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Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/VII. L’art

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 51-69).
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Livre V

VII

L’ART

La philosophie de M. Bergson nous rappelle si souvent celle de Schopenhauer (dont elle procède d’ailleurs si peu) qu’il serait possible d’en placer l’exposé dans le cadre des quatre livres du Monde comme volonté, mais un cadre dont la deuxième et la quatrième division resteraient encore en grande partie vides. Le second livre du Monde contient une esthétique et le dernier livre une morale. M. Bergson n’a donné ni l’une ni l’autre. Il a songé à les écrire. Le Rire traite avec profondeur un chapitre d’esthétique, et je ne crois pas que M. Bergson ait abandonné l’espoir de voir ses réflexions sur le problème moral acquérir une certitude qui les rende dignes d’une exposition méthodique. En matière d’esthétique nous pouvons cependant apercevoir les directions du bergsonisme, en dégager des idées générales sur la nature profonde et la fonction humaine de l’art.

L’art n’est pas la philosophie, et cependant il est probable que sans la faculté artistique l’homme ne se serait pas élevé à la philosophie. Pareillement M. Bergson est philosophe et non artiste. Il y a un singulier contraste entre cette philosophie de la vie et ce style purement intellectuel, incroyablement lucide (la lumière même, a dit avec raison M. Gillouin), qu’on pourrait appeler, comme lui-même appelle l’intelligence « projection nécessairement plane d’une réalité qui a relief et profondeur ». Et pourtant cette philosophie ne se serait pas produite sans certains éléments qui lui sont communs avec l’art. Cette philosophie comme presque toutes les autres. On a reproché à M. Bergson, les tenant indignes d’un philosophe, ses abondantes images, comme si tous les grands philosophes n’avaient pas été de grands créateurs d’images, sauf Kant qui en a encore néanmoins quelques-unes fort belles. Mais les images qui sont des fins pour le poète sont moyens pour le philosophe. « L’intuition philosophique, dit M. Bergson dans une lettre à M. Hoffding, après s’être engagée dans la même direction que l’intuition artistique, va beaucoup plus loin : elle prend le vital avant son éparpillement, en images, tandis que l’art porte sur les images. » Les images de M. Bergson sont faites pour donner au lecteur l’idée du courant qui les a déposées et dépassées. Il nous semble que ce courant comporte une multiplicité indéfinie d’images dont quelques-unes seulement s’explicitent. Cette philosophie a beau ne pas être une œuvre d’art, elle ne pourrait pas plus se produire sans l’imitation de l’œuvre d’art, sans la sympathie avec l’œuvre d’art, qu’elle ne pourrait se formuler sans les mots.

Au centre du bergsonisme, il y a ce que M. Berthelot appelle l’idée de vie, et qui n’est pas plus idée que sentiment ou volonté : disons la conscience de la vie comme d’un élan imprévisible et créateur. Cet élan le philosophe nous le fait comprendre, mais il ne nous le fait pas le voir. Il ne peut que nous apprendre à le voir, comme dans l’allégorie de la caverne. À le voir d’abord en nous. Et ensuite et surtout chez ceux des hommes où cet élan apparaît en gros traits, substantiel et chargé, créateur d’objets qui demeurent, c’est-à-dire chez les artistes. Si la réalité est création, c’est dans nos moments de création que nous saisirons la réalité : tels, l’acte générateur, l’amour maternel, la production de l’œuvre d’art. « Le temps est invention ou il n’est rien du tout. » Dès lors le temps réel nous apparaîtra plus clairement dans l’invention la plus pure et la plus forte, l’invention artistique. Il n’en est pas en effet des productions de l’amour et de l’art comme de la production des outils, des machines, et en général de tout le travail utilitaire. Dans ces derniers cas produire c’est vouloir produire, créer c’est créer d’abord le modèle sur lequel on créera, comme le démiurge du Timée. Mais dans l’amour comme dans l’art l’acte de création est incommensurable avec la réalité créée. Comme un œil est produit par l’acte simple de la vision, un homme est fait dans l’acte simple de la génération. « La nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main. » Elle a eu sans doute le même complexus de plaisir et de peine que des parents à faire un enfant, un poète à écrire un poème. « L’acte d’organisation a quelque chose d’explosif. Il lui faut, au départ, le moins de place possible, un minimum de matière, comme si les formes organisatrices n’entraient dans l’espace qu’à regret. Le spermatozoïde, qui met en mouvement le processus évolutif de la vie embryonnaire, est une des plus petites cellules de l’organisme[1] »

Il va de soi que la production artistique, qui a besoin de matière, ne réalise jamais cet état explosif. « La fabrication va de la périphérie au centre, ou, comme diraient les philosophes, du multiple à l’un. Au contraire le travail d’organisation va du centre à la périphérie[2]. » Mais la création artistique n’est pas, comme celle de la vie, un pur travail d’organisation, comportant un minimum de matière. Elle implique une exigence de matière. Elle est intermédiaire entre le travail d’organisation et le travail de fabrication. Elle peut être assez proche de la première, comme le Satyre de Victor Hugo écrit tout entier en quatre ou cinq matinées d’inspiration, ou fort voisine de la dernière, comme une tragédie de Voltaire, faite de centons. Les rapports du génie et du métier ne peuvent se définir facilement et restent une des questions complexes de l’esthétique.

