Un Essai de Syllogisme économique. — Le capital, le salaire et le revenu

La bibliothèque libre.
Un Essai de Syllogisme économique. — Le capital, le salaire et le revenu
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 418-447).
UN ESSAI
DE
SYLLOGISME ÉCONOMIQUE

LE CAPITAL, LE SALAIRE, LE REVENU

Lorsqu’on veut pousser jusqu’au fond l’étude de certaines questions économiques, rien n’est difficile comme la réfutation des erreurs socialistes, propagées aussi bien par les impostures froidement calculées de faux prophètes avides que par les illusions d’esprits égarés ou de cœurs généreux. Contre les erreurs volontaires des cupidités intéressées, le seul argument est la force, à laquelle d’ailleurs les sectaires ne manquent jamais d’avoir recours, lorsqu’ils en ont les moyens, afin d’imposer leurs doctrines. Cependant il se rencontre parmi nous un grand nombre de gens persuadés qu’il suffit de renverser ce qui est mal en partie pour trouver sous les ruines le bien et le mieux. La logique et la passion les entraînent à la fois, et bientôt ils mettent sans réserve la première au service de la seconde. Avec ces derniers, il y a encore lieu de discuter pour tenter de mettre d’accord la logique et le bon sens.

La tâche est malaisée parce qu’en face de souffrances réelles dans notre société, de réclamations parfois justes, on ne peut invoquer le plus souvent que la dure nécessité des lois naturelles et inévitables, au lieu d’approuver des combinaisons et des espérances chimériques. Il serait urgent néanmoins de déjouer les sophismes de ceux qui prêchent une nouvelle répartition de la richesse et ce qu’on appelle la liquidation sociale, aussi bien que de remettre en lumière certains faits et certaines propositions économiques dont la vérité, négligée jusqu’ici ou seulement pressentie d’instinct, demande à être plus nettement dégagée. Malheureusement la science jusqu’à ce jour ne fournit pas de chiffres et de données statistiques suffisamment incontestables pour les prendre comme point de départ ou les invoquer à titre de preuves. On est donc réduit à s’en tenir aux déductions spéculatives, aux raisonnemens, auxquels on peut toujours opposer d’autres raisonnemens, parfois même de séduisans paradoxes qu’il est souvent impossible de combattre sans un appareil compliqué d’interminables discussions. A défaut d’axiomes ou de chiffres incontestés pour asseoir la base solide que nous cherchons, nous aurons recours à des vérités dont la démonstration pourra, croyons-nous, être clairement établie.

Dans une nouvelle et radicale répartition des richesses, on prétend trouver le remède à tous les maux de l’humanité; s’il est prouvé que cette répartition est chimérique, qu’elle appauvrit la communauté et les particuliers, loin d’améliorer leur sort, — à quoi bon la demander? Certaines écoles réclament impérieusement l’augmentation générale et simultanée des salaires et se flattent de pouvoir l’opérer; s’il est démontré que, les salaires sont sensiblement égaux aux produits et aux revenus réels, où prendra-t-on la matière de l’augmentation désirée? On sera donc autorisé à conclure que le champ des confiscations ou même des répartitions plus ou moins illégales en matière de richesse accessible est très borné, et que, s’il est permis à des spoliateurs révolutionnaires de ruiner une société qui se mettrait à leur merci, il leur est interdit par la force des choses de s’enrichir eux-mêmes. Restera toutefois à démontrer la sagesse des combinaisons dues à la civilisation moderne, l’utilité du capital et du capitaliste, également indispensables pour assurer le bénéfice de la main-d’œuvre en consommant l’excès de la production du travailleur sur sa propre consommation.

Tel est le double aspect des questions multiples que nous avons cherché à grouper en un corps de raisonnemens, et qui se tiennent toutes par un enchaînement qu’on ne saurait rompre. Quoique les nombres fournis par la statistique n’offrent qu’une certitude très discutable, et que les moyens de contrôle fassent souvent défaut, nous présenterons sous toutes réserves quelques chiffres choisis dans les travaux les plus autorisés, afin de satisfaire les esprits qui n’aiment pas à se renfermer dans le domaine des pures abstractions.

I.

Le fond de toutes les revendications socialistes, comme le prétexte, sinon la cause, de tous les bouleversemens contemporains, est le désir ardent du partage des biens et la foi invincible dans la possibilité de ce partage.

Tout d’abord la proie qui s’offre aux convoitises est le revenu, si inégalement distribué à chacun; il paraît facile d’en faire une plus équitable répartition. Toutefois on ne peut partager avec fruit que ce qui est saisissable, ce qui offre une utilité palpable et positive. Il convient donc de faire deux parts dans le revenu : la part des revenus réels créés par le travail, et la part afférente à la circulation. Quelle est la part des revenus réels? Elle est égale aux produits matériels, aux objets de consommation et d’échange; tout le surplus est dû à la circulation. Suivant que les produits ou la valeur des produits passent en un plus grand nombre de mains, la richesse double ou triple; si les produits valent 1, grâce à la circulation ils valent 2 ou 3. Supprimez les effets de la circulation, il reste purement et simplement le produit. C’est ce qui arriverait en cas de partage général. Si l’on réclame la liquidation de la richesse, on ne pourra partager que les produits; les effets de la circulation deviennent indivisibles et insaisissables comme une abstraction. Peut-on imaginer la répartition des résultats arithmétiques de l’immense circulation qui fait passer en tant de mains dans l’année une même somme d’argent ou de valeurs toujours identique à elle-même, quel que soit le nombre des évolutions accomplies? Ainsi la circulation augmente la richesse générale de tout ce qui dépasse la somme du produit réel; mais, les effets de la circulation ne pouvant être répartis, étant au contraire supprimés ou diminués à la moindre crise, on a le droit d’affirmer qu’en cas de partage il ne reste du revenu que ce qui en est la substance, c’est-à-dire 7 milliards environ de produits annuels, chiffre que nous nous réservons de justifier plus loin.

Ce ne sont pas seulement, il est vrai, les revenus qu’on veut partager, c’est aussi et surtout le capital, objet tour à tour des malédictions et des adorations que l’on sait, le capital qui fait la force du riche et lui donne, dit-on, le moyen d’exploiter les travailleurs. Ici encore on vient se heurter à une impossibilité matérielle. Il ne suffit pas de dresser des inventaires fictifs et de faire pleuvoir les milliards, afin de réjouir les convoitises de ceux qui réclament la liquidation sociale; encore faudrait-il prouver que toutes ces richesses sont une proie facile à saisir, et que la plus grande partie n’en sera pas perdue pour ceux-là mêmes qui voudraient porter une main téméraire sur ce magnifique butin. Bastiat ne l’a-t-il pas dit déjà dans ses Harmonies économiques? « C’est une grande illusion de croire que le capital soit une chose existant par elle-même. Un sac de blé est un sac de blé, encore que, selon les points de vue, l’un le vende comme revenu et l’autre l’achète comme capital. » D’ailleurs il ne faut pas confondre le capital proprement dit, ou les utilités et la valeur des biens possédés, avec les capitaux disponibles et d’exploitation, expression concrète indiquant cette richesse circulante, échangeable et mobile qui se compose de revenus et d’épargne. Cette distinction est toutefois difficile à maintenir dans le détail, car le capital et le revenu sont alternativement le père l’un de l’autre, et cette paternité mutuelle est souvent délicate à discerner.

Considérons d’abord la richesse mobilière et commerciale. Pas de système qui puisse la partager; ni Internationale, ni république radicale n’y parviendront jamais, parce que de sa nature cette richesse est insaisissable pour quelque cupidité que ce soit : elle n’existera plus du jour où l’on voudra s’en emparer par la violence. Prosélytes naïfs, dupes éternelles des criminels rhéteurs qui veulent à vos dépens devenir ministres, généraux, préfets, dictateurs et le reste, touchez à ces milliards d’actions, de rentes, d’obligations, de titres de tout genre, et vous n’aurez plus entre les mains que des chiffons de papier sans valeur. Supposons la commune victorieuse à Paris, et, comme conséquence, l’internationale installée au pouvoir. Un décret décide que toutes les propriétés, biens meubles et immeubles, seront distribuées gratis et également à tous les citoyens, ou bien confisquées et mises en vente au profit de l’état ou encore réservées à la collectivité. En quelques mains que passe la totalité des biens, quel que soit le mode employé pour faire fructifier et mettre en activité la richesse, on conçoit facilement que, les 7 milliards de produits demeurant seuls à partager, la part hypothétique de chacun ne serait jamais que le trente-huit-millionième des produits annuels, basa réelle de la fortune publique. Par le fait même du décret spoliateur, il ne resterait de richesses positives, ta part les propriétés bâties et les instrumens, que les produits annuels de la France, sans compter qu’une telle dise paralyserait en grande partie la production.

La répartition des terres elles-mêmes n’amènerait aucun profit pour personne, parce que le revenu utile en est compris dans l’estimation des produits généraux, dont la partie agricole n’augmenterait certes pas de valeur par le système des confiscations proposées, loin de là, à moins que l’on n’espère voir une fée venir doubler d’un coup de baguette les forces productives du sol. Il faut remarquer en outre que les propriétaires actuels possédant au-delà d’un hectare environ seraient obligés de rapporter le surplus à la masse, parce qu’il n’existe tout au plus que 40 millions d’hectares cultivables en France. Quant à la propriété foncière collective et à la culture par délégation gouvernementale ; c’est une question jugée et rangée déjà au nombre des pures utopies. Ainsi on pourrait dépouiller les propriétaires, mais non sans un immense et irrémédiable désastre frappant le pays tout entier, les pauvres comme les riches, et cela pendant de longues années, car un siècle, plus peut-être, ne suffirait pas pour nous faire retrouver nos richesses.

