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Traité élémentaire de chimie/Discours préliminaire

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DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.


Je n’avois pour objet lorsque j’ai entrepris cet ouvrage, que de donner plus de développement au Mémoire que j’ai lu à la séance publique de l’Académie des Sciences du mois d’avril 1787, sur la nécessité de réformer & de perfectionner la Nomenclature de la Chimie.

C’est en m’occupant de ce travail, que j’ai mieux senti que je ne l’avois encore fait jusqu’alors, l’évidence des principes qui ont été posés par l’Abbé de Condillac dans sa logique, & dans quelques autres de ses ouvrages. Il y établit que nous ne pensons qu’avec le secours des mots ; que les langues sont de véritables méthodes analytiques ; que l’algèbre la plus simple, la plus exacte & la mieux adaptée à son objet de toutes les manières de s’énoncer, est à-la-fois une langue & une méthode analytique ; enfin que l’art de raisonner se réduit à une langue bien faite. Et en effet tandis que je croyois ne m’occuper que de Nomenclature, tandis que je n’avois pour objet que de perfectionner le langage de la Chimie, mon ouvrage s’est transformé insensiblement entre mes mains, sans qu’il m’ait été possible de m’en défendre, en un Traité élémentaire de Chimie.

L’impossibilité d’isoler la Nomenclature de la science & la science de la Nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement formée de trois choses : la série des faits qui constituent la science ; les idées qui les rappellent ; les mots qui les expriment. Le mot doit faire naître l’idée ; l’idée doit peindre le fait : ce sont trois empreintes d’un même cachet ; & comme ce sont les mots qui conservent les idées & qui les transmettent, il en résulte qu’on ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage, & que quelque certains que fussent les faits, quelque justes que fussent les idées qu’ils auroient fait naître, ils ne transmettroient encore que des impressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pour les rendre.

La première partie de ce Traité fournira à ceux qui voudront bien le méditer, des preuves fréquentes de ces vérités ; mais comme je me suis vu forcé d’y suivre un ordre qui diffère essentiellement de celui qui a été adopté jusqu’à présent dans tous les ouvrages de Chimie, je dois compte des motifs qui m’y ont déterminé.

C’est un principe bien constant, & dont la généralité est bien reconnue dans les mathématiques, comme dans tous les genres de connoissances, que nous ne pouvons procéder pour nous instruire, que du connu à l’inconnu. Dans notre première enfance nos idées viennent de nos besoins ; la sensation de nos besoins fait naître l’idée des objets propres à les satisfaire, & insensiblement par une suite de sensations, d’observations & d’analyses, il se forme une génération successive d’idées toutes liées les unes aux autres, dont un observateur attentif peut même jusqu’à un certain point, retrouver le fil & l’enchaînement, & qui constituent l’ensemble de ce que nous savons.

Lorsque nous nous livrons pour la première fois à l’étude d’une science, nous sommes par rapport à cette science, dans un état très-analogue à celui dans lequel sont les enfans, & la marche que nous avons à suivre est précisément celle que suit la nature dans la formation de leurs idées. De même que dans l’enfant l’idée est un effet de la sensation, que c’est la sensation qui fait naître l’idée ; de même aussi pour celui qui commence à se livrer à l’étude des sciences physiques, les idées ne doivent être qu’une conséquence, une suite immédiate d’une expérience ou d’une observation.

Qu’il me soit permis d’ajouter que celui qui entre dans la carrière des sciences, est dans une situation moins avantageuse que l’enfant même qui acquiert ses premières idées ; si l’enfant s’est trompé sur les effets salutaires ou nuisibles des objets qui l’environnent, la nature lui donne des moyens multipliés de se rectifier. À chaque instant le jugement qu’il a porté se trouve redressé par l’expérience. La privation ou la douleur viennent à la suite d’un jugement faux ; la jouissance & le plaisir à la suite d’un jugement juste. On ne tarde pas avec de tels maîtres à devenir conséquent, & on raisonne bientôt juste quand on ne peut raisonner autrement sous peine de privation ou de souffrance.

