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Trouées dans les novales/15

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Imprimerie Beauregard (p. 249-259).


LE PETIT CHANTRE


L’office de minuit conserve, aux Noëls campagnards, un charme vieillot qui nous reporte aux jours naïfs du moyen âge ; et ces jours avaient quelque chose de beau et de grand, qu’on aime revoir quand décembre paraît.

Parmi ces choses grandes et belles, la foi vigoureuse, digne d’un Ferdinand Foch et du plus humble paysan, attire auprès de la Crèche tous ceux que la matière n’a pas irrémissiblement vaincus.

Et comme à certaines heures les esprits se rapprochent plus volontiers d’une juvénile candeur, les pensées se font plus intimes, plus sincères, et les foules se mettent au diapason des bergers et des mages, qui vinrent de si loin adorer l’Enfant-Dieu.

À la campagne surtout, l’onction chrétienne produit comme autrefois des merveilles, et sans interroger l’arcane des moutiers antiques, il est possible de connaître des faits que la piété appelle miracles, et dont l’incroyance parle avec dédain.

C’est ainsi que les anciens d’un village deux fois centenaire entretiennent dans leurs souvenirs d’enfance, le récit d’une bonté que la Vierge Marie eût une nuit de Noël pour un petit chanteur, dont la voix mélodieuse avait si souvent célébré ses louanges.

Petit Paul chantait avec délices les cantiques à Marie. Les dimanches et jours fériés, il se plaçait dans le chœur à côté des vieux, en surplis. Son tour venait à l’Offertoire. Il choisissait alors parmi les plus beaux airs, et sa voix légère, très pure, montait vers la voûte en une invocation tendre à la Mère de Jésus. Et la voix planait sur la tête courbée des fidèles, et ces derniers pleuraient délicieusement.

Or, un jour mauvais du printemps où les pluies alternaient rapidement avec les giboulées glaciales, Petit Paul prit froid en sortant de l’église. Il arriva chez lui tremblant et fébrile. Sa mère le capitonna chaudement dans son lit, mais la fièvre désobéit à l’amour maternel, pourtant impérieux, et l’enfant ne put se relever le lendemain pour aller à la classe.

La maladie persista pendant des semaines. Les champs avaient repris leur accoutrement gai de verdure et de fleurs, et cependant Petit Paul restait toujours couché, en proie à des accès intermittents de délire. Les paroissiens venaient à l’heure du soir prendre nouvelle du malade, tant chacun craignait de perdre sans retour les cantiques si beaux des dimanches, déjà lointains, où la Mère de Dieu savait parler aux âmes dans un langage qui n’était pas de la terre.

Enfin la convalescence tua la fièvre. L’été généreux, la bonne chaleur du soleil, les arômes subtils courant sur les prés, créèrent chez l’enfant une vigueur nouvelle, et la faiblesse des membres s’en alla ; mais la guérison se fit bien cruelle, car si le petit chantre vivait, sa voix était morte, bien morte, et jamais plus il ne pourrait honorer la douce Vierge en un cantique, jamais plus il ne pourrait étudier et prier avec les autres à l’école.

Petit Paul, maintenant, assistait à la messe à côté de ses parents, dans le banc sous la chaire, loin du chœur. Et ses regards, toujours portés vers le lutrin des chantres, se voilaient amèrement aussitôt que les derniers accents du Credo s’éteignaient. Désormais l’Offertoire demeurait vide, et le curé lui-même, offrant aux fidèles l’invitatoire Orate fratres, jetait involontairement un coup d’œil rapide sur la chaise inoccupée du petit muet.

***

Six mois se sont écoulés.

La cloche appelle tout le village à l’église.

Dans cette nuit de Noël, par le froid coupant, elle voudrait se faire allègre et coquette, la cloche, mais sous la charpente qui tient lieu de clocher, le gel est dense au point que le métal grince ; et les sons fêlés meurent aussitôt dans l’ouate des airs, où la fumée s’immobilise en longues stalagmites blanches au-dessus des maisons.

Les carrioles glissent par les chemins.

Elles viennent de trois, quatre, cinq milles.

Elles ont suivi les balises de sapin, méandres sombres à travers champs et bois, car les routes sont enneigées partout.

La cloche appelle toujours.