En réalité, les combinaisons économiques d’aujourd’hui ne s’écartent pas autant qu’on le pense de la formule socialiste ou communiste qui veut que toute propriété privée revienne à la collectivité. Bien que la propriété privée soit acquise ou possédée en vertu de l’achat ou de l’héritage, elle appartient pourtant en un certain sens à la collectivité, dont elle reste le domaine utile et éternel, puisque, sous forme d’impôt, chaque génération paie à la collectivité la valeur totale du capital représentant la pleine évaluation de la propriété mobilière et immobilière, en quelque sorte revendue par l’état et rachetée par les particuliers à perpétuité. Avant l’augmentation des impôts, due aux désastres de la guerre, la collectivité prélevait en quatre-vingt-dix ans la valeur totale des biens possédés. Aujourd’hui que notre budget se monte à 2 milliards 750 millions, en défalquant la part des impôts de consommation supportés par les ouvriers, on trouve que la fortune et la propriété paient la totalité de leur valeur en soixante-treize ans et neuf mois, avant que les vieillards de chaque génération aient atteint la plénitude de leurs jours[1]. Si l’on prend la propriété foncière à part, c’est en trente ans que l’état en prélève par l’impôt la valeur totale. On pourrait donc avancer qu’à chaque génération ce n’est pas la richesse qui paie la dîme de ses biens à la collectivité, mais au contraire que c’est la collectivité qui ne laisse à la richesse que la dîme de la propriété et des fortunes.

A supposer même que les doctrines communistes fussent applicables, il n’y aurait donc pour la collectivité aucun bénéfice. Seulement la grande supériorité de notre système économique consiste en ce que, tout en laissant la communauté toucher périodiquement et intégralement la valeur totale de toutes choses, la répartition des biens échappe à l’arbitraire et à l’instabilité d’un partage fait par l’état. Cette répartition s’opère naturellement, et par une sorte d’enchère publique du travail, de l’intelligence et de l’épargne, sans aucune intervention des pouvoirs humains, toujours plus redoutables, plus nuisibles, plus injustes dans leurs résultats généraux que ne le sont les écarts fréquens et les injustices apparentes ou réelles des décrets de la naissance et du hasard. Aussi le refus absolu de laisser l’état ou quelque pouvoir humain que ce soit disposer de la distribution du travail et de la richesse est-il le point stratégique où l’on ne doit rien concéder, et où il faut résister à outrance.

De passagères exagérations d’impôts, des spoliations violentes, sont des maux qui peuvent se réparer; mais admettre l’intervention de l’état dans la répartition des biens, c’est la ruine absolue, le suicide et la mort sociale. On alléguera que les collectivistes et les novateurs les plus subtils ne parlent ni de confiscation ni de spoliation directe; ils proposent la gratuité du crédit, la solidarité et la mutualité universelles, ou bien la collectivité seule propriétaire, transformant en usufruitiers les possesseurs actuels à des conditions nouvelles et inconnues; tout cela revient au même. Ces systèmes et d’autres encore ne sont que la spoliation déguisée plus ou moins habilement. Dès qu’on touche à nos savantes et utiles combinaisons économiques résultant de l’expérience comme de la nature des choses, et que la force brutale y porte la main, tout l’échafaudage compliqué de notre richesse disparaît, et nous restons en face du seul produit positif du sol et de l’industrie.

Lorsqu’on fait défiler devant les masses, fatiguées de travail ou dénuées de ressources, des comptes de centaines de milliards, on ne doit pas s’étonner que la tête leur tourne, que la colère et la cupidité s’allument dans leurs cœurs. Il est malaisé de leur faire comprendre que cet énorme capital, dont nous vivons tous pourtant, est une richesse souvent indivisible, en partie fictive et conventionnelle, en tout cas insaisissable, fluide, et qui s’évanouit dès qu’on veut la violenter et en faire le partage, non sans entraîner dans sa ruine la plus grande partie des produits dont elle est la source. La France, privée de son commerce de luxe et de tout ce qui surexcite la production, serait réduite à cet état misérable de ne chercher qu’à produire de quoi empêcher à peine ses habitans de mourir de faim. Toute possibilité de bénéfice étant désormais supprimée, la production n’équivaudrait même plus aux exigences de la consommation. Loin de pouvoir atteindre le capital, les visées et les convoitises des socialistes ne peuvent donc s’exercer que sur les produits, encore sensiblement diminués : ces produits ne s’élèvent en réalité qu’à 7 milliards, et, comprenant les revenus et les capitaux en circulation, constituent toute la richesse active et réelle du pays.

Sans pousser le radicalisme jusqu’au partage intégral des biens, certaines écoles réclament impérieusement l’augmentation générale des salaires et une plus forte rémunération de la main-d’œuvre. Le grand cheval de bataille des sectes socialistes est de prétendre que la part des profits est trop forte pour le capital et trop faible pour le travail. A ne consulter que les apparences, on serait tenté de croire en effet que le capital abuse étrangement de ses avantages, et que la part du salaire pourrait être facilement augmentée. En voyant tel grand manufacturier se lancer dans les affaires avec quelques centaines de mille francs, puis, vingt ans après, posséder 10 ou 15 millions, ne se dit-on pas que, si cet heureux industriel avait 4 ou 5 millions de moins, et que les salaires de ses ouvriers eussent été augmentés d’autant, son aisance fût restée suffisante, et que tout eût été pour le mieux? Les grandes fortunes territoriales peuvent inspirer des réflexions analogues.

Avant tout, c’est à tort que l’on discute pour savoir s’il y a partage équitable ou non entre le capital et le salaire; en réalité, le partage n’existe pas. Il n’y a qu’une oscillation régulière, successive et forcée, qui porte la totalité des revenus et des capitaux d’exploitation disponibles tour à tour dans la main des travailleurs et dans celle des capitalistes. La somme est toujours la même, de quelque côté qu’elle se trouve. Selon la prospérité ou la rigueur des temps, elle augmente ou diminue, pour les uns comme pour les autres. Ce qui cause l’inégalité douloureuse des conditions, c’est que d’une part les travailleurs copartageans se comptent par de nombreux millions, tandis que de l’autre les capitalistes ne sont que quelques centaines de mille appelés à diviser entre eux cette masse de richesse identique dans la somme, mais profondément différente comme répartition ix chaque oscillation du balancier économique. Cette inégalité de répartition pourrait-elle être corrigée par une combinaison quelconque?

Il n’en peut malheureusement pas être ainsi. Pas plus que la pauvreté, la richesse ne se règle par des décrets. Les réalités de l’économie politique ne sont pas si débonnaires; les lois en sont dures, inflexibles, au-dessus de toute volonté humaine. Celui-ci pourrait être riche et non celui-là; seulement il faut que quelqu’un le soit, ce qui n’entraîne nullement d’ailleurs la fatalité de la misère. Pour que la richesse du pays existe, pour que 20 millions de salaires soient attribués au travail, il faut qu’un nombre restreint d’individus favorisés soient possesseurs ou détenteurs de 20 millions; avant de passer à la main-d’œuvre, le capital doit appartenir au capitaliste et ne saurait être impersonnel. C’est là le point délicat. La conviction contraire constitue la grande erreur universellement répandue que nous voudrions essayer de redresser.

Le salaire et le capital sont regardés comme deux choses différentes, comme deux antagonistes irréconciliables, dont le premier, le salaire, est dévoré par le second. Que diraient donc les préjugés vulgaires, s’il leur était prouvé que la richesse, le revenu, les capitaux disponibles et le salaire ne sont point ennemis, parce qu’ils sont une seule et même chose? Dans ses Harmonies, Bastiat écrivait : « Comme les capitaux ne sont autre chose que des services humains, on peut dire que capital et travail sont deux mots qui, au fond, expriment une idée commune; par conséquent il en est de même des mots intérêt et salaire. Là donc où la fausse science ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive toujours à l’identité[2]. » Stuart Mill, parlant des salaires, dit « qu’ils dépendent de la proportion qui existe entre la population et le capital circulant[3]. » Il est vrai qu’il entend désigner non pas le capital circulant tout entier, mais bien la partie de ce capital consacrée au paiement de la main-d’œuvre. Nous croyons qu’il est permis d’aller plus loin et d’avancer que le revenu général réel ou les produits, qui sont la forme positive et seule utile de la richesse, doivent être, à peu de chose près, égaux à la masse des salaires.

Il faut bien s’entendre sur les significations variées du mot capital. S’il veut dire argent placé à intérêts et résultant des revenus et profits agglomérés, on peut affirmer que cet argent est transformé en salaires. Si le terme capital est employé dans le sens de biens immobiliers et d’instrumens de production, il rentre dans la catégorie des utilités, et le revenu seul qu’il rapporte passe en rémunération de main-d’œuvre. Néanmoins les sommes qui ont servi à l’achat d’immeubles se trouvent lancées dans la circulation, y remplissent les différens rôles des capitaux circulans, et se confondent en quelque façon avec le revenu annuel. Les capitaux mobiliers tout entiers passent en salaires, parce que, s’ils ne se transformaient pas incessamment en travail et par conséquent en salaires, ils ne rapporteraient rien et seraient nuls. Pour être productifs, ils doivent passer chaque année dans la main de l’ouvrier en rémunération d’un travail ou d’un objet produit, en un mot, pour rapporter 50,000 livres de rente, chaque million doit être transformé en un million de salaires et de produits, sauf amortissemens, escomptes ou assurances.

Si les produits annuels de la France sont de 7 milliards, les revenus et les capitaux disponibles, comme les salaires, ne peuvent être que de 7 milliards, et la richesse du pays n’est que cette somme initiale multipliée par la circulation. Les opérations de l’exercice étant terminées, de 7 milliards de salaires payés ou reçus, que reste-t-il? Il reste 7 milliards de produits, dont nous vivons, tandis que, si l’on dresse le bilan des revenus dus à la circulation, toutes les recettes et les dépenses compensées, il reste le numéraire, les valeurs de portefeuille et les instrumens de production, en face desquels on périrait d’inanition et de misère sans les produits de consommation déjà indiqués.

