Tombouctou la mystérieuse/IV

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Flammarion (p. 69-94).

IV

LES VILLES DU NIGER

« Carré contre la cavalerie !… Maaarche ! » Ce commandement lancé d’une voix vibrante, un cliquetis d’armes, un grand bruit de pas, des commandements mineurs se croisant, tel fut mon réveil, le lendemain de mon arrivée, dans une des casemates du fort de Bammakou où l’on m’avait offert l’hospitalité. Quelque peu ahuri, j’avisai mon domestique qui guettait mon lever, silencieusement accroupi dans un coin de la pièce : « Ça, me répondit-il, c’est tirailleurs qui faire exercice. » En effet, ayant glissé l’œil au travers de l’une des trois meurtrières qui me servaient de fenêtres, j’aperçus un carré de nègres hérissé de baïonnettes.

Le fort de Bammakou est, sur notre route, le premier qui comporte encore un appareil militaire et une garnison. Les circonstances critiques dans lesquelles il fut élevé se reflètent curieusement dans sa construction. C’est simplement un grand rectangle de murailles. Aucune des ingéniosités de la fortification moderne ; mais partout surabondance de meurtrières, dans les écuries, dans les magasins, dans les chambres, dans la cuisine ! Il avait fallu faire vite et se contenter du strict nécessaire en 1883. Samory terrorisait encore ce pays lorsque le colonel Borgnis-Desbordes planta là, pour la première fois, notre drapeau en face du Niger. Tandis que les Chinois élevaient ces fortifications primitives, la petite troupe d’infanterie de marine retranchée dans une redoute voisine, qui se voit encore, faisait le coup de feu. Les hordes du conquérant noir multipliaient les assauts. Enfin Samory vint lui-même conduire une dernière et décisive journée. Plusieurs fois on en arriva au corps-à-corps. Le colonel et son état-major durent se jeter dans la mêlée. Les munitions vinrent à manquer… C’est alors qu’accourant pour repousser l’assaut final, Borgnis-Desbordes dit en riant à son entourage : « Et maintenant que chacun garde une balle dans son revolver, car, après avoir largement servi les autres, il faudra peut-être songer à nous-mêmes… »

Si Bammakou n’est pas encore, à l’exemple de Bafoulabé, de Badoumbé, de Kita, un centre uniquement administratif, et si, à côté du fort s’étend un joli camp tout ombragé d’arbres, où, suivant les moments sont cantonnées, en nombre plus ou moins grand, des compagnies de tirailleurs soudanais, ce n’est pas que la région même demande un pareil déploiement de forces. Elle n’est pas moins pacifiée que celles que nous venons de parcourir depuis Kayes. Mais Bammakou est admirablement placée, au centre de notre colonie soudanaise, et constitue un point stratégique important, d’où il est facile de porter des renforts sur les points momentanément menacés.

La précaution est sage. Car sait-on avec quels moyens nous sommes maîtres de cet admirable pays, plusieurs fois grand comme la France et peuplé de 10 à 15 millions d’habitants ? Sur le Niger, admirable instrument de domination, nous avons une flottille de deux canonnières et de chalands en fer armés de mitrailleuses, sous le commandement d’un lieutenant de vaisseau et d’un enseigne. Les équipages sont nègres, ainsi que toutes les troupes d’infanterie et de cavalerie, tirailleurs et spahis soudanais, qui tiennent garnison à l’intérieur des terres. Sauf les servants des canons de campagne, pas un soldat blanc. Les cadres, officiers et sous-officiers viennent seuls de France. Et maintenant veut-on savoir le nombre des uns et des autres répartis à travers le vaste Soudan ? Lisez bien : le total est de six cents Européens, tant officiers que sous-officiers, médecins, vétérinaires, intendants, télégraphistes, etc., et quatre mille nègres enrégimentés comme fantassins, cavaliers ou conducteurs de convois.

Quand on songe que nous sommes dans ce pays depuis douze ans à peine, qu’il dépasse de beaucoup, en étendue, l’Algérie, et que dans cette colonie, vieille déjà, nous sommes obligés d’entretenir encore un corps d’armée de 40.000 hommes, on trouvera certainement les effectifs du Soudan aussi extraordinaires que réjouissants[1].