Dans l’art comme dans l’amour, l’acte de création est incommensurable avec la réalité créée. « Nous pourrions l’accepter, dit M. Bergson de l’imprévisible, en tant que nous sommes artistes, car l’art vit de création et implique une croyance latente à la spontanéité de la nature. Mais l’art désintéressé est un luxe, comme la pure spéculation. Bien avant d’être artistes, nous sommes artisans[3]. » L’art comme la philosophie consistent à remonter et à dépasser cette nature d’artisan, d’homo faber, pour atteindre, sur leurs deux registres particuliers, la vision désintéressée. Mais ce désintéressement ne saurait être réalisé longtemps ni purement. De même que nous ne pouvons philosopher sans nous servir de ces concepts qui tournent le dos à la réalité de la philosophie, de même nous ne pouvons être artistes sans être dans une certaine mesure artisans. Il est vrai que, par compensation, à certaines époques on n’était pas artisan sans être artiste. Bien plus, dans le détail de notre vie même, dans les moments de notre durée, nous distinguons ou plutôt nous unissons un élément artisan et un élément artiste. « Le portrait achevé s’explique par la physionomie du modèle, par la nature de l’artiste, par les couleurs délayées sur la palette : mais, même avec la connaissance de ce qui l’explique, personne, pas même l’artiste, n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fut produit, hypothèse absurde qui se détruit d’elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie dont nous sommes les artisans. Chacun d’eux est une espèce de création[4]. » Il ne l’est que dans une certaine mesure, comme l’œuvre d’art elle-même. Le mécanisme, la routine, le prévu, l’encrassent si facilement ! Si vite nous abandonne l’étincelle de génie artistique que tout homme probablement apporte, et si vite nous devenons de purs artisans ! Nous perdons alors, avec notre nature, cela même qui est en nous l’image de la nature créatrice. « Perdre sa nature, dit Anatole France, c’est le crime irrémissible, c’est la damnation certaine, c’est le pacte avec le diable. »

Mais l’artiste lui-même ne l’exprime qu’en la perdant en partie. L’élan vital se traduit par des formes dont le double caractère est de ne jamais l’épuiser, et de constituer leur matière par un simple arrêt de leur action génératrice. Or ce sont les caractères mêmes du génie artistique. Ses créations ne l’épuisent pas, mais il ne crée réellement ses formes que par une certaine interruption de son courant créateur. « Les lignes originales dessinées par l’artiste ne sont-elles pas déjà, elles-mêmes, la fixation et comme la congélation d’un mouvement[5] ? » Certes la création artistique est généralement une joie. Mais au-dessus de cette joie l’artiste en conçoit une où il réunirait les deux natures contradictoires du créateur et du contemplateur, où il jouirait librement de ce mouvement, sans être obligé de l’incarner dans des formes, de le durcir et de le faire durer. La composition torrentielle et presque panique du Satyre dut être pour Hugo une joie magnifique, mais le satyre lui-même donne l’idée d’une joie supérieure, celle de l’élan vital pur, dans la magie de son acte créateur, et qui ne s’appuie sur aucune matérialité, si ce n’est, à peine, celle de la flûte de Mercure et de la lyre d’Apollon, brisées bientôt dans ses doigts terribles. Le satyre c’est le génie même de Hugo, moins les nécessités de la fabrication et de la matérialité ; c’est le génie pur, consubstantiel à l’élan pur de la vie.

Si l’art n’existait pas, notre esprit serait peut-être enfermé sans issue dans le mécanisme et le finalisme, n’ayant que le choix entre ces deux aspects de la fabrication ; le mécanisme, produit de cette mathématique spontanée qui n’est que la pente même de notre esprit, ne voit dans la nature que des répétitions ; le finalisme, produit de notre naturel artisan, n’y voit que des fabrications. Mais dès que nous réfléchissons sur l’art, nous constatons que mécanisme et finalisme ne sont que des points de vue partiels, « car l’art vit de création et implique une croyance latente en la spontanéité de la nature[6] ». L’art dépasse le mécanisme en ce qu’il ne répète rien, il dépasse le finalisme en ce qu’il n’a pas de modèle. Il imite, ou plutôt prolonge l’opération de la nature, il n’imite ni ne reproduit les créations de la nature. Il serait, si la philosophie n’existait pas, le plus grand et le plus efficace effort pour faire coïncider l’homme avec la réalité. « Qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelles, et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même[7] ». Pareillement « c’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment[8] ».

Il y a donc une intuition esthétique et une intuition philosophique. L’intuition se dédouble en ces deux formes comme l’élan vital en intelligence et en instinct. Mais l’intuition esthétique n’atteint que l’individuel. L’art imite la nature en tant qu’elle s’explicite en individus, qu’elle crée des organismes, non en tant qu’elle est élan vital indivisé. Ce serait la tâche de la philosophie, selon M. Bergson, que de s’orienter dans le sens de l’art, mais non vers la matérialité et les créations de l’art, et d’épouser intuitivement la vie comme l’art épouse, continue, achève l’individuel. « Par la communication sympathique qu’elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu’elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée[9]. »

