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Terres vierges/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 18-26).


III


L’élégant visiteur s’avança vers Néjdanof et, avec un sourire plein de condescendance :

« J’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer, dit-il, et même de causer avec vous, monsieur Néjdanof, avant-hier, si vous voulez bien vous en souvenir, au théâtre. »

Le visiteur s’arrêta, attendant une réponse, Néjdanof fit un signe de tête et rougit.

« Oui !… et aujourd’hui je me présente chez vous en conséquence de l’annonce que vous avez fait insérer dans les journaux. J’aurais voulu causer avec vous à ce sujet, si toutefois cela ne gêne pas les personnes présentes… »

Il s’inclina vers Machourina et indiqua Ostrodoumof et Pakline d’un geste de sa main gantée de peau de Suède.

« … Et si je ne les dérange pas…

— Du tout… du tout… répondit Néjdanof, non sans quelque effort, mes amis permettront… Prenez la peine de vous asseoir. »

Le visiteur, de l’air le plus aimable, s’inclina, saisit par le dossier une chaise qu’il rapprocha de lui, mais il ne s’assit pas, — car tout le monde était debout dans la chambre, — et promena autour de lui ses yeux clairs et pénétrants, quoique à demi fermés.

« Au revoir, Alexis Dmitritch, dit tout à coup Machourina, je passerai tantôt.

— Moi aussi, ajouta Ostrodoumof, moi aussi… tantôt. »

Par une sorte de bravade, Machourina, passant à côté du visiteur, alla prendre la main de Néjdanof, la secoua énergiquement et sortit sans saluer personne.

Ostrodoumof sortit à sa suite, faisant résonner ses talons sur le plancher plus que cela n’était nécessaire ; il haussa même les épaules à deux reprises comme s’il eût voulu dire :

« Voilà pour toi, collet de castor ! »

Le visiteur les accompagna tous deux d’un regard poli, légèrement curieux, qu’il ramena ensuite sur Pakline, comme s’il se fût attendu à voir ce dernier suivre l’exemple des deux autres.

Mais Pakline, dont le visage, depuis l’arrivée de l’étranger, s’était éclairé d’une sorte de sourire contenu, se fit tout petit et se réfugia dans un coin. Ce que voyant, le visiteur s’assit. Néjdanof fit de même.

« Je me nomme Sipiaguine… Mon nom ne vous est peut-être pas tout à fait inconnu ? » commença le visiteur, d’un air d’orgueilleuse modestie.

Mais avant tout, il faut raconter comment Néjdanof l’avait rencontré au théâtre.

On donnait une comédie d’Alexandre Ostrowski : Ne t’assieds pas dans le traîneau d’autrui. Néjdanof, dès le matin, était allé au bureau de location, où il y avait foule. Son intention était de prendre un simple billet de parterre ; mais, au moment où il s’approchait du guichet, un officier, placé derrière lui, tendit un billet de trois roubles par-dessus la tête de Néjdanof en criant au caissier :

« Monsieur aura sans doute besoin qu’on lui rende de la monnaie, — et moi, non ; — passez-moi donc, je vous prie, un fauteuil d’orchestre du second rang… Je suis un peu pressé.

— Pardon, monsieur, lui dit Néjdanof d’un ton sec, moi aussi je prends un fauteuil du second rang. »

Là-dessus, il jeta au caissier un billet de trois roubles, toute sa fortune ; et, le soir venu, il se trouva établi dans la région aristocratique du théâtre Alexandra.

Assez mal vêtu, sans gants, les bottes non cirées, il se sentait troublé, et en même temps furieux contre lui-même à cause de ce trouble. Son voisin de droite se trouvait être un général constellé de décorations ; son voisin de gauche était précisément cet élégant visiteur, le conseiller privé Sipiaguine, dont l’apparition, deux jours plus tard, devait si fort émouvoir Machourina et Ostrodoumof.

Le général jetait, par intervalles, un regard sur Néjdanof comme sur quelque chose d’inconvenant, d’inattendu et même de blessant ; quant à Sipiaguine, les regards obliques qu’il dirigeait sur lui n’étaient nullement hostiles.

