, et dont la pierre semble de la cendre cuite. Les hommes ensevelis là appartiennent à la génération des grands Romains qui, par la conquête du Samnium et par l’organisation des colonies, ont établi la puissance de Rome sur l’Italie, et par suite sur le monde. Ils sont les fondateurs ; les vainqueurs de Carthage, de la Macédoine, et du reste n’ont fait que continuer leur monument. Ce bloc de peperin est une des premières pierres de l’édifice dans lequel nous vivons encore aujourd’hui, et l’inscription semble la voix grave du mort qui s’y est couché il y a vingt et un siècles :


Cornélius Lucius Scipio le Barbu,
Né de son père Gnævus, homme sage et brave,
Dont la beauté fut égale à la vertu.
Il fut censeur, consul, édile dans votre cité,
Prit Taurasia, Cisauna dans le Samnium,
Soumit toute la Lucanie, et emmena des otages.


C’est ici que sont les chefs-d’œuvre, — d’abord le Torse, tant loué par Michel-Ange. En effet, par la vie, l’effort grandiose, la puissante attache des cuisses, la fierté du mouvement, le mélange de passion humaine et de noblesse idéale, il est conforme au style de Michel-Ange. — Un peu plus loin est le Méléagre, dont la copie est aux Tuileries. Ce n’est qu’un corps, mais un des plus beaux que j’aie jamais vus. La tête, presque carrée, taillée à pans solides, comme celle de Napoléon, n’a qu’un front médiocre, et l’expression semble d’un homme un peu obstiné ; en tout cas, rien n’y indique la grande capacité et la grande flexibilité d’esprit que nous ne manquons guère de donner à nos statues, et qui suggère tout de suite au spectateur l’idée d’offrir au pauvre grand homme si peu habillé un pantalon et un paletot. La beauté de celui-ci est dans le col puissant, dans le torse si bien continué par la cuisse ; c’est un chasseur et un guerrier, rien de plus : il l’est par les muscles du jarret aussi bien que par la tête. Ces gens-là avaient inventé pour l’espèce humaine le système des haras ; de là leur rang dans l’histoire. Les Spartiates qui, dans les temps anciens de la Grèce, ont donné le branle aux autres cités, se prêtaient entre eux leurs femmes pour avoir des rejetons d’élite. Là-dessus Platon, leur admirateur, conseille aux magistrats d’arranger les mariages annuels de telle façon que les meilleurs hommes aient les meilleures femmes. Xénophon, de son côté, blâme Athènes, qui n’a rien de semblable, loue l’éducation des femmes Spartiates, tout entière arrangée pour qu’elles enfantent à l’âge qu’il faut et qu’elles aient de beaux enfants. « Leurs jeunes filles, dit-il, s’exercent à la course et à la lutte, et cela est sagement ordonné ; car comment des femmes élevées, comme on le veut d’ordinaire, à faire des ouvrages de laine et à demeurer tranquilles, enfanteraient-elles quelque chose de grand ? » Il remarque que dans leurs mariages tout est réglé dans cette vue ; un vieillard ne peut garder sa jeune femme pour soi : il doit choisir « entre les jeunes gens dont il admire le plus le corps et l’âme, un homme qu’il amènera dans sa maison et qui lui donnera des enfants. » On voit que chez ce peuple, qui a poussé le plus loin l’esprit tout gymnastique et militaire de l’institution nationale, il s’agit avant tout de faire la race.

Une petite rotonde à côté de là renferme les chefs-d’œuvre de Canova tant loués, je ne sais pourquoi, par Stendhal, un Persée qui est un élégant efféminé, deux Lutteurs qui sont des boxeurs rancuniers, des charretiers déshabillés occupés à échanger des gourmades. Nul intermédiaire entre la fadeur et la grossièreté, entre le joli jeune homme de salon et les déchargeurs de la halle. Cette impuissance montre à l’instant la différence de l’antique et du moderne.

En continuant, on trouve le Mercure du Belvédère ; c’est un homme jeune et debout comme le Méléagre, mais encore plus beau ; le torse est plus fort et la tête plus fine ; sur son visage voltige une légère expression souriante, une grâce et une pudeur[2] de jeune homme bien né, qui sait parler, car il est de race intelligente et choisie, mais qui hésite à parler, parce que son âme est encore neuve. L’éphèbe grec, devant qui Aristophane fait plaider le Juste et l’Injuste, avait assez couru, lutté et nagé, pour avoir cette superbe poitrine et ces muscles souples ; et il était demeuré assez voisin de la simplicité primitive, assez exempt des curiosités, des disputes et des raffinements qui commençaient à s’introduire, pour avoir ce visage calme. Ce calme est si grand, qu’au premier regard on le prendrait pour un air boudeur et un peu triste.

