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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 282-286).

CHAPITRE IV.



QUI SE PASSE EN VISITES.

M. Jones s’étoit promené tout le jour, sans perdre de vue une certaine porte ; et ce jour, l’un des plus courts de l’année, lui en avoit paru un des plus longs. Dès qu’il entendit sonner cinq heures, il se présenta chez mistress Fitz-Patrick. C’étoit une bonne heure avant celle où la bienséance permet de commencer les visites. On le reçut pourtant avec politesse ; mais on continua d’affecter la même ignorance sur ce qui concernoit miss Western. Jones, en s’informant de ses nouvelles, avoit laissé échapper le mot de cousine. « Vous savez donc, monsieur, lui dit mistress Fitz-Patrick, que nous sommes parentes. À ce titre, permettez-moi de vous demander de quelle affaire vous avez à entretenir ma cousine.

— J’ai sur moi, répondit Jones après un moment d’hésitation, une somme d’argent considérable appartenant à miss Western, et je désirerois de la lui remettre. » En même temps, il tira de sa poche le portefeuille, et instruisit mistress Fitz-Patrick de ce qu’il contenoit et de la manière dont il étoit tombé entre ses mains.

Comme il achevoit ce récit, un coup violent frappé à la porte ébranla toute la maison. Il est inutile d’expliquer ce genre de coup à ceux qui le connoissent. Il le seroit encore plus de vouloir en donner une idée à ceux qui n’en ont point entendu de pareil.

...... Jamais le corybante,
Autour du mont Ida, berceau de Jupiter,
D’un si bruyant airain ne fit retentir l’air[1].

En un mot, un laquais frappa ou plutôt tonna à la porte. Jones, à ce bruit nouveau pour son oreille, témoigna un peu de surprise. « C’est une visite qui m’arrive, lui dit mistress Fitz-Patrick d’un air indifférent ; je ne puis, monsieur, vous répondre dans ce moment. Mais veuillez demeurer jusqu’à ce que je sois seule : j’aurai quelque chose à vous dire. »

Au même instant la porte de la chambre s’ouvrit à deux battants, et lady Bellaston, rangeant de côté son énorme panier, entra en faisant une profonde révérence à mistress Fitz-Patrick, et une autre très-polie à M. Jones. Elle alla ensuite s’asseoir à la place qui lui étoit destinée. Nous rapportons ces petits détails pour l’instruction de certaines provinciales de notre connoissance, qui croiroient manquer aux règles du bon ton, si elles daignoient faire la révérence à un homme.

On étoit à peine assis, que l’arrivée du pair irlandois causa un nouveau dérangement et la répétition du même cérémonial. La conversation prit alors un tour animé, et donna naissance à une foule de ces riens ingénieux qui échappent à l’analyse, de ces piquantes saillies dont tout le sel s’évapore, quand on veut les faire passer sur le théâtre, ou dans les livres. Nous omettrons pour cette raison de les placer dans le nôtre. D’ailleurs les personnes exclues des cercles du grand monde n’ignorent pas moins le charme de ces jeux d’esprit, que la délicatesse de certains mets de la cuisine françoise, qu’on ne sert que sur les tables de nos modernes Plutus : et vu la diversité des goûts, ce seroit prodiguer en pure perte des perles précieuses, que de les offrir au commun des lecteurs.

Le pauvre Jones demeura spectateur muet de la scène brillante qui se passoit sous ses yeux. Avant l’apparition du lord, lady Bellaston et mistress Fitz-Patrick lui avoient adressé quelquefois la parole ; mais aussitôt que le noble pair fut entré, ce seigneur devint l’unique objet de leur attention ; et comme il parut ne s’apercevoir de la présence de Jones, que pour jeter sur lui par intervalles un regard dédaigneux, les deux dames suivirent son exemple.

La conversation duroit depuis long-temps, et personne ne songeoit à se retirer. Mistress Fitz-Patrick vit bien que chacun avoit le projet de rester le dernier. Elle résolut de se débarrasser d’abord de Jones, qu’elle croyoit pouvoir traiter avec le moins de cérémonie. Au premier moment de silence : « Monsieur, lui dit-elle avec dignité, je prévois que je n’aurai pas le loisir de vous répondre ce soir sur l’affaire dont vous m’avez parlé. Ayez la bonté de laisser votre adresse, afin que je puisse envoyer demain chez vous. »

Jones n’avoit qu’une politesse toute naturelle. Au lieu de remettre son adresse à un domestique, il la donna sans façon à mistress Fitz-Patrick elle-même, et sortit en la saluant respectueusement.

À peine fut-il parti, que les orgueilleux personnages qui l’avoient compté pour rien, lorsqu’il étoit présent, commencèrent à s’occuper beaucoup de lui ; mais si le lecteur nous a permis de passer sous silence le brillant début de leur conversation, il voudra bien nous dispenser aussi d’en rapporter la fin, qui ne roula que sur des lieux communs de médisance. Nous croyons cependant ne pas devoir négliger une observation de lady Bellaston. Elle se retira peu de minutes après Jones, et dit tout bas à mistress Fitz-Patrick : « Je suis tranquille sur le compte de ma cousine. Elle n’a rien à craindre de ce jeune homme-là. »

Nous imiterons lady Bellaston en prenant congé de la compagnie, réduite alors à deux personnes. Ce qui se passa entre elles ne regarde en rien ni nous, ni nos lecteurs, et ne doit pas nous détourner d’objets d’une plus haute importance, pour ceux qui s’intéressent au sort de notre héros.


  1. ......Non acuta
    Sic geminant Corybantes æra
    .Horace.