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Turquie agonisante/05

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 34-38).

À PROPOS D’UNE AUTRE LETTRE ITALIENNE

10 janvier 1912.

Une seconde lettre italienne a pourtant franchi le cercle isolateur dont ma retraite s’entoure, une pauvre lettre encadrée d’une large bordure noire :


« Monsieur Pierre Loti,

» Si la conquête de la Tripolitaine avait été faite par la France, est-ce que vous auriez écrit l’article que je viens de lire dans le Figaro du 3 janvier 1912 ?

» Salutations.

» La mère d’un soldat mort à Tripoli le 23 octobre 1911. »

» P.-S. — Vous ne répondrez pas, c’est entendu. Vous aurez peut-être lu tout de même. »


Mais si ! je veux répondre, au contraire, et, comme la lettre est anonyme, j’ai recours à l’obligeance du Figaro. Avec le respect le plus profond, je veux dire à cette mère d’un soldat mort au champ d’honneur que, si la prise de Tripoli avait été l’œuvre de la France, j’aurais protesté en termes pareils. J’ajouterai même que, si j’avais eu un fils tué dans une telle guerre « de conquête », — j’en ai un sous les drapeaux en ce moment, — ma protestation aurait été sans nul doute plus violente et plus révoltée. Devant la résignation de cette mère en deuil, je ne puis donc que m’incliner sans comprendre.

Si j’ai parlé de « cercle isolateur », c’est que, depuis la publication du précédent article, j’ai dû recommander que toute lettre portant le timbre d’Italie fût a priori jetée au panier.

Qu’il me soit permis d’établir à ce sujet un parallèle entre nations. J’avais jadis attaqué les Américains, à propos de la guerre de Cuba ; pas une lettre désobligeante ne m’est venue d’Amérique ; quand je suis allé dernièrement à New-York, la presse s’est contentée de rappeler la chose, en termes parfaitement convenables, mais l’accueil que l’on a bien voulu me faire n’en a pas été moins sympathique. J’avais violemment attaqué les Anglais à propos du Transvaal, à propos de l’Égypte ; pas une lettre désobligeante ne m’est venue d’Angleterre, pas un article blessant n’a été écrit dans la presse, et, quand je suis allé à Londres, j’y ai trouvé quand même le plus charmant et inoubliable accueil.

Au contraire, dès que j’ai eu dénoncé, en termes cependant courtois, l’acte injustifiable de l’Italie, les insultes les plus immondes, les menaces de toute sorte ont commencé de m’arriver chaque jour. Alors, je ne décachette même plus, — non seulement on m’injuriait, mais surtout on injuriait odieusement la France, « fuyarde ou aplatie devant l’Allemagne ». Toutes ces lettres, à vrai dire, partaient visiblement de très bas ; leur grand nombre cependant me paraît l’indice de l’état des esprits, dans cette pauvre Italie égarée que, malgré son ingratitude, nous continuons d’appeler la nation sœur. Ce n’est qu’à ce point de vue général que le fait m’a paru valoir d’être signalé.