L’Apollon du Belvédère est d’un âge plus récent et moins simple. Si beau qu’il soit, il a le défaut d’être un peu élégant ; il devait plaire à Winckelmann, aux critiques du dix-huitième siècle. Ses cheveux crêpés tombent derrière l’oreille avec une distinction charmante, et se relèvent sur le front en une sorte de petit diadème, comme pour une femme ; son attitude donne vaguement l’idée d’un beau jeune lord qui renvoie un importun. Certainement cet Apollon a du savoir-vivre et en outre la conscience de son rang ; je suis sûr qu’il a des domestiques.

Le Laocoon non plus n’est pas d’un âge très-ancien ; je crois que si ces deux statues ont été d’abord admirées plus que les autres, c’est qu’elles sont plus que les autres voisines du goût moderne. Celle-ci est un compromis entre deux styles et deux époques, pareille à une tragédie d’Euripide. La gravité et l’élévation du premier style subsistent encore dans la pose symétrique des enfants, dans la noble tête du père qui a perdu force et courage, et qui fronce le front sans crier ; mais l’art nouveau, sentimental et expressif, se montre dans le caractère terrible et touchant du sujet, dans la réalité atroce du corps ondoyant des serpents, dans la faiblesse attendrissante du pauvre petit qui meurt tout de suite, dans le fini des muscles, du torse et du pied, dans l’enflure douloureuse des veines, dans la minutieuse anatomie de la souffrance. Aristophane eût dit de ce groupe, comme de l’Hippolyte ou de l’Iphigénie d’Euripide, qu’il fait pleurer, qu’il ne fortifie pas, qu’au lieu de changer les femmes en hommes, il change les hommes en femmes.

Si les pas des visiteurs ne troublaient la paix des salles, on passerait ici la journée sans s’en apercevoir. Chaque dieu, chaque héros repose dans son oratoire, entouré de statues moindres ; les quatre oratoires font les coins d’une cour à huit pans, autour de laquelle règne un portique. Des cuves de basalte et de granit, des sarcophages chargés de figurines, sont posés çà et là sur le pavé de marbre ; seule une fontaine s’agite et murmure dans ce sanctuaire de pierres immobiles et de formes idéales. Un grand balcon s’ouvre sur la ville et la campagne ; de cette hauteur, on voit s’étaler l’espace immense, les jardins, les villas, les dômes, de beaux pins parasols posés un à un dans l’air limpide, des rangées de cyprès noirs sur les blancheurs et les clartés de l’architecture, et à l’horizon une longue chaîne de montagnes crénelées, dont les pics neigeux montent dans l’azur.

Je suis revenu à pied derrière le château Saint-Ange, puis le long du Tibre, sur la rive droite ; on ne peut se figurer un pareil contraste. La rive est une longue bande de sable croulant, bordée de haies épineuses, abandonnée. En face, sur l’autre bord, s’allonge une file de vieilles maisons sales, lamentables baraques bossuées et jaunies, toutes tachées par l’infiltration des eaux et le contact de la vermine humaine, quelques-unes plongeant dans le fleuve leur assise rongée, d’autres laissant entre elles et lui une petite cour infectée d’immondices ; on n’imagine pas ce que peut devenir un mur qui a subi, cent ans durant, les intempéries de l’air et les vilenies du ménage. Toute cette bordure ressemble à la jupe fripée d’une sorcière, à je ne sais quel reste de torchon infect et troué. Le Tibre roule jaune, fangeux, entre ce désert et cette pourriture.

Pourtant l’intérêt et le pittoresque ne font jamais défaut. Çà et là, un reste de vieille tour plonge à pic dans le fleuve ; une place au-dessous d’une église étage ses escaliers jusque dans l’eau, et des bateaux y abordent. On dirait de ces vieilles estampes que l’on trouve sur nos quais, à demi-effacées par la pluie, déchirées, crasseuses, mais où l’on aperçoit un morceau grandiose de fabrique ou de paysage à côté d’un trou entre deux pâtés de boue.



Le Panthéon, les Thermes de Caracalla.