Tout vient, dit-on, de la main-d’œuvre des travailleurs. En revanche, tout y retourne. Par une filière certaine, tout arrive à se résumer en un travail manuel et en un salaire correspondant. Ce qui comporte utilité, service ou agrément, depuis le dernier brin d’herbe jusqu’aux plus grands comme aux plus petits travaux d’art ou d’exploitation, a été touché par la main de l’ouvrier, et lui a rapporté un salaire. Quel que soit le nombre des intermédiaires, il faut nécessairement que chaque dépense de culture, de bâtiment, d’industrie, de nourriture, de vêtement, d’art ou de luxe, de paix ou de guerre, productive ou non, se résolve dans un salaire. Quelle est la part qui revient à la main-d’œuvre dans la distribution du revenu général et des capitaux circulans, et qui ne peuvent pas ne pas circuler, s’ils produisent? Eh bien ! c’est tout.

D’ailleurs, s’il est vrai que toute richesse, tout produit sorte de la main de l’ouvrier, la contre-partie n’est pas moins exacte : le salaire, la rémunération d’un travail quelconque vient du capital et du revenu. Parmi les conséquences affligeantes et inévitables des réalités économiques, au moins faut-il reconnaître ce fait consolant, que les capitaux disponibles et les revenus se trouvent dans l’impossibilité absolue de dérober une part sensible d’eux-mêmes au salaire, et qu’il est également impossible au salaire, ou plutôt à la main-d’œuvre, de ne pas mettre en valeur et de ne pas faire fructifier le capital entier. Ni l’infâme capital, ni le capitaliste ne sont responsables plus que d’autres des misères et des souffrances subies par les travailleurs. Les seuls et vrais coupables sont, outre les fléaux naturels, l’imprévoyante immoralité et les ambitions perverses. Malgré ce que peuvent dire les imposteurs qui cherchent à tromper et à soulever les peuples à leur profit, il est donc impossible au socialisme, même vainqueur, de mettre le pied sur la gorge du capital et de lui faire rendre plus qu’il ne donne aujourd’hui, puisque chaque année tous ses revenus réels passent au salaire. Les réclamations intéressées des sectaires tombent du même coup, il n’y a plus antagonisme nécessaire et de principe entre le capital et le travail. Les capitaux actifs et le sa]aire sont égaux, solidaires et ne font qu’un; ils constituent une seule personne économique en deux natures, que l’on peut nommer également recette ou dépense, production ou consommation. C’est là de la solidarité universelle, de la bonne, et le terrain véritable de la réconciliation sociale.

Si l’affirmation de l’égalité entre les salaires, les produits et les capitaux disponibles est acceptée, il en ressort clairement que la somme générale des salaires ne dépend de qui que ce soit, et n’est susceptible d’être augmentée ou diminuée par aucune combinaison spéciale en dehors des fluctuations qui accroissent ou diminuent la prospérité universelle du pays. Le capital mobilier tout entier étant obligé de circuler pour produire et ne pouvant produire que par la main-d’œuvre, qui ne saurait elle-même se passer de salaire, celui-ci ne s’élèvera point sans que les capitaux et les revenus s’élèvent dans une proportion égale, et réciproquement. Le capital disponible fait tout l’effort dont il est capable, on n’a rien à lui demander de plus. Ce qu’un ouvrier gagnera au-dessus de la moyenne devra diminuer d’autant le salaire d’un autre ouvrier. La rémunération de la main-d’œuvre, variable dans la répartition individuelle, ne saurait être arbitrairement accrue dans la somme générale; les violences plus ou moins légales et les spoliations officielles n’y feront rien.

La révolution a le pouvoir de tout faire, croit-on d’une foi ardente et abusée. Sans contredit, il lui est facile de tout renverser, de tout détruire, ce qui n’est pas la même chose ; mais elle aussi a des limites, et n’empêchera jamais les revenus de la richesse d’être approximativement égaux au salaire, et réciproquement. Aujourd’hui la révolution a tout vaincu, excepté la réalité. Arrivée au bout de son élan, n’ayant plus rien à réclamer, et ne trouvant plus d’autre programme que le socialisme sans raison, la révolution est vaincue par la réalité, contre laquelle elle vient se briser malgré les avertissemens des sages. En effet, les spoliations et les partages seraient sans cesse à recommencer. Toujours un clou chasse l’autre entre révolutionnaires, et le difficile est de ne faire qu’une révolution; les Anglais d’Europe et d’Amérique y ont seuls réussi. Chez nous, trop de gens pensent qu’il n’y a jamais assez de bouleversemens; le plus grand nombre est d’un avis contraire, mais d’habitude les majorités conservatrices subissent bien plus qu’elles ne dirigent les événemens.

Dès qu’on ne peut ni augmenter ni diminuer la somme générale des salaires, la question se résume à chercher le moyen d’en assurer la distribution équitable entre ouvriers, puisa ne pas s’écarter de certaines lois invincibles, tout en s’efforçant d’équilibrer avec impartialité, mais individuellement, les bénéfices entre les travailleurs et les patrons. Ici s’élève encore une difficulté presque insurmontable. Comment déterminer la rémunération du travail autrement que d’après le prix établi sur les marchés par l’inflexible loi de l’offre et de la demande? Malheureusement le salaire se règle d’après la valeur vénale du produit et non d’après les besoins ou les efforts du producteur. Toutes les associations, toutes les sociétés coopératives du monde ne changeront rien à cette nécessité douloureuse. Le véritable bienfait des associations est d’exciter les vertus dont la pratique suffirait presque toujours d’ailleurs à empêcher les souffrances et les misères extrêmes, à faire prospérer isolément les groupes et les familles d’ouvriers.

Personne ne peut songer à fixer par une loi de maximum et de minimum le taux des salaires ou des fortunes, prétention qui constitue précisément l’erreur des diverses sectes socialistes. Dans le règlement du prix de la main-d’œuvre, la seule loi qui triomphera quand même est la loi de l’offre et de la demande. On objectera que des injustices flagrantes se révèlent dans le détail de la répartition des salaires. Pourquoi l’ouvrier du manufacturier heureux ne gagne-t-il pas plus et n’a-t-il point dans les gros bénéfices, créés par ses mains, une plus large part correspondante et une plus forte rémunération que l’ouvrier dont le travail est moins productif? Qu’importe au salarié que la richesse, fruit de ses labeurs, aille grossir la masse des capitaux transformés, il est vrai, en salaires, mais sans profit direct et personnel pour lui? Ne se chargerait-il pas, tout aussi bien que le patron, de dépenser et de rendre à la circulation l’argent de sa rémunération augmentée? Il faudrait alors que dans la manufacture d’en face les ouvriers voulussent consentir à laisser diminuer ou supprimer leur rétribution en cas de perte ou de faillite, sans quoi l’équivalence nécessaire entre les salaires, les revenus, les capitaux circulans et les produits serait détruite, et les sommes destinées à rémunérer le travail se trouveraient réduites d’autant, ainsi que la puissance de consommation. Aujourd’hui les pertes n’affectent point le salaire, qui a été payé d’avance; elles ne constituent que le désastre privé d’un capital qui s’échappe des mains du commerçant ou de l’entrepreneur malheureux, mais qui, loin d’être perdu pour tout le monde, rentre dans la circulation générale. Sur dix commerçans, dit-on, 3 font fortune, 3 se soutiennent à peu près, et 4 succombent, végètent, ou se ruinent. « Prenez la cote de la Bourse, les actions au-dessous du pair y sont peut-être en majorité[4]. » Et pourtant, par la combinaison du salariat, les ouvriers gagnent même dans les mauvaises affaires autant que dans les bonnes.

De quelque façon qu’on retourne ou qu’on déguise la question, il est impossible de se dérober aux rigueurs des lois économiques, qui règlent les rapports de la richesse, du revenu, de l’épargne et du capital comme ceux du travail, du salaire et du produit. On ne peut ni confondre, ni violer les unes ou les autres sans aboutir à l’appauvrissement ou à la ruine de la communauté entière. Les efforts de certaines écoles, à les supposer sincères, sont en pure perte; de longtemps, on ne trouvera pas plus le salaire capitalisateur que le loyer acquéreur ou l’impôt-assurance, si ce n’est par des travestissemens de mots ou des subterfuges de calcul appliquant des formes nouvelles aux faits ou aux procédés anciens. La formidable machine de guerre sociale, la grève universelle elle-même, n’amènerait, après bien des désastres, aucune solution utile et pratique. « Un ensemble de grèves qui augmenterait dans chaque métier la rémunération nominale de l’ouvrier sans accroître la production et sans multiplier les capitaux ne conduirait qu’à d’inévitables déceptions[5]. » La liberté du travail et du capital peut seule concourir à l’élévation des salaires, ainsi qu’au progrès de la richesse générale, toujours inséparable de la liberté et de l’ordre.


II.

Pour donner un corps à ces raisonnemens spéculatifs, il faut passer sur le terrain des chiffres. Malheureusement ce terrain n’est pas aussi solide qu’on le pourrait souhaiter. Les données de la statistique ont une valeur très inégale à cause de l’étendue et de la diversité des matières soumises à l’examen et à l’analyse. Toutefois, si les assertions posées ne sont point rigoureusement exactes, encore moins sont-elles le contraire de la vérité. Il n’est pas inutile d’ailleurs de suivre sur leur propre terrain les novateurs audacieux et chimériques afin de montrer que leurs projets merveilleux, fussent-ils réalisables, n’amèneraient aucun profit pour personne.

