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Taine - Voyage en Italie, t. 1/7

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(Tome ip. 229-272).

VILLAS ET PALAIS










Les villas.


Rien ne m’a plus intéressé dans les villas romaines que leurs anciens maîtres. Les naturalistes le savent, on comprend très-bien l’animal d’après la coquille.

L’endroit où j’ai commencé à le comprendre est la villa Albani, bâtie au dix-huitième siècle pour le cardinal Alexandre Albani et sur son propre plan. Ce qu’on y devine tout de suite, c’est le grand seigneur homme de cour à la façon des nobles de notre dix-septième siècle. Il y a des différences, mais les deux goûts sont voisins. C’est l’art et l’arrangement que par-dessus tout ils aiment ; aucune liberté n’est laissée à la nature, tout est factice. L’eau ne s’élance qu’en jets et en panaches, elle n’a pour lits que des vasques et des urnes. Les pelouses sont enfermées dans d’énormes haies de buis plus hautes qu’un homme, épaisses comme des murailles, et formant des triangles géométriques dont toutes les pointes aboutissent à un centre. Sur le devant s’étend une palissade serrée et alignée de petits cyprès. On monte d’un jardin à l’autre par de larges escaliers de pierre, semblables à ceux de Versailles. Les plates-bandes de fleurs sont enfermées dans de petits cadres de buis ; elles forment des dessins et ressemblent à des tapis bien bordés, régulièrement bariolés de couleurs nuancées. Cette villa est un débris, comme le squelette fossile d’une vie qui a duré deux siècles, et dont le principal plaisir consistait dans la conversation, dans la belle représentation, dans les habitudes de salon et d’antichambre. L’homme ne s’intéressait pas aux objets inanimés, il ne leur reconnaissait pas une âme et une beauté propre ; il en faisait un simple appendice de sa propre vie ; ils ne servaient que de fond au tableau, fond vague et d’importance moins qu’accessoire. Toute l’attention était occupée par le tableau lui-même, c’est-à-dire par l’intrigue et le drame humain. Pour reporter quelque partie de cette attention sur les arbres, les eaux, le paysage, il fallait les humaniser, leur ôter leur forme et leur disposition naturelle, leur air « sauvage », l’apparence du désordre et du désert, leur donner autant que possible l’aspect d’un salon, d’une galerie à colonnades, d’une grande cour de palais. Les paysages du Poussin et de Claude Lorrain portent tous cette empreinte : ce sont des architectures ; la campagne y est peinte pour des gens de cour qui veulent retrouver la cour dans leurs terres. Il est curieux à ce sujet de comparer l’île de Calypso dans Homère et dans Fénelon. Dans Homère, c’est une île véritable, sauvage et rocheuse, où nichent et crient les oiseaux de mer. Dans Fénelon, c’est une sorte de Marly « arrangé pour le plaisir des yeux ». Aussi les jardins anglais, tels qu’on les importe chez nous à présent, indiquent l’avènement d’une autre race, la domination d’un autre goût, le règne d’une autre littérature, l’ascendant d’un autre esprit, plus compréhensif, plus solitaire, plus aisément fatigué, plus tourné vers les choses du dedans.

Une seconde remarque, c’est que notre grand seigneur est antiquaire. Outre deux galeries et un portique circulaire plein de statues antiques, il y a ici des morceaux de sculpture de toute sorte répandus dans tout le jardin, cariatides, torses, bustes colossaux, dieux, colonnes surmontées de bustes, urnes, lions, grands vases, socles, débris innombrables souvent brisés ou mutilés. Même, afin de tout mettre à profit, on a incrusté dans un mur quantité de restes informes. Quelques-unes de ces sculptures, une cariatide, un masque d’Antinoüs, des statues d’empereurs, sont belles ; mais la plupart sont un ramassis singulier. Beaucoup appartenaient certainement à de petits municipes, à des maisons particulières ; déjà chez les anciens c’étaient des œuvres de pacotille, ce qui subsisterait chez nous si, après un long enfouissement, on retrouvait des statues d’escalier et des bustes d’hôtel de ville ; ce sont des documents de musée plutôt que des œuvres d’art. On n’orne ainsi sa maison que par pédanterie ; le bric-à-brac est un goût de vieillard, c’est le dernier qui ait subsisté en Italie. La littérature morte, on faisait encore des dissertations sur un vase ou sur des monnaies ; parmi les sonnets galants et les phrases d’académie, quand tout effort d’esprit était interdit ou amorti, dans le grand vide du dernier siècle, on gardait, comme au temps de Politicien et de Laurent de Médicis, l’ancien goût et la curiosité archéologique. Cette sorte d’emploi détourne l’esprit des grandes questions ; un prince absolu, un cardinal peut le favoriser, occuper ainsi ses heures vides, se donner un air de connaisseur et de Mécène, mériter des épîtres dédicatoires, des frontispices mythologiques et les grands superlatifs italiens et latins.

Un troisième point non moins visible est que notre seigneur antiquaire est Italien, homme du Midi. Le climat convie à cette architecture ; beaucoup de constructions, imitées chez nous pendant nos siècles classiques et absurdes sous notre ciel, sont raisonnables ici, et partant belles : d’abord les grands portiques à arcades ouvertes ; on n’a pas besoin de fenêtres, même il vaut mieux qu’il n’y en ait pas ; on s’y promène surtout pour prendre le frais. Il convient de plus que tout y soit en marbre ; dans le Nord, on y aurait froid par la seule imagination, on penserait involontairement aux tentures, aux paillassons, aux calorifères, aux tapis, à tout l’appareil du bien-être indispensable. Au contraire, un duc, un prélat en robe violette, en grande représentation, entouré de ses gentilshommes, est justement ici à l’endroit qu’il lui faut pour causer des affaires d’État ou écouter un sonnet. De temps en temps, dans sa promenade majestueuse, il peut jeter un coup d’œil sur les statues, sur les bustes des empereurs, faire tout haut à leur sujet le latiniste ou le politique, s’intéresser sincèrement à leur vie et à leurs images par une sorte de parenté, à titre de successeur. Il est encore très-bien ici pour recevoir les artistes, patronner les débutants, commander ou examiner des plans d’édifice. S’il entre dans les allées, elles sont assez larges et assez unies pour que sa robe ne s’accroche point et que son cortège s’y déploie. Le jardin et les bâtiments sont excellents pour tenir une cour à ciel ouvert.

Les points de vue, les morceaux de paysage qu’on aperçoit au bout des galeries, encadrés entre les colonnes, sont du même goût. De superbes chênes-verts lèvent sur une terrasse leurs pilastres monstrueux et le dôme toujours vert de leur feuillage monumental. Des allées de platanes s’allongent et s’enfoncent comme un portique. De hauts cyprès silencieux collent leurs branches noueuses contre leur écorce grise et montent d’un air grave, monotone, en pyramides. Des aloès dressent contre la paroi blanche des murailles leur tige étrange, pareille à un serpent convulsif hérissé par la lèpre. Au delà de l’enceinte, sur les coteaux voisins, un péle-mèle de constructions et de pins s’élève et descend selon les mouvements du terrain. À l’horizon ondule la ligne âpre et cassée des montagnes ; une surtout, bleuâtre comme un nuage chargé de pluie, lève son triangle qui bouche un pan du ciel. De là les yeux reviennent sur la suite d’arcades rondes qui forment le portique tournant, sur les balustrades et les statues qui diversifient la crête du toit, sur les colonnes jetées çà et là, sur les rondeurs et les carrés des viviers et des haies. Dans cet encadrement de montagnes, cela fait justement un paysage comme ceux de Pérelle, et correspond à un état d’esprit dont un homme moderne, surtout un homme du Nord, n’a aucune idée. Les gens d’aujourd’hui sont plus délicats, moins capables de goûter la peinture, plus capables de goûter la musique ; ceux-ci avaient encore des nerfs rudes et des sens tournés vers le dehors ; ils ne sentaient pas l’âme des objets extérieurs, ils n’en goûtaient que la forme. Les paysages savamment choisis et disposés leur donnaient la même sensation qu’un appartement haut et ample, solidement bâti et bien décoré : cela leur suffisait, ils n’avaient point de conversation avec un arbre.