On conçoit dès lors que la philosophie bergsonienne coïncide avec la vie esthétique beaucoup plus que ne sembleraient l’impliquer la précision volontairement didactique de M. Bergson, et la lumière sans chaleur de son style d’intellectuel. Lorsqu’il dit que l’intuition esthétique, comme d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel, tandis que l’intuition philosophique serait une perception intérieure à la vie même, il ne faut sans doute entendre ces distinctions que comme des directions, ces concepts que comme des limites théoriques. Ni l’architecture, ni surtout la musique n’atteignent l’individuel. La profonde théorie de la musique qu’a donnée Schopenhauer conviendrait fort bien au bergsonisme. La musique, de même que la métaphysique, nous fait coïncider avec l’être même du monde ; l’univers nous apparaît comme une musique congelée qu’un rayon de soleil suffit à rendre liquide et fluente, et c’est ce rayon que le génie d’un grand musicien apporte. Même la poésie lyrique, à ce point de vue, est musique. Si certaines de ses formes impliquent une âme et presque une chair individuelles, il en est d’autres qui nous mettent en contact non plus avec une nature individuelle, mais avec l’univers même. Je reviens au Satyre parce que le Satyre c’est l’Évolution Créatrice non plus pensée par la raison d’un philosophe, mais vécue dans l’inconscient d’un poète, exprimée dans un état presque miraculeux de tension verbale. Inversement la philosophie, si elle consiste dans l’intuition du monde, implique aussi, et peut-être d’abord, l’intuition de nous-mêmes. Le Connais-toi de Socrate, le Cogito cartésien sont ses démarches élémentaires. Et toute philosophie complète s’achève par une morale, c’est-à-dire par l’individu se créant lui-même.

Le philosophe se crée lui-même, l’artiste crée de lui-même. La fin de la philosophie c’est de coïncider avec l’être. La fin de l’art c’est de coïncider avec la nature productrice de l’être. « Qu’est-ce que tout cela ? — Comment tout cela est-il donc fait ? Parvenues à une grande précision et posées avec persistance, la première question produit le philosophe et la seconde l’artiste, le poète[10]. » Ainsi parle Schopenhauer, et cela pourrait se traduire en termes bergsoniens. Question inconsciente chez le poète ou l’artiste : ils ne se demandent pas formellement comment cela est fait, mais ce qu’ils font se fait comme cela se fait. Et c’est en fixant ses yeux sur le travail de l’artiste, en le reproduisant idéalement, en sympathisant avec lui, que le philosophe aura le plus de chances de saisir sous sa forme la plus pure le mystère de l’évolution créatrice. Montaigne avait raison de dire qu’il était bien plus beau de produire un enfant de l’accointance des Muses que de l’accointance de sa femme. Et c’est une grande bassesse que d’humilier devant les joies de la famille le labeur d’un Flaubert qui passe sa vie à mettre du noir sur du blanc, laisse pour héritiers Madame Bovary et l’Éducation. L’amour, la maternité, nous placent à l’intérieur de l’espèce, mais les créations du génie nous placent à l’intérieur de l’élan vital lui-même, de ce qui a déposé l’espèce humaine sur son passage, de ce qui s’est dissocié tardivement en instinct et intelligence. « C’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment[11]. » L’intuition philosophique ne demeure cependant qu’une ombre parce qu’elle ne crée pas. Ou plutôt elle ne peut créer qu’en se déposant en vie morale, religieuse : si le bergsonisme n’excluait l’idée de philosophie achevée, il tenterait de s’achever comme la doctrine de Schopenhauer, par une morale. Et aussi par une esthétique, ou du moins par un contact plus étroit avec le courant créateur de l’œuvre d’art. Car si l’intuition nous conduit à l’intérieur de la vie, la production esthétique seule nous conduit de l’intérieur de la vie, et coïncider avec l’élan vital c’est épouser un courant non centripète, mais centrifuge.

L’art combine, pour tourner la matière et pour lui faire donner ce qu’elle refuse, les moyens de l’instinct et ceux de l’intelligence. Il n’y a pas de création réelle sans interruption du courant créateur. Dans l’instinct, ouvert à même la vie, la création est parfaite, mais le mouvement créateur est presque immédiatement interrompu. Dans l’intelligence, qui travaille sur la matière, la création est toujours imparfaite, mais le mouvement créateur continue. Une intelligence au repos ne serait plus l’intelligence. L’œuvre d’art concilie de façon miraculeuse deux caractères qui sembleraient contradictoires : la perfection et le mouvement. Un marbre du Parthénon, un dessin de Léonard, une tragédie de Racine, une phrase de Chateaubriand ou de Flaubert, paraissent un point final par tout ce qui arrête l’achèvement de leur matière. Et pourtant nous les éprouvons comme une sorte de réalité radiante, comme le point de départ incessant d’un élan infini, comme un dégagement continu d’imprévisible. C’est par le mouvement qu’ils se révèlent divins. Incessu patuit dea. L’art suprême consiste à incorporer le courant créateur à cela même qui, dans la matière, voudrait l’arrêter, et, en raison, devrait servir à l’arrêter.