Les gens qui entouraient Néjdanof n’étaient pas de simples individus ; c’étaient des personnages ; ils se connaissaient tous entre eux, et ils échangeaient de courtes phrases, des compliments, de simples exclamations qui passaient quelquefois, comme ce matin même devant la caisse, par-dessus la tête de Néjdanof ; et lui se tenait immobile, mal à l’aise dans son large et confortable fauteuil, se faisant à lui-même l’effet d’un paria. La mauvaise honte, l’amertume, toutes sortes de sentiments méchants lui gonflaient le cœur. Tout à coup, — ô miracle ! — pendant un entr’acte, son voisin de gauche, non pas le général constellé, mais l’autre, qui n’avait aucune marque de distinction sur la poitrine, lui adressa poliment la parole, avec un air de bienveillance où semblait percer une certaine envie de plaire. Il parlait de la pièce d’Ostrowski, il demandait à Néjdanof, « comme à un des représentants de la jeune génération », ce qu’il pensait de cet ouvrage.

Étonné, presque effrayé, Néjdanof ne répondit d’abord que par des monosyllabes, d’une voix saccadée… À vrai dire, le cœur lui battait très-fort. Puis il se sentit de nouveau furieux contre lui-même : pourquoi diable se troublait-il ainsi ? Son voisin n’était-il pas un homme comme les autres ?

Il se mit à énoncer ses idées sans hésitation, sans atténuation ; à la fin, il se laissa si bien entraîner et parla si haut que son voisin de droite en fut visiblement incommodé.

Néjdanof était un ardent admirateur d’Ostrowski ; mais, malgré tout le respect pour le talent déployé par l’auteur dans cette comédie, il ne pouvait y approuver une tendance évidente à rabaisser la civilisation, tendance que le type caricatural de Vikhoref[1] n’accusait que trop.

Son aimable voisin l’écoutait avec attention, avec complaisance ; et, à l’entr’acte suivant, il renoua conversation avec lui, non plus sur la comédie d’Ostrowski, mais en général sur des sujets tirés de la vie, de la science, et même de la politique. Il s’intéressait visiblement à son jeune et éloquent interlocuteur. Néjdanof non-seulement n’éprouvait plus de gêne, mais par moments, comme on dit, « il donnait de la vapeur. »

« Ah ! tu fais le curieux ! pensait-il. Eh bien, je vais t’en faire voir ! »

Quant au voisin de droite, ce qu’il éprouvait n’était plus de l’inquiétude, mais une indignation mêlée de soupçons.

À la fin du spectacle, Sipiaguine prit congé de Néjdanof de la façon la plus gracieuse ; toutefois il ne désira pas connaître son nom et lui-même ne se nomma pas.

Pendant qu’il attendait sa voiture devant le péristyle, il rencontra un de ses bons amis, le prince G…, aide de camp de l’empereur.

« Je t’ai vu de ma loge, lui dit le prince en souriant à travers ses moustaches parfumées. Sais-tu avec qui tu causais ?

— Non, je ne sais pas ; et toi ?

— Un garçon intelligent, n’est-ce pas ?

— Très-intelligent ! Qui est-il ? »

Le prince se pencha vers Sipiaguine, et lui dit à l’oreille :

« Mon frère, oui, mon frère ! un fils naturel de mon père… il s’appelle Néjdanof. Je te conterai ça… mon père ne l’attendait pas, c’est pourquoi il le nomma Néjdanof[2]. Cependant il s’occupa de lui… Il lui a fait un sort[3]… nous lui payons une pension. C’est un garçon de tête… grâce à mon père, il a reçu une bonne éducation. Seulement, c’est un toqué… un républicain… Nous ne le recevons pas… Il est impossible ! Mais voilà ma voiture ; au revoir. »

Le prince s’éloigna. Le lendemain, Sipiaguine, en lisant la Gazette de police, tomba sur l’annonce insérée par Néjdanof, et il se rendit chez lui.