Au premier étage, du haut du grand balcon de marbre, la montagne qui fait face semble un édifice, une vraie pièce d’architecture. Au-dessous, on voit les dames et les visiteurs se promener dans les compartiments des allées ; donnez-leur des jupes de soie brochée, des habits de velours, des jabots chiffonnés, des tournures plus aisées et plus nobles : voilà la cour qui défilait et vivait oisive sous les yeux et aux frais d’un grand. Il en avait besoin pour prouver à autrui son importance et pour se défendre contre l’ennui ; ce n’est qu’aujourd’hui qu’un homme sait vivre seul ou en famille. Pareillement ce grand salon lambrissé et paré de marbres, orné de colonnes, de bas-reliefs, de grands vases, doré, peint à fresque, est le plus bel endroit pour une réception. Sans beaucoup d’efforts, on peut recomposer devant son imagination la scène entière avec les personnages. Çà et là, en attendant le maître, à propos de tableaux, les amateurs, les abbés regardent et causent. On lève les yeux vers le Parnasse de Mengs, on le compare à celui de Raphaël, on fait ainsi preuve d’éducation et de bon goût, on a évité les conversations dangereuses et on peut s’en aller sans s’être compromis. À côté de là, dans les petits salons, on contemple le superbe bas-relief d’Antinoüs, cette poitrine si forte, ces lèvres viriles, cette apparence de vaillant lutteur ; plus loin un admirable cardinal pâle du Dominiquin, et les deux petites bacchanales si vivantes de Jules Romain. On les comprend encore, la tradition s’est conservée ; un nouvel esprit, une culture oratoire et philosophique n’a pas effacé comme en France toutes les mœurs et toutes les idées du seizième siècle ; on s’y assassine toujours ; le soir, les rues ne sont point sûres. Tandis qu’en France règnent les peintres de boudoir, Mengs ici imite la Renaissance et Winckelmann retrouve l’antique. On goûte leurs œuvres et celles des grands maîtres ; les longues attentes d’antichambre, le vide des conversations prudentes, le danger de la gaieté abandonnée, la défiance réciproque, ont augmenté la sensibilité en l’empêchant de s’épancher. Il y a place encore dans l’homme pour les impressions fortes.

Comme ces habitudes et ces sentiments sont loin des nôtres ! Comme la culture raffinée, le partage des fortunes et la police bien entendue ont travaillé parmi nous pour ne laisser d’homme régnant que le bohème, l’ambitieux qui a des nerfs, l’homme de Musset et de Heine !

J’ai poussé à pied deux milles plus loin ; il y a quantité de grandes villas garnies de ruines ridicules qu’on a fabriquées exprès, plusieurs modernisées ; les styles opposés s’y mêlent, ce n’est pas la peine d’y entrer. D’autres maisons plus bourgeoises laissent entrevoir des massifs de palmiers, de cactus, de joncs blancs panachés parmi des fontaines coulantes ; rien de plus original et de plus gracieux. Les auberges les plus pauvres ont dans leur cour quelque grand arbre largement ouvert, une grosse treille qui fait un toit de verdure. On y boit du mauvais vin sucré et jaune ; mais en face s’étendent des paysages à teintes douces bornés par la longue montagne bleuâtre, des verdures naissantes, des têtes blanches d’amandiers, le dessin élégant des arbres bruns ou grisâtres, et le ciel est tout moite de nuées légères.
Villa Borghèse.


Je n’ai pas grand’chose à te dire sur les autres villas ; elles suggèrent des idées semblables ; la même vie produisait les mêmes goûts. Quelques-unes sont plus grandes, plus campagnardes, dessinées plus librement, entre autres la villa Borghèse. On y va par la place du Peuple ; cette place avec ses églises, ses obélisques et ses fontaines, avec l’escalier monumental du Pincio, est singulière et belle. Je compare toujours mentalement ces monuments à ceux de Paris, auxquels je suis accoutumé : on y trouve moins de grandeur matérielle, moins d’espace, moins de moellons que dans la place de la Concorde et l’Arc de Triomphe ; mais cela est plus inventé et plus intéressant.

Cette villa Borghèse est un vaste parc de quatre milles de tour, semé de bâtiments de tout genre. À l’entrée est un portique égyptien du plus mauvais effet ; c’est quelque importation moderne. L’intérieur est plus harmonieux et tout classique : ici un péristyle, là un petit temple, plus loin une colonnade en ruine, un portique, des balustres, de grands vases ronds, une sorte de cirque. Le terrain onduleux courbe et relève de belles prairies toutes rouges d’anémones molles et tremblantes. Les pins, séparés à dessein, profilent dans l’air blanc leur taille élégante et leur tête sérieuse. Aux détours des allées, les fontaines bruissent, et dans les petites vallées les grands chênes encore nus dressent leurs vaillants corps de héros antiques. J’ai été élevé et nourri dans le Nord ; tu devines qu’à leur aspect j’oubliais toutes les beautés de Rome, que les fabriques et les églises n’étaient plus rien auprès de ces vieux hêtres noueux, de ces grands combattants de mes chères forêts qui allaient revivre, et dont le vent moite appelait déjà les pousses. Ils délassent délicieusement des monuments et des pierres. Tout ce qui est humain est voulu, et à ce titre fatigue ; les lignes des bâtiments sont toujours roides ; une statue, un tableau n’est jamais qu’un spectre du passé ; les seules choses qui donnent un plaisir parfait sont les êtres naturels, en train de se faire et de se transformer, qui vivent, et dont la substance, pour ainsi dire, est coulante. On reste ici des après-midi entières à regarder les chênes-verts, la vague teinte bleuâtre de leur verdure, leurs rondeurs aussi amples que celles des arbres de l’Angleterre ; il y a ici une aristocratie comme là-bas ; seule la grande propriété héréditaire peut sauver de la cognée les beaux arbres inutiles. À côté d’eux, les pins-parasols, droits comme des colonnes, portent leur coupole dans le pacifique azur ; on ne se lasse pas de suivre ces rondeurs qui se suivent et se mêlent, le petit frémissement qui les agite, la courbure gracieuse de tant de nobles têtes éparses au milieu de l’air transparent. De distance en distance, un peuplier rouge de bourgeons allonge au milieu d’eux sa pyramide vacillante. Peu à peu le soleil baisse ; des chutes de clartés illuminent les troncs demi-blanchis, les pentes gazonnées pleines de pâquerettes fleuries. Le soleil baisse encore, et les vitres du palais flamboient ; des rougeurs étranges se posent sur les têtes des statues, et l’on entend dans le lointain des airs de Bellini, une musique vague apportée par les intervalles de la brise.
Villa Ludovisi.


Toutes ces villas ont leur collection d’antiques. Celle de la villa Ludovisi est une des plus belles ; on a bâti exprès un pavillon pour la loger. Depuis Laurent de Médicis, la possession des antiquités est ici un luxe obligé, un complément de toute grande vie aristocratique. Aussi bien, à regarder les choses de près, on apercevrait dans toute l’histoire de la Rome moderne le souvenir et comme la continuation de la Rome antique ; le pape est une sorte de césar spirituel, et sur beaucoup de points les peuples qui vivent au delà des Alpes leur paraissent toujours des barbares. Nous n’avons pu que renouer la chaîne de la tradition ; chez eux, cette chaîne ne s’est pas rompue. — J’ai des notes sur toute cette galerie, mais je ne veux pas t’accabler de notes…

Une tête de Junon reine d’une grandeur et d’un sérieux tout à fait sublimes. Je ne crois pas qu’il y ait rien de supérieur à Rome.

Je note encore ici un Mars assis, croisant les mains sur les genoux ; un Mercure nu. Mais je ne pourrais que répéter ce que je t’ai écrit sur cette sculpture ; ce que l’on sent pour la vingtième fois, c’est la sérénité d’une belle vie complète, équilibrée, où la cervelle, avec ses agitations et ses lectures, n’opprimait pas le reste. On a beau admirer Michel-Ange, l’aimer de toutes ses sympathies, comme une tragédie héroïque et colossale, on se dit parfois que ce calme extraordinaire est encore plus beau, parce qu’il est plus sain. Le torse du Mercure n’a presque pas d’ondulation, on voit seulement la ligne du bassin ; au lieu des muscles en mouvement, le sculpteur ne représentait que la forme humaine, et cela suffit au spectateur.

Un groupe moderne de Bernin fait contraste : c’est Pluton enlevant Proserpine. La tête de Pluton est bassement joyeuse ; sa couronne et sa barbe lui donnent un air ridicule ; les muscles sont vigoureusement marqués, il prend une pose ; ce n’est plus un vrai dieu, c’est un dieu décoratif comme ceux de Versailles, un figurant mythologique occupé à obtenir un regard des connaisseurs et du maître. Le corps de Proserpine est bien moelleux, bien joli, bien tordu ; mais il y a trop d’expression et de mignardise dans ses yeux, dans ses larmes, dans sa petite bouche…

Le temps était parfaitement beau, le ciel d’un bleu sans nuages, d’autant plus charmant que depuis huit jours nous étions ici dans la pluie et dans la boue ; mais j’avais besoin de faire effort pour regarder, j’avais toujours sur le cœur la mort de notre pauvre ami Wœpke.