Il n’en est pas de même dans l’étude & dans la pratique des sciences ; les faux jugemens que nous portons, n’intéressent ni notre existence, ni notre bien-être ; aucun intérêt physique ne nous oblige de nous rectifier : l’imagination au contraire qui tend à nous porter continuellement au-delà du vrai ; l’amour-propre & la confiance en nous-mêmes, qu’il sait si bien nous inspirer, nous sollicitent à tirer des conséquences qui ne dérivent pas immédiatement des faits : en sorte que nous sommes en quelque façon intéressés à nous séduire nous-mêmes. Il n’est donc pas étonnant que dans les sciences physiques en général, on ait souvent supposé au lieu de conclure ; que les suppositions transmises d’âge en âge, soient devenues de plus en plus imposantes par le poids des autorités qu’elles ont acquises, & qu’elles ayent enfin été adoptées & regardées comme des vérités fondamentales, même par de très-bons esprits.

Le seul moyen de prévenir ces écarts, consiste à supprimer ou au moins à simplifier autant qu’il est possible le raisonnement, qui est de nous & qui seul peut nous égarer ; à le mettre continuellement à l’épreuve de l’expérience ; à ne conserver que les faits qui ne sont que des données de la nature, & qui ne peuvent nous tromper ; à ne chercher la vérité que dans l’enchaînement naturel des expériences & des observations, de la même manière que les Mathématiciens parviennent à la solution d’un problème par le simple arrangement des données, & en réduisant le raisonnement à des opérations si simples, à des jugemens si courts, qu’ils ne perdent jamais de vue l’évidence qui leur sert de guide.

Convaincu de ces vérités, je me suis imposé la loi de ne procéder jamais que du connu à l’inconnu, de ne déduire aucune conséquence qui ne dérive immédiatement des expériences & des observations, & d’enchaîner les faits & les vérités chimiques dans l’ordre le plus propre à en faciliter l’intelligence aux commençans. Il étoit impossible qu’en m’assujettissant à ce plan, je ne m’écartasse pas des routes ordinaires. C’est en effet un défaut commun à tous les cours & à tous les traités de Chimie, de supposer dès les premiers pas des connoissances que l’élève ou le lecteur ne doivent acquérir que dans les leçons subséquentes. On commence dans presque tous par traiter des principes des corps ; par expliquer la table des affinités, sans s’apercevoir qu’on est obligé de passer en revue dès le premier jour les principaux phénomènes de la Chimie, de se servir d’expressions qui n’ont point été définies, & de supposer la science acquise par ceux auxquels on se propose de l’enseigner. Aussi est-il reconnu qu’on n’apprend que peu de chose dans un premier cours de Chimie ; qu’une année suffit à peine pour familiariser l’oreille avec le langage, les yeux avec les appareils, & qu’il est presqu’impossible de former un Chimiste en moins de trois ou quatre ans.

Ces inconvéniens tiennent moins à la nature des choses qu’à la forme de l’enseignement, & c’est ce qui m’a déterminé à donner à la Chimie une marche qui me paroît plus conforme à celle de la nature. Je ne me suis pas dissimulé qu’en voulant éviter un genre de difficultés je me jettois dans un autre, & qu’il me seroit impossible de les surmonter toutes ; mais je crois que celles qui restent n’appartiennent point à l’ordre que je me suis prescrit ; qu’elles sont plutôt une suite de l’état d’imperfection où est encore la Chimie. Cette science présente des lacunes nombreuses qui interrompent la série des faits, & qui exigent des raccordemens embarrassans & difficiles. Elle n’a pas, comme la Géométrie élémentaire, l’avantage d’être une science complète & dont toutes les parties sont étroitement liées entr’elles ; mais en même temps sa marche actuelle est si rapide ; les faits s’arrangent d’une manière si heureuse dans la doctrine moderne, que nous pouvons espérer, même de nos jours, de la voir s’approcher beaucoup du degré de perfection qu’elle est susceptible d’atteindre.

Cette loi rigoureuse, dont je n’ai pas dû m’écarter, de ne rien conclure au-delà de ce que les expériences présentent, & de ne jamais suppléer au silence des faits, ne m’a pas permis de comprendre dans cet Ouvrage la partie de la Chimie la plus susceptible, peut-être, de devenir un jour une science exacte : c’est celle qui traite des affinités chimiques ou attractions électives. M. Geoffroy, M. Gellert, M. Bergman, M. Schéele, M. de Morveau, M. Kirwan & beaucoup d’autres ont déjà rassemblé une multitude de faits particuliers, qui n’attendent plus que la place qui doit leur être assignée ; mais les données principales manquent, ou du moins celles que nous avons ne sont encore ni assez précises ni assez certaines, pour devenir la base fondamentale sur laquelle doit reposer une partie aussi importante de la Chimie. La science des affinités est d’ailleurs à la Chimie ordinaire ce que la Géométrie transcendante est à la Géométrie élémentaire, & je n’ai pas cru devoir compliquer par d’aussi grandes difficultés des Élémens simples & faciles qui seront, à ce que j’espère, à la portée d’un très-grand nombre de Lecteurs.

