Aller au contenu

Titien (Hamel)/5

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 70-95).

V

L’année 1530 apporte de graves changements dans l’existence de Titien et des événements qui auront une influence décisive sur l’évolution de son génie. Ses perspectives sur la vie et sur le monde s’élargissent ; il pénètre dans les plus hautes sphères de la société ; une matière plus complexe et plus riche va s’offrir à son esprit observateur ; ses relations avec une cour impériale, avec les hommes d’État et les capitaines les plus illustres du temps ouvrent au portraitiste un champ illimité. Dans l’hiver de 1529 à 1530, Charles-Quint avait passé les Alpes pour se faire couronner par le pape Clément et débattre avec lui les destinées de l’Italie. Les princes italiens se pressaient à la cour du maître qui tenait dans ses mains leur fortune ; parmi eux, le duc de Ferrare qui convoitait Reggio et Modène, le marquis de Mantoue qui voulait être duc. Titien pouvait servir leurs ambitions et c’est ainsi que sa personne et son art furent mêlés de près aux marchandages de la politique. Gonzaga le fit venir à Bologne où il fut présenté à l’Empereur, mais il ne semble pas, malgré le dire de Vasari, que, dès cette première entrevue, il ait fait le portrait de Charles. À coup sûr, ses œuvres étaient fort appréciées dans l’entourage impérial ; nul cadeau ne pouvait mieux gagner les bonnes grâces des conseillers intimes. La collection d’Alphonse d’Este fut mise au pillage par le secrétaire d’État Covos, qui n’hésita pas à se faire remettre le portrait même du duc pour le donner à l’Empereur. Pour complaire à ce même Covos, Titien fut rappelé à Bologne dans l’été de 1530, sans autre raison que de faire le portrait d’une suivante de la comtesse Pepoli, dont la beauté avait frappé le diplomate espagnol. Il y tomba malade et ne rentra à Venise que pour voir mourir sa femme Cecilia, dont on sait si peu de chose, dont on ne pourrait même dire avec certitude si son image a survécu dans l’œuvre du peintre. Elle lui laissait trois enfants dont l’aîné avait cinq ans (il est probable que Titien s’était marié vers 1523), deux fils, Pomponio qui ne donna à son père que déboires et soucis ; Orazio, nature plus docile, qui fut l’élève et l’aide de Titien, et la douce Lavinia dont la charmante figure lui servit plus d’une fois de modèle. Titien ressentit douloureusement cette perte ; puis l’énergie vitale et la passion de l’art prirent le dessus. Il fit venir de Cadore sa sœur Orsa pour tenir son ménage ; à la fin de 1531, il avait repris son activité.

Le marquis, maintenant duc de Mantoue, pour faire sa cour au général en chef des troupes impériales en Italie, Alphonse d’Avalos, marquis du Guast, lui avait offert la Madeleine de Titien. Ce haut personnage voulut avoir son portrait de la main du maître, et dans l’automne de 1531, le fit venir à Correggio où il tenait son quartier général. On a toutes raisons de reconnaître ce portrait dans une célèbre toile du Musée du Louvre. D’Avalos avait épousé récemment la belle Marie d’Aragon. Près de quitter sa jeune femme pour courir les hasards de la guerre, selon le goût allégorique du temps, il voulut qu’à l’image de son bonheur se mêlât l’idée de la mort et de la gloire. Belle et gracieuse comme Vénus, ses tresses blondes et crespelées couronnant sa tête menue, des perles dans les cheveux, la gorge à demi découverte, les manches diaphanes serrées en haut du bras par un cercle d’or, vêtue de rose pâle et de vert rompu qui s’harmonisent, la jeune femme tient sur ses genoux un globe de verre, image de la fragilité : ses yeux pensifs semblent y chercher l’image de l’avenir. En face d’elle, l’amour, un bel enfant joufflu et naïf apporte à sa mère avec un empressement joyeux un faisceau de flèches ; la Victoire,