La ville de Bammakou s’élève entre le fort et le Niger, non pas immédiatement sur la berge, mais à un kilomètre environ, c’est-à-dire qu’elle commence sur la limite extrême de la zone d’inondation. Son aspect est des plus plaisants, grâce à l’initiative et aux soins intelligents des officiers qui ont successivement commandé ici et qui ont pris à cœur leur rôle de civilisateurs.

À travers les blanches demeures de pisé et les ruelles étroites, ils ont ouvert de larges et belles chaussées, et les ont bordées d’arbres qui répandent l’ombre précieuse. De grandes places ont été ménagées où de hauts et superbes fromagers forment parasol. Un vaste hall abrite le marché indigène. Non loin deux boutiques de marchandises européennes. Un nègre, portant en baudrier un vieux sabre, remplit les fonctions de commissaire de police et veille à la propreté de la ville. Et toute cette européanisation n’a nullement déplu aux indigènes. Chaque année la ville grandit et voit s’élever des voies nouvelles. Elle marche rapidement vers son ancienne prospérité qu’El Hadj Omar, le conquérant toucouleur et Samory s’étaient efforcés de ruiner à l’envi.

Non moins séduisante à parcourir est la grande plaine environnante. En partie inondée par le Niger, irriguée d’autre part par de nombreux ruisselets, sa fertilité est merveilleuse. Mais je préfère parler plus longuement de trois arbres que l’on y trouve abondamment ainsi que dans toute la région, dans les champs comme dans la brousse, jusque sur les gradins rocheux.

Le plus intéressant est le karité ou arbre à beurre. Le poirier est celui de nos arbres qui peut le mieux donner l’illusion du karité : leurs feuilles se ressemblent étonnamment. L’écorce est quadrillée et le tronc rugueux comme celui du marronnier. Les branches se développent en dôme. Quant à sa taille, plus élevée habituellement que celle de nos arbres fruitiers, elle atteint normalement de très grandes dimensions. Malheureusement les karités ainsi développés sont rares, car les indigènes n’ont aucun souci d’épargner, dans leurs champs ou ailleurs, cet arbre qu’ils n’ont pas la peine de planter ni de soigner, mais qu’ils trouvent à profusion et dont ils peuvent toujours recueillir les fruits à satiété. Et cependant dans toute l’Afrique occidentale je ne connais pas d’arbre plus précieux pour les grands services qu’il rend déjà aux indigènes, et pour ceux, plus nombreux et plus considérables encore, qu’il est appelé à rendre aux Européens.

La première fois qu’il attira notre attention, ce fut près de Dion, au terme d’une étape qui s’était prolongée jusqu’à la tombée du jour. Enfin nous atteignîmes le village où nous comptions passer la nuit. Quelle ne fut pas notre surprise d’y humer une excellente odeur de chocolat ? Certainement quelque autre Européen nous avait précédés au gîte, et aussitôt nous nous enquîmes de lui auprès des habitants. Non. Pas de blanc dans le village. D’où provenait dès lors l’odeur de chocolat ? Guidé par l’odorat, nous fûmes bientôt devant une case et devant un grand pot de terre où bouillait une masse brunâtre. C’est de là que s’échappait le fumet bien connu, et c’étaient des noix de karité que l’on soumettait à l’ébullition pour en tirer le beurre végétal.

Les fruits du karité se présentent sous forme de noix, entourées extérieurement d’une chair qui, au goût, rappelle celle de la pêche, et dont les indigènes préparent un mets. La noix décortiquée est mise à sécher. Elle devient dure, et alors, par la couleur rouge-brun, par l’arôme et le goût, elle est en tout analogue au cacao. Le Soudanais, qui n’a pas encore été initié aux douceurs du chocolat, l’utilise néanmoins très ingénieusement. Il la transforme par le procédé que nous venons de voir — semblable à celui dont on obtient le beurre de cacao — en un produit de toute première nécessité : le beurre végétal. Dans tout le Soudan et dans le Désert on ne se sert d’autres graisses les alimentaires ; les grands blocs blancs de karité ont sur toutes autres graisses l’avantage, inestimable en pays chaud, de ne pas se corrompre.

L’Européen utilisera certainement le karité d’une manière plus profitable encore. En attendant d’être fixé sur le parti à en tirer, une utilité lui est assurée déjà, et infiniment précieuse : l’arbre de karité donne par incision, ainsi que s’obtient la résine des pins, un produit que l’industrie recherche à l’heure actuelle avec une véritable anxiété, car il se raréfie à mesure que la consommation augmente, la gutta-percha.