Voyons donc ce que cache ce grand mot de liquidation sociale. Formulons une liquidation théorique aussi régulièrement et aussi sérieusement que possible. C’est l’inventaire tout entier de la France qu’il s’agit de relever pour élucider cette grosse question. Nous avons choisi à dessein la plus élevée que nous ayons rencontrée parmi les évaluations du capital de la France. D’après MM. Passy et Houssard, on peut estimer à 70 milliards le capital mobilier non engagé dans les entreprises commerciales et industrielles; d’autre part, la propriété foncière est évaluée à 100 milliards, rapportant 3 milliards 1/2 environ. Le capital engagé dans les entreprises commerciales est de 25 milliards, rapportant 2 milliards 1/2, à 10 pour 100 : total général 195 milliards, dont il semble qu’on doive retrancher, pour les dettes hypothécaires, chirographaires et nationales, 44 milliards, ce qui réduit l’inventaire de notre capital général à 150 milliards environ, chiffre généralement adopté. Ce serait une belle proie; mais vit-on du capital? On vit des produits qu’il donne. La répartition même des 5 milliards de numéraire existant en France ne changerait rien à la situation de chacun. Le capital une fois partagé, il ne resterait jamais, comme utilité réelle, que les produits à consommer.

Là superstition populaire s’imagine volontiers que le capital est un gros amas d’or soigneusement enfermé et caché dans les armoires et les caisses des banquiers ou des propriétaires, qui, selon leur fantaisie, en distribuent à l’ouvrier une part tout juste suffisante pour l’empêcher de mourir de faim. Le peuple est encouragé à croire que le capital est une poule énorme qui pond indéfiniment des œufs d’or dont les riches dissimulent et accaparent le plus grand nombre. Les chefs socialistes promettent chaque jour à leurs adeptes, en vue d’un lendemain qui n’arrive jamais, de leur faire voir et de leur donner la poule, ne fût-ce que pour la mettre au pot, comme le disait déjà Henri IV, ce roi habile jusqu’au génie, qui resta Gascon en se montrant quelque peu socialiste pour son époque. Aux beaux temps de la commune de Paris, le peuple crut bien avoir attrapé la poule; c’est lui qui fut trompé une fois de plus. Comment pourrait-il en être autrement? Le capital, en fin de compté, ne vaut que par les produits.

Quel est annuellement le revenu réel, ou plutôt quelle est la somme des produits échangeables de la France? Le pays donne, dit-on, environ 3 milliards 1/2 de produits agricoles, et 3 milliards passés de produits industriels, en tout 7 milliards. Ce serait le chiffre le plus important à justifier dans cette étude, puisque les 7 milliards de produits formeraient seuls la matière utile du partage au cas où une telle opération deviendrait praticable. Les statistiques industrielles et agricoles ne sont pas ici nos seules autorités, ce chiffre s’appuie sur des concordances trop frappantes pour ne pas offrir une suffisante probabilité. Ainsi M. Thiers, répondant à M. Desseilligny le 13 janvier dernier, affirmait l’existence de 7 milliards d’effets de commerce. Lorsqu’on s’occupe de l’impôt du revenu, tout le monde semble d’accord pour reconnaître que la somme des revenus nets des Français s’élève à 7 ou 8 milliards, ce qui serait à 5 pour 100 l’intérêt des 145 ou des 150 milliards du capital de la France. Seule de toutes les estimations des revenus et des produits réels, cette somme de 7 milliards présente des apparences de certitude. Dès qu’on veut pousser l’investigation économique plus loin, on est exposé à s’égarer, car, si l’on porte à l’actif de la France 7 milliards de salaires et 7 milliards de produits, puis autant pour les revenus privés et pour les effets de commerce, c’est non plus 15 ou 18 milliards qu’on obtient, mais bien 21. Sans rien préciser sur ce point, il y a lieu d’avancer que l’ensemble des fortunes et des revenus privés est toujours un multiple des 7 milliards fondamentaux de produits réels, multiple plus ou moins exact et élevé selon le nombre des évolutions économiques constatées. Quoi qu’il en soit, le chiffre des 7 milliards de produits paraît pouvoir être admis, sauf contrôle, comme point de départ.

Dans une liquidation sociale, quelque radicale qu’elle soit, chacun n’aura donc que son trente-huit-millionième des 7 milliards, c’est-à-dire 184 francs pour l’année entière, ou environ 50 centimes par jour. Il y a loin, on le voit, de cette maigre ration quotidienne, qui ne pourrait même pas être obtenue sans travail, aux 30 sous par jour que la commune de Paris donnait à ses fidèles et semblait garantir à tous les citoyens. Provoquer une révolution sociale et un bouleversement universel pour 50 centimes par tête et par jour, ou même un peu plus, cela demande quelque réflexion. Quel est l’ouvrier dont le salaire moyen n’est pas actuellement de beaucoup supérieur à cette somme dérisoire? C’est donc à perdre le surplus qu’il travaille, puisque les produits, dont la main-d’œuvre se partage seule aujourd’hui la valeur entière, devraient être répartis entre tous les Français. Comment se fait-il que presque tous aujourd’hui nous touchions en salaires, revenus et profits plus que notre part moyenne théorique? C’est que cette part moyenne ne pourrait s’établir que sur la richesse positive et limitée des produits réels, tandis que, dans l’état de liberté économique» les salaires, revenus et profits se prélèvent en grande partie sur la richesse relative de circulation, richesse changeante, aléatoire et fluide, qu’il est impossible de régler, de saisir ou de diviser.

M. Thiers, dans son discours du mois de juin dernier, porte à 15, 16 ou 17 milliards le produit annuel de la France, d’autres vont même jusqu’à 18 milliards; c’est qu’ils n’avaient pas à distinguer la richesse résultant des produits réels et celle qui n’est due qu’à la circulation. Quand on essaie de répondre aux théories socialistes qui réclament le partage universel, les 10 ou 11 milliards de circulation en sus des 7 milliards de produits doivent être soigneusement écartés de la répartition fictive, dont nous venons de donner les résultats absolument nuls et négatifs.

Pour être claire, scientifique et rationnelle, la comptabilité sociale devrait être tenue en partie double et constater que 20 francs cinq fois touchés, transmis et dépensés, font bien 100 francs à l’inventaire des particuliers, mais ne font que 20 francs à l’inventaire général de la collectivité nationale, et sont seuls susceptibles d’être soumis à un partage. En ce genre, on commet d’ordinaire certaines inexactitudes; quelques évaluations de la statistique, parfois même officielle, donnent lieu à de singulières confusions. Tel fermier vend pour 10,000 francs de blé à la halle de Paris, on inscrit 10,000 fr. au compte des affaires de Paris; il paie 10,000 francs de fermage, on inscrit à l’actif du revenu agricole de Seine-et-Oise 10,000 fr. Cela ne fait pas 20,000 francs pour le produit général et réel de la France, cela n’en fait que 10,000 dans l’année. Un ménage jouit de 30,000 francs de rente; dira-t-on que cela fait 30,000 francs de revenu pour le mari et 30,000 francs pour la femme?

De même le capital et le salaire sont en quelque sorte mariés; ils jouissent de la même fortune, et pour eux le divorce ou la séparation de biens est impossible, quoiqu’ils fassent parfois mauvais ménage. Aussi, lorsque les statistiques nous disent que la France rend annuellement 15 ou 18 milliards de produits, il faut bien convenir, avant d’accepter ce chiffre, de ce qu’on entend par produit; doit-on y comprendre les revenus, les salaires, les intérêts et les bénéfices? Tout produit est vendu deux fois au moins dans le même exercice, une première fois par le travailleur au fabricant ou au commerçant, qui le paie en salaires par avance, et une seconde fois au consommateur, qui le paie au commerçant après livraison. Lors même que les intermédiaires seraient supprimés, que la vente serait directe de l’ouvrier au consommateur, les faits demeureraient les mêmes, et l’on ne pourrait pas moins inscrire 7 milliards à l’article vente ou production, et 7 milliards à l’article achat ou consommation ; dans un cas comme dans l’autre, ce sont toujours les mêmes 7 milliards deux fois comptés.

La recette et la dépense d’un particulier ne sont pas du tout la même chose, et restent très faciles à distinguer. Un rentier touche dans l’année en revenu et en remboursement 9,000 francs, il dépense 9,000 francs, la balance est égale ; 9,000 francs sont entrés dans sa caisse, autant en est sorti, reste zéro. Qui aurait jamais l’idée de résumer son compte ainsi : recettes 9,000 francs, dépenses 9,000 francs, total 18,000 francs? Dans la comptabilité générale des nations, la situation est tout autre, et la difficulté devient plus grande; comme rien ne sort de la collectivité, toute recette est une dépense et toute dépense est une recette pour quelqu’un. Il faudrait donc inscrire les mouvemens de caisse de la collectivité sous les titres suivans : recettes-dépenses et dépenses-recettes, afin de rester dans la vérité mathématique. En effet, la société a deux poches, et, quel que soit le roulement financier, celui-ci ne consiste jamais qu’à faire passer l’argent d’une poche dans l’autre; l’argent sera toujours et tour à tour dans l’une des deux, mais ne sortira jamais de la possession de la communauté sociale. De là surgit cette anomalie de comptabilité qui fait dire : En France, les ouvriers touchent 7 milliards de salaires, les propriétaires et les commerçans, par la vente de leurs denrées ou marchandises, touchent 7 milliards; cela donne, en y ajoutant 4 milliards pour les bénéfices et opérations du commerce, un produit total de 18 milliards. Il n’existe pourtant, comme produit réel, que 7 milliards employés deux fois et demie, passant deux fois et demie d’une poche à l’autre. Si l’on retourne l’argument et qu’on écrive : 7 milliards dépensés d’une part, 7 milliards dépensés de l’autre, dépense totale 14 milliards, plus les transactions commerciales, la même erreur reparait encore. C’est comme si l’on disait par exemple : Un député va de Paris à Versailles dans un cabriolet dont l’unique cheval fait 4 lieues; il en revient dans une calèche à deux chevaux, dont chaque cheval fait aussi à lieues, total 8, de sorte que pour le député il y aurait 4 lieues en cabriolet de Paris à Versailles, et 8 en calèche de Versailles à Paris. On comprend comment s’explique et se justifie l’écart entre le revenu général de 18 milliards souvent énoncé et les 7 milliards de produits. L’excédant est le résultat naturel d’une circulation utile et féconde, mais dont on ne voit pas comment l’on parviendrait à saisir et à distribuer les effets.

