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Trouées dans les novales/09

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Imprimerie Beauregard (p. 171-177).


LA MORT DE KÉKÉ


Rester dans sa sphère, tel est le secret du bonheur.

D’aucuns ont trouvé une fin désastreuse pour avoir négligé ce précepte premier, que la sagesse des nations fait remonter au chaos.

Kéké, veau de grand talent, moissonné à la fleur de l’âge, en est un exemple frappant.

Kéké, quelques heures avant sa mort tragique, était certainement le prince des veaux de Stoke.

Non pas qu’il fût d’une beauté remarquable, mais ses traits avaient une régularité très digne, annonçant de la résolution, du caractère.

Ses yeux, petits et rieurs, accusaient une pointe d’ironie qui donnait un cachet de bonhomie et d’entregent à toute sa personne. Il avait grandi dans le mépris du faux brillant, dans la haine de la pose et de la suffisance.

Kéké n’aurait pas fait de mal à une mouche verte pour tout le sel du monde. Il ignorait la médisance et la calomnie, la politique et ses revers, et il vivait béatement sa vie contemplative sur la ferme des Vandaignes, tout près du ruisseau, large de quelque trente pas, qui portait sereinement ses ondes calmes jusques au Saint-François, à dix ou douze milles de là.

À l’ombre d’une grange solide et vaste, couché dans le foin odorant qui déferlait sur lui comme une vague rafraîchissante au moindre souffle de la brise, Kéké méditait sur l’étrangeté des choses et des veaux.

Il improvisait des bucoliques, tout en mâchant son ronge, et jouissait paisiblement de son existence arcadienne, lorsqu’un jour un voile de tristesse s’épandit sur son front placide de bête repue.

Arrivés la veille de Sherbrooke, des canards pékins avaient été installés dans un enclos treillissé, au pied de la côte conduisant à la rivière.

Kéké les voyait follement s’ébattre sur les eaux, gracieusement nager sous les aulnes, et les entendait couacquer à bec-que-veux-tu toute la journée. C’était un plaisir captivant.

Il ne comprenait pas cependant que lui, plus gros, plus fort, et conséquemment mieux doué de la nature, n’eut pas songé à cette joie d’aller vivre ainsi dans la fraîcheur extatique des cours d’eau, ou l’on se laisse avec langueur descendre au gré d’un courant capricieux jusque vers l’inconnu des plaines, perdues dans l’amoncellement bleu des perspectives lointaines. Décidément, sa vie était terre-à-terre. Trop lourd pour suivre les alouettes dans leur vol saccadé, il serait sûrement assez léger pour accompagner les pékins dans leur villégiatures fluviales.

Ce qu’il déploya d’astuce, de flagornerie, d’abdication d’honneur, pour entrer dans le commerce des voisins, cela ne peut pas se dire, hormis de prendre comme parallèle la conduite des chercheurs de sinécures au lendemain d’un triomphe électoral.

Il se fit mignard, gracieux ; il eut des paroles décisives, des mots exquis ; il fit même de l’esprit. De sa longue queue terminée en panache, il balayait largement le sol, à la Nervèze, quand il se présentait chez les Pékins. Il leur racontait sa jeunesse, son expérience de la ferme, établissait et détruisait d’un geste les réputations de basse-cour, tranchait les questions avec une suavité d’oracle.

Son manège canaille réussit pleinement.

Déjà quelques canes sur le retour disaient de lui.

— Ce veau est charmant. Il faudra l’inviter.

S’éprit-il d’une canette ? Nul ne le sait, mais son front morose et sa morbidesse l’eussent pu faire croire. Il passait maintenant la meilleure partie de ses journées le long de l’enclos ou sur la grève, ne faisait plus de toilette, monologuait longuement en tournant des yeux blancs. Il se risqua deux ou trois fois dans le courant, et fut tout étonné de savoir si bien nager, lui qui n’avait jamais cultivé ce talent de société.

Enfin, un beau jour, toute le gent canarde entreprit une fugue en rivière pour explorer les ruines d’un vieux pont, à quinze arpents.

Kéké, s’invitant lui-même, fut de le promenade, et fit merveille jusqu’à la courbe, où les remous rendaient le passage difficile même aux rameurs expérimentés.

Kéké eut beau lutter des pattes et des jarrets, il tourna, tourna, pendant que les canards et les canettes naviguaient vivement vers le pont, sautant d’un coup d’aile les tourniquets engloutisseurs.

Kéké appela au secours. Ses amis ne l’entendirent pas. En vain sa belle voix de ténor robuste retentit-elle dans la plaine ; en vain larmoya-t-il après son champ de luzerne parfumée. Inutiles les gestes brusques qu’il fit pour sortir du remous et gagner la terre ferme, dans la pensée de ne jamais plus rêver, même, à une canette.

Il pencha tristement la tête sur son épaule immergée, et laissa retomber ses pattes épuisées, sans un mouvement de résistance. Trois fois il revint à la surface. Pas une branche, pas une hart à saisir, pas un homme à héler. Rien que la stridente et folle musique des canettes fuyant toujours, et jetant sur sa détresse l’éclat de rire des couacs d’allégresse.

Kéké succomba. Dans un dernier meuglement, il laissa passer ce regret profond :

— Que ne me suis-je mêlé de mes affaires !

Et quand sa dépouille surgit du remous, rapidement entraînée elle parut au pont, où folâtraient pékins et pékines. Une beauté du groupe dit en le voyant :

— Regardez donc comme il est laid, ce veau.

Et les mânes de Kéké pleurèrent devant l’injustice et l’inutilité de l’insulte.


(1910)