Dans le voisinage du karité, aussi peu cultivé et respecté que lui, se trouve généralement une autre curiosité végétale, le nété. Après l’arbre à beurre, voici l’arbre à farine. Celle-ci, qui est en vente sur tous les marchés de la région, se trouve enfermée dans de grandes gousses. Elle est de couleur jaunâtre et très riche en sucre, si bien que j’en ai vu employer par des Européens à la confection de pâtisseries.

L’appoint que le nété fournira à l’industrie occidentale ne saute pas encore aux yeux. On n’en saurait dire autant d’un troisième arbre, très fréquent aussi dans ces régions, le fromager. Non pas que dame Flore, après avoir bénévolement pourvu les nègres de beurre et de pâtisserie, se soit ingéniée à faire venir sur les branches de cet arbre des petits-suisses, des livarots ou des camemberts. Le fromager (Baga ou Bamanbi, pour les indigènes) produit des capsules d’où s’échappent de très fins et très brillants filaments blancs auxquels on a donné le nom de « soie végétale », tant ils ressemblent aux précieux fils du cocon. Du reste, le fromager n’est pas seul, au Soudan, à produire ce miracle : le follicule d’une anémone très commune est également plein d’une soie lustrée, et dans le deuxième delta du Niger nous avons rencontré une plante grasse, de hauteur d’homme, à Jolie fleur mauve, qui en est également pourvue.

Bammakou envoyait à Tombouctou principalement de l’or et des noix de kola tirées du Haut-Niger, du karité et des arachides. Elle lui eût sans doute également envoyé des céréales et d’autres produits plus courants dont elle a abondance, si des relations plus faciles avaient pu être établies entre les deux cités par le Niger.

Mais, à peu de distance, en aval de Bammakou, le lit du fleuve est encombré par le barrage rocheux de Sotouba qui ne mesure pas moins d’une quarantaine de kilomètres de long. Il forme l’un des sites les plus pittoresques du Soudan. Nous le visitâmes quand les eaux avaient commencé à baisser. Un formidable chaos de roches énormes, d’un noir de bitume, avait été mis à découvert sur la rive gauche, tandis que sur la droite un rapide s’était formé, terrible, blanc et étincelant d’écume dans le grand soleil. Le spectacle se prolongeait ainsi à perte de vue, en amont et en aval. Et il semblait voir couler côte à côte deux fleuves distincts : sur la droite, un fleuve vivant, tout d’argent ; sur la gauche, un fleuve mort, tout d’encre, à grandes vagues noires et immobiles.

Aux hautes eaux seulement, le passage de Sotouba devient navigable. Le Niger couvre le chaos de roches, mais, au lieu d’un rapide étroit, il forme un rapide énorme, de navigation dangereuse. La violence du courant est telle, qu’une pirogue partie de Bammakou atteint, en trois heures à peine, Toulimandio distant de 45 kilomètres.

À Toulimandio le fleuve reprend des allures normales. Nous avons installé là un petit port où viennent s’embarquer les voyageurs et les vivres à destination du nord du Soudan.

C’est la tête de ligne de la route de Tombouctou.

Point de fort, ni de meurtrières, ni de garnison ; simplement une habitation de lignes vaguement européennes, construite en pisé et en chaume comme une demeure indigène. Sur le toit flotte le drapeau tricolore, et sous le toit vivent un brigadier d’artillerie et un canonnier.

Ils me rappellent tout à fait les deux sapeurs de Dioubéba. Au lieu de s’occuper de rails et de wagons, et de jouer au chef de gare, les deux artilleurs font respectivement fonction d’amiral et de vice-amiral, et commandent la flottille des chalands de transport. Mais leur contentement égale celui de leurs camarades du Bakoy. Ils se sont entourés de singes, de pintades, de poules et ont remplacé l’hippopotame rose de Dioubéba par un petit caïman qui, lui, m’a semblé n’avoir aucune disposition pour l’apprivoisement : il n’aurait fait qu’une bouchée de la main qui se serait avisée de le caresser. Aussi lui a-t-on passé une forte corde entre les deux pattes et le tient-on à l’attache comme un chien.
un atelier sur les bords du niger.