Par quels moyens les classes laborieuses pourraient-elles participer dans une plus large proportion qu’elles ne le font aujourd’hui aux bienfaits de la richesse de circulation? Ce n’est pas moins difficile à concevoir que désirable à trouver; mais jusqu’ici rien de sérieux ni de vraiment pratique n’a été expérimenté ni même proposé malgré tout ce qui a été dit et écrit sur le sujet. Veut-on cependant, pour épuiser la chimère, supposer un instant l’impossible, et partager théoriquement les 18 milliards tout entiers, que reviendrait-il à chacun? 473 francs par tête et par an. C’est l’hypothèse poussée jusqu’à l’absurde, les chiffres ne présentent plus même aucune signification précise à l’esprit. Qui peut calculer en effet jusqu’à quel point se trouveraient bouleversés les rapports entre toutes les valeurs dans un changement aussi radical ?

Quant à la prétention de ceux qui se flattent d’obtenir une meilleure répartition de la richesse par l’augmentation universelle des salaires, il est aisé d’en faire justice en montrant le néant de leurs promesses intéressées et captieuses. Essayons de porter le salaire général des ouvriers adultes au taux seulement du salaire moyen de Paris, qui est environ de 4 fr. 50 cent, par jour pour les hommes et de 2 francs pour les femmes. Nous comptons en France 6 millions d’hommes et 6 millions de femmes occupés aux travaux de l’agriculture, environ 2 millions d’hommes et 2 millions de femmes vivant du travail industriel, plus 1 million de salariés attachés aux services, transports et soins matériels divers ; en tout 17 millions d’ouvriers et ouvrières, ou 8 millions 1/2 de couples de travailleurs manuels. Chaque couple gagnant 6 francs 50 centimes, ce qui donne un total de 55,250,000 francs par jour, on arrive à la somme de 13 milliards 812 millions pour 250 journées de travail par an. Que resterait-il aux 21 autres millions de la population française ? 4 milliards, ou environ 45 centimes par tête et par jour, de sorte que pour les vieillards et les enfans et pour quiconque ne ferait pas partie des catégories autrefois désignées sous le nom de gens de métier, travaillant de leurs mains, c’est-à-dire pour les lettrés, les avocats, les rentiers, les propriétaires, les savans et les artistes, le revenu quotidien se réduirait à 45 centimes, insuffisans même pour la littérature démocratique la plus modeste. La république des lettres ne pourrait-elle donc fleurir que sous les monarchies ? Ainsi tout novateur affirmant qu’une combinaison quelconque permettrait d’élever la moyenne générale des salaires au taux du salaire moyen de Paris est un imposteur, et mérite d’être puni autrement que par le mépris public, pénalité commode qui n’a jamais arrêté les amateurs de pêche en eau trouble.

Abordons les faits et les chiffres tels qu’ils sont présentés par la statistique. Les 18 millions d’ouvriers agricoles, hommes, femmes et enfans compris, gagnent ensemble une somme annuelle de 3 milliards 400 millions environ. D’autre part, les ouvriers industriels, s’élevant au chiffre de 5 millions ou 5 millions 1/2, y compris les serviteurs et salariés de toute espèce, ont réalisé au bout de l’année un salaire dont la somme constatée paraît pouvoir être estimée à 2 milliards 800 millions. Les produits agricoles étant évalués à 3 milliards 1/2, et les produits industriels à une somme à peu près égale, on voit qu’il y a presque équivalence entre les produits et les salaires. Il convient en outre de remarquer que le salaire industriel est estimé trop bas, parce qu’une certaine quantité d’ouvriers établis vendent directement leurs produits au consommateur et ne sont point comptés dans la catégorie des salariés, quoiqu’ils touchent pourtant la rémunération de leurs travaux manuels. On doit tenir compte aussi du mouvement des exportations et des importations, ainsi que du temps d’arrêt indispensable, si court qu’il soit, dans la circulation de la richesse, pour la formation de l’épargne ou des capitaux nouveaux.

De quelque façon qu’on propose une répartition socialiste et factice, en introduisant la question des salaires, celle du collectivisme, du mutuellisme ou toute autre, il n’y aura jamais annuellement à partager que les produits réels, se réduisant toujours à ces mêmes 7 milliards que nous avons déjà rencontrés dans la supputation des revenus, d’où résulte l’égalité entre le salaire, le revenu et les capitaux disponibles de la France. Ni la liquidation sociale, ni le partage communiste des biens ne produiraient aucun avantage pour les individus ou pour la généralité, parce que la seule richesse divisible et saisissable, répartie également entre tous, n’attribuerait évidemment à chacun qu’une quote-part inférieure au salaire moyen et aux ressources actuelles des classes laborieuses.


III.

On a vu contre quelles impossibilités viendrait échouer l’application des doctrines de nos réformateurs contemporains ; il faut arriver en outre à montrer l’utilité féconde, la légitimité des combinaisons de la civilisation moderne, bien qu’elle soit imparfaite sur beaucoup de points et onéreuse pour un trop grand nombre d’individus. Chacun s’empressera de reconnaître qu’il reste de nombreux progrès, de notables réformes à opérer ; mais ce que l’on doit rejeter comme pernicieux et irrémédiable, c’est le dessein arrêté de bouleverser notre organisation sociale au point de la détruire. La question des salaires, malgré l’extrême importance qu’elle présente, n’est en effet qu’un des élémens du problème social, dont les termes, selon nous, sont presque toujours mal posés. On ne va pas assez au fond des choses. La grande difficulté économique tient moins au manque de salaire qu’à l’insuffisance des consommateurs et à l’excès de la production.

Que voyons-nous avec certitude autour de nous ? C’est d’abord que le travailleur civilisé produit plus qu’il ne consomme. Comme contre-partie, le consommateur qui ne produit pas devient nécessaire, afin qu’il y ait bénéfice et rémunération pour la main-d’œuvre, ainsi qu’accroissement du bien-être individuel et de la richesse publique. Bastiat nous dit et nous répète que « dans l’isolement nos besoins surpassent nos facultés, et que dans l’état social nos facultés surpassent nos besoins. » En d’autres termes, dans l’état primitif et sauvage, l’homme consomme plus qu’il ne produit ; alors il ne peut exister que des pauvres, les riches y sont aussi impossibles qu’inutiles, parce qu’il n’y a pas de surplus de production. Malthus prétend que l’accroissement de la population est géométrique, tandis que celui de la production est arithmétique ; néanmoins le travailleur civilisé produit évidemment plus qu’il ne consomme (à l’exception des matières combustibles). Certains agronomes avancent que les familles ou groupes agricoles produisent l’équivalent de deux fois et demie leur consommation.

C’est ainsi que l’existence du riche et du lettré non producteurs devient possible et même indispensable pour arriver à consommer le surplus de la production et pour constituer, en payant ce surplus, le seul bénéfice rationnel du producteur. « La supériorité des facultés sur les besoins, créant à chaque génération un excédant de richesse, lui permet d’élever une génération plus nombreuse ; admirable harmonie[6] ! » Oui, sans doute, mais à la condition de trouver celui qui pourra consommer les résultats de la supériorité des facultés sur les besoins. L’ouvrier doit forcément produire plus qu’il ne consomme pour deux motifs. D’abord il est généralement obligé de vendre son travail ou ses produits au prix de fabrique, et de racheter tout ce dont il a besoin au prix de détail, d’où résulte un écart défavorable que les sociétés de consommation cherchent à atténuer. Ensuite l’ouvrier, afin de réaliser des bénéfices chaque année, doit toujours produire plus qu’il ne consomme en valeur comme en quantité ; autrement l’échange commercial, qui profite au moins à l’un des deux contractans, serait remplacé par le troc simple et circulaire, ou troc pour troc, sans gain ni bénéfices. La limite de la production de chaque métier serait exactement la consommation du métier voisin et réciproquement, d’où résulterait le salaire consommateur parfaitement égal au salaire producteur, c’est-à-dire une complète absence de progrès et une véritable stagnation économique dans un cercle d’opérations stériles qui ne pourrait jamais s’agrandir. Quand même tout l’or du monde serait entre les mains de l’ouvrier, les valeurs nominales changeraient ; mais où trouver le bénéfice ? Il y a plus de profit à échanger commercialement 4 francs contre 5 qu’à troquer simplement 1,000 francs contre 1,000 autres. Le capital et le capitaliste peuvent seuls rendre cet inestimable service de transformer le troc simple circulaire et stérile en échange commercial et lucratif. On ne saurait contester que dans le mouvement social, malgré de nombreuses pertes particulières, il y ait bénéfice. Celui du capital est évident; la France fait pour une somme énorme d’affaires et pour 1 milliard 1/2 d’économies annuelles. Quels peuvent être les bénéfices des travailleurs? Devant la faiblesse du salaire moyen, à peine ose-t-on parler des profits de la main-d’œuvre, et l’on est tout près de s’associer à la pensée de ceux qui s’expriment avec amertume et pitié sur le sort de cette admirable classe ouvrière de France, chez qui « la misère la plus poignante n’étouffe le germe d’aucune vertu[7]. » Sans doute les travailleurs endurent de pénibles souffrances; dès qu’un homme souffre un peu, c’est trop, et, s’il est possible de le soulager, on n’y doit pas manquer. Cependant ne se trouverait-il pas quelque exagération aussi bien dans la misère poignante que dans les vertus de la classe ouvrière? Nous n’avons garde de décider si les travailleurs ont le nécessaire, c’est chose fort délicate de s’ériger en appréciateur des besoins d’autrui, la résignation devient trop facile; mais ne semble-t-il pas que les travailleurs aient du superflu?