La villa est pourtant bien riante : les prairies, intactes et rafraîchies par les pluies, étincelaient ; les haies de lauriers fleuris, les futaies de chênes-verts, les allées de cyprès centenaires, ranimaient et redressaient l’âme par leur grâce ou leur grandeur. Cette sorte de paysage est unique ; les végétations des climats opposés s’y mêlent et s’y groupent : ici des bouquets de palmiers, de grands joncs panachés qui sortent comme un cierge de leur nid de lanières luisantes, là-bas un peuplier, un énorme châtaignier grisâtre et nu qui bourgeonne. Ce qui est plus étrange encore, ce sont les vieilles murailles de Rome, une vraie ruine naturelle qui sert d’enceinte. Les serres s’appuient contre les arcades rougeâtres ; les citrons, en rangées pâles, se collent contre les briques disjointes ; tout à l’entour l’herbe nouvelle s’étend et foisonne ; de temps en temps, d’une hauteur, on aperçoit la dernière ceinture de l’horizon, les montagnes bleuies, rayées par la neige. Tout cela est dans l’enceinte de Rome ; personne n’y vient, je ne sais si quelqu’un y habite. Cette Rome est un musée et un sépulcre où subsistent dans le silence les formes passées de la vie.

On arrive au grand pavillon central dans une salle lambrissée de mosaïques où de grands bustes regardent, rangés gravement, du haut des niches. Le nom du fondateur, le cardinal Ludovisi, est inscrit au-dessus de chaque porte ; par les fenêtres on aperçoit des jardins et des verdures. L’Aurore du Guerchin remplit le plafond et ses courbures ; cela fait une salle à manger de grand seigneur, nue et grande ; aujourd’hui nous en avons de brillantes et de commodes ; en avons-nous de belles ? — L’Aurore, sur un char, quitte le vieux Titon, à demi enveloppée dans une draperie qu’un petit Amour soulève, pendant qu’un autre petit enfant nu, potelé, avec un air de bouderie enfantine, prend des fleurs dans un panier. C’est une jeune et vigoureuse femme, et dans sa force il y a presque de la rudesse. Devant elle, trois femmes sont sur un nuage, toutes larges, amples, bien plus originales et naturelles que celle de l’Aurore, du Guide. Plus avant encore folâtrent trois jeunes filles rieuses qui éteignent les étoiles. Un rayon de lumière nouvelle traverse à demi leurs visages, et le contraste des portions éclairées et des portions obscures est charmant. Parmi les nuages roussâtres et les fumées matinales qui s’évaporent, on aperçoit l’azur profond de la mer.

Sur une courbure de la voûte dort une femme assise, vêtue de gris, la tête appuyée sur sa main ; près d’elle, un enfant nu est couché sur un linge et dort aussi. Ce sommeil est d’une vérité admirable ; la profondeur de l’engourdissement où le sommeil plonge les enfants se marque dans la petite moue des lèvres, dans le froncement léger des sourcils. Guerchin ne copiait pas des antiques comme le Guide ; il étudiait le modèle vivant comme le Caravage ; il observait les particularités de la vie réelle, les mines, les gaietés, les mutineries, tout ce qu’il y a de capricieux dans la passion et l’expression d’un visage. Ses personnages sont parfois lourds et courts ; mais ils vivent, et le mélange de lumière et de clair-obscur sur le corps des deux dormeurs est la poésie du sommeil lui-même.


Les palais.


Ces villas, ces jardins, les palais qui remplissent le Corso sont les restes de la grande vie aristocratique. Il n’y a plus rien de semblable à Paris ni à Londres ; les parcs privés y sont devenus des promenades publiques : il ne reste aux grandes familles que des hôtels, plus souvent des maisons munies d’un petit morceau de terrain, où le maître du logis ne se promène que sous les regards des maisons voisines. Tandis que dans les pays du Nord l’égalité s’établissait, l’aristocratie ici s’affermissait et se renouvelait par le népotisme. Pendant trois siècles, les papes ont employé la meilleure partie des revenus publics à fonder des familles ; ils étaient bons parents, et pourvoyaient les enfants de leurs sœurs et de leurs frères. Sixte-Quint donne à un de ses petits-neveux le cardinalat et cent mille écus de bénéfices ecclésiastiques. Clément VIII, en treize ans, distribue à ses neveux les Aldobrandini, en argent comptant seulement, un million d’écus. Paul V donne au cardinal Borghèse cent cinquante mille écus de bénéfices, à Marc-Antoine Borghèse une principauté, plusieurs palais à Rome, les plus belles villas du voisinage, à tous des diamants, des argenteries, des carrosses, des ameublements entiers, un million d’écus d’argent comptant. Avec ces profusions, les Borghèse achètent quatre-vingts terres dans la seule campagne de Rome, et d’autres ailleurs. En effet, le pape n’est qu’un grand fonctionnaire âgé, dont la place est viagère ; sa famille est obligée de l’exploiter au plus vite. À chaque règne, les prodigalités deviennent plus grandes. Sous Grégoire XV, le cardinal Ludovisio reçoit pour deux cent mille écus de bénéfices ; son oncle, père du pape, est aussi bien traité. Le pape fonde des luoghi di monte pour huit cent mille écus qu’il leur donne. « Ce que possèdent les maisons Peretti, Aldobrandini, Borghèse et Ludovisio, dit un contemporain, avec leurs principautés, leurs énormes revenus, tant de magnifiques bâtiments, d’ameublements superbes, d’ornements et d’agréments extraordinaires, tout cela surpasse non-seulement la condition des seigneurs et des princes non souverains, mais encore les approche de celle des rois eux-mêmes. » Sous Urbain VIII, les Barberini reçoivent jusqu’à cent cinq millions d’écus ; les choses vont si loin que le pape a des scrupules et nomme une commission à ce sujet. En effet, pour fournir à ces libéralités, il fallait emprunter, et les finances étaient dans un triste état : à la fin du seizième siècle, les intérêts de la dette absorbaient les trois quarts du revenu ; six ans plus tard, elle absorbait tout, excepté soixante-dix mille écus ; quelques années après, plusieurs branches du revenu ne suffisaient plus pour payer les assignations dont on les avait grevées. Néanmoins la commission déclara que le pape, étant prince, pouvait donner à qui bon lui semblait ses épargnes et ses excédants. Personne alors ne considérait le souverain comme un magistrat administrateur des deniers publics ; une pareille idée ne s’est établie en Europe qu’après Locke : l’État était une propriété dont on pouvait user et abuser. La commission déclara que le pape pouvait en conscience fonder pour sa famille un majorât de quatre-vingt mille écus. Quand, un peu plus tard, Alexandre VII voulut fermer la plaie, on lui prouva par bons et valables arguments qu’il avait tort. Il avait défendu à ses neveux l’entrée de Rome ; le recteur du collège des jésuites, Oliva, décida qu’il devait les appeler « sous peine de péché mortel ». Il y a plaisir à voir dans les contemporains[1] comment l’argent coule, déborde, descend à chaque pape dans un nouveau réservoir, et s’y étale magnifiquement en flots dorés, en nappes reluisantes, où les sequins, les écus, les ducats, font étinceler leurs précieuses effigies. À l’instant, comme aux environs d’un canal rafraîchissant, le lecteur voit pousser les plus belles fleurs aristocratiques, toutes les somptuosités que représentent les tableaux et les estampes, gentilshommes en habit de velours et de satin, estafiers chamarrés, suisses et laquais, majordomes ventrus, officiers de bouche, de table et d’écurie, une population de gens d’épée, domestiques nobles choisis pour la décoration et la dépense, qui font cortège au maître pendant ses visites, garnissent ses antichambres pendant ses réceptions, montent dans ses carrosses, logent dans ses mansardes, mangent dans ses cuisines, assistent à son lever et vivent seigneurialement, ayant pour tout emploi le soin de faire durer leur habit brodé le plus longtemps possible et de défendre tout haut l’honneur de la maison.

Comment nourrir ces gens-là ? Notez qu’il faut les nourrir : on a besoin d’eux pour se faire respecter ; Rome n’est pas sûre. À la mort d’Urbain VIII, pendant le conclave, dit un contemporain, la société semble dissoute. « Il y a tant de gens armés dans la ville, que je ne me rappelle pas en avoir jamais vu autant. Il n’y a aucune maison un peu riche qui ne se munisse d’une garnison nombreuse de soldats. Si on les réunissait tous, on en ferait une grande armée. Les voies de fait ont dans la ville toute impunité, toute licence ; il y a des hommes tués dans tous les endroits ; la parole qu’on entend le plus souvent est celle-ci : Tel ou tel, homme connu, vient d’être tué. » Une fois que le pape est nommé, les neveux du précédent ont fort à faire : on veut leur faire rendre gorge, leurs ennemis leur intentent des procès, souvent ils sont obligés de s’enfuir. Parmi tant de dangers, on est bien forcé d’avoir un parti, des créatures, une clientèle, un cortège d’épées fidèles et toujours prêtes. Rome n’a point fait le pas qui sépare le moyen âge des temps modernes : la sécurité, la justice y manquent ; ce n’est point un État, encore moins une patrie ; chacun est tenu de s’y protéger lui-même par force ou par ruse ; chacun a ses privilèges, c’est-à-dire le pouvoir et le droit d’être en certains cas au-dessus de la loi. Cent ans plus tard, De Brosses écrit encore que « l’impunité est assurée à quiconque veut troubler la société, pourvu qu’il soit connu d’un grand et voisin d’un asile. » — « Tout est asile ici, les églises, l’enceinte du quartier d’un ambassadeur, la maison d’un cardinal, si bien que les pauvres diables de sbires (ce sont les archers) de la police sont obliges d’avoir une carte particulière des rues de Rome et des lieux où ils peuvent passer en poursuivant un malfaiteur. »