De sorte que si l’on voulait comparer les formes de l’art à celles de la vie, il faudrait aller chercher dans les racines mêmes du mouvement vital, dans ce minimum de matière qui laisse apparaître le courant non encore ou à peine interrompu. Peut-être dans ces réalités physiques de l’amour auxquelles nous sommes toujours tentés de comparer celles du génie. Et aussi dans le système nerveux, dont le corps n’est que l’enveloppe et le serviteur grossier. Le système nerveux a sa raison d’être dans le mouvement, comme le lit d’un fleuve dans l’eau qui y coule. Il peut se définir comme un ordre de mouvements esquissés, de réactions dessinées et suspendues. Tarde estimait, non sans raison, que la société se rapprochait plus d’un cerveau que d’un organisme. Pareillement les conditions d’existence d’une œuvre d’art sont analogues à celles d’un système nerveux plutôt que d’un corps individuel. L’œuvre d’art ressemble au système nerveux, capital indéfini de mouvements esquissés, toujours prêts à s’achever, à s’organiser, à provoquer des attitudes et des actions du corps. Un état cérébral exprime ce qu’il y a d’action naissante dans un état psychologique. Le corps exprime l’action réelle qui prolonge cette action naissante. Mais cette action réelle n’est vivante, féconde, qu’en tant qu’elle sert d’enveloppe, de nourriture, à un système nerveux, à une multiplicité de nouvelles actions naissantes, parmi lesquelles toute action accomplie constituera encore un choix. Pareillement on pourrait dire que la conception géniale d’une œuvre d’art indique ce qu’il y a d’action naissante dans un aspect de l’élan vital. Le tableau, la tragédie, la symphonie, une fois issus de cette conception, expriment dans leur matérialité l’action réelle qui a prolongé cette action naissante, qui a constitué, comme l’attitude du corps à un moment donné, un choix entre des milliers de possibles esquissés. Mais ce tableau, cette tragédie, cette symphonie, ces actions réelles, ne sont vivantes et géniales qu’en tant qu’elles contiennent à leur tour une multiplicité d’actions naissantes, celles que prolongent et qu’achèvent non plus dans un corps, mais dans un nombre indéfini de corps, les attitudes conscientes, méditatives, passionnées de ceux qui contemplent le tableau, assistent à la tragédie, écoutent la symphonie. L’œuvre d’art supérieure est celle qui provoque l’admiration : or l’admiration implique au moins un schème d’attitude corporelle, et derrière cette attitude ou ce schème d’attitude il y a tout l’homme intérieur qui les vit.

Toute esthétique d’un philosophe a son point de départ dans un art particulier, et il lui est difficile de tenir tous les arts sous le regard de sa pensée. Malgré la place qu’il fait à la musique et la dignité singulière où il l’élève quand il la considère comme la connaissance de l’absolu, l’esthétique de Schopenhauer est plutôt construite sur les arts plastiques. Si M. Bergson formulait un jour la sienne, ce serait probablement une esthétique de musicien. Peut-être les différents arts lui apparaîtraient-ils comme les hypostases d’une musique plus ou moins matérialisée. Et la première hypostase de la musique, la plus immédiate, serait son passage spontané à des attitudes du corps, — la danse. L’esthétique du mouvement qui convient à cette philosophie de la mobilité, l’élan esthétique qui sympathiserait avec cette doctrine de l’élan vital, partiraient alors de ce centre. Le seul morceau d’esthétique que M. Bergson ait donné, en dehors de son opuscule sur le Rire, consiste en quelques pages qui concernent la grâce dans l’Essai sur les données immédiates.

Elles sont écrites à titre de réflexion sur un essai de spencer, qui explique la grâce par une économie d’effort, c’est-à-dire par des considérations de quantité. M. Bergson introduit des considérations de qualité. La grâce est une communion avec la vérité de la vie (on la rapprocherait presque de la grâce au sens religieux). Elle ne comporte d’abord que « la perception d’une certaine aisance, d’une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c’est parce que chacun d’eux se suffit à lui-même et n’annonce pas ceux qui vont suivre[12] ». Dans cette philosophie de la mobilité, cette théorie de la grâce s’oppose à la théorie du rire, provoqué au contraire par une saccade, une raideur, un automatisme. Nous éprouvons le sentiment de la grâce en épousant un mouvement aisé « dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté ». Mais la grâce n’est ici qu’un exemple d’une loi esthétique beaucoup plus générale. Le sentiment esthétique s’organise toujours autour d’une attitude du corps. L’artiste fixera « parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d’un coup dans l’indéfinissable état psychologique qui les provoqua[13] ». Vérité qui n’apparaît peut-être pas également dans tous les arts. Quel mouvement notre corps imite-t-il quand nous lisons l’Énéide ou la Cousine Bette ? Même là, si on y réfléchit, on voit que le mouvement du vers, du dialogue, du récit, entretiennent jusque dans notre corps un courant moteur qui porte l’émotion de beauté. Et quand nous considérons l’architecture, il semble bien que la beauté d’un temple ou d’une église ait pour schème une attitude de notre corps. Si ce corps infiniment aisé et passif pouvait suivre jusqu’au bout les réactions que dessine le cerveau, son mouvement serait devant une façade ou une nef gothique le mouvement même de cette façade et de cette nef. Là où il n’y a pas ce mouvement possible du corps, il n’y a pas de beauté architecturale. Tout le temple grec paraît une analyse des mouvements du corps humain, faite par des géomètres et des sculpteurs, et une recomposition idéale de ces mouvements. À plus forte raison les arts plastiques.

