Tolstoï (André Suarès)/04

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Union pour l'action morale (p. 18-22).


IV


QUE LA DIFFICULTÉ FAIT L’IDÉAL MÊME


On conclut : la philosophie de Tolstoï est une doctrine de vieillard. Et Tolstoï, en effet, va contre toutes les passions. Il ne laisse à l’homme que celle du bien. Comme il semble en avoir eu, lui-même, beaucoup d’autres, on incline à lui accorder que sa vérité est sans doute vraie pour l’homme de soixante ans, mais ne peut l’être pour celui de trente.

Toutefois, ce n’est pas bien raisonner : ou, du moins, cette philosophie n’est pas d’un vieillard, pour les raisons qu’on dit. — Quand même l’homme et le chrétien ne pourraient mener une vie bonne qu’à condition de la dépassionner, Tolstoï ne dit point qu’on ne soit bon et juste, que purgé de toutes passions. Il ne donne pas davantage sa religion pour facile ; et il revendique justement la difficulté de son idéal comme une preuve de la bonté de cet idéal même. Un esprit est trop médiocre, en effet, qui s’attache à un idéal aisé, et sous la main. Qui le touche, le détruit : l’infirmité d’âme la plus irréparable est de croire à un idéal sans difficulté. Il vaut infiniment mieux n’y pas croire : en ces matières, le pire parti est de se plaire à s’abuser.

Tolstoï, jeune et passionné, aurait lutté pour sa religion, s’il n’avait dû la chercher ; il aurait combattu contre lui-même, au lieu de s’égarer en vains efforts. Où est l’homme un peu noble, qui ne se livre d’incessants combats ? — Le malheur est de perdre sa force, on ne sait au profit de quoi. Avec une humilité admirable, cet orgueilleux Tolstoï confesse qu’il ne sera jamais un parfait chrétien, — et qu’il ne l’ignore pas. Mais quoi ? dit-il : faites ce que je dis ; ne faites pas ce que je fais. Pour moi-même, je fais tout ce que je peux ; faites tout ce que vous pouvez. Ne dites donc point de ma doctrine, qu’elle est bonne seulement à un vieillard ; dites seulement qu’il est plus aisé au vieillard de la bien suivre. Il est vrai, pourtant, qu’un vieillard sain, robuste et vertueux est un modèle d’homme admirable à imiter. Il n’y a même rien de meilleur que lui, quand sa bonté est forte, qu’elle ne sent pas la faiblesse d’esprit, et ne peut aucunement passer pour un effet de la décrépitude.

Si les jeunes gens ne peuvent être des sages dépassionnés, il leur est du moins possible de tendre à la sagesse ; encore mieux de l’aimer, et de n’être pas indulgents à leurs passions, surtout aux plus viles, comme il leur arrive souvent, — et comme il arrive toujours aux hommes dans la force de l’âge, quand ils s’y livrent. Toute vertu suppose une victoire. Il est bon de s’en proposer sur soi-même. Le vieillard l’obtient peut-être avec moins d’effort, et c’est sans doute parce qu’il a aussi moins de force. Mais en faut-il conclure que le jeune homme ne le puisse pas ?

Tolstoï aura toujours le droit de répondre que l’adultère n’est pas seulement un crime à l’homme vieux, mais au barbon et au jeune homme. Il n’est peut-être pas fatal à la nature humaine que les jeunes gens ne puissent vivre sans être adultères. Et, du reste, le remède qu’y voit Tolstoï confond cette sophistique. Pour ne pas être adultère, il montre au jeune homme que son devoir est de se marier. De la sorte, cette philosophie n’est pas faite à l’usage des vieilles gens. S’il est facile au vieillard de n’être pas adultère, il n’a qu’à ne pas se marier. Et si le jeune homme a des passions que le vieillard n’a point, il n’a qu’à prendre femme, où le vieillard ne doit plus prétendre.

L’Évangile, selon Tolstoï, n’est point une règle aisée ; mais il n’est pas légitime d’en faire une règle impossible. Au surplus, toute morale souffre la même difficulté : dans sa pureté parfaite, elle n’est pas possible, à moins d’un hardi défi à la nature, car l’homme est naturellement immoral ; et de même que la religion naturelle n’a rien à faire ni avec la religion, ni avec la nature, la morale de la nature se moque de la morale.