« Je me nomme Sipiaguine, dit-il à Néjdanof en s’asseyant sur une chaise de paille vis-à-vis du jeune homme qu’il enveloppait d’un regard important et lucide. J’ai appris par les journaux que vous désirez accompagner une famille, et voici ce que je suis venu vous proposer. Je suis marié ; j’ai un fils âgé de neuf ans, un garçon très-bien doué, je n’hésite pas à le dire. Nous passerons à la campagne une partie de l’été et de l’automne, dans le gouvernement de S…, à cinq verstes du chef-lieu. Ne désireriez-vous pas nous accompagner pendant les vacances, pour enseigner à mon fils la langue russe et l’histoire, les deux sujets dont vous faites mention dans votre annonce ? J’ose croire que vous seriez content de moi, de ma famille et même de mon domaine. Un très-beau jardin, une jolie rivière, un bon air, une maison spacieuse… Consentez-vous ? En ce cas, il ne resterait plus qu’à me faire connaître vos conditions, quoique je suppose, ajouta-t-il avec un léger sourire, que, sur ce point, il ne peut pas s’élever entre nous la moindre difficulté. »

Pendant tout le temps que Sipiaguine parlait, Néjdanof était resté les yeux fixés sur lui ; il regardait ce front étroit, peu élevé, mais intelligent, ce nez romain aux lignes fines, ces yeux agréables, ces lèvres régulières d’où sortait un flot de courtoises paroles, ces longs favoris tombants à l’anglaise ; il regardait et ne savait que penser.

« Que signifie tout cela ? se demandait-il. Pourquoi cet homme a-t-il l’air de me faire des avances ? Cet aristocrate… et moi, comment se fait-il que nous soyons là ensemble ? Qu’est-ce qui l’a amené chez moi ? »

Il était si bien enfoncé dans ses réflexions, qu’il n’ouvrit pas la bouche, même alors que Sipiaguine, ayant terminé son petit discours, rentra dans le silence et attendit la réponse.

Sipiaguine jeta un coup d’œil vers le coin où s’était réfugié Pakline, qui le dévorait des yeux, pour le moins autant que Néjdanof. Peut-être était-ce la présence de ce tiers qui empêchait Néjdanof de parler ?

Sipiaguine leva les sourcils d’un air résigné, comme acceptant la bizarrerie d’une situation dans laquelle, d’ailleurs, il était venu se mettre volontairement ; puis, après avoir levé les sourcils, il éleva la voix et répéta la question.

Néjdanof tressaillit.

« Certainement, dit-il avec une certaine précipitation, je… consens… avec plaisir… quoique, je dois vous l’avouer… je ne puisse m’empêcher d’être un peu surpris… n’ayant auprès de vous aucune recommandation… et puis les opinions mêmes que j’ai énoncées avant-hier au théâtre auraient dû plutôt vous détourner…

— Vous vous trompez complètement sur ce point, cher monsieur Alexis… Alexis Dmitritch, je crois, n’est-ce pas ? dit Sipiaguine en souriant. Pour ma part, j’ose l’affirmer, je suis connu comme un homme aux convictions libérales, progressistes ; et vos idées, abstraction faite, — permettez-moi de vous le dire, — d’une certaine dose d’exagération qui est le propre de la jeunesse, vos idées ne sont nullement en contradiction avec les miennes ; — j’ajouterai même qu’elles me plaisent par leur ardeur juvénile. »

Sipiaguine parlait sans la plus légère hésitation ; ses périodes arrondies et moelleuses coulaient, selon l’expression russe, « comme du miel sur de l’huile. »

« Ma femme partage ma manière de voir, continua-t-il ; peut-être même ses opinions se rapprochent-elles plus des vôtres que des miennes ; c’est tout simple, elle est plus jeune que moi. Lorsque, le lendemain de notre entrevue, j’ai lu dans les journaux votre nom, que, par parenthèse, j’avais appris au théâtre, et que vous avez publié, contre l’usage ordinaire, en même temps que votre adresse, — ce fait m’a frappé. J’ai vu là-dedans, — dans cette coïncidence, — une sorte de… pardonnez ce qu’il y a de superstitieux dans mon expression… une sorte d’arrêt de la destinée. — Vous me parlez de recommandations. Votre extérieur, votre personnalité éveillent ma sympathie ; cela me suffit. J’ai l’habitude de me fier à mon coup d’œil. Ainsi je puis espérer… Vous consentez ?

— Je consens, certainement… répondit Néjdanof, et je m’efforcerai de justifier votre confiance. Cependant permettez-moi de vous avertir, dès à présent, que je suis prêt à être le professeur de votre fils, mais non son gouverneur. Je n’ai pas les aptitudes d’un gouverneur, et puis, je ne veux pas me lier, je ne veux pas renoncer à ma liberté. »

Sipiaguine fit avec la main le geste de chasser une mouche.