Cliché Neurdein.
LA VIERGE AU LAPIN.
(Musée du Louvre)

une jeune fille à l’expression affectueuse, proteste en posant la main sur son cœur qu’elle restera fidèle à son époux ; au second plan, l’Hymen, dont la face levée est vue en raccourci, porte haut sur l’azur profond du ciel une corbeille de fleurs et de fruits. Ces formes gracieuses qui font une guirlande de tons clairs et chantants, encadrent l’imposante et mélancolique figure de l’homme qui, debout, cuirassé, tête nue, pose la main sur le sein de sa jeune femme, en un geste amoureux et délicat. Sa tête brune, mâle et fière, aux cheveux noirs, à la barbe foisonnante, s’incline légèrement sur l’épaule et ses yeux semblent interroger sans effroi le destin. On ne pouvait exprimer avec une émotion plus discrète et plus tendre, la fragile ivresse et la mélancolie du bonheur. Cette manière ingénieuse et délicate de mettre en scène les sentiments humains répondait pleinement au goût d’une époque éprise de poésie symbolique et subtile. Le succès en fut tel que Titien dut traiter de nouveau le motif. Deux toiles du Musée de Vienne nous montrent la même donnée reprise avec d’autres personnages, non sans quelque froideur. Une disposition toute semblable se retrouve encore dans un tableau de Munich, l’Initiation d’une Bacchante. Ici Marie d’Aragon est remplacée par une Vénus de beauté florissante découvrant un Hermès voilé à la Ménade demi-nue qui s’approche d’elle avec la pose et le geste de la Victoire ; la figure centrale est un jeune faune brun ; un satyre grimaçant porte la corbeille de l’Hymen ; mais l’Amour debout derrière Vénus s’appuie à son épaule et rit malignement en regardant sa victime. D’une exécution plus froide et plus appuyée, cette toile ne possède pas à beaucoup près le charme léger, intime et tendre de l’allégorie de d’Avalos.

L’hiver de 1531-33 ramena Charles-Quint à Bologne. Titien convoqué aussitôt fit alors deux portraits de l’Empereur, l’un en armure qui n’est pas venu jusqu’à nous ; l’autre en costume de cour, conservé au musée du Prado. Bien qu’il se soit quelque peu assombri avec le temps, celui-ci a gardé tout son charme de distinction souveraine et de sobre magnificence. Charles-Quint est debout dans une attitude parfaitement simple et calme, la main droite sur la dague, la gauche tenant le collier d’un grand dogue fauve. On ne peut imaginer quelque chose de plus royal. Cette dignité froide, cette forte et entière assurance de la physionomie, du geste et de la pose, font pressentir les royales effigies de Vélasquez, et l’on comprend, devant cette œuvre hautaine, tout ce que le maître espagnol dut au maître italien. Peu d’hommes ont laissé plus d’effigies d’eux-mêmes que Charles-Quint. Souvent déjà, les maîtres allemands avaient reproduit avec leur énergique franchise, sa rousseur pâle, sa lèvre inférieure proéminente et sa mâchoire de loup. Mais le César germain n’avait pas encore rencontré le grand artiste qui, sans trahir la vérité, sut l’embellir et la parer de toute la grandeur de son imagination, et qui traduisit en sa pleine dignité, en sa force, en sa gravité froide


Cliché Neurdein.
ALLÉGORIE DE D’AVALOS.
(Musée du Louvre.)

le souverain, le politique et le guerrier. Ce que Titien ajoutait à la conscience exacte et timide des peintres du Nord, c’était la liberté superbe de la manière, la noblesse du sentiment, en un mot le grand goût italien qui transfigure tout ce qu’il touche. Cette fois Charles-Quint se vit représenté tel qu’il se croyait et tel qu’il voulait être. Il ne fut pas ingrat pour le peintre. À peine débarqué à Barcelone, par un rescrit impérial, il nommait Titien chevalier d’Empire, comte de Latran, et sans parler des sommes considérables qu’il lui allouait, attribuait à l’artiste et à ses descendants d’importants privilèges.

