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Toussaint Louverture/00

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 3-20).

Ce drame, si toutefois ces vers méritent ce nom, n’était pas dans ma pensée, quand je l’écrivis, une œuvre littéraire ; c’était une œuvre politique, ou plutôt, c’était un cri d’humanité en cinq actes et en vers.

Voici son origine :

Depuis 1834 les hommes politiques qui croient que les gouvernements doivent avoir une âme, et qu’ils ne se légitiment aux yeux de Dieu que par des actes de justice et de bienfaisance envers les peuples, s’étaient formés à Paris en société pour l’émancipation des noirs ; j’y fus admis à mon retour d’Orient ; je fus édifié des maximes de haute philanthropie et de religieuse charité qui retentirent dans cette réunion et qui se furent dans ses publications ; mais je fus effrayé du vague mal défini de ses tendances, et je craignis que ces appels éloquents, jetés tous les mois, de l’Europe, à la liberté des noirs, ne fussent pris par les colons pour une provocation à la spoliation de leur patrimoine, et ne fussent interprétés par les noirs en droit d’insurrection et de ravage dans nos colonies. Je fis part de ces craintes à la société, et je formulai un système pratique et équitable d’émancipation de l’esclavage à peu près semblable à celui que nous avons si heureusement appliqué en 1848.

Les colons, dis-je, sont autant nos frères que les noirs, et de plus ils sont nos compatriotes. Ces Français de nos Antilles ne sont pas plus coupables de posséder des esclaves que la loi française n’est coupable d’avoir reconnu la triste légitimité de cette possession. C’est un malheur pour nos colons que ce patrimoine, ce n’est pas un crime : le crime est à la loi qui leur a transmis et qui leur garantit cette propriété humaine qui n’appartient qu’à Dieu. La liberté de la créature de Dieu est sans doute inaliénable ; on ne prescrit pas contre le droit de possession de soi-même. En droit naturel, le noir enchaîné a toujours le droit de s’affranchir ; en droit social, la société qui l’affranchit doit indemniser le colon. Elle le doit pour deux motifs, d’abord parce que la société est juste, et secondement parce que la société est prudente.

Il n’y a point de justice à déposséder sans compensation des familles à qui vous avez conféré vous-même cette odieuse féodalité d’hommes. Il n’y point de prudence à lancer les esclaves dans la liberté sans avoir pourvu à leur sort ; or, de quoi vivront-ils dans le travail libre, si les colons qui possèdent les terres n’ont aucun salaire à donner à leurs anciens travailleurs affranchis ? Et s’il n’y a dans les colonies ni capital ni salaire, vous condamnez donc les blancs et les noirs à s’entre-dévorer. Il faut absolument, ajoutai-je, que vos appels à l’abolition de l’esclavage des noirs soient combinés avec la reconnaissance d’une indemnité due aux colons ; il faut que les deux mesures soient simultanées pour être vraiment humaines ; il faut vous présenter aux colonies la liberté dans une main, l’indemnité dans l’autre ; et que vous ménagiez la transition de l’esclavage au travail libre, de manière à ce que ce bienfait pour les uns ne soit pas une ruine et une catastrophe pour les autres ; il ne faut pas qu’une goutte de sang tache par votre faute cette grande réhabilitation de l’humanité. »

Ces idées et ces mesures furent adoptées par l’immense majorité des partisans de l’abolition de l’esclavage. L’Angleterre, qui sait si bien introduire le principe moral dans ses actes administratifs, sollicitée depuis quarante ans par la voix sainte et obstinée de Wilberforce, venait de nous devancer. Elle avait fait pour ses colonies à esclaves ce que je demandais pour les nôtres ; elle avait donné généreusement à ses colons une indemnité de cinq cents millions, prix d’une vente rachetée dans les lois.