La Bourse indique la situation de la fortune du pays, le cabaret indiquera celle de l’ouvrier. Des renseignemens puisés aux meilleures sources et pourvus de tous les caractères d’authenticité, il ressort qu’en France on compte 400,000 cabarets et débits de boissons, où se fait une consommation de liquides s’élevant à 2 milliards 1/2 de francs par an. Suivant les appréciations les plus modérées, la part de la consommation des classes laborieuses aux cabarets et débits de boissons est annuellement de 1 milliard 800 millions, le tiers au moins du produit agricole et la sixième partie environ du salaire et du produit général.

Nous reconnaissons volontiers qu’il faut à chacun quelques délassemens et une certaine part de superflu, chose si nécessaire que plusieurs y sacrifient l’indispensable; mais enfin le capital est le résultat de l’économie prélevée sur les fruits du travail antérieur par la privation et l’abstinence. L’ouvrier n’a pas de privilège pour la création du capital, et ne pourra le former plus ou moins qu’en sachant s’abstenir. A la vérité, il s’abstient déjà et se prive lui-même et sa famille du nécessaire afin de subvenir aux dépenses du cabaret. Supposons néanmoins que les buveurs français veuillent réduire d’un tiers ou d’un quart seulement leur consommation, c’est-à-dire sacrifier un petit verre ou une bouteille sur trois ou quatre, et diminuer de moitié, au grand profit de la santé et de la morale, ces excès dont le déplorable spectacle s’étale trop souvent à nos yeux ; ce serait environ 1/2 milliard épargné par an. En vingt ou vingt-cinq années, chaque génération d’ouvriers travaillant de vingt à quarante-cinq ans trouverait le moyen d’amasser au moins 10 ou 15 milliards placés en propriétés, en actions et en valeurs de toute sorte.

Loin de nous la pensée de nous refuser à reconnaître de trop réelles douleurs, ou de répudier les devoirs de la saine mutualité humaine sous le prétexte, commode pour la richesse, que chacun est responsable de ses actes. Cependant nous ne pouvons laisser condamner la société et ses lois générales, sans oublier toutefois qu’une certaine part de responsabilité dans les vices et dans les crimes des pervers incombe toujours à la mollesse, à l’impéritie et à la corruption même des défenseurs naturels du droit et du bon ordre moral.

Si les produits n’ont servi qu’à payer les salaires, et les salaires qu’à créer des produits équivalens, quelle est la source des profits que réalisent l’industrie et le travail ? En d’autres termes, puisque la production est supérieure à la consommation, où s’écoulera l’excédant de manière à constituer les bénéfices dont l’ouvrier a aussi une large part, comme le constatent les dépenses du cabaret ? Bastiat, qui revient souvent sur cette idée, que dans l’état de civilisation l’homme produit plus qu’il ne consomme, ne paraît nullement redouter le trop-plein industriel et commercial que les Anglais appellent glut, engorgement ; il s’en remet pour la consommation du surcroît de la production à « l’élasticité des besoins indéfiniment expansibles, parce qu’ils naissent d’une source intarissable, le désir. » Adam Smith nous dit bien que les produits se paient en produits, et que les services se paient en services ; tout cela ne suffit point à donner la clé du problème des bénéfices.

La solution ne se trouve pas davantage, comme on pourrait le croire, dans l’utilité gratuite du sol, procurant au propriétaire une rente qui, n’ayant rien coûté et rapportant beaucoup, fournirait de quoi solder la différence nécessaire pour constituer les profits des producteurs et des vendeurs, ainsi que les revenus des consommateurs, circulairement solidaires les uns des autres, Bastiat, qui malheureusement n’a pas eu le temps de terminer son œuvre, démontre que tout ce qui est vraiment gratuit à l’origine reste perpétuellement gratuit dans le mouvement des transactions humaines ; il ajoute avec raison que le travail, présent ou antérieur, qui transforme, transporte ou modifie la matière, se paie seul, et que rien au-delà de ce service n’est rémunéré. « Par un mécanisme merveilleux, dit-il, le jeu des concurrences, en apparence antagonistes, aboutit à ce résultat singulier et consolant qu’il y a balance favorable pour tout le monde à la fois à cause de l’utilité gratuite, agrandissant sans cesse le cercle de la production et tombant sans cesse dans le domaine de la communauté. Or ce qui devient commun profite à tous sans nuire à personne, on peut même ajouter, et cela est mathématique, profite à chacun selon sa misère antérieure. Encore que la terre soit nominalement appropriée, son action productive ne peut l’être, elle reste gratuite à travers toutes les transactions humaines. » La gratuité toujours persistante ne saurait donner de bénéfices à personne. Les sauvages précisément consomment sans produire la rente du sol et tous ces biens fournis gratuitement par la nature, et n’en sont certes pas plus riches.

Le travailleur civilisé produit évidemment plus qu’il ne peut consommer, parce que ses facultés dépassent ses besoins ; d’un autre côté, la possibilité de consommer est strictement limitée par un fait brutal, elle ne peut s’obtenir que par argent ou par concession d’une utilité ou valeur quelconque. Pour acquérir cette valeur ou cette utilité, il faut échanger avec bénéfice cet excédant de production, c’est-à-dire le vendre ; mais à qui ? Au riche, au lettré, en un mot à ces classes de consommateurs qui vivent sans travail manuel et sans fournir aucun de ces produits matériels et positifs émanant de la seule main-d’œuvre.

La société a enfanté le capitaliste et le propriétaire, la civilisation a inventé l’exportation et le commerce international. La question du salaire n’est donc pas tout pour les travailleurs. « Si vous voulez leur faire le maximum de bien, a dit M. Gladstone, vous devez plutôt opérer sur les articles qui leur assurent le maximum d’emploi. » Que veut dire l’emploi, si ce n’est l’assurance des débouchés et d’une consommation rémunérée ? Aussi, découvrir des consommateurs est toute la préoccupation de la politique commerciale des Anglais, qui s’y connaissent, et qui, ayant réussi à en trouver, sont les premiers par la richesse. Au contraire les Espagnols de Charles-Quint, croyant à la valeur spécifique de l’or, dont ils étaient inondés par le Nouveau-Monde, furent réduits à la pauvreté et tombèrent en décadence pour avoir négligé de produire plus qu’ils ne consommaient. Tout en ayant beaucoup d’or, ils ne possédaient presque pas de capitaux, car le capital effectif et réel n’est guère, commercialement parlant, que la somme des produits placés, consommés et payés, ajoutés aux instrumens de production.

On se préoccupe trop parmi nous de la répartition et pas assez de la création des richesses. Pourtant cette question du consommateur est tellement dans la nature des choses qu’elle se dissimule même sous les formules hypocrites et confuses inventées pour embarrasser les esprits et troubler les consciences. Le droit au travail, qu’est-il au fond, sinon le droit présumé au consommateur ? Personne n’a contesté le droit au travail, mais aux risques et périls du travailleur. Ce que l’on ne saurait accepter, et ce que cache le droit au travail, c’est la prétention de forcer un consommateur quelconque à payer le prix d’une production dont il n’a que faire, en un mot c’est la consommation obligatoire.

Ainsi, malgré tous les efforts de l’esprit, on est toujours ramené à la nécessité de trouver un certain nombre de consommateurs non producteurs. Pourquoi ne pas l’avouer ? Pourquoi surtout maintenir un antagonisme plus apparent que réel entre deux classes également indispensables l’une à l’autre, rivales, mais non ennemies, et qui dans la pratique se mélangent et se confondent plus souvent qu’on ne le croirait d’abord ? D’un côté se rangent les agens de la production matérielle, comprenant les ouvriers et la main-d’œuvre en tout genre ; de l’autre, les agens de la partie intellectuelle du service social, dont un grand nombre concourt par le travail de l’esprit à la production matérielle. Cette seconde catégorie de consommateurs non producteurs directs, parmi lesquels figurent les rentiers complètement oisifs, beaucoup moins nombreux qu’on ne pense, consomme et paie les produits et le travail de la première catégorie, qui se trouverait fort au dépourvu, si ces précieux consommateurs disparaissaient, ainsi que le capitaliste, oisif ou non, le lettré, le militaire, l’ingénieur, le savant et l’artiste. L’ouvrier manuel leur doit beaucoup. Que serait le travail industriel, agricole et autre, privé de la direction et des fruits du labeur intellectuel, souvent pénible aussi et mal rémunéré ? Il y a là échange de services, ainsi que rétribution mutuelle, dans une réciprocité naturelle et logique, malgré de fâcheuses et inévitables inégalités. Loin que les intérêts de ces deux catégories soient contraires ou hostiles comme ceux des joueurs, pour lesquels la perte de l’un peut seule créer le gain de l’autre, la plus étroite solidarité se révèle, puisque tout l’avoir disponible des plus favorisés doit passer aux mains de ceux qui le sont moins. Le riche est un caissier donné par la nature à l’ouvrier. Supprimez le caissier, vous supprimez la caisse ; il ne reste personne pour payer les différences et acheter le surplus du travail ; les gains et les bénéfices ne sont plus possibles, sans compter que la science et l’étude ont besoin de loisirs et de certaines immunités.