Rappelant les rapports d’Alexandre et d’Apelle, il semble bien qu’il entendait lui conférer le privilège exclusif de faire son portrait. Pendant ce second séjour à Bologne, d’autres que l’Empereur posèrent certainement devant Titien. Sa prestesse à saisir la tournure particulière d’un être et l’accent d’une physionomie était incroyable. Il prenait de ses modèles une esquisse rapide et saisissante de ressemblance, qu’il gardait pour lui, la reportait sur la toile et composait à loisir des œuvres de vérité et de beauté. Dans cet art du portrait, Titien égale les plus grands maîtres de toutes les écoles : Holbein et Vélasquez, Vinci, Rembrandt, Van Dyck. Il a plus de charme qu’Holbein avec autant d’exactitude ; moins primesautier peut-être que le grand Espagnol, il pénètre plus avant dans les caractères. Rubens et Van Dyck, qui l’ont imité tous deux, ont moins de nerf ou de naturel. Seul Vinci l’a peut-être dépassé dans l’expression de la vie secrète, Rembrandt par le sentiment pathétique. Titien eut sous les yeux d’admirables modèles ; une humanité d’esprit et de mœurs affinés, entière dans ses instincts et violente dans ses passions ; de ces personnalités fortes et fines, il a donné des définitions magnifiques de certitude et qui réalisent une sorte d’absolu. Avec une merveilleuse souplesse, il a parcouru toute la gamme des caractères, aussi parfait interprète de l’éternel féminin que des virilités les plus rudes. Il a joint l’analyse pénétrante à la sobre synthèse. Que l’on passe en revue ces effigies superbes d’énergie ramassée, de puissante concision, où la vie semble apparaître toute dans l’éclair d’un instant ; il est rare que la vérité particulière n’y prenne une valeur typique. Quelle image de la jeunesse ardente et rêveuse que l’Homme au gant du Louvre, si nonchalant et si passionné dans son attitude détendue ! Ne résume-t-il pas bien ce moment où la grâce parfaite des manières n’a rien atténué des énergies naturelles ? Groupez autour de cette œuvre si gracieuse et si forte, deux autres portraits du Louvre ; cet homme maigre au long visage blême, au nez coupant, aux regards clignotants, aux lèvres minces, qui semble brûlé par quelque ardeur secrète, passion du jeu ou des femmes ; et cet autre, inquiétante et tragique figure de condottiere, aux tempes rentrées, aux yeux voilés, maigre face encadrée et comme resserrée par le fer à cheval de la barbe ; rappelez-vous au Musée de Munich, cet élégant, que l’on a pris à tort pour l’Arétin, ce personnage fin et fat,


Cliché Neurdein.
L’HOMME AU GANT.
(Musée du Louvre.)

aux lèvres fines, à l’œil sagace, hardi et moqueur, qui n’a rien de la vulgarité puissante du pamphlétaire, mais une froide et sèche assurance, et la conscience orgueilleuse de son charme et de sa force, ou bien encore ce nigaud et bonnasse chevalier de Malte du Prado, à la barbe noire et trop soignée, au costume opulent et sombre, puis le cardinal Hippolyte de Médicis, en magnat hongrois qui est au Musée de Naples, et le puissant, le cordial Giovanni Moro du Musée de Berlin ; ce serait une prodigieuse galerie que celle des portraits de Titien, et encore n’en possédons-nous qu’une faible partie. D’autres ont pu mettre dans leurs portraits plus d’eux-mêmes, de leur expérience ironique ou de leur sentiment douloureux de la vie. Titien comme Vélasquez y porte une objectivité absolue ; il aime également la vie en toutes ses manifestations : il la scrute et l’exprime avec une égale sympathie. On peut supposer que la sociabilité insinuante, caressante et fine de l’homme ne fut pas inutile au peintre. Il semble avoir porté dans l’étude des types humains la curiosité universelle du savant ; l’impartiale passion du naturaliste qui étudie du même amour l’herbe vénéneuse et la plante salutaire. À coup sûr, il a possédé au plus haut degré la fermeté sobre qui concentre l’effet, et la pénétration du moraliste qui met en relief l’être intime. Il a deviné des énigmes et révélé des caractères, et ses portraits évoquent à nos yeux le roman d’une vie humaine.