On resterait ici trois ou quatre ans qu’on y pourrait toujours apprendre. C’est le plus grand musée du monde ; tous les siècles y ont laissé quelque chose ; qu’est-ce que j’en puis voir en un mois ? Un homme qui aurait le temps d’étudier et saurait regarder trouverait ici dans une colonne, un tombeau, un arc de triomphe, un aqueduc, surtout dans ce palais des Césars, que l’on déterre, les moyens de recomposer et de redresser devant ses yeux la Rome impériale. J’en visite trois ou quatre restes, et je tâche de deviner sur ces fragments.

Le Panthéon d’Agrippa est sur une place sale et baroque, où de misérables fiacres stationnent, épiant les étrangers ; des échoppes de légumes jettent leurs épluchures sur le pavé noirâtre, et des troupes de paysans en grandes guêtres, une peau de mouton sur les épaules, attendent et regardent, immobiles, les yeux brillants. Le pauvre temple lui-même a souffert tout ce que peut souffrir un édifice ; des bâtiments modernes se sont collés contre son dos et contre ses côtés : on l’a flanqué de deux clochers ridicules ; on lui a volé ses poutres et ses clous de bronze pour en faire les colonnes du baldaquin de Saint-Pierre ; longtemps des masures incrustées entre les colonnes ont obstrué son portique ; la terre l’avait tellement encombré que, pour arriver dans l’intérieur, au lieu de monter on descendait. Encore aujourd’hui, tout réparé qu’il est, sous ses teintes noirâtres, avec ses fentes, ses mutilations et l’inscription demi-effacée de son architrave, il a l’air d’un estropié et d’un malade. En dépit de tout cela, l’entrée est grandiosement pompeuse ; les huit énormes colonnes corinthiennes du portique, les pilastres massifs, imposants, les poutres de l’entablement, les portes de bronze, annoncent une magnificence de conquérants et de dominateurs. Notre Panthéon, mis en regard, semble étriqué, et quand au bout d’un quart d’heure on est parvenu à faire abstraction des dégradations et des moisissures, quand on a séparé le temple de ses alentours modernes et vieillots, quand on imagine l’édifice blanc, éclatant, avec la nouveauté de ses marbres, avec le scintillement fauve de ses tuiles de bronze, de ses poutres de bronze, du bas-relief de bronze qui ornait son fronton, tel enfin qu’il était lorsque Agrippa, après l’établissement de la paix universelle, le dédia à tous les dieux, on se figure avec admiration le triomphe d’Auguste qui s’achevait par cette fête, la réconciliation de l’univers soumis, la splendeur de l’empire achevé, et l’on entend la mélopée solennelle des vers où Virgile célèbre la gloire de ce grand jour. « Porté par un triple triomphe dans les murs de Rome, Auguste consacrait aux dieux italiens un vœu immortel, trois cents grands temples par toute la ville. Les rues frémissaient de la joie, des jeux, des applaudissements de tout un peuple. Dans les temples, des chœurs de femmes ; dans tous, des autels ; devant les autels, des taureaux immolés jonchaient la terre. Lui-même, assis sur le seuil de marbre de l’éclatant Phœbus, passe en revue les dons des peuples et les attache aux colonnes superbes ; les nations vaincues s’avancent en long ordre, aussi diverses d’armes et d’esprit que de langage : Nomades, Africains aux robes pendantes, Léléges, Cares, les Gélons armés de flèches, les Morins, les plus lointains des hommes, les Dahes indomptés. L’Euphrate coule docile, et l’Araxe frémit sous le pont qui l’a vaincu. »

On entre dans le temple, sous la haute coupole qui s’évase en tous sens comme un ciel intérieur ; la lumière tombe magnifiquement, d’une grande chute, par l’unique ouverture de la cime, et, près de cette vive clarté, des ombres froides, des poussières transparentes, rampent lentement le long des courbures. Tout à l’entour les chapelles des anciens dieux, chacune entre ces colonnes, se rangent en cercle en suivant la muraille : l’énormité de la rotonde les rapetisse encore ; ils vivent ainsi réunis et amoindris sous l’hospitalité et la majesté du peuple romain, seule divinité qui subsiste dans l’univers conquis. Telle est l’impression que laisse cette architecture : elle n’est pas simple comme un temple grec, elle ne correspond pas à un sentiment primitif comme la religion grecque ; elle indique une civilisation avancée, un art calculé, une réflexion savante. Elle aspire au grandiose, elle veut exciter l’étonnement et l’admiration ; elle fait partie d’un gouvernement, elle complète un spectacle ; elle est une décoration dans une fête, mais cette fête est celle de l’empire romain.