Dès l’arrivée les gens sautent des voitures, pesamment. Ils sont vêtus de fourrures lourdes qui gênent les mouvements. On dételle sous la remise de l’écurie, et les chevaux sont vite abrités à l’intérieur du long bâtiment qui fait face à l’église.

On s’empresse d’entrer. Chaque fois que la porte du tambour est tirée par les arrivants, les gonds éclatent et la poulie du contrepoids gémit sous la corde.

Bientôt la cloche s’arrête, la porte fait silence, tout le monde est entré, la nef est remplie. Des cierges entourent la petite Crèche, clous d’or plantés dans la grisaille des murs, faiblement lumineuse.

Un poêle ventru, allongé, ronfle et rougit au milieu de la grande allée. Le tuyau de tôle crépite sous le choc des brindilles que l’air froid attire vers la cheminée.

Petit Paul est dans le banc familial, songeant que pour la première fois depuis quatre ans il ne chantera pas à la messe de minuit, et cette pensée l’attriste profondément. Il touche le bras de sa mère et fait comprendre à la femme agenouillée qu’il veut aller prier à la Crèche. La mère entend sans difficulté le désir de son fils. Elle s’efface et le laisse sortir du banc.

Un instant l’office est troublé par la marche du petit dans l’allée. Des gars pourtant robustes s’essuient les yeux. Les chantres, instinctivement, font mine de préparer un siège à Petit Paul, mais lui esquisse de la tête un Non douloureux, et tourne à gauche devant la balustrade. Il va se jeter aux pieds de la Crèche, et le front dans les mains, il sanglote misérablement.

Elle est bien modeste, la pauvre Crèche. Son Jésus de cire à la chevelure blonde frisée, repose sur une paille verte, et tend vers les fidèles des petits bras trop roses. Joseph, penché sur l’Enfant, regarde Marie, qui couve des yeux le Rédempteur du monde et les mages, chamarrés d’or sous leurs grandes chapes aux couleurs dures, coudoient les bergers vêtus de peaux fourrées. Tout ce monde de plâtre semble dire que le symbole est immensément inférieur au mystère joyeux qu’il représente.

Le Petit Paul est là, suppliant, répétant dans son cœur les exorations que depuis tant de jours il adresse à Marie, et la messe déroule sa liturgie sacrée dans les parfums et dans la lumière. Le Kyrie s’envole, fortement scandé, prélude à l’hymne angélique qui apporte sur terre, paix aux hommes de bonne volonté. Le Credo de la messe bordelaise vient de finir. Les chantres entonnent le Laetentur Caeli :

« Que les cieux se réjouissent, que la terre tressaille devant la face du Seigneur ; car Il est venu. »

Les voix rauques de ces hommes habitués aux durs travaux de la terre, donnent un accent lourd aux paroles ailées, et l’Offertoire clôt ses neumes de jubilation dans un cri qui implore.

Par habitude peut-être, le maître chantre cherche maintenant des yeux le Petit Paul, tant la messe de minuit paraît incomplète si l’invocation pure d’un enfant ne s’ajoute pas aux supplications maladroites des adultes.

Petit Paul et le maître chantre se tournent en même temps l’un vers l’autre, et le muet, comme s’il cédait à quelque impulsion irrésistible, se lève tout droit devant la Crèche. Sa figure est exaltée. Il joint les mains dans une intercession angoissée, et tout à coup, ô miracle ! sa voix se réveille dans un hoquet d’émotion, et les paroles sublimes s’égrènent par le nef comme un ruisseau de cristal :

« Puer natus in Bethleem… »

La voix monte, rassurée, posée, avec une vigueur toute céleste jusqu’à la pointe de l’ogive, et elle flotte dans la brume d’encens comme l’hosanna des chœurs angéliques.

Dans la foule un murmure grandit, s’enfle, devient un cri unanime de joie, pendant que les gosiers cherchent à chanter, eux aussi, la reconnaissance qui vibre dans tous les cœurs.

Et Petit Paul, transfiguré, les bras en croix, s’écrie dans un transport d’allégresse :

— Sainte Marie, merci à vous ; je chante et je parle.

***

Et voilà l’histoire candide que des vieux m’ont contée lorsque j’étais enfant.


(1921)