Alphonse d’Este mourut en 1534 ; Titien dut refaire pour son successeur Ercole ce portrait dont Covos s’était fait payer sa protection. Au moment où il perdait ce Mécène impérieux, Titien en trouvait un autre. La sœur du duc de Mantoue, Eleonora Gonzaga, était mariée au duc d’Urbin, François-Marie de la Rovère. Ce prince, élevé à la cour de France, avait gardé des sympathies françaises, tout en restant au service de Charles-Quint. Il commanda à Titien le portrait de François Ier. Le Louvre en possède une réplique qui fut alors envoyée au roi de France. Ce portrait fut donc exécuté d’après une monnaie ou d’après une médaille, car Titien n’alla jamais en France ; et nul ne s’en douterait, à voir cette effigie si vivante et si parlante. François de la Rovère commandant les troupes vénitiennes dans l’expédition que Charles-Quint préparait contre les Turcs, de concert avec le Pape et Venise, posa devant Titien en son harnais de guerre, tête nue, le bâton de commandement appuyé sur la hanche. La violence emportée de ce personnage qui fut un homme de coup de tête et de coup de main, respire dans ses traits énergiques et durs, dans son teint brûlé et desséché, dans ses yeux impérieux, dans sa pose hautaine. Avec le portrait de ce dur seigneur, celui de sa femme, la douce et fine Eleonora fait un contraste presque tragique. Elle est distinguée et délicate plutôt que belle ; son visage qui a passé fleur est pâle et spiritualisé. En robe violet sombre, que relèvent des agréments clairs et le reflet de ses joyaux, elle est assise, réfléchie, tranquille, posant sur ses genoux


Cliché Alinari.
BATAILLE DE CADORE (FRAGMENTS).
(Musée des Offices.)

ses mains menues ; sa pose a je ne sais quoi de résigné.

Ces portraits ne peuvent être postérieurs à 1538 puisqu’à cette date François de la Rovère mourut empoisonné. C’est donc également avant cette date qu’il faut placer une des œuvres les plus fameuses de Titien, exécutée pour le duc, la Vénus d’Urbin. Elle fait maintenant la gloire de la Tribune du musée des Offices. Ce nom de Vénus ne doit pas nous tromper. Il ne s’agit pas ici d’une figure idéale et divine. Titien avait fait, d’après la description d’un tableau d’Appelle, une Vénus sortant de l’onde qui est dans la collection de lord Ellesmere. Mais la Vénus d’Urbin n’est que le premier, le plus simple et le plus exquis de ces « nude » qui plaisaient tant au goût voluptueux de la Renaissance. C’est une simple mortelle dont la beauté nue se montre aux regards, tranquille, inconsciente et sans impudeur. Couchée sur un lit de repos dont le linge blanc ressort sur une étoffe de pourpre foncée, au-devant d’un rideau vert sombre qui l’isole du reste de la pièce, la tête et le buste relevés par des coussins, et la main droite jouant négligemment avec une poignée de roses, elle baigne sa nudité harmonieuse dans la chaude clarté qui, par de larges baies, se répand mollement dans une vaste salle. Ses yeux calmes et purs regardent sans pensée ; elle est ingénue, fraîche et radieuse comme une plante. Avec l’ondulation large de ces formes lumineuses contrastent les détails élégants et précis qui animent le fond de la toile ; une petite servante en blanc, à genoux devant un coffre dont sa tête tient le couvercle soulevé y prend une robe, une autre femme en rouge est debout auprès d’elle, la manche retroussée ; les losanges du pavé de marbre, une colonne, un vase de fleurs, des cimes d’arbres qui montent dans le ciel calme, tout est caressé avec amour, tout évoque l’habituelle et tranquille allure de la vie heureuse, tout fait un cadre à souhait à la royale beauté qui se laisse vivre en ce somptueux et délicat décor. Faut-il voir un portrait dans cette admirable créature idéalisée par la poésie de la couleur ? On croit retrouver le même type féminin au palais Pitti dans une figure très brillante, en riche costume violet sombre relevé d’or. La chaleur du coloris, la beauté palpitante de la chair, les traits fins, les yeux plus éveillés présentent une analogie frappante avec la Vénus de Florence ; il paraît bien que la même réalité, à la même date, inspira au peintre cet autre chef-d’œuvre.

