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Trente ans de vie française/I. – Les Idées de Charles Maurras/Avertissement

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Les Idées de Charles Maurras
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 5-6).

AVERTISSEMENT POUR « TRENTE ANS
DE PENSÉE FRANÇAISE (1890-1920) »

Cet ouvrage en quatre parties, dont les trois premières et des morceaux de la dernière sont écrites, étudiera les courants principaux qui ont donné son modelé à un ensemble de nature française : les trente ans qui vont environ de 1890 à 1920 et qui forment, pour des raisons qui seront mises en lumière dans la dernière partie, un mortalis œvi spatium aussi circonscrit et l’aire d’une génération aussi définie que la continuité indivisible du temps le rend possible.

Les trois premiers volumes traiteront des trois influences capitales, des trois idées les plus vivantes qui aient agi sur ces trente années. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il s’agisse là des trois plus grands écrivains d’aujourd’hui, ni que dans cinquante ans ces trois Pyramides et non pas d’autres marqueront notre temps sur l’horizon de nos successeurs. L’influence de Lamennais fut par exemple aussi grande sur son temps que celle de M. Maurras, celle de Michelet dépassa sans doute celle de M. Barrès, et vers 1890 les jeunes gens demandaient à Guyau le sentiment raisonné de la vie que propose aujourd’hui la philosophie bergsonienne. Aujourd’hui ces noms n’apparaissent plus dans les mêmes perspectives. Mais d’autre part sur la génération 1870-1890 les deux pylônes Taine et Renan subsistent à peu près. Il n’est donc pas défendu de chercher, même dans cet ordre, à fournir quelques pressentiments vraisemblables.

La dernière partie reprendra la question d’un point de vue critique et avec une mise en place dans la durée que ne comportaient pas les trois monographies. Elle étudiera les autres influences, les autres courants qui se sont mêlés aux trois premiers. Elle s’attachera à concevoir sous l’aspect d’une unité vivante ce morceau compact, bien ordonné par un destin artiste, composé comme un paysage, de trente années où se concentrèrent, de foyers divers, sur les grandes idées françaises, sur les thèmes originels ou les Mères d’une nation, tant de puissantes et vivantes clartés.

Les trois quarts de l’ouvrage ont été rédigés en campagne, de 1915 à 1918, dans les loisirs que m’ont laissés la vie de tranchées, les occupations inattendues et variées du territorial au front, et, la dernière année, un coin de table sédentaire. Ecrits en guerre, il était naturel qu’ils respirassent la paix. Des puissances pélasgiques, rudes, bienveillantes en somme, m’ont paru sculpter, aménager un rocher de l’Acropole où les deux divinités intérieures, la Minerve et le Neptune qui se disputent au sein d’un peuple, fussent acceptées dans leur lutte, héroïsées dans leur attitude guerrière, sollicitées l’une et l’autre pour des bienfaits parallèles, — une aire lumineuse où l’esprit ne se sentît pas permis de haïr ceux-ci, d’exclure ceux-là, de découper dans une continuité nationale ces morceaux arbitraires et durs qui servent de projectiles dans la bataille des idées. Des trois figures qui sont étudiées dans les trois premiers volumes, la dernière seule vit dans l’atmosphère pure de la pensée ; les deux autres habitent dans cet air un peu inférieur sujet aux éclats, aux disputes, aux tempêtes, que les anciens avaient, au-dessous de Jupiter, personnifié en Junon, divinité de tempérament parfois injurieux, mais, ne l’oublions pas, gardienne du foyer et des saintes lois de la cité. Quels que soient ces conflits célestes entre l’ether et la région des orages, observons que nous avons là peut-être un ménage véritable et un groupe harmonieux disposé dans le cercle d’une seule idée, celle de la continuité : continuité française serrée par M. Maurras autour de la personne vivante du roi ; continuité d’un développement humain, décrite authentiquement par M. Barrès en une grande courbe, d’une profondeur à un sommet, d’une racine à des branches, d’un individu volontaire à une discipline nationale ; continuité du monde intérieur et de l’univers, épousés de leur cœur vivant par la pensée bergsonienne, identifiés avec un nouvel absolu, celui de la durée. La continuité que nous trouverons dans ces trente années de vie, d’intelligence et de réflexion françaises, elle apparaîtra par un certain côté comme le reflet même et la conséquence de l’idée de continuité dont ces trois pensées et d’autres encore s’efforcent de reconnaître la source, de peser la vérité et les services.