Si l’on ne sait pas se résigner à reconnaître une vérité impopulaire et pourtant fondamentale, qu’on démontre clairement et par des chiffres une vérité différente. Toutes nos erreurs tiennent à ce que nous nous acharnons au culte exclusif d’une divinité négative, aussi stérile qu’impuissante en économie politique, l’égalité fondée sur l’oppression mutuelle et collective. Les Américains, les Anglais, jusqu’à présent du moins, ont offert leur encens à une divinité positive et féconde, quoique non infaillible, la liberté appuyée sur la responsabilité personnelle et entraînant l’inégalité des conditions. Un des motifs qui ont toujours empêché de réussir les essais d’application des divers systèmes socialistes, c’est que les novateurs, emportés par le fanatisme de l’égalité, négligeaient à dessein dans la distribution des fonctions sociales d’instituer des fonctionnaires de richesse ou de consommation chargés de consommer sans produire, et ainsi de créer sans rien faire un bénéfice au travail. C’était prétendre réaliser une sorte de mouvement perpétuel ; aussi aucune tentative de ce genre n’a-t-elle abouti même temporairement.

On ne saurait longtemps sans périr s’écarter de la logique et du bon sens : force est bien de reconnaître le rôle nécessaire et inévitable du consommateur dans l’économie sociale. Les peuples civilisés, riches et industrieux, dit M. Baudrillart, « recommencent tous les ans, et dans bien des cas plus d’une fois par an, la consommation de leurs capitaux productifs, qui renaissent perpétuellement, et ils consomment improductivement la majeure partie de leurs revenus[8]. » N’est-ce pas là une confirmation de cette théorie, que la dépense du riche et du lettré, consommant sans produire, est la véritable source des profits définitifs ?

Pourquoi donc faire du capital un ogre ou un Saturne qui dévore ses enfans ? Le contraire serait plutôt vrai. En effet, les capitaux disponibles, comme les revenus, sont incessamment et inévitablement désagrégés, changés en salaire, puis immédiatement reconstitués pour être de nouveau lancés dans la circulation par les bénéfices du travail, de la spéculation ou du commerce. Le capitaliste n’immobilise pas plus les capitaux ou les revenus que le meunier et sa famille n’absorbent, ne boivent et ne retiennent la rivière qui fait tourner la roue du moulin. Si l’eau y va toujours, du moins, quels que soient les progrès de la science mécanique, il faut que cette eau en ressorte immédiatement, sans quoi il n’y aurait plus ni mouvement ni produit ; les forces motrices qu’elle fournit aux autres usines n’en sont nullement diminuées. Toutefois, lorsqu’une rivière débitant 1,000 mètres cubes fait tourner dix moulins, il faut se garder, pour en apprécier la force réelle, de multiplier les 1,000 mètres cubes par les dix chutes, mais spécifier que ce sont toujours les mêmes 1,000 mètres cubes d’eau dix fois utilisés successivement. C’est pourtant d’après ce procédé erroné qu’est supputée d’ordinaire la richesse des nations. La statistique nous dira : en quatre années successives ont été bâties une maison coûtant 100,000 francs, une ferme, une forge, une filature, de 100,000 francs chacune ; capitaux immobilisés : 400,000 francs, somme égale à la valeur totale. Ce calcul est peu rigoureux en soi. Les 400,000 francs de capitaux mobiliers ne se trouvent nullement immobilisés, quoiqu’une valeur estimée à ce prix soit créée, ni encastrés dans le sol ou les murailles ; ils sont au contraire jetés dans la circulation sous forme de salaires comme d’acquisitions de tout genre, et ont à jamais disparu des mains du capitaliste-propriétaire jusqu’au jour où celui-ci aura revendu son immeuble à un autre. Les 8 milliards auxquels on porte la valeur de nos chemins de fer représentent-ils autre chose qu’un 1/2 milliard peut-être seize fois employé ?

Que l’on ne s’attende pas à trouver ici une définition du capital, de ce Protée aux mille formes, qui naît de tout ce qui s’épargne, qui renaît de tout ce qui se dépense, qui paie et reçoit le prix de toutes choses, qui ne peut profiter à un seul sans profiter en même temps à d’autres, qui sans s’accroître en quantité peut indéfiniment se multiplier par les résultats utiles, qui, tour à tour principal, intérêt, salaire, profit et revenu, à la fois cause et effet, est à la disposition de qui sait le prendre sous certaines conditions, mais s’évanouit aussitôt à la moindre menace de violence. Sans prétendre pénétrer les mystères de la demi-obscurité douce et quelque peu imposante qui règne dans le temple de l’économie politique et inspire une timidité respectueuse aux adeptes récemment introduits, ce que nous voulons seulement retenir, c’est que le capital, appelé quelquefois « la somme des utilités d’une nation, » est indispensable, et que l’on ne saurait s’en passer. Comme la vapeur, le capital matériel et scientifique décuple les forces productives de l’humanité. Sans capital, l’hectare produit 15 hectolitres de blé ; avec un capital bien employé, il en produit 30. Sans capitalistes point de capital, sans lettrés point de science, grâce auxquels le travail de l’ouvrier vaut 10 ou 15 sans surcroît de peine, tandis qu’il ne vaut plus que 5, si les capitaux ainsi que la direction et le secours intellectuels viennent à manquer.

Il faut en effet non-seulement un capital impersonnel qui paie, mais encore un capitaliste personnel et vivant qui détruise et consomme le surplus de la production. Si les orateurs de clubs consentent parfois à reconnaître la nécessité du capital, ils ne manquent jamais d’accabler de leurs invectives le capitaliste, oisif ou non, comme un parasite inutile, indigne du pain quotidien et de la lumière du jour. Ils se font l’illusion de croire que l’abolition du capital ou le partage entre les producteurs pourrait s’opérer sans détruire du même coup les agens de la consommation et de la rémunération du travail ; ils ne voient pas que sans les capitalistes les classes laborieuses se trouveraient dans l’impossibilité de réaliser aucun bénéfice.

Le capitaliste rend des services. C’est un indispensable rouage de transmission des forces, à défaut duquel tout s’arrête. C’est une utilité qui participe aux transactions des utilités. Il doit donc être payé à son tour, car « l’échange s’opère sur ce principe invariable : valeur pour valeur, service pour service[9]. » Comment sont payés le capitaliste et le lettré ? Par le revenu ; seulement, tandis que ceux qui travaillent de leurs mains reçoivent 100, ceux qui consomment sans produire reçoivent 5. Chaque année, la production ou la main-d’œuvre touche 100 francs, qui, bien que multipliés par la circulation, ne rapportent que 5 francs par an et 100 francs de remboursement au capital doublé au bout de vingt ans. Pendant tout ce temps, les 100 francs empruntés au capitaliste ont servi à entretenir le mouvement des affaires, puis l’opération recommence avec le même prêteur ou avec un autre.

Pour bien comprendre le mécanisme de la richesse sociale et des bénéfices de tous, il faudrait se figurer un vaste cercle ayant le capital pour centre. Chaque million partant de ce centre sous forme de capitaux d’exploitation est lancé dans la circulation des salaires, de la production, du commerce et des bénéfices ; il tourne à perpétuité dans le tourbillon des transactions, et ne renvoie annuellement au centre, c’est-à-dire au capitaliste, q le la vingtième partie de lui-même sous forme de revenu, et ce revenu retourne en totalité dans la circulation, soit sous forme de dépense, soit sous forme de nouveau capital disponible et productif. Ainsi l’on peut dire que le capitaliste livre des pièces de 20 francs à la circulation, qui lui rend annuellement autant de pièces de 20 sous, en attendant le remboursement, qui dans bien des cas n’arrive jamais, surtout pour la propriété foncière. Lorsqu’il est remboursé, le capital ne revient donc au centre que pendant un instant rapide et fugitif ; il faut, à moins d’être caché dans un trou et de ne rien rapporter, qu’il reprenne au plus vite sa place dans la circulation. Tout ce qui diminue la circulation et la quantité du capital sur un point de la circonférence la diminue sur tous les autres.

Il ne faut pas se préoccuper des craintes chimériques conçues par beaucoup d’esprits au sujet de l’épargne généralisée. Qu’arriverait-il, se dit-on, si tout le monde épargnait ? Cette appréhension tient toujours à la croyance qu’il est possible de mettre les capitaux actifs en dehors de la circulation et de les incorporer dans les objets de la propriété. Économiquement, sous le rapport de la circulation, l’épargne et la dépense, quoique différentes en plusieurs points importans, sont presque la même chose. Un million épargné et un million dépensé entrent également dans la circulation, il faut toujours qu’ils soient transformés en main-d’œuvre et en produits. « Un théorème fondamental relatif au capital, dit M. Stuart Mill, c’est que, bien qu’épargné et le résultat fondamental de l’épargne, le capital est cependant consommé. Le mot épargne ne signifie pas que ce qui est épargné n’est point consommé, ni même que la consommation est différée; il implique seulement que, s’il est consommé immédiatement, il ne l’est point par celui qui l’a épargné. Si l’épargne est employée comme capital, elle est au contraire toute consommée, seulement ce n’est pas par le capitaliste; une partie est payée aux travailleurs productifs, qui la consomment pour leurs besoins quotidiens, et si à leur tour ils en épargnent une certaine quantité, on ne saurait dire qu’elle soit entassée, elle est employée de nouveau comme capital. » Ainsi l’accumulation du capital et de l’épargne, qui en est la source, n’est pas à redouter tant qu’il se trouvera des consommateurs, car ils sont l’un comme l’autre consommés, détruits et reformés à perpétuité pour le service privé et plus encore pour le service de la communauté entière; la difficulté réside toujours dans les limites de la consommation.

