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Théodore Weustenraad, poète belge/Weustenraad journaliste libéral

La bibliothèque libre.
Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 155-159).

IX

Weustenraad journaliste libéral


Bien que le littérateur nous intéresse seul en Weustenraad, il convient de signaler l’activité journalistique de cet écrivain pendant la période qui s’étend de 1841 à 1847. Rédacteur en chef de la Tribune, il partageait, sur l’Union, qui avait rendu possible la Révolution de 1830, sur l’inopportunité de son maintien, sur le système des ministères mixtes, sur le rôle assigné désormais au parti libéral, les idées de Rogier, Lebeau et Devaux, et il se fit, dans son journal, leur interprète assidu et passionné. J’ai entre les mains une liasse de lettres politiques[1] adressées à Weustenraad, pour sa direction, par les deux premiers de ces personnages, qui étaient ses amis personnels. Elles constituent un précieux document pour l’histoire de ces années décisives ; mais il n’y a pas lieu d’en tenir compte dans cette étude, d’un caractère purement littéraire, et elles m’arrêteront seulement autant qu’elles pourront m’instruire sur la personnalité de Weustenraad et sur l’opinion qu’avaient de lui deux de ses plus notables contemporains.

Rogier et Lebeau faisaient grand cas du rédacteur en chef de la Tribune ; j’en trouve la preuve en maint endroit de cette correspondance. « La Tribune est excellente, lui écrit Rogier. Le ton est ferme et respire la conviction ; je n’ai pas besoin de t’engager à persévérer… Devaux, qui m’écrit de Bruges, invoque à grands cris le secours de ta plume chaude et honnête… » Lebeau n’est pas moins élogieux : « J’ai à vous complimenter, lui écrit-il, sur vos articles relatifs à la rupture de l’Union… La Tribune est bien. La Lettre d’un employé prudent est parfaite : c’est du Paul-Louis ou de l’ancien bourgeois de Saint-Martin… Votre talent est franc et énergique… Je suis heureux du succès de vos excellents articles sur l’Union… »

De leur côté, les deux hommes d’état étaient très heureux de voir leur politique approuvée par Weustenraad : « Je suis charmé, lui écrit Rogier, que vous trouviez aussi bonne l’attitude de l’opposition. Étant sur le théâtre, il nous est difficile d’apprécier l’effet de la pièce, et j’ai grande confiance dans vos impressions et votre jugement ».

En dépit de ces appréciations flatteuses, le journalisme, à la longue, pesait au poète. La pièce intitulée Fantaisie, datée de 1843, contient l’expression de sa lassitude, de ses regrets, de son écœurement, de ses aspirations au calme et au loisir.

En 1844, il est à bout et parle de renoncer à la politique. Aussitôt Rogier et Lebeau s’alarment, le supplient de n’en rien faire, lui proposent d’échanger la direction de la Tribune contre celle de l’Observateur, journal bruxellois qu’on vient de réorganiser.

Lebeau est particulièrement pressant : « La politique, déclare-t-il, est l’affaire, la passion des intelligences et des âmes d’élite. On peut la bouder, mais c’est comme un amant sa maîtresse, comme un buveur le vin… » Il lui vante « la vivifiante atmosphère des luttes politiques… Il faut en préférer les chances, toutes meurtrières qu’elles puissent devenir, au calme plat, à l’endormant farniente d’une vie aisée mais dépourvue de toute agitation, de tout intérêt ». Il va plus loin et dénie au journaliste las et dégoûté le droit d’abandonner la lutte : « Je ne vous parle pas seulement de vos goûts, de vos convenances, de vos vrais intérêts, liés au succès de notre cause, je vous parle de vos devoirs. Quiconque est belge, citoyen de ce jeune et beau pays auquel un si brillant avenir peut être réservé, a le devoir de se consacrer à l’œuvre de sa civilisation, quelque lourde, quelque pénible que puisse devenir parfois cette œuvre. Ce n’est pas la tâche d’un jour de fonder une nationalité ; il y faut le dévouement, la persévérance, l’énergie d’une génération au moins. Ne soyez pas le déserteur d’une cause que vous avez si courageusement servie jusqu’ici, vous en auriez un jour des remords bien cuisants ». Comment résister à ces éloquentes et flatteuses instances ? Weustenraad se laissa convaincre et resta sur la brèche jusqu’au jour où triomphèrent ses amis.

On voudrait qu’ils eussent parfois laissé respirer l’auteur du Remorqueur et de la Charité. Mais Lebeau semble ne voir en Weustenraad qu’un publiciste, un publiciste de grand talent ; Rogier seul, plus lettré, se souvient parfois que son ami est quelque chose de mieux qu’un publiciste, c’est-à-dire un poète. Il existe de cet homme d’état un fragment de lettre, malheureusement sans date, où il se répand en plaintes amères sur son pays et son temps : « La situation empire de jour en jour, dit-il, tout s’abaisse et s’avilit : l’hypocrisie et l’intrigue règnent et gouvernent ; plus d’hommes, plus de dévouements, plus de ressorts généreux. Qu’une belle satire à la Juvénal viendrait à propos ! Je voudrais te voir armé du fouet vengeur ! Le moral du pays a besoin d’être remonté ; et la morale outragée appelle un cœur vertueux qui la défende. Je n’ai pas à te souhaiter l’indignation inspiratrice. Qu’une bonne satire sans déclamation et sans petites personnalités serait une bonne action !… »

Weustenraad répondit-il au vibrant appel de son ami ? L’écrivit-il, cette satire vengeresse que Rogier réclamait de lui ? Et, à supposer qu’il l’ait écrite, la publia-t-il ? Il n’y a rien dans ses dernières Poésies lyriques qui y ressemble positivement, si l’on excepte certaines strophes du poème À la statue de la patrie, d’un caractère nettement satirique. J’ajoute que ce poème est daté de 1845, c’est-à-dire de l’époque où semble avoir été écrit le fragment de lettre en question. Il n’est donc pas impossible que Weustenraad ait été redevable à Rogier d’une de ses plus heureuses inspirations.

  1. Communiquées par M. G. Borgnet.