Un grand vit dans son palais comme un baron féodal dans son château. Ses fenêtres sont grillées de barreaux entre-croisés, boulonnés, qui résisteront au levier et à la hache ; les moellons de sa façade sont longs comme la moitié d’un homme, et ni les balles ni la pioche ne mordront sur leur masse ; les murailles de ses jardins sont hautes de trente pieds, et on ne se hasardera pas aisément à attaquer les blocs du revêtement ou des encoignures. Au reste, le parc est assez grand pour contenir une petite armée ; dans les antichambres et les galeries, deux ou trois cents habits galonnés seront à l’aise ; on les logera sans difficulté dans les combles. Quant aux recrues, elles ne manqueront pas. Ainsi qu’au moyen âge, les faibles, pour subsister, sont contraints de se recommander aux forts : « Monseigneur, dit le pauvre homme, comme mon père et mon grand-père, je suis serviteur de votre famille. » Ainsi qu’au moyen âge, le fort, pour se soutenir, est tenu d’enrégimenter autour de soi les faibles. « Voilà un habit et tant d’écus par mois, dit l’homme puissant, marche à côté de mon carrosse, dans les entrées et les cérémonies. » Il y a ainsi à Rome cent petites ligues, et plus un homme a d’hommes sous sa main et à son service, plus il est fort.

À ce régime, on se ruine, et d’abord on emprunte. Là-dessus les grands font comme l’État : pour avoir de l’argent comptant, ils engagent leurs revenus et ne tiennent pas leurs engagements. Sept ans durant, les créanciers des Farnèse ne reçoivent plus un écu ; comme parmi ces créanciers il y a des hôpitaux et des établissements charitables, le pape est obligé d’envoyer des soldats pour occuper la terre des Farnèse à Castro. D’ailleurs, en ce temps-là, des disputes d’étiquette provoquent des guerres véritables, et vous imaginez ce qu’on y dépense. Les Barberini, n’ayant pas reçu la visite d’Odoardo Farnèse, lui ôtent le droit d’exporter son blé ; là-dessus celui-ci envahit les États de l’Église avec trois mille chevaux, disant qu’il n’attaque pas le pape, mais les neveux. Les neveux à leur tour lèvent une armée, et des deux côtés les soldats sont des mercenaires. Allemands ou Français ; le pays est pillé pendant ces cavalcades, et, la paix faite, chacun des deux partis trouve ses poches vides. Naturellement, pour les remplir, on pressure le peuple. Donna Olimpia, belle-sœur d’Innocent X, vend les emplois publics. Le frère d’Alexandre VII, chef de la justice au Borgo, vend la justice. Les impôts deviennent accablants. Un contemporain écrit « que les peuples, n’ayant plus ni deniers, ni linge, ni matelas, ni ustensiles de cuisine pour satisfaire aux exigences des commissaires, n’ont plus qu’une ressource pour payer les taxes, qui est de se vendre comme esclaves. » On cesse de travailler ; les campagnes se vident. Au siècle suivant, De Brosses écrit : « Le gouvernement est aussi mauvais qu’il est possible de s’en figurer un à plaisir. Imaginez ce que c’est qu’un peuple dont le tiers est de prêtres, le tiers de gens qui ne travaillent pas, où il n’y a ni agriculture, ni commerce, ni fabriques, au milieu d’une campagne fertile et sur un fleuve navigable, où à chaque mutation on voit arriver des voleurs tout frais qui prennent la place de ceux qui n’ont plus besoin de prendre. »

En pareil pays, travailler est une duperie ; pourquoi me donnerais-je de la peine, sachant que le fisc ou tel grand, tel coquin bien protégé, m’enlèveront le fruit de ma peine ? Il vaut bien mieux aller au lever du valet de chambre d’un dignitaire ; il m’obtiendra une part au gâteau. « Quand une fille du commun a la protection du bâtard de l’apothicaire d’un cardinal, elle se fait assurer cinq ou six dots à cinq ou six églises, et ne veut plus apprendre ni à coudre ni à filer ; un autre gredin l’épouse par l’appât de cet argent comptant, » et ils vivent sur le commun ; plus tard, entremetteurs, solliciteurs, mendiants, ils pécheront leur diner où ils pourront. La vie noble commence, telle que la décrivent les romans picaresques, non pas seulement à Rome, mais dans toute l’Italie. On tient à déshonneur de travailler et l’on veut faire figure ; on a des gens et on oublie de payer leurs gages ; on dîne d’un navet et on étale un jabot de dentelles ; on prend à crédit chez les marchands et on les éconduit à force de supplications et de mensonges. Les comédies de Goldoni sont pleines de ces personnages bien nés, d’esprit cultivé, demi-escrocs et qui vivent aux dépens d’autrui ; ils se font inviter à la campagne, ils sont toujours gais, égrillards, beaux diseurs, ils savent trop bien tous les jeux, ils font des vers en l’honneur du maître, ils lui donnent des conseils sur ses bâtisses ; surtout ils lui empruntent de l’argent et mangent à pleine bouche ; on les appelle « cavaliers des dents » ; bouffons, flatteurs, gloutons, ils embourseraient un coup de pied pour un écu. Les mémoires du temps donnent cent exemples de cette décadence : Carlo Gozzi, revenant de voyage avec un ami, s’arrête un instant à contempler la superbe façade du palais de sa famille. Ils montent un large escalier de marbre et s’étonnent ; il semble que la maison ait été mise au pillage. « Le pavé de la grande salle était entièrement détruit ; partout des cavités profondes à se donner des entorses ; les vitres brisées livraient passage à tous les vents ; des tapisseries sales et en lambeaux pendaient aux murailles. Il ne restait plus trace d’une magnifique galerie de tableaux anciens. Je ne retrouvai que deux portraits de mes ancêtres, l’un de Titien, l’autre de Tintoret. » Les femmes engagent, louent ou vendent ce qu’elles peuvent et comme elles peuvent ; quand le besoin prend les gens à la gorge, ils ne raisonnent plus : un jour la belle-sœur de Gozzi vend au charcutier, au poids, une liasse de contrats, de fidéicommis et de titres de propriété. Ce sont partout les expédients, les tripotages, les gaietés du Roman comique. Il faut lire ce polisson de Casanova pour savoir jusqu’où la misère dorée peut descendre. Sans doute, comme tous les drôles, ce sont ses pareils qu’il fréquente ; mais les coquineries françaises ont chez lui un autre tour et d’autres acteurs que les coquineries italiennes. Il salue un comte, officier de la république de Venise, bon gentilhomme, dont la femme et la fille ont le meilleur langage et les plus courtoises façons ; le lendemain, il va leur rendre visite, trouve les volets presque fermés, les ouvre un peu, s’aperçoit que les deux pauvres dames sont en guenilles et que leur linge est rebutant ; elles louent le dimanche leurs beaux habits, afin d’aller à la messe, sans quoi elles n’auraient point part aux aumônes ecclésiastiques par lesquelles elles vivotent. — Quelques années plus tard, il revient à Milan. Des maris, des frères, tous gentilshommes, tous bien élevés, quelques-uns encore fiers, se font ses entremetteurs auprès des personnes de leur famille ; un comte chez lequel il loge, et qui n’a pas de bois pour faire du feu dans ses cheminées, s’offre en rougissant pour négocier la chose avec sa femme. Un autre, le comte Rinaldi, apprenant qu’on donne cent écus de sa fille, pleure de joie, croyant n’en avoir que cinquante. De charmantes dames qui, faute d’argent, n’ont jamais pu visiter Milan, ne peuvent résister à un souper et à une robe. Le fils d’un noble vénitien tient un tripot, triche et l’avoue. Une jeune fille noble confesse que « son père lui a enseigné à tailler un pharaon de telle façon qu’elle ne peut perdre. » Hommes et femmes sont à genoux devant un sequin. On ne peut rien citer, et il n’y a que les propres paroles de l’aigrefin charlatan et viveur pour faire sentir le contraste extraordinaire des manières et des mœurs : d’un côté les beaux habits, les phrases polies, le style élégant, les prévenances et le bon goût du meilleur monde, de l’autre l’effronterie, les actions, les gestes et les ordures du plus mauvais lieu. C’est à ce bas-fond qu’aboutit la vie seigneuriale du seizième siècle ; quand le peuple ne travaille plus et que les grands volent, on voit pulluler les chevaliers d’industrie et les dames d’aventure ; l’honneur est une marchandise comme le reste, et on le livre contre espèces quand on n’a plus rien.