Un des principes de la métaphysique bergsonienne est qu’il y a des mouvements réels. Cela pourrait devenir, s’il y avait une esthétique bergsonienne, le principe de cette esthétique. L’art par excellence serait pour elle l’art qui nous place au cœur du mouvement réel, la musique. Le dernier passage cité de l’Essai, et qui concerne l’art en général, se trouve presque reproduit vingt pages plus loin au bénéfice de la seule musique. « Comprendrait-on le pouvoir expressif ou plutôt suggestif de la musique, si l’on n’admettait pas que nous répétons intérieurement les sons entendus, de manière à nous replacer dans l’état psychologique d’où ils sont sortis, état original, qu’on ne saurait exprimer, mais que les mouvements adoptés par l’ensemble de notre corps nous suggèrent[14]. » La musique est une danse réduite aux mouvements esquissés par le cerveau, la danse est une musique dont le mouvement se répand librement dans le corps entier. Aussi la musique est-elle infiniment plus esthétique que la danse, bien que la musique soit une danse virtuelle et la danse une musique jouée. C’est que la musique est déversée du côté de la perception et la danse du côté de l’affection. Or la perception mesure notre action virtuelle sur les choses et l’affection notre action réelle. L’action virtuelle de notre corps « concerne les autres objets et se dessine dans ces objets ; son action réelle le concerne lui-même et se dessine par conséquent en lui[15] ». Là est peut-être la ligne, d’ailleurs fort incertaine, de démarcation entre ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas : l’amour physique, la gastronomie, la danse, les narcotiques, ne restent pas étrangers au règne esthétique. De fait le lit, le vin, le bal, le tabac, (ou leurs équivalents hors de France,) tiennent lieu aux neuf dixièmes des hommes de ce que seront, pour une partie du dernier dixième, le musée, le concert et le livre. La première réponse d’Hippias à Socrate, quand celui-ci lui demande ce que c’est que le beau, lui est venue naturellement : le beau c’est une belle femme. Tous ces plaisirs correspondent à des actions réelles, et c’est pourquoi on ne les fait pas rentrer ordinairement dans la vie esthétique, car l’art dans la société, comme le cerveau dans le corps, consiste en actions virtuelles. Une femme est la réalité d’une femme, mais une statue parfaite est la virtualité de toutes les femmes. Une assiette de fruits est la réalité de nourritures agréables, l’assiette de fruits peinte par Chardin ou Cézanne est la virtualité de ces fruits possibles. La supériorité de l’art sur la nature paraît la même que celle du cerveau humain sur le reste des cerveaux animaux d’une part, sur le reste du corps d’autre part. Le cerveau humain « diffère des autres cerveaux en ce que le nombre des mécanismes qu’il peut monter, et par conséquent le nombre des déclics entre lesquels il donne le choix, est indéfini[16] ». Il est constitué par une multiplicité de mécanismes virtuels, et le corps est constitué par celui de ces mécanismes qui est momentanément réalisé. Il y a donc infiniment plus dans le cerveau, possibilité de choix entre des mécanismes, que dans le corps en action, qui est l’un de ces mécanismes. Mais il y a encore bien plus dans l’état psychologique que dans l’état cérébral. « Précisément parce qu’un état cérébral exprime simplement ce qu’il y a d’action naissante dans l’état psychologique correspondant, l’état psychologique en dit plus long que l’état cérébral[17]. » Le cerveau en dit plus long que le corps, qui est l’action réelle du cerveau, mais l’esprit en dit plus long que le cerveau qui n’est que l’action naissante de l’esprit.

À vrai dire l’esprit pur, qui ne serait pas action au moins naissante, reste pour nous un x comme la Volonté de Schopenhauer, et tout à peu près se passe dans la métaphysique bergsonienne comme si elle posait le : Au commencement était l’Action. Retenons simplement ceci. En allant de la matière à l’esprit, en nous plaçant dans le courant par lequel nous sommes conduits à notre vie profonde, il semble que nous passions de ce qui en fait plus à ce qui en dit plus. D’une part l’esprit pur est inopérant. D’autre part, il y a une perfection athlétique du corps, qui n’est que le refus de tout autre mécanisme possible, la systématisation d’un mécanisme unique. Qu’est-ce aussi que le plaisir parfait du corps, la volupté sensuelle à son maximum, sinon le refus de toute autre attitude, de toute autre sensation, de tout autre possible ? Nous avons dans les deux cas le maximum de ce qui se fait, le minimum de ce qui se dit, ou de ce qui en dit…

Or l’art prend place sur le chemin qui va de l’un à l’autre, du corps au cerveau et à l’esprit, de ce qui en fait plus à ce qui en dit plus. L’œuvre d’art se distingue de la réalité en ce qu’elle comporte une possibilité indéfinie d’être. L’objet réel est une exclusion de ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire de ce qui est inutile soit à son action soit à une action sur lui. L’œuvre d’art est au contraire la suggestion de ce qu’elle n’est pas, une suggestion qui, pour les œuvres d’art supérieures, va presque à l’infini. Le rayonnement séculaire, la création continuée et toujours nouvelle d’une Iliade, d’un Polyeucte ou d’un Satyre, d’une chapelle Sixtine ou d’une Symphonie Héroïque, ne peuvent se comparer à rien de physique, précisément parce que, par leur caractère de puissance indéfinie, elles excluent l’exclusion, et que toute réalité physique est une exclusion en vue de l’action. Comme le cerveau vis-à-vis du corps, elles n’ont jamais fini d’en dire. L’art implique comme le cerveau une abondance d’actions esquissées et de réactions possibles. La matière visuelle ou sonore sur laquelle il s’appuie lui sert de corps, c’est-à-dire qu’elle constitue un aspect actuel de cette possibilité, qu’elle est, dans ce qui se dit universellement, ce qui se fait particulièrement. Qu’est-ce d’ailleurs que ce qui se dit sinon ce qui pourrait se faire ? Nous ne formulons « ce qui se dit » qu’en termes d’action.