On longe le Forum, ses trois arcs de triomphe, les grandes voûtes de ses Basiliques ruinées, l’énorme Colisée. Il y en avait trois ou quatre autres ; l’un d’eux, le Circus maximus, contenait quatre cent mille spectateurs. Dans un combat naval sous Claude, dix-neuf mille gladiateurs combattirent ; un triton d’argent sorti du lac avait donné le signal avec son clairon. Tel théâtre contenait vingt mille personnes. C’est parmi ces idées qu’on arrive aux Thermes de Caracalla, la plus grande chose après le Colisée qu’on puisse voir à Rome.

Au fond, tous ces colosses sont des signes du temps. La Rome impériale exploitait tout le bassin de la Méditerranée, l’Espagne, la Gaule et les deux tiers de l’Angleterre au profit de cent mille oisifs. On les amusait au Colisée avec des massacres de bêtes et d’hommes, au grand Cirque avec des luttes d’athlètes et des courses de chars, au théâtre de Marcellus avec des pantomimes, des décorations, des défilés d’armes et des costumes. Ici on les baignait, ils venaient causer, regarder des statues, écouter un déclamateur, passer au frais les heures chaudes. Tout ce qu’on avait inventé jusque-là de commode, d’agréable ou de beau, tout ce qu’on pouvait ramasser au monde de curieux ou de magnifique était pour eux ; les Césars les nourrissaient, les divertissaient, cherchaient à leur complaire, tâchaient d’obtenir leurs applaudissements. Un Romain de la classe moyenne pouvait à la rigueur considérer les empereurs comme des intendants (procuratores) tenus d’administrer son bien, de lui éviter l’embarras des affaires, de lui fournir à bon compte ou gratis son blé, son vin, son huile, de lui donner de somptueux repas, des fêtes bien entendues, de le fournir de tableaux, de statues, de mimes, de gladiateurs et de lions, de réveiller tous les matins son goût blasé par quelque nouveauté surprenante, même quelquefois de se faire histrions, cochers, chanteurs et gladiateurs pour son plaisir. Afin de loger ce peuple d’amateurs d’une façon digne de sa condition royale, l’architecture inventa des formes grandioses et nouvelles. Les vastes bâtiments indiquent toujours quelque excès semblable, une concentration et une accumulation démesurée du labeur humain. Voyez les cathédrales gothiques et les pyramides d’Égypte, Paris contemporain et les docks de Londres.

Au bout d’une longue file de ruelles, de murailles blanches, de jardins déserts, apparaît la grande ruine. Sa forme ne peut se comparer à rien, et la ligne qu’elle découpe dans le ciel est unique. Ni les montagnes, ni les collines, ni les édifices, ni les œuvres naturelles, ni les œuvres humaines n’en donnent l’idée ; elle ressemble à tout cela : c’est une œuvre humaine que le temps et les accidents ont déformée et transformée jusqu’à la rendre naturelle. Au milieu de l’air, sa cime de bosselures émoussées, sa crête labourée de larges vides, sa masse rougeâtre morne et morte tourne silencieusement sur un linceul de grands nuages.

Ou entre, et il me semble qu’on n’a rien vu au monde d’aussi grand ; le Colisée lui-même n’en approche pas, tant la multiplicité et l’irrégularité des débris ajoutent encore à l’énormité de l’énorme enceinte. Devant ces monceaux de briques roussies et rongées, devant ces voûtes rondes élancées comme les arches d’un grand pont, devant ces môles croulants, on se demande s’il n’y a point eu là une ville entière. Souvent une voûte est tombée, et le massif monstrueux qui la soutenait se dresse encore dans l’air, avec un reste d’escalier, avec un fragment d’arcade, épais comme une maison, ventru et difforme. Parfois il est fendu par le milieu, et il semble qu’un pan va se détacher, rouler comme une roche. Des parois de mur, des morceaux de voûtes fléchissantes s’y sont collés, et les saillies menacent, extravasées dans l’air vide. Les cours sont pleines de débris, et les morceaux de briques, sous l’effort du temps, se sont incrustés ensemble aussi âprement que les blocs de cailloux tassés par la mer. Ailleurs les arcades intactes s’étagent les unes au-dessus des autres ; le ciel, tranché par leur courbe, luit derrière elles, et tout en haut, sur le rouge terne des briques, les chevelures verdoyantes des plantes chatoient et ondulent au milieu de l’azur.