Et cependant c’est à cette société de privilégiés, d’oisifs, qu’on doit les grandes œuvres d’art pour lesquelles aujourd’hui l’on visite Rome. En l’absence de tout autre intérêt, ils s’occupaient de collections et d’architecture ; le plaisir de bâtir, les goûts d’antiquaire et de connaisseur sont les seuls qui restent à un seigneur fatigué des cérémonies, dans un pays où la chasse et les violents exercices corporels ne sont plus de mode, où la politique est interdite, où il n’y a point d’esprit public ni d’idées humanitaires, où la grande littérature s’est éteinte pour laisser à sa place l’ignorance crasse et les petits vers. Que voulez-vous qu’il fasse quand il a pourvu aux intérêts de sa maison, quand il a rendu des visites et fait l’amour ? Il construit et il achète. Jusqu’au dix-huitième siècle, et en pleine décadence, cette noble tradition subsiste. Il préfère la beauté à la commodité. « Les maisons, dit le président De Brosses, sont couvertes de bas-reliefs antiques de fond en comble, mais il n’y a pas de chambres à coucher. » L’Italien ne met pas son luxe, comme les Français, dans les réceptions et la goinfrerie ; à ses yeux, une belle colonne cannelée vaut mieux que cinquante repas. « Sa manière de paraître, après avoir amassé par une vie frugale un grand argent comptant, est de le dépenser à la construction de quelque grand édifice public… qui fasse passer à la postérité d’une façon durable son nom, sa magnificence et son goût. »

Les traces de cette étrange vie sont visibles à chaque pas dans les cent ou cent cinquante palais qui peuplent Rome. Vous voyez des cours immenses, des murailles hautes comme celles d’une prison, des façades monumentales. Personne dans la cour : c’est un désert ; parfois à l’entrée une douzaine de fainéants, assis sur les pavés, font semblant d’arracher l’herbe ; on dirait que le palais est abandonné. Quelquefois il l’est tout à fait ; le maître ruiné loge au quatrième étage, et tâche de louer quelque portion du reste ; les bâtiments sont trop grands, trop disproportionnés à la vie moderne : on n’en pourrait faire que des musées ou des ministères. Vous sonnez, et vous voyez arriver lentement un suisse, quelque laquais au visage terne ; tous ces gens-là ont l’air des oiseaux mélancoliques d’un Jardin des Plantes, empanachés, dorés, chamarrés, bariolés et tristes, mais posés sur un perchoir convenable. Souvent personne ne vient, quoiqu’on ait choisi le jour et l’heure indiqués : c’est que le custode fait une commission pour la princesse ; là-dessus le visiteur jure contre le maudit pays où chacun vit des étrangers et où personne n’est exact. Vous montez une quantité d’escaliers d’une largeur et d’une hauteur étonnantes, et vous voilà dans une enfilade de pièces encore plus larges et plus hautes ; vous avancez, cela ne finit pas ; vous marchez cinq minutes avant d’arriver à la salle à manger ; on logerait là quatre régiments d’infanterie, sapeurs et musique ; l’ambassade d’Autriche est perdue dans le palais de Venise comme une nichée de rats dans un vieux moulin. — Je suppose que vous fassiez visite : la famille a beau habiter le palais, il semble qu’il soit vide. On distingue quelques rares domestiques dans l’antichambre ; au delà commence la solitude, cinq ou six salons énormes, pleins de meubles fanés, la plupart dans le style de l’empire. Vous jetez les yeux en passant par une fenêtre, vous apercevez de grands murs mornes, des pavés rongés de mousses, des corniches de toit mutilées ou lépreuses. Enfin reparaissent les figures humaines, un ou deux huissiers ; on est annoncé, et l’on voit devant soi un homme fort simple, en redingote, dans un fauteuil moderne, dans une chambre plus petite que les autres, arrangée à peu près comme il faut pour être commode et tenir chaud. S’il y a au monde une habitation triste et qui soit en désaccord avec les mœurs modernes, c’est la sienne ; regardez en manière de contraste, au sortir de là, un hôtel rafraîchi, comme on en trouve quelques-uns dans la petite noblesse, une maison d’artiste, comme il y en a aux environs de la place d’Espagne, avec ses tapis, ses jardinières de fleurs, ses élégances multipliées et toutes neuves, les charmantes et innombrables inventions de son bien-être, ses dimensions médiocres et commodes, tout ce qu’elle enferme de coquet, de brillant, de confortable et d’agréable. Au contraire, il faudrait dans le palais soixante laquais chamarrés et quatre-vingts gentilshommes à gages : ce sont les meubles naturels de pareilles salles ; les cours redemandent les cent chevaux et les vingt carrosses des anciens maîtres ; les vaisselles, les tapisseries, les millions d’argent comptant devraient venir ici, comme sous les papes de l’avant-dernier siècle, pour redorer ou renouveler l’ameublement. Les tableaux eux-mêmes, tous ces grands corps en mouvement, tant de superbes nudités pendues aux murailles, ne sont plus que des monuments d’une vie éteinte, trop voluptueuse et trop corporelle pour le temps présent. L’aristocratie romaine ressemble à un lézard niché dans la carapace d’un crocodile antédiluvien, son grand-père ; le crocodile était beau, mais il est mort.



Palais Farnèse.


De tous ces fossiles, le plus grand, le plus imposant, le plus noble, le plus sévèrement magnifique est, à mon gré, le palais Farnèse. Il est dans un vilain quartier ; on passe pour y arriver aux environs du palais Cenci, si délabré et si morne ; cinq minutes auparavant j’avais traversé le Ghetto des Juifs, vrai cloaque de parias où des ruelles tortues s’enchevêtrent parmi des ruisseaux fétides, parmi des maisons dont la façade ventrue, disloquée, semble une hernie d’hydropique, parmi de noires cours suintantes, parmi des escaliers de pierre dont le boyau s’entortille autour d’un mur encrassé par la saleté séculaire. Des figures laides, courtes, blafardes, y fourmillent comme des champignons poussés sur des décombres.

L’esprit plein de ces images, on arrive : seul au milieu d’une place noirâtre se dresse l’énorme palais, massif et haut comme une forteresse, capable de recevoir et de rendre la fusillade. Il est de la grande époque ; ses architectes, San-Gallo, Michel-Ange, Vignole, surtout le premier, y ont imprimé le véritable caractère de la renaissance, celui de la vigueur virile. Véritablement il est parent des torses de Michel-Ange, et l’on y sent l’inspiration du grand âge païen, âge de passions tragiques et d’énergie intacte que la domination étrangère et la restauration catholique allaient amollir et dégrader. Au dehors, c’est un carré colossal, presque dépourvu d’ornements, à fortes fenêtres grillées ; il faut qu’il puisse résister à une attaque, durer des siècles, loger un prince et toute une petite armée : voilà la première idée du maître et de l’architecte ; celle d’agrément ne vient qu’ensuite. Encore le mot d’agrément est-il mal choisi ; parmi ces mœurs dangereuses et hardies, on ne soupçonne pas l’amusement, l’amabilité gracieuse telle que nous l’entendons ; ce qu’on aime, c’est la beauté mâle et sérieuse, et on l’exprime par des lignes et des constructions comme par les fresques et les statues. Au-dessus de cette grande façade presque nue, la corniche qui fait le rebord du toit est à la fois riche et sévère, et son encadrement continu, si bien approprié et si noble, maintient ensemble toute la masse, en sorte que le tout est un seul corps. Les bossages énormes des encoignures, la variété des longues files de fenêtres, l’épaisseur des murailles, entremêlent sans cesse l’idée de la force à l’idée de la beauté. On entre par un vestibule sombre, peuplé d’arabesques, solide comme une poterne, étayé par douze colonnes doriques trapues, de granit rougeâtre. Là s’ouvre l’admirable cour intérieure qui est le chef-d’œuvre de l’édifice ; le dehors est pour la défense : c’est au dedans qu’on se promène, qu’on se repose et qu’on prend le frais. Chaque étage a son promenoir intérieur, son portique de colonnes, et chaque colonne est encastrée dans un fort arc, d’échine résistante, ce qui augmente encore l’air énergique ; mais les balustres, la diversité des étages, l’un dorique, l’autre ionique, surtout la guirlande de fleurs et de fruits qui les sépare, les lis sculptés en façon d’arabesques, répandent dans cette sévérité une beauté charmante et comme une lumière saine au milieu d’une ombre forte.
Palais Sciarra et Doria.


L’ancien roi de Naples habite le palais Farnèse, en sorte qu’il est difficile d’en voir les peintures ; les autres sont ouverts à jours fixes. Les propriétaires ont le bon goût et le bon sens de faire de leurs galeries privées des musées publics. Des pancartes servant de livrets sont posées sur les tables et mises à la disposition des visiteurs ; les concierges et les gardiens reçoivent gravement leurs deux pauls : en effet, ce sont des fonctionnaires qui servent le public et doivent être payés par le public. — Voilà le passage de la vie aristocratique au régime démocratique : les chefs-d’œuvre, les palais ont déjà cessé chez nous d’être la propriété de particuliers pour devenir l’usufruit de tout le monde.