« Soyez tranquille, mon très-cher monsieur Néjdanof… Vous n’êtes pas du bois dont on fait les gouverneurs ; et, du reste, ce n’est pas d’un gouverneur que j’ai besoin. Je cherche un professeur, et je l’ai trouvé. Et maintenant, les conditions ? Les conditions pécuniaires ? Le vil métal ? »

Néjdanof, embarrassé, hésitait.

« Écoutez, dit Sipiaguine se penchant en ayant de tout son corps, et touchant amicalement du bout du doigt le genou de Néjdanof : — entre gens comme il faut, deux mots suffisent. Je vous propose cent roubles par mois ; les frais de voyage, aller et retour, naturellement à ma charge. — Cela vous va-t-il ? »

Néjdanof rougit de nouveau.

« C’est beaucoup plus que je n’avais l’intention de vous demander… car… je…

— Très-bien ! parfait ! interrompit Sipiaguine. Je regarde l’affaire comme conclue, et vous comme étant de la maison. »

Il se leva de sa chaise avec un air tout joyeux et tout épanoui, comme si on lui eût fait un cadeau. Une sorte de familiarité aimable, presque badine, apparut soudain dans tous ses mouvements.

« Nous partons dans quelques jours, reprit-il d’un ton dégagé ; j’aime à voir arriver le printemps à la campagne, bien que la nature de mes occupations fasse de moi un homme prosaïque, rivé à la ville… Vous me permettrez donc de compter votre premier mois à partir d’aujourd’hui. Ma femme et mon fils sont déjà à Moscou. Elle est partie en avant. Nous les retrouverons à la campagne… dans le sein de la nature. Vous et moi, nous partirons ensemble… en garçons… Hé ! hé !… »

Sipiaguine eut un petit rire bref, partant du nez, très-coquet d’ailleurs.

« Et maintenant… »

Il tira de la poche de son paletot un petit portefeuille noir monté en argent, où il prit une carte de visite.

« Voici mon adresse de Pétersbourg. Venez me voir, voulez-vous, demain, vers midi ? Nous causerons encore un peu. Je vous développerai quelques idées que j’ai sur l’éducation… Et puis nous fixerons le jour de notre départ. »

Sipiaguine prit la main de Néjdanof.

« À propos, ajouta-t-il en baissant la voix d’un air confidentiel, si vous avez besoin d’une avance… je vous en prie, pas de cérémonies ! Un mois si vous voulez. »

Néjdanof ne savait positivement que répondre ; il regardait, toujours incertain, ce visage radieux et avenant qui lui était si étranger, et qui, pourtant, s’avançant là, tout près du sien, lui souriait avec tant de bienveillance.

« Vous n’en avez pas besoin ? hein ? chuchota Sipiaguine.

— Si vous permettez, je vous dirai cela demain, répondit Néjdanof.

— Parfait ! Donc, au revoir ! À demain !

Sipiaguine lâcha la main du jeune homme ; il se préparait à sortir…

« Permettez-moi une question, dit tout à coup Néjdanof. Vous me disiez tantôt que c’est au théâtre même que vous avez appris mon nom. Qui est-ce qui vous l’a dit ?

— Qui ? mais une de vos bonnes connaissances, un parent à vous, je crois, un prince… le prince G…

— L’aide de camp ?

— Oui, lui-même. »

Néjdanof rougit — plus fort que jamais — et ouvrit la bouche. Mais il la referma sans rien dire. Sipiaguine lui serra de nouveau la main, — silencieusement cette fois, — le salua, salua Pakline, remit son chapeau en arrivant au seuil, et sortit en emportant sur son visage un sourire satisfait ; on y lisait la conviction de l’impression profonde que sa visite ne pouvait manquer d’avoir faite.

  1. Dans la comédie d’Ostrowski, Vikhoref est un viveur ruiné qui se fait aimer de la fille d’un riche marchand de petite ville, et qui enlève la fille pour être plus sûr qu’on la lui donnera en mariage. Avec ou sans intention, l’éminent dramaturge russe a mis en présence l’élément patriarcal du passé et un produit vicieux de la civilisation.
  2. Néjdanof, mot à mot : « non attendu. »
  3. Les phrases en italique sont en français dans l’original.