Vingt ans s’étaient écoulés depuis que Titien, en acceptant la charge de courtier au Fondaco dei Tedeschi, s’était engagé à peindre pour la salle du Grand Conseil un tableau de bataille. Il avait bien depuis lors terminé la toile de Bellini qui représentait Barberousse s’humiliant devant Alexandre VI dans l’église de Saint-Marc ; mais, malgré les avertissements répétés de la Seigneurie, absorbé qu’il était par les commandes des particuliers et des confréries, il ne s’était pas acquitté de ses engagements. En 1537 le Grand Conseil prit des mesures sévères à son égard ; il fut condamné à restituer tous les revenus de sa charge depuis vingt ans. On lui infligeait de plus l’humi


Cliché Alinari.
LA PRÉSENTATION DE LA VIERGE AU TEMPLE.
(Académie des Beaux-Arts à Venise)

liation de voir son rival et son ennemi déclaré, Pordenone, mis de moitié dans son office et sur le même pied que lui. Titien comprit que tout nouveau retard était impossible, et, toutes affaires cessantes, il se mit à l’ouvrage. En l’espace d’un an, la Bataille de Cadore était achevée, et le peintre fêtait un de ses plus beaux triomphes. La peinture primitive que devait recouvrir la sienne représentait la bataille de Spoleto : une victoire des troupes impériales sur les armes du Pape. Effet d’habitude ou prudence diplomatique, on continua de donner ce titre à l’œuvre de Titien, dont le sujet pourtant est tout autre. Le peintre, voulant rendre hommage à sa ville natale et peut-être aussi perpétuer des souvenirs glorieux pour sa famille, a représenté, sans contestation possible, cette bataille de Cadore où les Vénitiens, guidés par les bourgeois de la ville, et commandés par Alviano, avaient surpris et taillé en pièces les reîtres et les lansquenets de Maximilien. Cette œuvre très admirée des contemporains a péri avec tant d’autres chefs-d’œuvre dans l’incendie de 1577. Une esquisse peinte au musée des Offices, une gravure du temps, c’est tout ce qui nous reste d’elle. Elles suffisent pour nous en donner une très haute idée. L’étude peinte, qui est plutôt une copie partielle qu’une préparation de Titien, n’est pas complète ; toute la partie droite manque. Elle nous fait pressentir dans quelle riche et profonde harmonie passait comme une fanfare guerrière le galop des chevaux blancs, le sombre éclat des armures, le frisson des bannières flottantes, et quel magnifique paysage encadrait ce récit d’une grandeur épique. La gravure nous montre quelle était l’ordonnance claire et puissante de l’œuvre, sa construction logique et sa ferme assiette.

Le Grand Conseil cessa de tenir rigueur à l’artiste ; il fut réinstallé dans tous ses droits, et la mort de Pordenone, survenue en 1538, le délivra d’un rival envieux et mal intentionné.