Une seule chose chagrine l’amiral et le vice-amiral, fils d’âpres paysans, amoureux de la terre. Ils ne comprennent pas que les indigènes ne travaillent pas davantage et ne tirent pas meilleur profit des immenses étendues fertiles qu’ils ont à leur disposition. « On devrait envoyer ces têtes de pipe en France, pour leur apprendre à labourer ! » Tel est leur avis.

À une vingtaine de kilomètres de Toulimandio, le Niger passe devant un joli promontoire rocheux, aux flancs duquel nous avons établi un chantier de construction navale. C’est Koulikoro. Les forêts voisines fournissent d’excellents bois avec lesquels on confectionne les chalands sur lesquels officiers, soldats, voyageurs et vivres circulent à travers les dédales du fleuve. Ouvriers et directeur du chantier sont des nègres uniquement, des nègres sénégalais formés dans notre vieille colonie qui nous aide ainsi à confectionner les langes de sa sœur cadette.

Sur la berge, c’est un amusant tableau d’arsenal exotique et primitif. Pour ateliers, on se contente des hautes voûtes ombreuses d’arbres superbes. À leur pied, se dressent des établis, des forges, des tours, et s’amoncellent des pyramides de planches.

Tandis que charpentiers, forgerons, scieurs se démènent, les femmes et les enfants du village entremêlent leurs silhouettes de baigneuses et de laveuses ; les chevaux et le bétail viennent s’abreuver, et le tout forme une jolie cacophonie de coups de marteau, de rires, de hennissements et de grincements de scie, de jacasseries et de beuglements.

Plus loin avec Niamina, Ségou, Sansanding, nous pénétrons dans la région cotonnière par excellence. De vastes champs sont consacrés à la culture de ce précieux textile. C’est là
le coton sur les marchés du soudan.

tisserands sur les bords du niger.
également qu’on le transforme en ces beaux tissus, connus partout sous le nom de « pagnes de Ségou », aux sobres dessins d’indigo sombre, très solides et très recherchés au Sénégal, sur le marché de Tombouctou, dans tout le Soudan et jusque parmi les peuplades du Sénégal et des côtes, qui les préfèrent de beaucoup aux étoffes européennes. Le long du fleuve, dans l’ombre bleue des grands arbres qui toujours marquent une ville ou un village, on voit installés les tisserands qui, doucement, font courir leur navette.

Niamina est gracieusement couchée au fond d’une anse de la rive gauche, et, du haut d’une falaise, tend gentiment au voyageur les grands bras blancs de ses murailles. La ville, entrecoupée de petits ravins d’où fut tiré le pisé de ses nombreuses demeures, est gaie et animée au possible. Elle a non pas un, mais plusieurs marchés, où s’échangent les produits du riche pays de Sarro. Non seulement il n’y a, dans ce
ségou.
centre important, ni fort, ni garnison. Il n’y reste même plus un seul Européen, bien que nous n’y ayons pris pied qu’en ces dernières années. Le gouvernement du pays et de la ville a été remis entre les mains d’un chef indigène qui dépend de Bammakou.

En revanche, Ségou, distante de deux jours et bâtie sur la rive droite, est fortement occupée, d’abord en tant qu’ancien boulevard de la domination toucouleur et capitale d’El Hadj Omar, et parce que sa garnison est destinée à veiller sur les pays du centre de la Boucle du Niger. À l’arrivée, vue du fleuve, elle apparaît très séduisante au fond d’un coude majestueux, avec ses murailles zigzaguant comme les plis d’un paravent, avec ses portes massives, et, à l’extrémité de sa silhouette, une masse toute en pointes qui, de loin, produit l’illusion d’un château-fort hérissé de tourelles.

C’est à la fantaisie du premier gouverneur français de la ville, un officier d’artillerie, qu’est dû cet édifice qui sert à la fois de logement au personnel européen, de magasin aux approvisionnements et munitions, et de perchoir à canons. L’architecte improvisé s’est inspiré des bizarres et vagues tentatives de style qui ornaient les demeures des rois Bambaras de
le fort de ségou : vue intérieure.
Ségou. Il paraît que la décoration par laquelle on s’était efforcé d’agrémenter les hautes et nues murailles qui faisaient ressembler ces palais à des prisons, avait été apportée jadis par des maçons venus de Dienné. L’ingéniosité d’un artilleur, alliée à la maçonnerie nègre, a produit, en somme, un monument des plus curieux : de près, avec sa forêt de pointes, il rappelle, à volonté, un porc-épic ou un grand orgue de cathédrale, fortement tuyauté. Pourquoi faut-il que cette construction soit des moins durables ? Hélas ! le pisé de ses murs est l’inconsistance même, et chaque année, à la saison des pluies, les pilastres s’en vont en déliquescence comme des pains de sucre. Trois fois, hélas ! Nos fils même ne pourront goûter l’amusement de cette curiosité.