Peut-être un sentiment d’amour-propre a-t-il, sans que je m’en rendisse compte à moi-même, donné du poids à ces réflexions. M. de Morveau est au moment de publier l’article Affinité de l’Encyclopédie méthodique, & j’avois bien des motifs pour redouter de travailler en concurrence avec lui.

On ne manquera pas d’être surpris de ne point trouver dans un Traité élémentaire de Chimie, un Chapitre sur les parties constituantes & élémentaires des corps : mais je ferai remarquer ici que cette tendance que nous avons à vouloir que tous les corps de la nature ne soient composés que de trois ou quatre élémens, tient à un préjugé qui nous vient originairement des philosophes grecs. L’admission de quatre élémens qui, par la variété de leurs proportions, composent tous les corps que nous connoissons, est une pure hypothèse imaginée long tems avant qu’on eût les premières notions de la Physique expérimentale & de la Chimie. On n’avoit point encore de faits, & l’on formoit des systèmes ; & aujourd’hui que nous avons rassemblé des faits, il semble que nous nous efforcions de les repousser, quand ils ne quadrent pas avec nos préjugés ; tant il est vrai que le poids de l’autorité de ces pères de la philosophie humaine se fait encore sentir, & qu’elle pèsera sans doute encore sur les générations à venir.

Une chose très-remarquable, c’est que tout en enseignant la doctrine des quatre élémens, il n’est aucun Chimiste qui par la force des faits n’ait été conduit à en admettre un plus grand nombre. Les premiers Chimistes qui ont écrit depuis le renouvellement des Lettres, regardoient le soufre & le sel comme des substances élémentaires qui entroient dans la combinaison d’un grand nombre de corps : ils reconnoissoient donc l’existence de six élémens, au lieu de quatre. Beccher admettoit trois terres, & c’étoit de leur combinaison & de la différence des proportions que résultoit, suivant lui, la différence qui existe entre les substances métalliques. Stahl a modifié ce système : tous les Chimistes qui lui ont succédé se sont permis d’y faire des changemens, même d’en imaginer d’autres, mais tous se sont laissé entraîner à l’esprit de leur siècle, qui se contentoit d’assertions sans preuves, ou du moins qui regardoit souvent comme telles de très-légères probabilités.

Tout ce qu’on peut dire sur le nombre & sur la nature des élémens se borne suivant moi à des discussions purement métaphysiques : ce sont des problèmes indéterminés qu’on se propose de résoudre, qui sont susceptibles d’une infinité de solutions, mais dont il est très-probable qu’aucune en particulier n’est d’accord avec la nature. Je me contenterai donc de dire que si par le nom d’élémens, nous entendons désigner les molécules simples & indivisibles qui composent les corps, il est probable que nous ne les connoissons pas : que si au contraire nous attachons au nom d’élémens ou de principes des corps l’idée du dernier terme auquel parvient l’analyse, toutes les substances que nous n’avons encore pu décomposer par aucun moyen, sont pour nous des élémens ; non pas que nous puissions assurer que ces corps que nous regardons comme simples, ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou même d’un plus grand nombre de principes, mais puisque ces principes ne se séparent jamais, ou plutôt puisque nous n’avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière des corps simples, & nous ne devons les supposer composés qu’au moment où l’expérience & l’observation nous en auront fourni la preuve.

Ces réflexions sur la marche des idées, s’appliquent naturellement au choix des mots qui doivent les exprimer. Guidé par le travail que nous avons fait en commun en 1787, M. de Morveau, M. Berthollet. M. de Fourcroy & moi sur la Nomenclature de la Chimie ; j’ai désigné autant que je l’ai pu les substances simples par des mots simples, & ce sont elles que j’ai été obligé de nommer les premières. On peut se rappeler que nous nous sommes efforcés de conserver à toutes ces substances les noms qu’elles portent dans la société : nous ne nous sommes permis de les changer que dans deux cas ; le premier à l’égard des substances nouvellement découvertes & qui n’avoient point encore été nommées, ou du moins pour celles qui ne l’avoient été que depuis peu de tems, & dont les noms encore nouveaux n’avoient point été sanctionnés par une adoption générale : le second lorsque les noms adoptés soit par les anciens, soit par les modernes, nous ont paru entraîner des idées évidemment fausses ; lorsqu’ils pouvoient faire confondre la substance qu’ils désignoient avec d’autres, qui sont douées de propriétés différentes ou opposées. Nous n’avons fait alors aucune difficulté de leur en substituer d’autres que nous avons empruntés principalement du Grec : nous avons fait en sorte qu’ils exprimassent la propriété la plus générale, la plus caractéristique de la substance ; & nous y avons trouvé l’avantage de soulager la mémoire des commençans qui retiennent difficilement un mot nouveau lorsqu’il est absolument vuide de sens, & de les accoutumer de bonne heure à n’admettre aucun mot sans y attacher une idée.