Pour la confrérie de la Carita, Titien composa vraisemblablement vers 1540 la toile la plus considérable par ses dimensions, la Présentation de la Vierge au Temple, qui occupait toute la paroi d’une salle de ce couvent, où se trouve aujourd’hui l’Académie de Venise. Il n’en est pas de plus expressément vénitienne, je veux dire où le féerique décor de Venise et la noble familiarité de ses mœurs jouent un plus grand rôle. Comme le seront plus tard les Noces de Cana et le Repas chez Simon de Véronèse, c’est un poème de ciel, d’architectures claires et spacieuses, de beaux gestes aisés et naturels. Le sujet n’est guère là que pour justifier le déploiement des formes animées, des étoffes claires ou sombres, des attitudes prises sur le vif d’une vie somptueuse et charmante. C’est, en un mot, une des applications les plus parfaites de ce principe pittoresque que l’Espagne, la Hollande et l’art moderne reprendront à leur tour ; c’est la nature aimée en elle-même, en ses aspects quotidiens, sans qu’un très vif intérêt d’histoire ou de sentiment s’y vienne ajouter. Sur cette voie pourtant, Titien va moins loin que Véronèse. Le sujet, bien que noyé sur une vaste surface, en occupe le centre et frappe le regard dès l’abord. L’escalier monumental du Temple est vu de profil. La Vierge tout enfant a monté les premiers degrés ; relevant d’une main sa robe bleu tendre, elle lève les yeux vers le grand prêtre qui, stupéfait, s’avance à sa rencontre sur le parvis. Au bas des marches, un groupe nombreux s’est déjà rassemblé et les commentaires vont leur train ; Joachim et sainte Anne parlent avec animation ; on se presse, on écoute, on regarde curieusement. Il y a des gens de tout âge et de toute condition, depuis le grave sénateur au riche manteau jusqu’à la femme du peuple qui porte son enfant dans ses bras : c’est la pittoresque confusion d’une foule curieuse et bigarrée ; beaucoup de ces personnages sont des portraits et les Vénitiens durent reconnaître aussi la vieille marchande d’œufs assise au bas de l’escalier, toute hâlée sous sa capuche blanche, figure populaire au profil de Parque. Au fond, une magnifique perspective de palais de marbre ou de briques fuit dans l’air lumineux vers la campagne ouverte, sous un ciel jaspé de blancheurs ; à gauche, dans l’ombre perlée, une pyramide aiguë se dessine, et la dentelle d’une montagne bleuâtre se découpe à l’horizon. En cette image synthétique, Titien a résumé la splendeur de Venise, et le charme des spectacles vus et revus mille fois avec amour.

Titien perdit en 1540 son excellent protecteur Federico Gonzaga ; les commandes n’affluèrent pas moins à son atelier. En 1541, d’Avalos, nommé lieutenant général des troupes impériales en Italie et résidant à Milan, se fit représenter par lui haranguant ses soldats. Cette œuvre, qui est maintenant au Prado, a beaucoup souffert de deux incendies à l’Escurial et au château de Madrid ; repeinte presque entièrement, elle n’a pas gardé grand chose du charme propre au maître. C’est une toile d’intérêt secondaire qu’un portrait fantaisiste de la reine de Chypre costumée en sainte Catherine, mais rien n’est plus naïvement gracieux ni d’une plus délicate saveur de coloris qu’un portrait d’enfant de cette même année 1542 : La petite Strozzi, cette fillette de quatre ans environ, aux cheveux bouclés, aux yeux mutins, en robe blanche, d’une immobilité si remuante, qui caresse un petit chien posé sur une table de marbre. Surtout rien de plus fort, picturalement parlant, qu’un portrait anonyme du musée de Cassel. Il représente un homme jeune encore, bien pris et râblé dans sa petite taille, à la barbe drue et courte, aux traits nets et menus, coiffé d’un chapeau ducal en plumes rouges, en élégant costume rouge et or, qui se dresse sur le ciel avec une réalité altière, avec une crâne désinvolture, dans un paysage admirable de verdures profondes, d’eaux limpides et de montagnes vaporeuses. Le métier est incomparable ; la touche d’une fougue savante et d’une soudaine justesse. Nul, pas même Velasquez, ne dépassera le nerf et la largeur d’une pareille exécution. C’est une conquête sur la nature que cette maîtrise du pinceau qui incorpore la couleur à la lumière, et la consistance du modelé au frémissement de la vie. On ne sait quel est ce personnage, que l’on a pris longtemps pour le nouveau duc d’Urbin, Guidobaldo II : des portraits authentiques de ce prince contredisent l’hypothèse. Il tenait alors brillante cour à Pesaro, et Titien fut son hôte fêté vers cette époque ; on sait que le maître y peignit un grand nombre de portraits de grands seigneurs et de lettrés, dont on n’a pas retrouvé la trace ; il est donc probable qu’il faut voir dans le portrait de Cassel un des familiers de la cour de Pesaro. Là aussi fut peinte sur le couvercle d’un portrait une allégorie représentant l’Amour domptant un tigre.