Il y a des profondeurs suspectes où l’ombre humide traîne parmi des noirceurs étranges. Les lierres y descendent ; les fenouils, les anémones, les mauves foisonnent sur les bords ; à demi ensevelis sous des monceaux de pierres écroulées, les fûts de colonnes s’enfoncent sous un pêle-mêle d’herbes grimpantes ; le trèfle aux feuilles grasses tapisse les pentes. De petits chênes verts arrondis, des arbrisseaux verts, des milliers de giroflées se perchent sur les saillies, s’accrochent dans les creux, panachent les crêtes de leurs fleurs jaunes. Tout cela bruit au vent, et les oiseaux chantent dans le grand silence.

On distingue encore les arcades de la Pinacothèque, haute comme un dôme d’église, la grande salle ronde destinée aux bains de vapeur, les énormes hémicycles où se donnaient les spectacles. Supposez un club comme l’Athenæum à Londres, c’est-à-dire un palais à l’usage de tout le monde, celui-ci à l’usage d’un monde qui, outre les besoins de l’esprit, avait ceux du corps, qui venait non-seulement pour lire des livres et des journaux, pour contempler des œuvres d’art, pour écouter des poëtes et des philosophes, pour converser et disputer, mais encore pour nager, se frotter, transpirer, même lutter et courir, en tout cas pour regarder des lutteurs et des coureurs. Car Rome à cet égard n’est qu’une Athènes agrandie : le même genre de vie, les mêmes instincts, les mêmes habitudes, les mêmes plaisirs s’y perpétuent ; la seule différence est dans la proportion et dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à renfermer des maîtres par centaines de mille et des esclaves par millions ; mais de Xénophon à Marc-Aurèle l’éducation gymnastique et oratoire n’a point changé : ils ont toujours des goûts d’athlètes et de parleurs ; c’est dans ce sens qu’il faut travailler pour leur plaire ; c’est à des corps nus, à des dilettantes de style, à des amateurs de décoration et de conversation qu’on s’adresse. Nous n’avons plus l’idée de cette vie corporelle et païenne, oisive et spéculative ; le climat est demeuré le même, mais l’homme s’est transformé en s’habillant et en devenant chrétien.

On monte je ne sais combien d’étages, et au sommet on trouve le pavé des chambres supérieures, un marquetage de petits dés de marbre ; les genêts, les arbrisseaux s’y sont implantés et les disjoignent ; parfois au-dessous de la croûte de terre on voit reparaître un morceau intact, presque frais, de la mosaïque. On comptait ici seize cents sièges de marbre poli. Dans les thermes de Dioclétien, il y avait place pour trois mille deux cents baigneurs. Quand de cette hauteur on jette les yeux autour de soi, on voit la plaine rayée à perte de vue par les vieux aqueducs, et du côté du mont Albano, trois autres vastes ruines, des amas d’arcades noircies ou rougeâtres, crevassées, déchiquetées brique à brique, émiettées par les siècles.

On descend et l’on regarde encore : la salle de la piscine a cent vingt pas de long ; celle où l’on se déshabillait a quatre-vingts pieds de haut ; tout cela était revêtu de marbre, et ce marbre est si beau que de ses débris on fabrique des bijoux de cheminée ; on en a tiré au seizième siècle l’Hercule Farnèse, le Torse, la Vénus Callipyge, et je ne sais combien de chefs-d’œuvre, au dix-septième siècle des centaines de statues. Il est probable que nul peuple ne retrouvera les aises, les divertissements et surtout les beautés que les Romains trouvaient à Rome.

Il faut venir ici pour comprendre ce mot : une civilisation autre que la nôtre, autre et différente, mais dans son genre aussi complète et aussi fine. C’est un autre animal, mais également parfait, comme le mastodonte avant l’éléphant moderne.

Dans un coin, à l’abri, fleurissait le plus charmant amandier, tout rose comme une jeune fille parée pour le bal, tout en fleur, riant, traversé par une pluie de rayons de soleil, tombé par hasard entre ces murs colossaux, dans le squelette vermoulu du monstre fossile.





  1. Lettres à Fronton par Marc-Aurèle.
  2. Infans pudor.