La ville est populeuse, commerçante et très vivante, mais intérieurement elle ne tient pas ses extérieures promesses de séduction. Il est regrettable que l’on n’ait pas encore songé à y faire les grandes trouées et les plantations qui ont rendu Bammakou si plaisant. Le quartier des palais royaux où nous sommes installés est le seul intéressant. De ces palais nous n’avons guère laissé debout que les énormes murailles. L’intérieur a été démoli et adapté à nos goûts et besoins. C’est la carcasse du palais d’Ahmadou, le fils d’El Hadj Omar, qui a fourni à l’architecte-artilleur le gros œuvre de son monument. Quant à la demeure même du fameux conquérant nègre, à l’endroit où se prélassaient les noires beautés de son harem, poussent des carrés de salade, de choux et de radis, tandis que sur l’emplacement de son trésor s’élève le bureau des postes et télégraphes.

C’est d’ailleurs le dernier et le plus septentrional des quatorze bureaux qui sont éparpillés à travers le Soudan. Désormais nous ne trouverons plus que des postiers d’occasion, c’est-à-dire quelque sous-officier qui assurera militairement le départ et la distribution des lettres dans chaque ville occupée. Tous les quinze jours, arrive et repart un courrier de France qui est acheminé vers la côte de manière à atteindre Dakar la veille du jour où y touchent nos grands paquebots.
un bureau de poste (kita).
À travers les terres, ce courrier, renfermé dans des sacs imperméables, voyage au moyen de relais de porteurs à raison
arrivée du courrier (ségou).
de 60 kilomètres par Jour ; sur le Niger il est confié à des piroguiers. En outre, le Soudan est déjà pourvu de 3,000 kilomètres[2] de lignes télégraphiques : Ségou est le point extrême de celle qui va vers le nord. Il serait oiseux d’insister sur les précieux services que rend à la jeune colonie, au seul point de vue de la sécurité, le petit fil qui court ici non pas de poteau à poteau, mais au petit bonheur, d’arbre en arbre, à travers la brousse. Il n’est pas moins précieux comme instrument d’information publique, comme gazette. C’est là une innovation heureuse, et inappréciable en ces pays lointains où les journaux arrivent vieux de deux ou trois mois. Voici en quoi elle consiste : au Sénégal on reçoit de France, chaque jour, par le câble, en une vingtaine de mots, le résumé des événements. Cette dépêche est transmise

PIROGUE POSTALE.


à Kayes. De la capitale du Soudan elle est retélégraphiée de bureau en bureau à travers le pays, et communiquée également, par lettre, aux postes qui n’ont pas de télégraphe. Ces nouvelles sommaires sont ensuite affichées à la porte des bureaux télégraphiques ou des forts, à la disposition de tous et sans frais, si bien que la colonie vit ainsi, au jour le jour, à l’unisson de la mère-patrie.

Sansanding, à douze heures de Ségou, par le Niger, est situé comme Niamina dans une anse et sur la rive gauche. Pas un soldat, pas un blanc, ici non plus. Néanmoins la ville et le pays ne sont pas gouvernés par un chef indigène. Après l’administration directe et le protectorat, nous trouvons une nouvelle forme de notre domination, et j’ajoute aussitôt : une des formes les plus intéressantes. L’initiative en revient au colonel Archinard. C’est le gouvernement des nègres qui ne sont pas encore entrés en contact avec la civilisation occidentale, par un nègre européanisé.

PORTEUR D’UN MESSAGE URGENT.

Parmi les sages institutions créées au Sénégal par Faidherbe, parmi celles qui nous ont déjà rendu les plus notables services, se trouve l’École des Otages de Saint-Louis. Là sont élevés les fils des rois, roitelets et grands chefs du pays sénégalais. Leur éducation se fait à l’européenne. En même temps que de notre civilisation, on les imprègne de nos idées. On leur fait partager le culte de la France, et aussi les espérances que nous fondons sur ces vastes pays de l’Occident africain.