Nous ne cessâmes pas pendant plusieurs années de provoquer la France à imiter ce noble exemple de l’Angleterre ; la tribune retentissait de nos discours (je donne ici quelques-uns des miens pour faire comprendre la question). On nous répondait par des applaudissements qui ne coûtent rien et par des ajournements qui promettent tout sans rien tenir ; nous marchions ainsi les yeux bandés vers un cataclysme des colonies ; car si l’émancipation, au lieu de s’accomplir sous la main prudente, forte et pleine d’or d’un gouvernement, venait à s’accomplir par l’insurrection, par la propagande anglaise, ou par une révolution irréfléchie en France, l’émancipation pouvait couvrir de ruines, de sang et de deuil nos malheureuses colonies.

Il s’en fallut peu que ces déplorables prévisions ne fussent réalisées par l’imprévoyance obstinée du gouvernement de Juillet et par la temporisation égoïste des assemblées.

La révolution de Février éclata ; j’eus alors le bonheur, bien rare pour un homme d’État improvisé par un peuple, d’avoir été à la fois l’orateur philosophe et l’exécuteur politique d’un des actes les plus saints et les plus mémorables d’une nation et d’une époque, d’un de ces actes qui font date dans l’histoire d’une race humaine.

Trois jours après la révolution de Février, je signai la liberté des noirs, l’abolition de l’esclavage et la promesse d’indemnité aux colons.

Ma vie n’eût-elle eu que cette heure, je ne regretterais pas d’avoir vécu.

Depuis, l’Assemblée constituante ratifia cette mesure ; on nous présageait des crimes et des ruines ; Dieu trompa ces présages, tout s’est accompli sans catastrophe… Le noir est libre, le colon est indemnisé, le concours s’établit, le travail reprend. La sueur volontaire des travailleurs libres est plus féconde que le sang de l’insurrection.

Mais remontons à 1840. À cette époque, toujours fidèle à la cause de l’émancipation, toujours à la tribune, toujours applaudi, mais toujours vaincu dans la Chambre des députés, je résolus de m’adresser à un autre auditoire, et de populariser cette cause de l’abolition de l’esclavage dans le cœur des peuples, plus impressionnable et plus sensible que le cœur des hommes d’État. J’écrivis, en quelques semaines de loisir à la campagne, non la tragédie, non le drame, mais le poëme dramatique et populaire de Toussaint Louverture. Je ne destinais nullement cette faible ébauche au Théâtre Français, je la destinais à un théâtre mélodramatique du boulevard. Je l’avais conçue pour les yeux des masses plutôt que pour l’oreille des classes d’élite au goût raffiné. C’est ce qui explique la nature des imperfections de cet ouvrage. C’est une pièce d’optique à laquelle il faut la lueur du soleil, de la lune et du canon.

Diverses circonstances et diverses questions plus urgentes de politique me firent perdre de vue cette composition ébauchée. Aussitôt après l’avoir écrite, les luttes parlementaires contre la coalition, qui préludait à la révolution sans s’en douter, m’occupèrent deux ans. Je voulais une marche progressive en avant, mais je voulais cette marche en ordre. Je voyais avec peine une fronde et une ligue de mécontentements de cour et d’ambitions de ministères se former sous cinq ou six drapeaux opposés, et se réunir sans sincérité et, sans prévoyance pour assaillir la monarchie par la main des hommes qui l’avaient fondée. Je ne servais pas cette monarchie de Juillet, je m’en tenais sévèrement isolé ; je ne voulais rien lui devoir ; mais elle était le gouvernement constitué du pays ; je répugnais à ces frondes et à ces ligues qui se jouaient la fois de la royauté et de la nation, et qui portaient dans leur sein des tempêtes qu’elles seraient incapables de maîtriser après les avoir déchaînées. Ces luttes parlementaires contre la coalition m’absorbèrent tout entier de 1839 à 1842. Je parlai et j’écrivis sans cesse pour dire à la Chambre : « On vous joue » ; et pour dire au pays « On vous perd. »

Dans un voyage que je fis à cette époque aux Pyrénées, je perdis une partie de mes papiers. Toussaint Louverture était du nombre de ces manuscrits égarés ; j’en eus peu de regret, et je n’y pensai plus. Quelques années après, mon caviste le retrouva dans ma cave servant de bourre a un panier de vin de Jurançon (le lait d’Henri IV), dont on m’avait fait présent à Pau. Je ne le relus pas et je le jetai dans l’immense rebut de mes vers : il aurait dû y rester toujours.