Palais Sciarra. — Deux tableaux précieux sont sous verre : le premier, le plus beau, est le Joueur de violon de Raphaël. C’est un jeune homme en barette noire, en manteau vert, avec un collet de fourrure et de grands cheveux bruns tombants. On a bien eu raison de déclarer Raphaël le prince des peintres ; impossible d’être plus sobre, plus simple, de comprendre la grandeur plus naturellement et avec moins d’effort. Ses fresques ternies, ses plafonds écaillés ne le montrent pas tout entier ; il faut voir des morceaux où, comme ici, le coloris n’a pas souffert, et où le relief est intact. Le jeune homme tourne lentement la tête et regarde le spectateur ; la noblesse et le calme de cette tête sont incomparables, et aussi sa douceur et son esprit ; on ne peut pas imaginer un être plus beau, plus fin, plus digne d’être aimé. Il est tellement sérieux qu’on lui croirait une nuance de tristesse ; la vérité est seulement qu’il est au repos et qu’il a l’âme noble. Plus on regarde Raphaël, plus on sent qu’il avait une âme tendre et généreuse, semblable à celle de Mozart, celle d’un homme de génie qui a déployé son génie sans peine et toujours vécu parmi des formes idéales ; il est resté bon, comme une créature supérieure qui traverserait sans les subir les misères et les bassesses de la vie.

L’autre tableau est le portrait d’une maîtresse du Titien, noble aussi et calme comme une statue grecque ; elle a posé une main sur un écrin, et l’autre main touche ses magnifiques cheveux, qui retombent jusque sur son col. La chemise flotte, blanche et plissée ; une grande draperie rouge s’enroule tordue autour des épaules. Quelle sottise que de comparer les deux peintures et les deux peintres ! Est-ce que le meilleur n’est pas de jouir par eux de tous les aspects de la vie ?

Deux Madeleines du Guide. — Ici on fait la comparaison malgré soi ; on quitte tout de suite cette peinture molle, blanche, qui semble faite sans idée et à la mécanique.

Je trouve qu’un des chefs-d’œuvre de cette galerie, peut-être le plus grand, est la Modestie et la Vanité de Léonard de Vinci[2] ; ce ne sont que deux figures de femmes dans un fond sombre. Ici, et comme par contraste, ce qu’il y a d’idées est incroyable. Cet homme est le plus profond, le plus pensif de tous les peintres, un penseur raffiné qui a des curiosités, des caprices, des délicatesses, des exigences, des sublimités, peut-être des tristesses au delà de tous ses contemporains. Il a été universel, peintre, sculpteur, architecte, machiniste, ingénieur ; il a deviné les sciences modernes, pratiqué et marqué leur méthode avant Bacon, inventé en toutes choses jusqu’à paraître bizarre aux hommes de son siècle, percé et poussé en avant, à travers les siècles et les idées futures, sans jamais s’enfermer dans un art ni dans une occupation, sans jamais se contenter de ce qu’il savait et pouvait, au contraire dégoûté à l’instant de ce qui aurait suffi à l’amour-propre du plus ambitieux génie, toujours préoccupé de se dépasser lui-même, de renchérir sur ses découvertes, comme un navigateur qui, négligeant le succès, oubliant le possible, s’enfonce irrésistiblement dans l’inconnu et dans l’infini. L’expression de la figure qui représente la Vanité est incroyable. On ne saura jamais toutes les recherches, les combinaisons, les sensations, tout le travail intérieur spontané et réfléchi, tout le chemin parcouru par l’âme et l’esprit, pour arriver à trouver une pareille tête. Elle est bien plus svelte, bien plus noblement élégante que celle de la Monna Lisa, et l’abondance, la recherche de sa coiffure sont extraordinaires. De superbes torsades étagent au-dessus de ses cheveux leurs reflets d’hyacinthe ; d’autres cheveux crépelés descendent jusque sur les épaules. Le visage n’a presque point de chair ; les traits, siège de l’expression, l’occupent tout entier. Elle sourit étrangement, tristement, de ce sourire propre à Vinci, avec la plus singulière supériorité mélancolique et railleuse : une reine, une femme adorée, une déesse qui aurait tout et trouverait que c’est bien peu, aurait ce sourire.

La salle des paysages est une des plus riches ; elle renferme plusieurs Claude Lorrain, des Locatelli ; un vaste paysage du Poussin représentant saint Mathieu qui écrit auprès d’une grande eau dans une campagne monumentale : toujours le paysage italien, tel qu’on l’entend dans ce pays, c’est-à-dire la villa agrandie, de même que le jardin anglais est la campagne rapetissée. Les deux races, la germanique et la latine, montrent ici leur opposition : l’une aime la nature libre pour elle-même, l’autre ne l’accepte qu’en manière de décoration, pour l’approprier et la subordonner à l’homme. Le plus beau de ces tableaux est le grand paysage du Poussin : une rivière qui tourne, sur la gauche une forêt, sur le devant une colonnade ruinée, en face une tour, dans le lointain des montagnes bleuâtres. Les plans s’étagent ainsi que des architectures, et les taches de couleur sont comme les formes, simples, fortes, sobres et bien opposées. Cette gravité, cette régularité, contentent l’esprit, sinon les yeux ; mais pour y être vraiment sensible il faudrait aimer les tragédies, le vers classique, la pompe de l’étiquette et des grandeurs seigneuriales ou monarchiques. Il y a une distance infinie entre ces sentiments et les sentiments modernes. Qui est-ce qui reconnaîtrait ici la vie de la nature telle que nous la comprenons, telle que la peignent nos poètes, ondoyante, sujette à l’accident, tour à tour délicate, étrange et puissante, expressive par elle-même, et aussi variée que la physionomie de l’homme ?

Autant le palais Sciarra est délabré, autant le palais Doria est magnifique. Entre les familles romaines, la famille des Doria est une des plus riches ; il y a huit cents tableaux dans les appartements. On traverse d’abord une grande quantité de chambres qui en sont couvertes ; puis on entre dans la galerie, superbe promenoir carré autour d’une cour remplie de plantes verdoyantes, peint à fresque, orné de grandes glaces. Trois côtés sont remplis de tableaux, le quatrième de statues. Çà et là sont des portraits ou des bustes de famille : celui de l’amiral André Doria, le premier citoyen et le libérateur de Gênes, celui de donna Olimpia, qui gouverna l’Église sous Innocent X. Une telle galerie, un jour de réception, aux lumières, peuplée de costumes riches d’officiers, de cardinaux, d’ambassadeurs, doit offrir un spectacle unique. J’ai vu dans d’autres palais deux ou trois de ces grandes soirées ; les lauriers, les orangers, mêlés aux bustes et aux statues, parent les escaliers et les vestibules ; les chairs vivantes des peintures luisent magnifiquement dans leurs fonds noirâtres et leurs cadres d’or ; les longues galeries, les salons hauts de trente pieds, laissent les groupes se faire et se défaire avec aisance ; les flambeaux des torchères, les girandoles des lustres, étalent leurs clartés dans ce vaste espace sans éblouir les yeux par leur profusion ; les demi-ombres, les tons adoucis, ne disparaissent pas, comme dans nos petits salons, sous l’uniformité et la crudité d’une lumière blanche. Chaque groupe a sa teinte propre et vit de son air ; parmi les tentures de soie, entre les marbres mats des statues, sous les reflets sombres des bronzes, les personnages nagent dans une sorte de fluide dont les yeux sentent la mollesse et la profondeur.

Les paysages de Poussin et de Guaspre Poussin, son élève, remplissent une salle presque entière. Ce sont les plus grands que j’aie jamais vus : l’un a vingt pieds de long. À force de regarder ces mouvements de terrains savamment disposés, ces premiers plans noirâtres peuplés de grands arbres et qui font contraste avec la teinte effacée des montagnes lointaines, cette large ouverture de ciel, on finit par se détacher de son temps et se mettre au point de vue du peintre. S’il ne sent pas la vie de la nature, il sent sa grandeur, sa gravité solennelle, même sa mélancolie. Il a vécu en solitaire, en méditatif, dans un âge de décadence. Peut-être le paysage n’est-il que le dernier moment de la peinture, celui qui clôt une grande époque et convient aux âmes fatiguées ; quand l’homme est encore jeune de cœur, c’est à lui-même qu’il s’intéresse : la nature n’est pour lui qu’un accompagnement. Du moins il en est ainsi en Italie ; si l’art du paysage s’y développe, c’est à la fin, au temps des arcadiens et des académies pastorales ; il occupe déjà la plus grande partie des toiles de l’Albane ; il remplit toutes celles de Canaletti, le dernier des Vénitiens. Zucarelli, Tempesta, Salvator, sont des paysagistes. Au contraire, du temps de Michel-Ange et même de Vasari, on dédaignait les arbres, les fabriques ; tout ce qui n’est pas le corps humain semblait accessoire.