Arrivés à l’âge d’homme, les uns secondent leur père, en attendant de lui succéder au gouvernement ; d’autres entrent dans quelque service sénégalais ou soudanais, civil où militaire. Il en est qui parviennent au grade d’officier, tandis que leurs camarades remplissent les importantes fonctions d’interprètes ou sont utilisés dans l’administration, dans les télégraphes, etc.

Ainsi avait été élevé Mademba, fils d’un chef du Oualo, considérable par l’autorité politique et religieuse. Vers 1868, il était entré dans les Télégraphes. Puis, pendant vingt ans, il avait rendu à la cause de la pénétration française les plus dévoués services, ayant suivi, dans leurs étapes successives vers et le long du Niger, le colonel Borgnis-Desbordes comme le colonel Archinard. Ce dernier, après la prise de Ségou, pensa qu’il était temps de récompenser dignement un pareil serviteur, et il lui créa sur la rive gauche du fleuve un petit royaume avec Sansanding pour capitale.

L’ENTRÉE DU PALAIS DE MADEMBA.

Ce gouvernement des nègres du Niger, par un nègre du Sénégal façonné et affiné par nous, imprégné de notre manière de vivre et de penser, entièrement dévoué à nous et à nos idées, en un mot ce gouvernement d’un Français noir, est une heureuse trouvaille. C’est, au milieu de ces peuples soumis d’hier seulement, un enseignement vivant et quotidien ; un encouragement à se laisser façonner et affiner de même ; à devenir confiants et dévoués aussi. Et si l’on veut bien se souvenir des effectifs modestes avec lesquels nous occupons le Soudan, des moyens limités dont on dispose pour le faire progresser, on reconnaîtra qu’une pareille force morale est des plus précieuses.

Les commandants des postes et forts voisins ont-ils besoin de réunir des approvisionnements en céréales, de recruter des tirailleurs, de rassembler des porteurs, de s’assurer des agents de confiance ? Pour n’importe quel service ils peuvent compter sur Mademba autant que sur n’importe quel Européen. Tout blanc qui passe à Sansanding, que sa position soit importante ou minime, y trouve l’accueil d’un ami. N’a-t-on vu Mademba qu’une seule fois et fait-on appel à ses bons offices, il fera l’impossible pour vous obliger. Ce noir est à l’heure actuelle le petit Manteau-Bleu des Européens au Soudan. Ayant apprécié tous les bénéfices qu’il a lui-même tirés d’une éducation occidentale, quoique musulman, il fait élever ses deux fils aînés à l’européenne chez les frères des Écoles chrétiennes de Saint-Louis. Abonné à nos journaux, il se tient au courant de la politique et des choses de France, mais plus particulièrement du mouvement colonial, et dans son royaume fait de la colonisation pratique. Il commande à Paris des semences et tente des cultures nouvelles. Son jardin d’essai est sur les bords du Niger. J’y ai vu du blé, des pruniers, des pêchers, etc., en espérance. Les indigènes ont fort bien observé cette attitude et lui rendent hommage dans ce propos que j’ai souvent entendu : « Mademba n’est pas un nègre, c’est un toubab (Européen). » Non pour dire qu’il a renié sa race ou sa couleur, mais pour exprimer avec quelque fierté qu’un des leurs s’est élevé à la hauteur de ces Européens dont les progrès causent leurs incessants étonnements. De son côté, l’Européen ratifie ce jugement, et à sa manière : il ne tutoie pas Mademba, ainsi que le veut le langage même des noirs, et, pour tout, le traite comme un blanc.

Ai-je besoin de dire que j’ai passé à la cour du roi ou, selon le mot du pays, du Fama Mademba, des heures bien intéressantes que je voudrais faire partager ? Il y règne le plus curieux et le plus amusant mélange de mœurs européennes et indigènes. À celles-ci, Mademba a emprunté les vastes installations des monarques nègres. Sa résidence est formée

UNE COUR.


par une succession de grandes cours, que coupent de nombreux bâtiments, le tout dans une enceinte de murailles. Cela tient à la fois : de la ferme, de la caserne, de la maison de commerce et du palais, comme les demeures des rois d’Homère. Pour gagner la dernière cour où se confine le monarque, on croise des groupes de chevaux, de femmes, de moutons, d’enfants, de poules et de canards, des groupes de serviteurs les uns armés, Îles autres mesurant le riz ou du mil, marchandant du sel en barres, du tabac, des noix de kola. Puis dans les appartements même de Mademba, à côté des peaux de bœuf ou de panthère étalées par terre pour l’accroupissement des audiences indigènes, on trouve des tables et des chaises confortables, des livres, des plumes, de l’encre, des bougeoirs, des lampes, des pendules, que sais-je ! mille objets européens peu intéressants en eux-mêmes, mais qui deviennent remarquables dès qu’on les trouve sous un toit nègre.