Mais après la république, un libraire intelligent et inventif (M. Michel Lévy) voulut bien m’offrir d’acquérir un volume de drame enfoui dans mes portefeuilles : j’acceptai avec reconnaissance ses conditions. Cette profession d’éditeur, qui met le commerce de moitié avec les idées, élargit le cœur et élève l’âme des libraires de Paris. J’ai trouvé toute ma vie en eux des hommes d’élite très-supérieurs à ce métier de vendre et d’acheter, qui rétrécit et qui endurcit quelquefois les trafics d’argent. Les éditeurs et les libraires sont la noblesse élégante, libérale et prodigue du commerce. Ils ont été la providence de mes mauvais jours. Les noms de Gosselin, de Ladvocat, de Didot, d’Urbain Canel, de Furne, de Michel Lévy, de Coquebert, véritable artiste qui mettait son âme dans ses affaires, resteront toujours dans ma mémoire comme des noms qui me rappellent plus de procédés que de contrats, plus d’amitié que de commerce. Les professions deviennent des dignités quand elles sont exercées avec tant de probité et tant de cordialité.

M. Michel Lévy avait le droit de faire représenter mon drame ; je regrettai qu’il en fît usage, mais je devais subir cet inconvénient de la publicité, et il était immense pour moi à une époque où la faveur publique m’avait abandonné et où l’obscurité était à la fois pour moi un repos et un asile. Il vient de faire représenter mon poëme sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un grand acteur a voilé sous la splendeur de son génie les imperfections de l’œuvre. Le public n’a vu que Frédérick Lemaître ; l’auteur a heureusement disparu derrière l’acteur.

Le drame a été oublié ; le grand comédien a été applaudi, il a grandi, et j’ai été sauvé d’une chute que j’avais méritée et acceptée d’avance. Tout est bien.

Maintenant que M. Michel Lévy publie le livre, il faut que je donne au lecteur le portrait réel et historique du héros des noirs. Je le prends dans les notes méditées du général Ramel, qu’un de mes collègues, représentant du peuple, possesseur de ces intéressants mémoires, veut bien me communiquer.

« Toussaint, dit le général Ramel, qui dessine ce portrait de Saint-Domingue et d’après nature, Toussaint est âgé de cinquante-cinq ans. Sa taille est ordinaire, son physique rebutant ; il est laid même dans l’espèce noire ; il naquit aux Gonaïves sur l’habitation d’Indéri, fut d’abord cocher, puisatier, et finit par être gérant de M. d’Héricourt. Il monte bien à cheval et lestement. La nature l’a doué d’un grand discernement ; il n’est pas trop communicatif. Brave, intrépide et prompt à se décider quand il le faut ; tous les ordres qu’il donne, il les écrit de sa main ; il n’est permis à aucun aide de camp ou secrétaire de décacheter ou lire les lettres et mémoires qu’on lui adresse ; lui seul les ouvre et les