L’ensemble de la sculpture grecque forme le monde d’art le plus typique, le plus suivi, le plus clair, et sert excellement d’exemple. On pourrait dire, en attendant mieux, que la statuaire est l’art qui a pour objet les beaux corps. On n’imaginerait pas un génie de sculpteur ou même un goût de la sculpture qui n’ait à son origine quelque sensualité. Mais ce genie et ce goût apparaissent précisément au moment où le corps de marbre ou de bronze semble plus intéressant, plus riche, plus fécond que le corps de chair, où celui-ci n’est plus que le prétexte et la matière de celui-là. Et, bien que le corps de chair soit celui d’un être vivant et que le corps de marbre soit fait de matière brute, nous reconnaissons du premier au second un passage de la matière à l’esprit, le mouvement de ce qui en fait plus à ce qui en dit plus. Lorsque le langage courant parle de l’« objet aimé », il s’exprime avec justesse. Le corps qu’on aime d’amour devient objet par la même projection qui découpe les objets distincts dans la matière. Le contour de l’objet n’est pas en effet dessiné dans la matière, qui est interaction universelle, il est dessiné par le faisceau de lumière que nous braquons sur la matière, et par le repérage de notre prise possible sur elle. Les animaux, dit M. Bergson, n’étant pas mécaniciens, ne découpent probablement pas la matière comme nous, la découpent sans doute beaucoup moins. Mais les animaux de chaque espèce découpent assurément, par l’instinct sexuel qui leur est commun avec nous, la vie de leur espèce, comme nous découpons nous-mêmes celle de la nôtre, selon les lignes d’une prise sexuelle possible. Les contours que l’intelligence donne aux objets dessinent sur eux la prise de l’homme fabricant d’outils, les contours que l’instinct donne aux êtres vivants d’une autre espèce se rapportent à la nutrition, comme les contours, d’ordre très différent, que l’instinct donne aux êtres vivants de la même espèce, se rapportent à la reproduction. Les lignes du corps féminin sont goûtées sensuellement, instinctivement, en tant qu’elles dessinent une prise possible. En retournant et en modifiant un mot de Stendhal, on pourrait dire que la promesse de volupté est la beauté pour ceux qui ne connaissent pas d’autre beauté, est déjà une beauté pour ceux qui la classent parmi d’autres beautés.

Les très anciennes statues humaines, comme celles qu’on a trouvées dans la vallée de la Vézère, n’ont sans doute pas, à proprement parler, une origine esthétique. N’appelons sculpture que l’art parfait réalisé à partir du VIe siècle par de purs artistes, comme nous appelons géométrie l’autre œuvre typique du génie grec. Le contour d’un marbre du Parthénon dessine-t-il, comme le contour d’un corps humain aimé sensuellement par le sculpteur, une prise possible ? Oui, mais une prise possible indéfinie par le regard, l’intelligence, la mobilité pensante de tout être humain, et non, comme le corps vivant, une prise possible définie, par la chair individuelle d’un être humain qui exclut nécessairement tout autre être humain, et qui met par conséquent la jalousie, la haine, comme rallonge nécessaire à l’amour. Le rapport de l’une à l’autre est analogue au rapport entre l’intelligence et l’instinct, entre le cerveau humain et le cerveau animal, entre le cerveau et le corps, entre la création réfléchie d’outils artificiels, de machines, et la création de dents et de griffes. C’est bien le même esprit qui, travaillant sur des registres différents, a donné la sculpture grecque et la géométrie grecque : le Parthénon est d’ailleurs là pour nous rendre sensibles leur rencontre en un point et leur hymen harmonieux.

La perfection de l’amour sensuel c’est la sensation la plus intense, tandis que la perfection de l’art c’est la perception la plus intense. Or, si la sensation et la perception sont confondues à leur plus bas degré, à mesure qu’elles se développent et s’enrichissent, elles s’opposent davantage l’une à l’autre. « Si la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps, l’affection en mesure le pouvoir absorbant[18]. » Le pouvoir réflecteur est le pouvoir d’action virtuelle, le pouvoir absorbant est le pouvoir d’action réelle. Et l’on peut dire que l’œuvre d’art nous présente le type de l’être réflecteur, le corps aimé le type de l’être absorbant.

Que signifie ce mot : la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps ? Il signifie que nos perceptions braquent sur la matière les lignes de notre action possible, réfléchissent sur elle, comme un faisceau lumineux, nos actions virtuelles. Et quand j’emploie le mot de faisceau lumineux c’est à peine une métaphore : la vue fait l’essentiel de la perception non seulement humaine, mais animale. M. Bergson a illustré d’une façon saisissante le rôle de l’œil dans l’évolution animale, lorsqu’il a suivi cette « marche à la vision » qui est bien le fait crucial de l’Évolution Créatrice. Le microscope et le télescope représentent ce que l’intelligence humaine ajoute aux formes biologiques et instinctives de cette marche à la vision. Par eux le pouvoir réflecteur de notre corps s’étend loin vers les deux infinis de Pascal, y braque le rayon lumineux qui dessine la ligne où insérer le levier de notre action, et non d’une action immédiate, mais d’une action virtuelle, à long terme, qui peut ne se déclencher que dans des milliers d’années. L’œuvre d’art pousse encore bien plus loin ce caractère réflecteur de la perception. Elle exprime un monde d’actions possibles, l’accent n’étant pas, ici, comme dans la perception ordinaire et ses rallonges scientifiques, sur les mots actions possibles, mais sur le mot monde : un monde qui se suffit presque à lui-même et qui pourrait devenir le substitut de l’autre, ou plutôt le supérieur de l’autre puisqu’il exprime l’indétermination, la liberté dont la recherche donne sa nature et ses directions à l’élan vital[19].