À l’égard des corps qui sont formés de la réunion de plusieurs substances simples, nous les avons désignés par des noms composés comme le sont les substances elles-mêmes ; mais comme le nombre des combinaisons binaires est déjà très-considérable, nous serions tombés dans le désordre & dans la confusion, si nous ne nous fussions pas attachés à former des classes. Le nom de classes & de genres est dans l’ordre naturel des idées, celui qui rappelle la propriété commune à un grand nombre d’individus : celui d’espèces au contraire, est celui qui ramène l’idée aux propriétés particulières à quelques individus.

Ces distinctions ne sont pas faites comme on pourroit le penser, seulement par la métaphysique ; elles le sont par la nature. Un enfant, dit l’Abbé de Condillac, appelle du nom d’arbre le premier arbre que nous lui montrons. Un second arbre qu’il voit ensuite lui rappelle la même idée ; il lui donne le même nom ; de même à un troisième, à un quatrième, & voilà le mot d’arbre donné d’abord à un individu, qui devient pour lui un nom de classe ou de genre, une idée abstraite qui comprend tous les arbres en général. Mais lorsque nous lui aurons fait remarquer que tous les arbres ne servent pas aux mêmes usages, que tous ne portent pas les mêmes fruits, il apprendra bientôt à les distinguer par des noms spécifiques & particuliers. Cette logique est celle de toutes les sciences ; elle s’applique naturellement à la Chimie.

Les acides, par exemple, sont composés de deux substances de l’ordre de celles que nous regardons comme simples, l’une qui constitue l’acidité & qui est commune à tous ; c’est de cette substance que doit être emprunté le nom de classe ou de genre : l’autre qui est propre à chaque acide, qui les différencie les uns des autres, & c’est de cette substance que doit être emprunté le nom spécifique.

Mais dans la plupart des acides, les deux principes constituans, le principe acidifiant & le principe acidifié, peuvent exister dans des proportions différentes, qui constituent toutes des points d’équilibre ou de saturation ; c’est ce qu’on observe dans l’acide sulfurique & dans l’acide sulfureux ; nous avons exprimé ces deux états du même acide en faisant varier la terminaison du nom spécifique.

Les substances métalliques qui ont été exposées à l’action réunie de l’air & du feu, perdent leur éclat métallique, augmentent de poids & prennent une apparence terreuse ; elles sont dans cet état composées, comme les acides, d’un principe qui est commun à toutes, & d’un principe particulier propre à chacune : nous avons dû également les classer sous un nom générique dérivé du principe commun, & le nom que nous avons adopté est celui d’oxide ; nous les avons ensuite différenciées les unes des autres par le nom particulier du métal auquel elles appartiennent.

Les substances combustibles qui, dans les acides & dans les oxides métalliques, sont un principe spécifique & particulier, sont susceptibles de devenir à leur tour un principe commun à un grand nombre de substances. Les combinaisons sulfureuses ont été long-temps les seules connues en ce genre : on sait aujourd’hui, d’après les expériences de MM. Vandermonde, Monge & Berthollet, que le charbon se combine avec le fer, & peut-être avec plusieurs autres métaux ; qu’il en résulte, suivant les proportions, de l’acier, de la plombagine, &c. On sait également, d’après les expériences de M. Pelletier, que le phosphore se combine avec un grand nombre de substances métalliques. Nous avons encore rassemblé ces différentes combinaisons sous des noms génériques dérivés de celui de la substance commune, avec une terminaison qui rappelle cette analogie, & nous les avons spécifiées par un autre nom dérivé de leur substance propre.