Il y a là plusieurs tableaux de Titien ; une Sainte Famille de sa première manière ; le superbe type corporel qu’il va étaler dans ses maîtresses commence à se dégager. Deux portraits les représentent ; ce ne sont que de belles créatures saines et franches : l’une, parée de perles avec une collerette, est la plus appétissante des servantes bien nourries. Une Madeleine gaillarde étalée à pleine poitrine n’est qu’un simple animal. Une sainte Agnès n’est qu’une bonne petite fille un peu boudeuse, bien enfant, bien exempte de toute idée mystique. Dans son Sacrifice d’Abraham, le pauvre Isaac crie comme un petit garçon qui vient de se couper le doigt. Titien ose presque autant que Rubens montrer dans l’homme le tempérament, les passions de la chair et du sang, les instincts libres et bas, toute la vie brutale du corps ; mais il ne la lâche pas, il maintient la chair débordante dans les contours d’une forme harmonieuse : chez lui, la volupté ne va pas sans la noblesse. Son bonheur n’est pas le simple assouvissement des sens, c’est en outre le contentement des instincts poétiques ; il ne se réduit pas à des kermesses, il veut des fêtes, non pas des fêtes de rustres, mais des fêtes d’épicuriens et de grands seigneurs. L’instinct chez de pareilles gens peut être aussi fort, aussi débordé que dans le peuple, mais il est accompagné d’un autre esprit et ne se satisfait pas à si peu de frais ; ce qu’il demande, ce ne sont pas des navets dans une écuelle, mais des oranges sur un plat d’or. On ne peut imaginer une couleur plus franche et plus saine que celle de ses Trois Âges de l’homme, un corps plus florissant et plus frais que sa superbe femme blonde ; sa robe est rouge, et les manches de sa blanche chemise retroussées avec de gros bourrelets aux épaules laissent voir la blancheur ferme de ses admirables bras ; elle a le regard sérieux et calme. Nous ne savons plus faire la beauté qui pourrait provoquer et ne provoque pas.

Plusieurs tableaux de l’école bolonaise sont tous du même caractère. L’un est du Guerchin, très-poussé au noir, et représente Herminie qui rencontre Tancrède blessé, évanoui ; l’écuyer est une tête d’académie, l’homme évanoui est copié sur le réel avec des intentions mélodramatiques. — Le second tableau, qui est du Guide, est une madone adorant l’Enfant Jésus ; la madone est une jolie pensionnaire, et le tableau sent déjà la dévotion fade et le voisinage du sacré-cœur. — Le troisième est une pietà d’Annibal Carrache. Son Christ, un beau jeune homme, a une tête distinguée, touchante, qui pourrait plaire à une belle dame. Les petits anges émus se montrent avec attendrissement les trous des pieds, essayent de soulever la main pesante. Ce sont là des recherches ou des gentillesses sentimentales, comme il en faut dans le nouveau piétisme du dix-septième siècle, dans une religion de femmes mondaines et mystiques.

Mais les morceaux les plus frappants sont, je crois, les portraits. L’un, de Véronèse, représente Lucrèce Borgia, en velours noir, le sein un peu découvert, avec des bouillons de dentelle au corsage et aux manches, grosse, déjà mûre, les cheveux retroussés, un front bas, l’air composé et un singulier regard ; telle elle était lorsque Bembo lui adressait les périodes et les protestations de ses lettres cérémonieuses. — L’amiral André Doria, de Sébastien del Piombo, est un superbe homme d’État et de guerre, au geste commandant, au regard calme, et sa grande tête est encore prolongée par une barbe grise. — Une autre tête par Bronzino, celle de Machiavel, éveillée, goguenarde, finit par arriver à l’expression d’un acteur bouffe ; vous diriez d’un finaud qui a l’air de flairer attentivement autour de lui avec des intentions drolatiques. Dans Machiavel, il y a un comique sous l’historien, le philosophe et le politique, et ce comique est cru, licencieux, amer souvent et à la fin désespéré. On connaît ses plaisanteries au sortir de la torture, ses gaietés funèbres pendant la peste ; quand on est trop triste, il faut rire pour ne pas pleurer ; peut-être au dix-septième siècle, et en France, il eût été Molière. — Deux portraits sont attribués à Raphaël, ou appartiennent à sa manière, ceux de Barthole et de Baldus, rudes et forts gaillards ; tout l’homme est saisi sans heurt, et par le centre ; à côté de Raphaël, les autres peintres sont hors de l’équilibre, excentriques. — Le chef-d’œuvre entre tous les portraits est celui du pape Innocent X par Velasquez : sur un fauteuil rouge, devant une tenture rouge, sous une calotte rouge, au-dessus d’un manteau rouge, une figure rouge, la figure d’un pauvre niais, d’un cuistre usé : faites avec cela un tableau qu’on n’oublie plus ! Un de mes amis revenant de Madrid me disait qu’à côté des grandes peintures de Velasquez qui sont là, toutes les autres, les plus sincères, les plus splendides, semblaient mortes ou académiques.



Palais Borghèse.


Quand au tournant d’une clairière vous voyez une biche avancer la tête et écouter, le mouvement penché de son cou vous semble gracieux, et vous sentez l’ondulation souple qui, au premier bruit, va courir sous son échine et la lancer à travers les taillis. Quand devant vous un cheval qui veut sauter se ramasse sur sa croupe, vous sentez le gonflement des muscles qui le cabrent sur ses jarrets, vous vous intéressez par sympathie à cette attitude et à cet effort. Vous ne souhaitez pas autre chose, vous ne demandez pas en surcroît une idylle morale, une intention psychologique, comme en cherche Landseer. Tel est l’esprit dans lequel il faut considérer les tableaux du grand siècle en Italie ; l’expression commence plus tard avec les Carraches : ce qui occupe les hommes aux environs de l’an 1500, c’est l’animal humain et son accompagnement, le costume peu compliqué et lâche. Joignez-y la pompeuse superstition du temps, le besoin de saints pour les églises et de décoration pour les palais. De ces deux sentiments est sorti le reste ; encore le second n’a-t-il fourni que le motif ; toute la substance de la peinture vient du premier. Ils ont eu raison ; la douleur, la joie, la pitié, la colère, toutes les nuances des passions n’étant visibles qu’à l’œil intérieur, si je leur subordonne le corps, si les muscles et le vêtement ne sont là que pour les traduire, je traite les formes et les couleurs en simples moyens, je fais ce que je pourrais mieux faire avec un autre art, la poésie par exemple. Je commets la même faute que la musique lorsque avec une rentrée de clarinette elle prétend exprimer la ruse triomphante du jeune Horace, la même faute que la littérature lorsque avec vingt-cinq lignes de noir sur du blanc elle essaye de nous montrer la courbure d’un nez ou d’un menton. Je manque les effets pittoresques et je n’atteins qu’à demi les effets littéraires ; je ne suis qu’un demi-peintre et un demi-littérateur.

Cette idée-là revient sans cesse, par exemple, devant les madones et la Vénus d’André del Sarto, belles jeunes filles qui sont parentes, devant la Visitation de Sébastien del Piombo ; c’est la Visitation, si vous voulez, mais le vrai titre serait : une jeune femme debout à côté d’une vieille femme courbée. Il y avait deux hommes dans le spectateur du temps, le dévot qui, en payant le tableau pour une église, croyait gagner cent ans d’indulgences, et l’homme d’action qui, la tête remplie d’images corporelles, se plaisait à contempler deux corps sains, actifs, dans des manteaux bien drapés.

L’amour sacré et l’amour profane de Titien, encore un chef-d’œuvre et du même esprit : une belle femme habillée à côté d’une belle femme nue, rien d’autre, et cela suffit. L’une sérieuse du sérieux le plus noble, l’autre blanche de la blancheur ambrée de la chair vivante entre un linge blanc et un vêtement rouge, les seins peu marqués, la tête exempte de toute bassesse licencieuse, donnent l’idée du plus heureux amour. À côté d’elles est un bassin sculpté, derrière elles un grand paysage bleuâtre, des terrains roux tranchés par la teinte foncée des bois sombres, et dans le lointain la mer ; à distance sont deux cavaliers ; on aperçoit un clocher, une ville. Ils aiment les paysages réels qu’ils voient tous les jours, et les mettent dans leurs tableaux sans s’inquiéter de la vraisemblance ; tout est pour le plaisir des yeux, rien pour celui de la faculté raisonnante. L’œil passera des tons simples de cette chair ample et saine aux riches teintes noyées du paysage, comme l’oreille passe de la mélodie à l’accompagnement. Les deux sont d’accord, et l’on sent en allant de l’un à l’autre un plaisir qui continue un plaisir du même ordre. Dans son autre tableau, les trois Grâces, lorsqu’on a regardé la première, son beau visage paisible, le diadème d’or semé de perles qui avance jusqu’au milieu de ses cheveux crêpelés, et ces blonds cheveux dont les ondes de soie retombent sur le col jusqu’à la robe, on laisse aller ses yeux vers le magnifique paysage de rochers nus azurés par l’air et la distance, et la poésie de la nature ne fait que compléter celle du corps.