lit avec beaucoup d’attention. Il ne fait pas attendre sa réponse, et ne revient jamais sur ses ordres ou sur ses décisions. De tout temps très-attaché à la doctrine de la religion chrétienne, il hait ceux qui négligent de la professer. Frugal, sobre jusqu’à l’excès : du manioc, quelques salaisons et de l’eau, voilà sa nourriture et sa boisson. Il croit fermement qu’il est l’homme annoncé par l’abbé Raynal, qui doit surgir un jour pour briser les fers des noirs. Bon époux, père tendre ; on ne peut qu’admirer l’attachement et le respect qu’il porte à son parrain qui reste en haut du Cap ; il ne vient jamais dans cette ville qu’il ne s’arrête chez lui en arrivant. Ce parrain est très-mal logé ; et n’a jamais voulu changer de demeure sous le règne de Toussaint. C’était un homme très-important, et qui a rendu de grands services. On l’a noyé depuis ; quelle en a été la raison ? je n’en sais rien. Toussaint fut d’abord l’ennemi du désordre et du brigandage. C’est par cette raison que, dès le commencement des troubles, il s’était retiré chez les Espagnols ; il fit avec eux la guerre à ses compatriotes, il s’y était même distingué. On ignore par quels moyens le général Lavaux le ramena dans le parti français. Il vint prendre rang dans l’armée française de Saint-Domingue ; il fut bientôt promu au grade de général de brigade, puis de division et de gouverneur. On dit que l’appétit vient en mangeant, il faut croire qu’il en est ainsi de l’ambition. Toussaint rendit de grands services au général Lavaux, et on lui doit l’expulsion des Anglais de la colonie.

» Un homme de couleur, le général Dumas, avait pu obtenir en Europe le commandement en chef d’une armée française ; Toussaint trouva donc tout juste et tout naturel de commander au moins à ses compatriotes qui le désiraient, le demandaient pour chef, et ne l’ont que trop bien secondé. Voilà le but où tendaient tous ses vœux et tous ses travaux. Bientôt il sentit qu’il fallait reconstruire ce qu’il avait détruit ; il s’en occupe avec beaucoup de ténacité, et tous les hommes lui sont bons, quelles que soient leur couleur et leur opinion.

» Malheur à qui oserait le tromper, il abhorre les menteurs. On lui en impose difficilement ; il est méfiant à l’excès, et pardonne rarement à ceux de sa couleur, dont il connaît bien le génie inquiet.

» Chaque année il envoie à son ancien maître, réfugié aux États-Unis, le produit de son habitation et beaucoup au delà… Je pourrais encore ajouter bien des choses. Je crois suffisant ce que je viens de dire.

» Ce ne sera pas une histoire dénuée d’intérêt que celle de Toussaint, si elle paraît jamais, et surtout si elle est écrite avec impartialité, et s’il est permis de tout dire.

» Lorsque Toussaint fut forcé de se soumettre, et qu’il eut obtenu que tout serait oublié, il vint au Cap ; il osa y entrer précédé de trompettes, trente guides en avant et autant en arrière ; il fut hué, insulté même par les habitants ; il était accompagné du général Hardi, vers lequel il se tourna, et il lui dit froidement ; « Voilà ce que sont les hommes partout ; je les ai vus à mes genoux, ces hommes qui m’injurient, mais ils ne tarderont pas à me regretter. » Il ne s’est pas trompé. Le général Leclerc le prévint ; on dit qu’il conspirait ; il fut arrêté et envoyé en France.

» Christophe est né dans l’île anglaise qui porte ce nom ; il est âgé de quarante ans. Il fut amené très-jeune à Saint-Domingue par un Anglais ; il y est resté longtemps domestique d’auberge ; tel était encore son état lorsque la révolution éclata dans la colonie ; il a pris une grande part dans les troubles de cette île. C’est Toussaint qui l’a fait général de brigade, aussi lui est-il très-attaché. Christophe est très-bien fait de sa personne. On ne saurait imaginer à quel point cet homme a l’usage du monde ; doué des formes les plus séduisantes, il s’explique avec beaucoup de clarté et parle bien le français. Quoique très-sobre, il aime néanmoins l’ostentation ; il est instruit, vain jusqu’au ridicule, enthousiaste de la liberté. Combien de fois ne m’a-t-il pas dit que si jamais on osait parler de remettre sa couleur en esclavage, il incendierait jusqu’au sol de Saint-Domingue ! Il avait pour le général Debel une antipathie insurmontable. D’où provenait-elle ? Je le sais bien ; mais il ne faut pas que tout soit connu.