La nomenclature des êtres composés de trois substances simples, présentoit un peu plus de difficultés en raison de leur nombre, & sur-tout parce qu’on ne peut exprimer la nature de leurs principes constituans, sans employer des noms plus composés. Nous avons eu à considérer dans les corps qui forment cette classe, tels que les sels neutres, par exemple, 1.o le principe acidifiant qui est commun à tous ; 2.o le principe acidifiable qui constitue leur acide propre ; 3.o la base saline, terreuse, ou métallique qui détermine l’espèce particulière de sel. Nous avons emprunté le nom de chaque classe de sels de celui du principe acidifiable, commun à tous les individus de la classe ; nous avons ensuite distingué chaque espèce par le nom de la base saline, terreuse, ou métallique, qui lui est particulière.

Un sel, quoique composé des trois mêmes principes, peut être cependant dans des états très-différens, par la seule différence de leur proportion. La nomenclature que nous avons adoptée auroit été défectueuse si elle n’eût pas exprimé ces différens états, & nous y sommes principalement parvenus par des changemens de terminaison que nous avons rendu uniformes pour un même état des différens sels.

Enfin nous sommes arrivés au point que par le mot seul, on reconnoît sur le champ quelle est la substance combustible qui entre dans la combinaison dont il est question ; si cette substance combustible est combinée avec le principe acidifiant, & dans quelle proportion ; dans quel état est cet acide ; à quelle base il est uni ; s’il y a saturation exacte ; si c’est l’acide, ou bien la base qui est en excès.

On conçoit qu’il n’a pas été possible de remplir ces différentes vues sans blesser quelquefois des usages reçus, & sans adopter des dénominations qui ont paru dures & barbares dans le premier moment ; mais nous avons observé que l’oreille s’accoutumoit promptement aux mots nouveaux, surtout lorsqu’ils se trouvoient liés à un système général & raisonné. Les noms, au surplus, qui s’employoient avant nous, tels que ceux de poudre d’algaroth, de sel alembroth, de pompholix, d’eau phagédénique, de turbith minéral, de colcothar, & beaucoup d’autres, ne sont ni moins durs, ni moins extraordinaires ; il faut une grande habitude & beaucoup de mémoire pour se rappeler les substances qu’ils expriment, & surtout pour reconnoître à quel genre de combinaison ils appartiennent. Les noms d’huile de tartre par défaillance, d’huile de vitriol, de beurre d’arsénic & d’antimoine, de fleurs de zinc, &c. sont plus impropres encore, parce qu’ils font naître des idées fausses ; parce qu’il n’existe, à proprement parler, dans le règne minéral, & sur-tout dans le règne métallique, ni beurres, ni huiles, ni fleurs ; enfin parce que les substances qu’on désigne sous ces noms trompeurs, sont de violens poisons.

On nous a reproché lorsque nous avons publié notre Essai de Nomenclature chimique, d’avoir changé la langue que nos maîtres ont parlée, qu’ils ont illustrée & qu’ils nous ont transmise ; mais on a oublié que c’étoient Bergman & Macquer qui avoient eux-mêmes sollicité cette réforme. Le savant Professeur d’Upsal, M. Bergman, écrivoit à M. de Morveau, dans les derniers temps de sa vie : ne faites grâce à aucune dénomination impropre : ceux qui savent déjà entendront toujours ; ceux qui ne savent pas encore, entendront plus tôt.

Peut-être seroit-on plus fondé à me reprocher de n’avoir donné dans l’Ouvrage que je présente au Public, aucun historique de l’opinion de ceux qui m’ont précédé ; de n’avoir présenté que la mienne sans discuter celle des autres. Il en est résulté que je n’ai pas toujours rendu à mes confrères, encore moins aux Chimistes étrangers, la justice qu’il étoit dans mon intention de leur rendre : mais je prie le Lecteur de considérer que si l’on accumuloit les citations dans un ouvrage élémentaire, si l’on s’y livroit à de longues discussions sur l’historique de la science & sur les travaux de ceux qui l’ont professée, on perdroit de vue le véritable objet qu’on s’est proposé, & l’on formeroit un ouvrage d’une lecture tout-à-fait fastidieuse pour les commençans. Ce n’est ni l’histoire de la science, ni celle de l’esprit humain qu’on doit faire dans un traité élémentaire : on ne doit y chercher que la facilité, la clarté ; on en doit soigneusement écarter tout ce qui pourroit tendre à détourner l’attention. C’est un chemin qu’il faut continuellement aplanir, dans lequel il ne faut laisser subsister aucun obstacle qui puisse apporter le moindre retard. Les sciences présentent déjà par elles-mêmes assez de difficultés, sans en appeler encore qui leur sont étrangères. Les Chimistes s’apercevront facilement d’ailleurs que je n’ai presque fait usage dans la première partie que des expériences qui me sont propres. Si quelquefois il a pu m’échapper d’adopter, sans les citer, les expériences ou les opinions de M. Berthollet, de M. de Fourcroy, de M. de la Place, de M. Monge, & de ceux en général qui ont adopté les mêmes principes que moi, c’est que l’habitude de vivre ensemble, de nous communiquer nos idées, nos observations, notre manière de voir, a établi entre nous une sorte de communauté d’opinions dans laquelle il nous est souvent difficile à nous-mêmes de distinguer ce qui nous appartient plus particulièrement.