Il y a dix-sept cents tableaux dans cette galerie ; comment en parler ? Comptez tous les musées d’Italie, tous ceux qui sont au delà des monts, tout ce qui a péri ; ajoutez qu’il n’y a pas de maison particulière un peu aisée qui n’ait quelque vieux tableau. Il en est de la peinture italienne comme de cette sculpture grecque qui jadis accumulait à Rome soixante mille statues. Chacun de ces arts correspond à un moment unique de l’esprit humain ; on pensait alors par des couleurs et par des formes.

Un de ces tableaux reste dans l’esprit, la Chasse de Diane, par le Dominiquin. Ce sont de toutes jeunes filles nues ou demi-nues, rieuses et un peu vulgaires, qui se baignent, qui tirent de l’arc, qui jouent. L’une, couchée sur le dos, a le plus charmant geste d’enfant heureuse et espiègle. Une autre, qui vient de tirer de l’arc, sourit avec une jolie gaieté villageoise. Une petite de quinze ans, au torse plantureux et dru, défait sa dernière sandale. Toutes ces fillettes sont rondes, alertes, gentilles, un peu grisettes et partant fort peu déesses ; mais il y a tant de jeunesse et de naturel dans leurs physionomies et dans leurs allures ! Dominiquin est un peintre original, sincère, tout à fait le contraire du Guide. Parmi les exigences de la mode, des conventions et du parti pris, il a son sentiment propre, il ose le suivre, revenir à la nature, l’interpréter à sa façon. Les gens de son temps l’en ont puni, il a vécu malheureux et méconnu.
Palais Barberini et Rospigliosi.


Il est agréable de suivre son idée ; je suis allé voir ses autres tableaux : il y en a un au palais Barberini qui représente Adam et Ève devant Dieu après leur péché. Le peintre s’y montre aussi consciencieux que maladroit ; Adam, avec l’air d’un domestique benêt, s’excuse et montre piteusement Ève, qui montre le serpent avec un soin non moins exagéré. « Ce n’est pas ma faute, c’est elle. » — « Ce n’est pas ma faute, c’est lui. » On voit que l’artiste poursuit l’expression morale, qu’il y insiste avec l’intention scrupuleuse d’une école de la décadence ; Raphaël ne descendait pas jusque-là. Un autre signe du temps, c’est la décence ecclésiastique : Ève et Adam ont des ceintures de feuilles. Mais le corps et la tête de la femme, les petits anges qui portent Jehovah sont parfaitement beaux, et toute la peinture est solide. Dominiquin était le fils d’un cordonnier, lent et laborieux, d’esprit doux et modeste, très-laid, malheureux en amour, pauvre, critiqué et opprimé, tout reployé en lui-même, se cherchant et ne se trouvant pas toujours, comme une plante qui, dans un mauvais air, sous des giboulées fréquentes, se développe incomplètement, et, parmi des bourgeons avortés, pousse çà et là de belles fleurs. Il y a dans le palais Rospigliosi une autre Ève de lui, cette fois cueillant la pomme. Ève est belle, et il n’y a aucune partie du tableau qui ne montre une étude attentive ; mais quelle idée baroque que cette ménagerie de tous les animaux entassés autour d’eux, ce perroquet rouge sur l’arbre de vie ! L’arbre a une bosse, une espèce de marchepied sur lequel Adam monte. En revanche, dans son Triomphe de David, qui est à côté, le génie et le naturel sont jetés à pleines mains. On ne peut rien voir de plus charmant, de plus vivant que le groupe des femmes qui jouent des instruments ; une surtout, demi-penchée, étendant les bras, un sistre dans les mains, en tunique bleue, la jambe nue, s’élance avec un geste d’une grâce inexprimable : la chair est comme imprégnée de lumière ; impossible de trouver une pose qui mette la structure humaine, le bel animal qui déploie ses membres dans un plus beau jour. Toutes ces têtes sont jeunes, d’une grâce et d’une sincérité virginales, inventées. On voit un homme qui a un vrai cœur de peintre, qui a senti le beau tout seul et par lui-même, qui a cherché, qui a créé, qui est aux prises avec son idée, qui travaille de toute sa force pour la rendre, qui n’est pas un simple fabricant de figures comme le Guide. « Il ne cessait jamais, disent ses biographes, de fréquenter des endroits où se rassemblaient des quantités de gens, afin d’observer les attitudes et les expressions par lesquelles les sentiments intérieurs se manifestent. » On trouve partout chez lui cet effort, souvent trop grand, vers l’expression : tel est le geste irrité de Saül, qui tire violemment sa tunique. Le peintre a voulu montrer un jaloux qui se décèle à demi et se contient à demi ; mais la peinture rend mal les complications et les nuances des sentiments ; la psychologie n’est pas son affaire.

C’est dans ce palais que se trouve le célèbre plafond du Guide, celui qu’on appelle l’Aurore ; le dieu du jour est sur son char, entouré par le chœur des Heures dansantes, et sur le devant, à travers l’air, la première Heure matinale jette des fleurs. Le bleu profond de la mer encore demi-obscure est charmant ; il y a une joie, une ampleur toute païenne dans les florissantes déesses qui se tiennent par la main, formant des pas, comme pour une fête antique. En effet, il copiait l’antique, par exemple les Niobides, et de la sorte il s’était fait une manière : le type une fois trouvé, il le répétait toujours, consultant, non pas la nature, mais l’agrément du spectateur. Aussi la plupart de ses figures ressemblent à des gravures de modes, par exemple l’Andromède de la salle voisine ; celle-ci n’a ni corps ni substance, elle n’existe pas, elle n’est qu’un ensemble d’agréables contours. Le Guide est un artiste heureux, admiré, mondain, qui s’accommode au goût du jour, qui plaît aux dames. Il disait : « J’ai deux cents manières différentes de faire regarder le ciel par de beaux yeux. » Ce qu’il apporte dans ce monde léger, galant, déjà affadi, où les sigisbés fleurissent, ce sont des délicatesses d’expression féminine inconnues aux anciens maîtres, ce sont des physionomies et des sourires de société. La véritable énergie, la force intérieure de la passion franche ont disparu déjà en Italie ; on n’aime plus les vraies vierges, les âmes primitives, les simples paysannes de Raphaël, mais de touchantes pensionnaires de salon ou de couvent, des demoiselles bien apprises ; l’ancienne rudesse s’est effacée, il n’y a plus de trace de la familiarité républicaine ; les gens se parlent cérémonieusement, selon l’étiquette, avec des titres ronflants et des phrases obséquieuses ; depuis la conquête espagnole, ils ne s’appellent plus frère ou compère, ils se donnent du monseigneur à travers le visage. Le goût a changé avec l’état des âmes ; des gens raffinés et mous ne peuvent aimer des figures simples et fortes ; il leur faut des rondeurs maniérées, des sourires doucereux, des teintes curieusement fondues, des visages sentimentaux, l’agrément et la recherche en toutes choses, quelquefois, par contraste, les rudesses du Caravage, la trivialité et la crudité de l’imitation littérale, comme un verre d’eau-de-vie après vingt verres d’orgeat sucré. On sent ce contraste, en comparant, à la galerie Barberini, deux portraits célèbres, deux figures qui, à cent cinquante ans de distance, ont été des objets d’amour et des modèles de beauté : la Fornarina de Raphaël est un simple corps, tête brune, le regard dur, l’expression vulgairement joyeuse, les rebords des yeux fortement marqués, les avant-bras très-gros, les épaules trop tombantes, une vigoureuse femme du peuple, pareille à cette boulangère entretenue par lord Byron, qui le tutoyait et l’appelait chien de la Madone ; Raphaël n’y trouvait certainement qu’un animal humain bien membré, bien portant, qui lui fournissait des motifs de lignes. Tout au contraire, la Cenci du Guide est une délicate et jolie pâlotte ; son petit menton, sa bouche mignonne, toutes les courbures de son visage sont gracieuses ; drapée de blanc, la tête entourée de linges blancs, elle est posée en modèle comme une figure d’étude. Elle est intéressante et maladive ; ôtez-lui la pâleur qui lui vient de son triste état, il reste une agréable demoiselle, comme la vierge de l’Annonciation du Louvre devant l’ange, qui est un agréable page : voilà de quoi faire courir les faiseurs de sonnets et les belles dames.

  1. Cités par Ranke, Geschichte der Pæpste.
  2. Quelques personnes l’attribuent à Luini, le meilleur élève et le plus exact imitateur de Léonard. Peut-être Léonard a-t-il fourni une esquisse ou ajouté des retouches. Mais la puissance de l’expression et des ombres sont dignes de lui, et je crois le tableau de sa main.