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Thétis (J.-B. Rousseau)

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Thétis (J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome I (p. 423-427).
CANTATE VI.
THÉTIS.

Près de l’humide empire où Vénus prit naissance,
Dans un bois consacré par le malheur d’Atys, [1]
Le Sommeil et l’Amour, tous deux d’intelligence,
A l’amoureux Pélée avoient livré Thétis.[2]
Qu’eût fait Minerve même, en cet état réduite ?
Mais, dans l’art de Protée en sa jeunesse instruite, [3]
Elle sut éluder un amant furieux :

D’un ardente lionne elle prend l’apparence : [4]
Il s’émeut ; et, tandis qu’il songe à sa défense,
La Nymphe, en rugissant, se dérobe à ses yeux.
Où fuyez-vous, Déesse inexorable,
Cruel lion de carnage altéré ?
Que craignez-vous d’un amant misérable,
Que vos rigueurs ont déjà déchiré ?
Il ne craint point une mort rigoureuse ;
Il s’offre à vous sans armes, sans secours ;
Et votre fuite est pour lui plus affreuse
Que les lions, les tigres, et les ours.
Où fuyez-vous, Déessë inexorable,
Cruel lion de carnage altéré ?
Que craignez-vous d’un amant misérable,
Que vos rigueurs ont déjà déchiré ?

Ce héros malheureux exprimoit en ces mots
Sa honte et sa douleur extrême,
Quand tout à coup, du fond des flots, [5]
Protée apparoissant lui-même :
Que fais-tu, lui dit-il, foible et timide amant ?
Pourquoi troubler les airs de plaintes éternelles ?
Est-ce d’aujourd’hui que les belles
Ont recours au déguisement ?
Répare ton erreur. La nymphe qui te charme
Va rentrer dans le sein des mers ;
Attends-lasur ces bords ; mais que rien ne t’alarme,
Et songe que tu dois Achille à l’univers.[6]

Le guerrier qui délibère
Fait mal sa cour au dieu Mars :

L’amant ne triomphe guère,
S’il n’affronte les hasards.

Quand le péril nous étonne,
N’importunons point les Dieux :
Vénus, ainsi que Bellone,
Aime les audacieux.

Le guerrier qui délibère
Fait mal sa cour au dieu Mars :
L’amant ne triomphe guère,
S’il n’affronte les hasards.

Pélée, à ce discours, portant au loin sa vue,
Voit paroître l’objet qui le tient sous ses lois :
Heureux que, pour lui seul, l’occasion perdue
Renaisse une seconde fois
Le cœur plein d’une noble audace,
Il vole à la déesse ; il l’approche, il l’embrasse.
Thétis veut se défendre ; et, d’un prompt changement
Employant la ruse ordinaire,
Redevient, à ses yeux, lion, tigre, panthère :
Vains objets, qui ne font qu’irriter son amant.

Ses désirs ont vaincu sa crainte :
Il la retient toujours d’un bras victorieux ;
Et, lasse de combattre, elle est enfin contrainte
De reprendre sa forme, et d’obéir aux Dieux.[7]

Amants, si jamais quelque belle,
Changée en lionne cruelle,
S’efforce à vous faire trembler,
Moquez-vous d’une image feinte ;
C’est un fantôme que sa crainte
Vous présente pour vous troubler.
Elle peut, en prenant l’image
D’un tigre ou d’un lion sauvage,
Effrayer les jeunes Amours ;
Mais, après un effort extrême,
Elle redevient elle-même,
Et ces dieux triomphent toujours.

    Tu trompes ses regards sous vingt formes nouvelles : Oiseau, tu te débats ; il enchaîne tes ailes » Arbre, sous un tronc dur tu caches tes appas : Il s’attache à l’écorce, et te serre en ses bras » (Saint-Ange.)

  1. Par le malheur d’Atys. On sait ce qui arriva à ce jeune berger
    phrygien, pour avoir indiscrètement violé, en épousant la nymphe
    Sangaride, le serment de chasteté qu’il avoit fait à Cybèle.
    Cette étrange catastrophe a fourni à Catulle le sujet d’un beau
    poème ; et à notre Quinault, l’un de ses meilleurs opéra.
  2. A l’amoureux Pélée, etc. Jupiter et Neptune avoient formé,
    d’abord, quelques projets sur Thétis ; mais ayant appris qu’il nattroit
    d’elle un fils qui seroit plus grand que son père, ils renoncèrent
    à leurs prétentions, et cédèrent la belle Nymphe à Pélée,
    fils d’Éaque. (Ovide, Métam. liv. xi, v. mi.)
  3. Mais, dans l’art de Protée, etc. Ovide, au même endroit, v. 421
    et suivants :

    Quod nisi venisses, variatis sœpe figuris,
    Ad solitas artes, auso foret ille potitus ;
    Sed modo tu volucris : volucrem tamen ille tenebat y
    Nunc gravis arbor eras : hasrebat in arbore Peleus, etc.

    A tes déguisements ta pudeur a recours.
    De la ruse à la force opposant le secours,
  4. D’une ardente lionne elle prend l’apparence. Rousseau ne fait
    guère ici que traduire Ovide :
    Tertia fermafuit macidosæ tigridis : itta
    Territus Æcides a corpore brachia solvit,
    Enfin d’une tigresse, à la peau tavelée,
    Tu prends l’aspect affreux, tu rugis ; et Pelée
    S’épouvante, et te laisse échapper de ses bras.

    Mais ce qui n’est point dans Ovide, ce qui appartient en propre
    au poète françois, c’est le trait admirable qui termine le tableau :

    La Nymphe, en rugissant, se dérobe à ses yeux.
  5. Quand tout à coup, du fond des flots, etc.,
    Donec Carpathius, medio de gurgite, vates :
    Æacide, dixit, etc.
    ( Ovide, v. 249 et suiv.)
    Fils d’AEacus, espère : un heureux hyménée
    Au destin de Thétis joindra ta destinée.
    Attends-la dans son antre ; et quand tu la verras
    Céder au doux sommeil, serre-la dans tes bras.
    Ne crains rien : retiens-la sous sa forme changeante ;
    Et force ta captive à te rendre une amante.
  6. Et songe que tu dois Achille à l’univers. C’est encore à Ovide
    que Rousseau est redevable de ce beau vers ;
    Confessam amplectitur heros ;
    Et potitur votis ; ingentique implet Achille.


    Le héros a vaincu sa pudeur inutile ;
    Et déjà l’univers attend le grand Achille.
  7. Elle est enfin contrainte de reprendre sa forme, etc.
    Tum demum ingemuit : Neque, ait, sine numine vincis :
    Exhibita estque Thetis.
    Tu 1’emportes, dit-elle ; et les Dieux sont pour toi.