» Christophe n’est pas cruel ; je suis sûr qu’il se fait violence quand il use de mesures de rigueur. Il commanda le Cap après la mort de Moïse, et il s’y était fait généralement aimer de toutes les couleurs. Aujourd’hui, c’est un ennemi irréconciliable très-dangereux, et qui jouera un grand rôle par ses talents militaires.

» Dessalines est un noir du Congo ; il est âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie est dure ; lorsqu’il entre en fureur le sang lui sort par les yeux et par la bouche. C’est l’Omar de Toussaint ; il le regarde comme un dieu, et dans le culte qu’il rend à son idole il entre autant de politique que d’attachement. De quelle bienveillance ne l’a pas comblé le général Leclerc ? Telle était sa faveur auprès de lui qu’on pouvait dire :

Les vainqueurs sont jaloux du bonheur des vaincus.

Dessalines est la terreur des noirs.

» Une émeute avait-elle éclaté, c’était lui que Toussaint envoyait, non pour apaiser mais pour châtier ; à son approche tout tremblait, il n’y avait aucune grâce à espérer. Dessalines est brave, mais n’a aucune instruction ; il est général en chef… Qui a pu décider sa défection ? Il ne faut pas en douter : l’arrestation de Toussaint. Cependant je ne puis croire qu’il puisse longtemps se conserver dans sa place avec si peu de moyens. Pour gouverner il faut plus que du courage et des moyens violents. Violentum nihil durabile.

» Maurepas est âgé de quarante ans ; il est né à Saint-Domingue, et y a été assez bien élevé ; il parle avec beaucoup de grâce et de précision. Bien fait de sa personne, gentil, même coquet, splendide en tout, d’une bravoure éprouvée et possédant l’art militaire au dernier point. Il lit beaucoup et a une bibliothèque choisie. Il aime la nation française autant qu’il déteste les Anglais. Il n’a jamais voulu séparer son sort de celui de Toussaint ; aussi nous a-t-il fait plus de mal à lui seul que tous les généraux de Toussaint. Lorsqu’il se soumit on lui conserva le commandement du port de Paix ; j’ai servi sous ses ordres. Il avait dans cette ville une maison qui aurait été belle à Paris. Rien n’avait été oublié pour l’embellir et la décorer. Elle devait avoir coûté des sommes immenses. J’ai constamment mangé à sa table. Dans les commencements, je ne revenais pas de mon étonnement de lui voir cette aisance à faire les honneurs de chez lui. Lorsque Toussaint eut été arrête pour être conduit en France, que Christophe, Clervaux, Pétion et Dessalines furent se réunir aux bandes du chef Sylla, qui le premier avait levé l’étendard de la révolte, que l’insurrection des noirs fut devenue générale, je dus me tenir en réserve et presque en défense contre Maurepas. Il s’en aperçut et me parut très-peiné de ma méfiance, il s’en expliqua avec franchise ; il me dit que son parti était pris, qu’il ne se séparerait pas une seconde fois de la France, quel que pût être le sort qui lui était réservé ; que si je voulais il m’allait remettre le commandement, et que je n’avais qu’à en écrire au général Leclerc et lui demander pour lui, Maurepas, de passer en France. Quoique content de cette explication, j’écrivis au capitaine général. Je ne reçus d’autre réponse que celle d’ordonner à Maurepas de se rendre au Cap pour y recevoir une destination ultérieure. Je lui communiquai cet ordre ; il ne balança pas à s’embarquer avec toute sa famille, et partit pour le Cap. J’appris quarante huit heures après qu’en entrant en rade, lui, sa femme, ses enfants en bas âge avaient été jetés à la mer. Il n’avait demandé d’autre grâce que celle de n’avoir pas les mains liées derrière le dos. Jamais nouvelle ne m’a plus contristé ; j’en fus tout absorbé. Je me rappelais qu’accompagnant Maurepas sur le port, et au moment de nous séparer, il m’avait dit en m’embrassant : « Vous ne me verrez plus, ils veulent me tuer ; le général Debel est mon ennemi. » Que ne lui dis-je pas pour le rassurer ? je lui donnai ma parole d’honneur qu’il n’avait rien à craindre. Le général Leclerc fut trompé, tout le prouve. Dans la supposition où le capitaine général aurait pris le parti de se débarrasser de tous les chefs noirs qui resteraient en son pouvoir, Laplumeret, Sablinet, qui vivent encore, auraient dû subir le même sort. La mort de Maurepas est l’effet d’une vengeance particulière dont j’ai bien ressenti ma part. Je ne fais assurément aucun cas de l’estime de Christophe et de Pétion ; cependant j’ai été peiné d’avoir été soupçonné par eux d’avoir livré Maurepas, dont, je le répète, je n’ai jamais reçu que de bons offices, et sur lequel, j’ose le dire, le capitaine général pouvait compter. Ce supplice ne produisit qu’un mauvais effet ; il décida l’entière défection des noirs, nous aliéna les indifférents, et une guerre à mort entre les deux couleurs fut dès ce moment déclarée. Quels hommes a-t-on noyés à Saint-Domingue ? des noirs faits prisonniers sur le champ de bataille ? non ; des conspirateurs ? encore moins ! On ne jugeait personne : sur un simple soupçon, un rapport, une parole équivoque, deux cents, quatre cents, huit cents, jusqu’à quinze cents noirs étaient jetés à la mer. J’ai vu de ces exemples, et j’en ai gémi. J’ai vu trois mulâtres frères subir le même sort. Le 28 frimaire ils se battaient dans nos rangs, deux y furent blessés ; le 29 on les jeta à la mer, au grand étonnement de l’armée et des habitants. Ils étaient riches et avaient une belle maison qui fut occupée deux jours après leur mort par le général. »