Mademba a gardé la foi de ses pères, nombre de ses sujets pratiquant l’Islam. Il en observe volontiers la polygamie, mais non toutes les autres pratiques. Vers la fin du jour, tandis que sous ses yeux vigilants les poulinières et poulains ramenés des pâturages dévoraient leur ration de mil, tandis que, causant et assis à côté de lui, je coupais mon verre d’eau de quelques gouttes d’absinthe ou d’amer dont il m’avait fait servir les flacons, il Jetait de mélancoliques regards sur son verre « non souillé ». Cependant l’assistance était nombreuse. Plein de tact, il avait souci de ne la point scandaliser et s’en tenait à l’eau pure. Il ne tardait pas à se prosterner longuement dans la prière que le bon musulman doit dire à l’heure du soleil couchant. Bientôt nous nous trouvions en tête-à-tête, au dîner, entourés maintenant de serviteurs intimes, des Sénégaliens comme leur maître. Et alors, dans l’un et l’autre verre coulait le vin rouge ou le champagne des caves royales, sans oublier la chartreuse finale. Au surplus, le repas était apprêté à l’européenne, et les assiettes et couverts changés à chaque service — un petit luxe que je n’ai pas toujours trouvé à la table des blancs au Soudan.

En retour, la garde-robe du roi était restée couleur locale. Il s’était gardé de s’affubler du costume européen, mais avait adopté un fez rouge et un long manteau de la forme d’une chape de chanoine, vert, largement soutaché d’or et constellé de décorations diverses, parmi lesquelles la Légion d’honneur. J’avoue qu’il pouvait, un peu, avoir l’air d’un roi de théâtre et sembler sortir d’un magasin d’accessoires. Au moins ne jurait-il pas dans l’ensemble ambiant, tandis qu’il eût paru ridicule en redingote ou en veston.

Connaissant les multiples idiomes indigènes, ayant parcouru le Soudan depuis de si longues années, observateur et doué d’un jugement suffisant, d’autre part, s’exprimant en français avec une parfaite aisance, Mademba fut pour moi une précieuse mine de renseignements. Il me conta l’ancienne splendeur de Sansanding, et aussi les causes de sa décadence. Il me retraça son héroïque résistance contre les bandes dévastatrices des Toucouleurs ; comment on procédait maintenant à un lent relèvement. L’explication de bien des choses me vint ainsi, surtout celle de la rapide soumission de la vallée du Niger ; de sa pacification surprenante avec de faibles effectifs ; de la sécurité d’Européens totalement isolés comme les deux artilleurs de Toulimandio.

Pour me renseigner de source, Mademba manda auprès de lui le chef de la ville, un long vieillard desséché et blanchi par l’âge, dont toute l’énergie avait reflué vers les yeux.

LE FAMA MADEMBA.


Bossissé était son nom. Il appartenait à une famille ancienne et très riche autrefois. Il y a cent ans son aïeul était le plus puissant armateur de Sansanding ; la plupart des pirogues qui se rendaient à Tombouctou lui appartenaient, et ses captifs se chiffraient par centaines. Ces détails et cette famille ne peuvent nous laisser indifférents : Mungo-Park, le premier Européen qui navigua sur le Niger, fut son hôte en 1805 et les descendants ont conservé du hardi explorateur un souvenir précis que nous aurons l’occasion de rapporter plus tard. Et Bossissé me dit :