Reprenons la même filière. La construction de l’œil implique la tendance de l’élan vital à élargir le champ de notre perception, à lui faire saisir à la fois un plus grand nombre d’objets, afin de la placer dans un courant plus souple d’indétermination et de lui présenter une plus large abondance de choix. La main de l’homme fabricant d’outils participe à cette souplesse. Comme la fameuse queue attribuée par la caricature au fouriérisme, elle porte presque un œil au bout. L’homme est intelligent non seulement parce qu’il a une main, mais parce que la main et l’œil forment chez lui par leur croisement la trame de son intelligence, par leur endosmose la substance de sa nature inventive et mécanicienne. L’intelligence l’amène à une indétermination et à un choix dont rien dans la nature n’approchait jusqu’alors. L’indétermination, le choix, sont la condition de l’acte. Mais — et c’est un des dangers de l’intelligence — leur richesse même peut les empêcher d’aboutir à l’acte. L’indétermination peut se prendre pour fin, et, comme un héritier comblé, n’employer son opulence qu’à cesser d’agir. Le génie critique d’un Sainte-Beuve, d’un Renan, d’un Anatole France, est construit, comme au mi-flanc heureux d’une colline ensoleillée, sur cette pente de l’intelligence. Mais chacun de nous peut retrouver cette pente dans la nature humaine la plus commune : c’est la pente de la rêverie, qui se confond si facilement avec celle de la paresse. Dans la rêverie nous nous abandonnons passivement au monde des possibles, nous maintenons en nous une indétermination qui refuse de conclure. M. Bergson a écrit une page élégante sur ce charme de la rêverie, son abondance de possibles contradictoires et suspendus.

Pour être artiste, il faut passer par la rêverie, mais il faut surtout savoir en sortir. Il faut organiser les possibles en un monde, qui devient aussi réel, et plus réel, que l’autre. La rêverie est le plus bas degré de l’art, comme la liberté d’indifférence est, pour Descartes, le plus bas degré de la liberté. Au-dessus de la rêverie il y a la construction, comme au-dessus de l’indétermination il y a la détermination volontaire. En bref on pourrait dire que l’art consiste à transformer le pouvoir réflecteur de l’artiste en le pouvoir réflecteur de l’œuvre.

Le pouvoir réflecteur de l’artiste s’exprime par la délicatesse des perceptions réelles que lui fournissent ses sens et par la richesse des perceptions possibles en lesquelles s’étale sa rêverie. « Être artiste », dans le langage courant, c’est à peu près cela : l’amateur, le dilettante, compose le terreau, ou, si l’on veut, l’atmosphère de l’art. Mais si la perception ordinaire mesure le pouvoir réflecteur du corps, ce pouvoir réflecteur à son tour mesure le pouvoir d’action du corps. Pouvoir d’une action qui peut être d’ailleurs indéfiniment différée (Stuart Mill explique en partie la perception par ce fait que l’esprit humain est capable d’expectation). Lorsque la perception esthétique ne se perd pas en action indéfiniment différée, lorsqu’elle devient facilement action réelle, nous avons le grand artiste créateur. L’action de l’homo faber produit une chose, un objet, ici l’œuvre d’art. L’homo faber transmet à l’outil, à la machine, son pouvoir d’action, mais il transmet à l’œuvre d’art son pouvoir réflecteur. Le caractère de l’œuvre d’art peut appartenir aux réalités les plus humbles, à un panier ou à un vase d’argile ; il ne peut guère appartenir à un outil, si parfait et si délicat soit-il. On conçoit peu un beau vilbrequin, une belle herminette, un beau fil à plomb. Mais on attribue fort bien la beauté à une machine : à un rouet, à un bateau, à une automobile. C’est qu’une machine a déjà un pouvoir réflecteur, en ce sens qu’elle nous suggère une réalité vivante autonome. Le pouvoir réflecteur d’une belle automobile de course va presque aussi loin, pour un homme d’aujourd’hui, que celui d’un péristyle pour un Grec ou d’une coupole pour un homme de la Renaissance. Elle réfléchit une possibilité de mouvement, à la manière dont l’architecture religieuse réfléchissait une possibilité de communication entre l’homme et la divinité. Réflexion d’une possibilité de mouvement analogue. jusqu’à un certain point, au pouvoir réfléchissant de telle sculpture puissamment dynamique, comme la Danse de Carpeaux.