Tout ce que le travail antérieur du sol a créé de capital, de valeurs, d’utilités, de crédit et d’instrumens de production, estimé à 145 milliards environ pour la France, donne à 5 pour cent 7 milliards de salaires et de produits qui, multipliés par le commerce et activés par le crédit, suffisent à une masse de transactions lucratives. Celles-ci fournissent un bénéfice définitif dont la source principale réside dans la faculté qu’ont les capitalistes de pouvoir être payés au vingtième des fonds ou des instrumens qu’ils fournissent. Produit, travail, richesse et salaire seraient donc quatre termes forcément liés, solidaires et égaux entre eux sans écart possible. On se trouve ainsi conduit à l’idée d’une équivalence théorique au moins entre les forces économiques ou sociales et les différentes séries de la richesse dans un cercle logique où tout se trouve compensé, d’où rien ne peut sortir et où rien ne peut se perdre. En physique, la science n’a-t-elle pas établi l’équivalence permanente des forces naturelles? D’ailleurs tout ce qui est un vrai contre-sens tend à disparaître; nous voyons au contraire le capitaliste grandir et se multiplier de nos jours, parce qu’il vit des services qu’il rend et non des peines d’autrui qu’il atténue. Si le capitaliste, au lieu d’être un secours utile et nécessaire dans le mouvement universel, pesait sur la société d’un poids onéreux et nuisible, il aurait succombé depuis longtemps sous les attaques dont il est l’objet. Le nombre, la force et l’insouciance téméraire sont du même côté, c’est-à-dire du côté des classes populaires. La puissance qui reste victorieuse quand même du prolétariat si menaçant, ainsi que de ses passions et de ses préjugés, éternels comme ses fatigues et ses justes doléances, ne tient point aux combinaisons de pouvoir des minorités supérieures, c’est l’instinct général de la réalité, et surtout la nature même des choses, plus forte que toutes les majorités.

La philosophie profonde du langage vulgaire ne se trompe pas quand elle désigne la richesse sous le nom de fortune, ce qui implique l’idée juste qu’aux seuls coups d’un sort aléatoire on doit d’ordinaire la richesse ou le bonheur. Le droit à l’un ou à l’autre, et l’égalité qui en serait la conséquence impossible, sont des expressions vides de sens pratique. Il est aussi chimérique de vouloir soumettre à des règles les hasards de la vie que ceux de la naissance; autant vaudrait réclamer contre les personnes dont l’existence se prolonge au-delà de vingt-huit ans, moyenne ordinaire de la vie humaine. Que l’on cesse donc de répéter que les ouvriers sont dupes de la société, ou exploités par les lois économiques du pays; il n’y a point envers eux de spoliation ni d’injustices systématiques et sociales. Aussi ne faut-il plus tolérer parmi nous, sans les relever, les déclamations mensongères de ces hommes que M. Guizot appelle les malfaiteurs de la pensée, et qui, depuis Rousseau, accusent, raisonnent et promettent à contre-sens. Ils font tout ce qu’il y a de pire dans l’ordre moral, ils tuent l’esprit et détruisent le jugement. D’après La Bruyère, « ce qu’il y a de plus rare en ce monde, c’est l’esprit de discernement; » que dirait-il donc aujourd’hui?

Quand un peuple garde de fausses notions économiques et historiques, et que, par passion politique ou sociale, il refuse d’abandonner ses préjugés et ses erreurs, lorsqu’il se montre également incapable de dire ou d’entendre la vérité, ce peuple est en grand danger. Nos détracteurs prétendent que nous nous trouvons précisément dans ce cas fâcheux. Aussi notre éducation est toute à refaire; Dieu sait ce que nos erreurs nous ont coûté. Il nous faut pousser les esprits dans une direction nouvelle. L’économie politique, sans pouvoir nous apprendre toujours ce qu’il faudrait faire, est arrivée du moins à un degré suffisant de précision scientifique pour nous montrer avec certitude ce qu’il ne faut pas faire. Si dures et si peu consolantes que soient les vérités qu’elle nous démontre, pourquoi lutter contre l’évidence, et recommencer sans cesse à nous casser la tête contre un mur? Quant à nous, gens du monde et d’affaires, nous avons le besoin et le droit de réclamer que les économistes, sans nous jeter dans les spéculations théoriques de la science, dont nous n’avons ni l’aptitude, ni le loisir d’étudier et de pénétrer les profondeurs, nous fournissent des résumés pratiques, des chiffres et des faits à opposer aux divagations des soi-disant réformateurs contemporains, souvent difficiles à réfuter de prime abord. En dehors de la discussion des systèmes, les savans ont le devoir de préparer, pour le vulgaire ignorant ou superficiellement informé, un arsenal d’armes défensives contre des attaques qu’il faut se garder de mépriser sous prétexte de l’absurdité des allégations audacieusement émises. Que la science compétente et autorisée se hâte de redresser les erreurs intéressées ou involontaires, et de se mettre à la tête de la défense intellectuelle et morale du pays, qui se débat dans les plus cruelles angoisses et sous le coup des plus redoutables épreuves.

Nous n’avons pas assurément la prétention de répondre à toutes les objections que soulèvent les difficultés de la compétition inévitable entre le capital et le travail, entre la fortune et la pauvreté. Il nous suffirait d’avoir établi que l’actif des nations se divise en richesse positive comme les produits, et relative comme la circulation, c’est-à-dire que les produits réels forment la partie substantielle et seule divisible de la richesse utile, dont la circulation ne fait que multiplier les effets sans pouvoir être ni saisie ni partagée. La recette et la dépense, le salaire, les produits, les revenus et les capitaux disponibles, ne pouvant être qu’égaux entre eux, l’homme produisant plus qu’il ne consomme, et la source du bénéfice du travail ne pouvant consister que dans l’existence et dans la fortune d’une classe restreinte de consommateurs non producteurs, les systèmes socialistes perdent beaucoup de la force comme du prestige de leurs argumens. Comment rêver un état de société civilisée sensiblement différent du nôtre, sauf les réformes de détail et le progrès général, qui seuls permettront de relever le niveau du bien-être universel dans une solidarité fondée sur la liberté comme sur l’inégale et légitime rémunération des aptitudes, des vertus, des travaux et des mérites individuels forcément inégaux entre eux? Il est donc inutile, extravagant ou criminel de faire entrevoir aux masses un but et des félicités impossibles à atteindre, mais grosses de déceptions, sources inévitables de vengeances et de ruines.

Que les heureux du jour n’oublient pas toutefois ceux qui sont à la peine pendant qu’ils sont au plaisir; le souvenir pourrait leur en être violemment rappelé. Toujours se posera cette question : pourquoi faut-il que des travailleurs aillent s’épuiser aux durs labeurs des champs et des ateliers, ou risquer parfois leur vie au fond des mines ou au milieu des tempêtes de l’océan, en échange d’un salaire moindre que celui de l’artisan plus heureux qui fait un futile bijou de femme ou un inutile jouet d’enfant, tandis que le consommateur fortuné attend le produit accepté ou refusé dédaigneusement sans penser aux peines qu’il a coûtées ? On dira bien que, plus le capital augmentera, plus il sera facile d’en conquérir une part, que la richesse engendre la richesse, comme un flambeau s’allume sans dommage à un autre flambeau, que le riche est nécessaire, et qu’enfin, comme il n’y a pas de degré dans l’indispensable, on ne pourra plus maudire l’infâme capital et condamner le capitaliste, non moins utile que le commerçant, l’ingénieur ou l’ouvrier ; mais affirmer et prouver ses droits ne suffit pas. Il reste aux privilégiés du sort de stricts devoirs personnels à remplir, dont le premier est la recherche des souffrances qu’on peut soulager et des progrès qui peuvent être réalisés, mission de confiance et de responsabilité qu’il serait de bon goût d’accomplir sans bruit et sans déclamations, car, a-t-on dit, le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit. Que les capitalistes se tiennent pour avertis par de récens événemens ; s’il est doux de se sentir indispensable, encore n’en faut-il pas abuser. Quant aux travailleurs de toute catégorie, on ne saurait trop leur répéter cette leçon de haute moralité adressée par Cobden aux ouvriers anglais. « Le monde a toujours été partagé en deux classes d’hommes, ceux qui épargnent et ceux qui dissipent, les économes et les prodigues, tous les grands ouvrages qui ont contribué au bien-être et à la civilisation sont l’œuvre de ceux qui savent économiser, et ils ont toujours eu sous leur dépendance ceux qui ne savent que dissiper follement leurs ressources. Les lois de la nature et de la Providence veulent qu’il en soit ainsi, et je serais un imposteur, si je faisais espérer aux membres d’une classe quelconque qu’ils pourront améliorer leur sort en restant imprévoyans, insoucians et paresseux. » N’est-ce pas un des fondateurs de la république des États-Unis, le vertueux Franklin, qui répétait souvent ; « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez point ; c’est un empoisonneur. »


NOAILLES, DUC D’AYEN.

  1. Le budget actuel de la France, soit 2 milliards 730 millions, multiplié par soixante-treize ans et neuf mois, donne un total de 203 milliards; en défalquant un tiers de cette somme, soit 08 milliards pour les impôts de consommation payés par les classes laborieuses comme par les autres, il reste 135 milliards, qui sont payés à l’état par la fortune et la propriété. L’inventaire de la France étant porté généralement à 145 ou 150 milliards, la collectivité absorbe donc à chaque génération la totalité de la valeur des biens possédés, sauf une somme bien moindre d’un dixième laissée comme bénéfice aux détenteurs de la fortune publique et privée.
  2. Bastiat, Harmonies économiques, p. 432.
  3. Stuart Mill, Principes de l’économie politique, traduction de Courcelle-Seneuil, t. Ier, p. 383, 384.
  4. Cernuschi, Illusions des sociétés coopératives, p. 49.
  5. M. Leroy-Beaulieu, dans la Revue du 1er décembre 1871.
  6. Bastiat, Harmonies économiques, p. 533.
  7. Banfield, traduction d’Emile Thomas, p. 192.
  8. Manuel d’économie politique, p. 440.
  9. Bastiat, Harmonies économiques, p. 233.