« Tu as vu notre ville délabrée, la moitié des maisons écroulées et désertes, l’autre moitié en ruines. Tu as vu notre pauvre mosquée. Quand tu seras revenu au pays de tes pères, tu diras : j’ai vu Sansanding, c’est une ville pauvre, une ville de rien. Et pourtant, non, tu n’as pas vu notre ville ; le Fama non plus ne l’a pas vue. Ma barbe et mes cheveux blancs, seuls, l’ont vue. Ils étaient noirs alors. Dans ce temps-là, la ville était gaie, bien bâtie, avec beaucoup de marchés et des habitants pleins de contentement, parés de belles étoffes et de riches vêtements arabes que nos pirogues rapportaient de Tombouctou avec beaucoup d’autres choses précieuses et agréables. Tout changea subitement, il y a quarante ans. Dieu l’a voulu ainsi ! Des hommes sont venus du sud, affamés et sanguinaires comme l’hyène qui déterre les cadavres. El Hadj Omar les menait. De l’ouest, il les avait conduits vers notre grand fleuve, leur disant : « Le Djoliba prend sa source à La Mecque ; le voir c’est faire un pèlerinage à la Ville Sainte. Ceux qui s’y seront baignés iront au Paradis. » Nous étions de bons musulmans ici. Ils nous ont néanmoins fait la guerre parce qu’ils nous savaient riches. Longtemps nous avons combattu et gagné. Puis Sansanding fut pris et dévasté. La plupart des gens quittèrent le pays. Mes amis voulurent aussi m’entraîner au loin. Je leur dis : Je veux mourir où mon père est mort. Une vie de désolation commença. Pour tout bien, la plupart des habitants n’avaient plus que leurs deux oreilles. Les champs n’étaient plus cultivés. Le pays redevint comme la brousse, et se peupla de fauves. Au crépuscule, l’hyène se glissait Jusque devant nos maisons et enlevait nos enfants.

« Alors les Français sont venus et ont cassé Ségou et les Toucouleurs. Avec eux la joie a reparu parmi nous. La paix règne partout. Celui qui fait le mal est certain d’être puni par vous. On peut cultiver les champs, car on est assuré que la moisson ne sera pas volée. Chacun circule au loin et sans crainte. Un gamin, s’il sait son chemin, peut aller seul sur les routes. Les marchands couchent en pleine brousse, loin de tout secours. La sécurité est complète. Tandis qu’autrefois, on n’osait même pas s’aventurer hors la ville : rencontrait-on plus fort que soi, il vous empoignait et vous emmenait comme esclave. De même un village faible était à la merci d’un village puissant. Aujourd’hui tout le monde est égal et heureux. L’un ne peut faire tort à l’autre, fût-ce d’un coquillage.

« C’est aux blancs que nous devons tout cela. Demandes-tu encore si nous sommes contents de leur présence, et pourquoi nous nous en réjouissons ? Comprends-tu maintenant que le pays se soit facilement soumis à vous et reste tranquille ? »

  1. Voici, au surplus, comment a été organisée notre conquête. Le Soudan est divisé en régions, subdivisées en cercles, comprenant à leur tour des postes.

    Les régions sont au nombre de cinq : 1o La région de Kayes où réside, provisoirement, le gouverneur avec l’administration centrale, alors que logiquement le centre de la colonie doit se trouver à Bammakou. Les cercles sont ceux de : Nioro, Kita, Bafoulabé ; les postes : Selibabi et Goumbou. Autres centres européens : Medine, Dinguirai, Dioubéba et Badoumbé. 2o La région sud ou du Haut-Niger, chef-lieu : Bissandougou, l’ancienne capitale de Samory. Cercles : Siguiri, Farannah, Erimakono, Kissidougou ; postes Kankan, Beyla, Kerouané, Kouroussa. 3o Région de l’est, qui s’étend sur la rive gauche du Niger et, sur la droite, à travers la boucle, chef-lieu : Bammakou ; cercles : Bougouni ; postes : Koulikoro et Toulimandio. 4o Région nord-est, également à cheval sur les deux rives du fleuve. Chef-lieu : Ségou. Cercles : Dienné, Sokolo, Bandiagara. Postes : Mopti, et Gourao sur le lac Debo, point d’attache de la flottille. 5o Région du nord, comprenant le pays des lacs et du nord de la boucle, chef-lieu : Tombouctou. Cercles : Goudam et Sareféré. Postes : EI Oual Hadj et Sumpi.

    À la tête de chaque région est un officier supérieur, du grade de commandant habituellement. Les cercles sont administrés par des capitaines, et des officiers de grades divers commandent les postes.

  2. Note de Wikisource : renseignement tiré de l’édition en langue anglaise, Timbuctoo the mysterious, 1896, à la page 70.