On sait comment l’infortuné Toussaint Louverture, arraché de sa patrie, fut amené en France et n’y trouva que l’hospitalité d’une prison d’État, au lieu de l’asile et des honneurs qu’on lui avait fait espérer. Cet homme, tout ébloui encore de l’importance qu’il avait acquise, tout superbe encore de l’autorité souveraine qu’il venait d’exercer, tout enivré des espérances de gloire et d’immortalité qui rayonnaient depuis sept ans autour de son front, fut enfermé par Bonaparte dans un cachot du fort de Joux, dans les plus âpres montagnes du Jura, sans soleil, sans famille, sans peuple ; il y languit quelques années et y mourut du froid du corps et du froid de l’âme. Ce ne fut que quarante-huit ans après ce martyre que le mot de liberté des noirs put enfin retentir sur son tombeau. Ses fils, héritiers de ce grand nom et rendus dignes de le porter par l’éducation qu’il leur avait donnée, le cachèrent, dit-on, longtemps dans l’obscurité en France, et se montrèrent au niveau de leur malheur et de la gloire de leur père. L’histoire et la France doivent réparation tardive de ces ostracismes du héros des noirs.

Tel est le fond réel du drame de Toussaint Louverture ; les accessoires n’ont que la réalité de l’imagination. Quand je l’écrivis, de mémoire, j’étais sans livres et sans documents, à la campagne, et je n’avais sous la main ni les faits, ni les couleurs propres à donner une valeur historique à ce tableau.

Je ne me dissimule aucune de ses nombreuses imperfections ; ce n’était dans mon intention qu’un discours en vers et en action en faveur de l’abolition de l’esclavage. L’esclavage est à jamais aboli ; aujourd’hui, qu’on me pardonne le drame en faveur de l’acte. Si mon nom est associé dans l’avenir de la race noire aux noms de Wilberforce et des abolitionnistes français, ce ne sera pas pour ce poëme, ce sera pour le 27 février 1848, où ma main signa l’émancipation de l’esclavage au nom de la France !