Il n’y a d’ailleurs aucune œuvre plastique, ni même aucune œuvre d’art, littéraire, musicale ou autre, qui ne participe à ce dynamisme, ni qui ne réfléchisse une action, un mouvement possible, aucune qui ne se ramène à un schème dynamique. Mais les très grandes œuvres d’art seront celles où ce pouvoir réflecteur atteindra une fécondité indéfinie et presque éternelle. Dans un outil, il n’y a que pouvoir utile, entièrement absorbé par l’action qui le met en œuvre. Dans une automobile il y a pouvoir utile, celui qui fait la raison d’être de toute machine, et pouvoir réflecteur, le pouvoir de réfléchir sur le monde, sur l’espace, sur notre vie entière, du mouvement virtuel indéfini, d’incorporer pour nous à l’univers un schème de mouvement, une idée de mouvement. Mais ce pouvoir réflecteur reste limité, en ce qu’il est étroitement lié au pouvoir utile et disparaîtra très prochainement avec lui : dans dix ans, quand les modèles actuels d’automobile seront déclassés, la machine ne réfléchira plus, pour un spectateur, du mouvement, mais du retard, de l’obstacle, du poids mort. Dans le monde des œuvres d’art vraies, le pouvoir utile a disparu complètement et il ne reste que le pouvoir réflecteur. Le Parthénon, la Cène, Polyeucte, la Flûte Enchantée ne servent à rien, mais ils conservent un pouvoir réflecteur indéfini. Comme notre perception du monde extérieur consiste à réfléchir sur lui les schèmes d’action possible qu’il implique, et à laisser passer, à ignorer le reste, de même ces grandes œuvres réfléchissent indéfiniment sur nous les schèmes d’une action idéale, et vivante parce que toujours manifestant comme la vie des richesses et des inventions nouvelles. L’œuvre d’Homère, de Phidias, de Dante, de Michel-Ange, de Shakespeare, de Corneille, de Hugo, c’est cela même dont leur œuvre ne fait que le moyen, ou la source : la réflexion, la projection, sur le monde physique et surtout moral, d’un faisceau de lignes qui découpent dans ce monde un monde particulier, dans cette interaction une action déterminée et canalisée. Par eux sont projetées ces réalités non fixées, mais vivantes et mobiles, qui parlent au corps et à l’âme de tout être cultivé, un monde homérique, un monde phidien, un monde dantesque, un monde michelangesque, un monde shakespearien, un monde cornélien, un monde hugolien. Mondes aussi réels que les mondes nationaux, grec, français, anglais, russe, chinois. Si un artiste est un monde, une œuvre d’art est ce qui réfléchit ce monde sur le monde.

L’œuvre d’art tient donc, au sommet vivant de la perception, la place qu’un puissant, qu’un démoniaque — ou divin — amour tient au fond de la sensation. Le pouvoir absorbant de l’amour équilibre à l’extrémité opposée le pouvoir réflecteur, ou rayonnant, de l’art. Entendons par là l’amour charnel et total des grands amants, et non ce complexe raffiné d’amour et d’art que la courtoisie du moyen-âge a légué à la sensibilité moderne. Grand amour qui, on l’a dit souvent, est, sous sa forme pure, aussi rare que la grande œuvre d’art. Sa nature le rend en tout cas beaucoup plus secret. La musique seule, par des affinités mystérieuses, peut rendre presque pur ce pouvoir absorbant de l’amour. Écoutez Tristan et Yseult. Wagner a choisi cette légende parce qu’il savait qu’un philtre magique, consubstantiel d’ailleurs avec l’esprit de la musique, pouvait seul absorber l’homme et la femme dans cet absolu et dans ce poids presque planétaire, pressentis par le reste des humains derrière le rideau — social encore — de l’amour physique, de l’amour-goût, de l’amour-passion. Même si nous regardons l’amour sous des formes plus modestes, aimer naturellement c’est absorber plus ou moins l’être aimé. Amoureuse a figuré dans un beau tableau dramatique le pouvoir absorbant de l’amour, nous y voyons Etienne Fériaud rétrécir, diminuer, fondre, comme la Peau de Chagrin de Balzac. Notre vieille peau humaine peut d’ailleurs subir des destins pires…

Bien entendu il ne s’agit là que des formes pures, des formes limites de l’amour et de l’art. Dans la réalité elles sont constamment associées. L’art est le fruit ou le substitut de la vie érotique, la beauté est une promesse de bonheur. Il y a entre l’amour et l’art le même rapport qu’entre l’instinct et l’intelligence, puisque l’amour est la forme suprême de notre vie instinctive, et l’art la forme suprême de notre vie intellectuelle. Forme suprême ou plutôt plan supérieur. La perception projette sur le monde les lignes de notre intérêt. L’art, lui, projette non des lignes d’intérêt, mais des lignes de vie. Une esthétique bergsonienne rejoindrait peut-être, par sa forme très générale, celle de Schopenhauer. Pour Schopenhauer, la représentation, qui est au service de la volonté, peut renoncer à ce service, se prendre elle-même pour objet, et créer ainsi le monde esthétique, qu’on appellerait, en un certain sens, le monde de la perception libre. Dans l’esthétique bergsonienne, l’art serait peut-être une manière de rendre désintéressée l’intelligence en restituant à ses objets ce ton vital que suppriment les schématismes utilitaires de la perception et de la science. L’intelligence ne représente « à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos,… l’image anticipée du mouvement accompli[20] ». Ces conditions qui fixent l’intelligence dans son rôle pratique, l’art les dépasse. Il retrouve, bien avant la philosophie, sous le point de repos le mouvement ; il sait conserver dans l’image du mouvement accompli la réalité du mouvement qui s’accomplit, comme il amène à l’intelligence utile et fabricatrice le maximum d’intuition.

  1. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Intuition, p. 101.
  2. Id., p. 100.
  3. Évolution Créatrice, p. 49.
  4. Évolution Créatrice, p. 7
  5. Id., p. 260.
  6. Évolution Créatrice, p. 49.
  7. Le Rire. p. 161.
  8. Évolution Créatrice, p. 192.
  9. Id., p. 193.
  10. Le Monde comme Volonté, III. p. 194.
  11. Évolution Créatrice, p. 192.
  12. Essai, p. 9.
  13. Essai, p. 13.
  14. Id., p. 33.
  15. Matière et Mémoire, p. 49.
  16. Évolution Créatrice, p. 286.
  17. Id., p. 285
  18. Matière et Mémoire, p. 48.
  19. Le jour où je corrige les épreuves de cette page, je lis dans la N. R. F. du 1er juin 1923 ces lignes de Marcel Proust : « Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permettraient de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers, avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils nous volons vraiment d'étoiles en étoiles. »
  20. Évolution Créatrice, p. 324.