Tout ce que je viens d’exposer sur l’ordre que je me suis efforcé de suivre dans la marche des preuves & des idées, n’est applicable qu’à la première partie de cet ouvrage : c’est elle seule qui contient l’ensemble de la doctrine que j’ai adoptée ; c’est à elle seule que j’ai cherché à donner la forme véritablement élémentaire.

La seconde partie est principalement formée des tableaux de la nomenclature des sels neutres. J’y ai joint seulement des explications très-sommaires, dont l’objet est de faire connoître les procédés les plus simples pour obtenir les différentes espèces d’acides connus : cette seconde partie ne contient rien qui me soit propre ; elle ne présente qu’un abrégé très-concis de résultats extraits de différens ouvrages.

Enfin j’ai donné dans la troisième partie une description détaillée de toutes les opérations relatives à la Chimie moderne. Un ouvrage de ce genre paroissoit désiré depuis long-temps, & je crois qu’il sera de quelqu’utilité. En général la pratique des expériences, & sur-tout des expériences modernes, n’est point assez répandue ; & peut-être si, dans les différens Mémoires que j’ai donnés à l’Académie, je me fusse étendu davantage sur le détail des manipulations, me serois-je fait plus facilement entendre, & la science auroit-elle fait des progrès plus rapides. L’ordre des matières dans cette troisième partie m’a paru à-peu-près arbitraire, & je me suis seulement attaché à classer dans chacun des huit chapitres qui la composent, les opérations qui ont ensemble le plus d’analogie. On s’appercevra aisément que cette troisième partie n’a pu être extraite d’aucun ouvrage, & que dans les articles principaux, je n’ai pu être aidé que de ma propre expérience.

Je terminerai ce Discours préliminaire en transcrivant littéralement quelques passages de M. l’Abbé de Condillac, qui me paroissent peindre avec beaucoup de vérité l’état où étoit la Chimie dans des temps très-rapprochés du nôtre.[1] Ces passages qui n’ont point été faits exprès, n’en acquerront que plus de force, si l’application en paroît juste.

« Au lieu d’observer les choses que nous voulions connoître, nous avons voulu les imaginer. De supposition fausse en supposition fausse, nous nous sommes égarés parmi une multitude d’erreurs ; & ces erreurs étant devenues des préjugés, nous les avons prises par cette raison pour des principes : nous nous sommes donc égarés de plus en plus. Alors nous n’avons su raisonner que d’après les mauvaises habitudes que nous avions contractées. L’art d’abuser des mots sans les bien entendre a été pour nous l’art de raisonner… Quand les choses sont parvenues à ce point, quand les erreurs se sont ainsi accumulées, il n’y a qu’un moyen de remettre l’ordre dans la faculté de penser ; c’est d’oublier tout ce que nous avons appris, de reprendre nos idées à leur origine, d’en suivre la génération, & de refaire, comme dit Bacon, l’entendement humain.

Ce moyen est d’autant plus difficile, qu’on se croit plus instruit. Aussi des Ouvrages où les sciences seroient traitées avec une grande netteté, une grande précision, un grand ordre, ne seroient-ils pas à la portée de tout le monde. Ceux qui n’auroient rien étudié les entendroient mieux que ceux qui ont fait de grandes études, & surtout que ceux qui ont écrit beaucoup sur les sciences. »

M. l’Abbé de Condillac ajoute à la fin du chapitre V : « Mais enfin les sciences ont fait des progrès, parce que les Philosophes ont mieux observé, & qu’ils ont mis dans leur langage la précision & l’exactitude qu’ils avoient mises dans leurs observations ; ils ont corrigé la langue, & l’on a mieux raisonné. »

  1. Partie 2, Chapitre I.