Les artistes de la scène sur laquelle ce drame a été représenté méritent plus que moi la reconnaissance des compatriotes de Toussaint. Ils ont encadré mes faibles vers dans tout le luxe d’art qui pouvait suppléer l’insuffisance du tableau. Les vers sont à moi, le drame est véritablement à eux. Bien que je ne doive pas récidiver, je l’espère, et que je ne sois qu’un auteur dramatique d’une soirée, il convient que je fasse comme mes confrères en poésie, et que je dise après le rideau baissé ce que j’ai éprouvé aux premières représentations, caché au fond d’une seconde loge, en voyant marcher, parler et agir sur la scène, ces vers, personnifiés dans des hommes, dans des femmes, dans des enfants, dans des jeunes filles, qui semblaient m’être renvoyés des régions de l’imagination comme les fantômes incarnés de mes conceptions. Le public leur a payé en applaudissements ce que je leur dois en reconnaissance. Frédérick Lemaître a été le Talma des noirs, un Talma des tropiques, aussi grand dessinateur, d’un caractère plus sauvage, plus ému, plus explosible que le Talma de Tacite, que nous avons vu chez nous se poser, marcher, penser et parler comme la statue vivante de l’histoire classique. C’est bien de Frédérick Lemaître que le public a pu dire ce que les Français disaient de Toussaint :

Cet homme est une nation.

Une jeune fille, sœur de mademoiselle Rachel, dont le nom impose la responsabilité du don théâtral, a bien porté, quoique si enfant, ce nom de famille si écrasant pour la scène. Mademoiselle Lia Félix a eu le souffle du tropique dans la poitrine, le cri de la liberté dans la voix, la fibre de l’amour filial dans le cœur ; il ne lui manque que des années pour avoir ce que sa sœur a en génie. Jemma a déguisé sous son talent la nullité d’un rôle ingrat, et les lacunes d’un mauvais acte qui remplit la scène sans la passionner. Tous les autres personnages ont concouru à l’œuvre avec zèle et désintéressement d’amour-propre, dans la proportion de leurs trop faibles rôles. Un compositeur intelligent et sensible a associé la musique aux vers ; il a trouvé des notes qui préludaient merveilleusement aux émotions que j’aurais voulu produire ; enfin, le théâtre a véritablement protégé l’écrivain. Mon seul mérite est de l’avouer. Je dois au théâtre de la Porte-Saint-Martin de la reconnaissance ; le public lui doit de l’estime ; les spectateurs et les lecteurs ne me doivent à moi que le pardon.

Paris, 15 avril 1850.


TOUSSAINT


LOUVERTURE
     
PERSONNAGES : ACTEURS :
     
TOUSSAINT LOUVERTURE M. Frédérick Lemaître.
LE PERE ANTOINE M. Marius.
SALVADOR M. Jemma.
ALBERT, (17 ans), fils de Toussaint M. Munié
ISAAC, (14 ans), fils de Toussaint Mlle Volnais.
LE GÉNÉRAL MOÏSE, neveu de Toussaint M. R. Drouville.
LE GÉNÉRAL LECLERC M. Deloris.
LE GÉNÉRAL ROCHAMBEAU M. Rey.
LE GÉNÉRAL PÉTION M. Dévéria.
LE GENERAL FERRANT M. A. Albert.
LE GENERAL BOUDET M. Vannoy.
LE GÉNÉRAL FRESSINET M. Mercier.
MAZULIME M. Mulin.
SAMUEL, instituteur-des noirs M. Linville.
SERBELLI, frère de Salvador M. Fleuret.
DESSALINES M. Lansoy.
UN MATELOT M. Dubois.
UN NOIR M. Coti.
UN AIDE DE CAMP M. Alexandre.
UN OFFICIER M. Néraut.
UN SOLDAT M. Potonnier.
UN AUTRE SOLDAT M. Bruno.
ADRIENNE, nièce de Toussaint (13 ans) Mlle Lia Félix.
MADAME LECLERC (Pauline Bonaparte) Mlle Dharville.
LUCIE Mlle Munié.
NINA Mlle Ramelli.
ANNAH Mme Devaux.


La scène est à Haïti.