Aller au contenu

Un Hiver en Corse, récits de chasse et scènes de la vie des maquis

La bibliothèque libre.
Un Hiver en Corse, récits de chasse et scènes de la vie des maquis
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 118-146).

UN


HIVER EN CORSE


RECITS DE CHASSE ET SCENES DE LA IE DES MAQUIS.




I

Vers la fin de novembre 1848, nous avions débarqué à Ajaccio, un de mes amis et moi, le fusil en bandoulière et nos chiens en laisse. Nous venions là prendre notre revanche d’un passage de bécasses vainement attendu sur les coteaux du Dauphiné. Les chasseurs émigrent volontiers dans ces journées déjà froides de l’automne, où les bandes d’oiseaux voyageurs dessinent leurs triangles sur les nuages argentés. Nos premiers essais en Corse n’avaient pas été heureux. On voit du port de la ville quatre ou cinq promontoires qui découpent le rivage opposé : Capitello, l’Isolella, la Torre della Castagna, Capo-di-Muro. Toujours poussés en avant par la disette de gibier, nous avions visité successivement tous ces caps jusqu’à l’extrémité du golfe. Il faut l’avouer, malgré deux bonnes journées à Capo-di-Muro, nous étions inquiets pour l’avenir ; mais le moyen de se plaindre quand on déjeune sur le sable de la grève, devant un des plus beaux golfes du monde, auprès d’un grand feu sur lequel on fait griller des andouilles embrochées dans une baguette de myrte, au pied de rochers de granit rose ! D’ailleurs, la ville d’Ajaccio a aussi son charme ; Naples elle-même n’a pas un climat plus beau. Au milieu de la ville, il y a des allées d’orangers qui sont couverts de fruits à la Noël ; la route de la Chapelle des Grecs, entre la mer et les jardins, adossée à un coteau qui la défend de la bise, peut rivaliser avec les plus belles promenades de l’Italie. Faut-il parler encore des jouissances gastronomiques du pays, des merles gras à fendre à l’ongle, du bruccio, des vins du Cap Corse, de ces oranges mandarines si délicates, dont Malte semblait avoir le privilège et qui prospèrent bravement dans les jardins d’Ajaccio ? Les merles surtout sont dignes de leur renommée. La saison de leur passage dure du 15 décembre au 15 février. C’est le moment où le myrte et l’arbousier sont couverts de fruits et les invitent à des festins parfumés. À ce joyeux métier, ils s’engraissent au point de perdre leurs formes sveltes et leur caractère goguenard. Il faut aller en Corse pour voir le merle abruti par les excès, le merle bouffi, le merle obèse ! Les paysans les prennent au lacet et les apportent par centaines au marché. — Le braccio, le mets national, est un gâteau de crème solidifié par la cuisson. Il n’a pas grand mérite comme fromage ; mais quand on l’imbibe de rhum et qu’on le bat avec la cuiller, il atteint les proportions d’un mets rare et exquis.

Cependant nous n’étions pas venus à Ajaccio pour y passer notre saison d’hiver ; encore sous le charme d’une dernière lecture de Colomba, nous voulions pénétrer dans ce pays dont M. Mérimée a dessiné la physionomie avec tant d’originalité et d’esprit. Il fallait donc songer à nous équiper. En Corse, comme en Orient, on voyage à cheval. Dans cette île étrange, on côtoie sans cesse l’état sauvage. Les mœurs des animaux s’en ressentent, et aussi, -faut-il le dire ? — les habitudes des hommes. Ces petits chevaux corses, mal pansés, mal nourris, abâtardis faute de soins, ont conservé cependant le caractère distinctif des grandes races. Abandonnés dans des clos, dans des marais, au milieu des bois, ils vivent à peu près en liberté jusqu’à ce qu’on les prenne au lacet, comme les chevaux des pampas américaines. Soumis à la servitude, ils conservent jusqu’à leur dernier jour une énergie remarquable. Les porcs eux-mêmes ressemblent peu à nos cochons domestiques. Les sangliers des forêts ne dédaignent point les femelles de cette portion de leur race qui a renoncé à la liberté, et ces relations secrètes produisent des métis rabougris comme les chevaux, mais alertes et couverts de longues soies grises comme leurs nobles aïeux. On s’explique, en les voyant, la méprise d’un seigneur anglais dont le yacht avait mouillé dans une des anses voisines de Bonifacio. Il était descendu à terre pour tirer quelques perdrix, quand au coin d’un maquis il aperçut une troupe de sangliers qui dormaient dans la bauge. Il glissa des balles dans son fusil, s’approcha en rampant le long des buissons, et fit feu de ses deux coups. Deux sangliers restèrent sur la place se débattant dans la boue ; les autres s’enfuirent à travers les joncs. Pendant que notre chasseur rechargeait son arme, n’osant approcher des deux animaux blessés, il fut assailli par des bergers qui lui firent un mauvais parti. En vain fit-il briller ses livres sterling, ce dernier argument de notre vieille Europe. Les pâtres orgueilleux n’auraient eu garde d’accepter ; mais en revanche ils s’emparèrent de son fusil. Encore le fier gentleman fut-il forcé,, dit-on, de porter l’un après l’autre les deux cochons qu’il avait tués jusqu’à la cabane des bergers. Il s’en alla furieux de sa mésaventure. À la ville prochaine, il informa le magistrat de ce qui s’était passé. Le fusil fut rendu, et le voyageur, déjà calmé, insista pour que la procédure n’allât pas plus loin.

Nous choisîmes quatre petits chevaux velus comme des ours, mais bien découplés. Nous devions en monter deux ; le troisième portait nos bagages, le dernier était pour le guide. On chercherait vainement ici de ces intrépides muletiers qui suivent à pied les caravanes dans les déserts de la Syrie. Les Corses ont un profond sentiment de l’égalité, et ils la mettent en pratique bon gré, mal gré. Les guides se posent tout d’abord sur ce pied-là. Celui-ci, du nom de Matteo, cordonnier à Ajaccio, daigna nous honorer de sa compagnie sur les bons renseignemens qu’il reçut de nous, et un matin notre petite caravane traversa la ville, en bon ordre, précédée de nos deux chiens anglais qui bondissaient joyeusement devant nous, comme s’ils avaient conquis à quelle fête nous les conduisions.

Matteo nous charmait de sa conversation. Il avait à se plaindre particulièrement du préfet. « Il trahit la Corse ! » s’écriait-il avec des éclats de voix sinistres. Pour beaucoup d’habitans, celui-là « trahit la Corse » qui n’a plus de places à distribuer, ou qui refuse de prendre part aux petites querelles de l’endroit. Ainsi cheminant, nous étions arrivés au sommet des montagnes. Le soleil se couchait sur la magnifique vallée d’Ornano ; bientôt la lune se leva, adoucissant les aspérités du paysage, et éclaira notre entrée dans le village de Grpsetto, où nous devions passer la nuit.

Nous prîmes possession de l’auberge. Pendant que nous étions attablés devant un mince souper, les habitans du hameau entraient un à un dans la salle. L’arrivée d’un étranger est un événement dans ces vallées. Ils s’étaient établis familièrement autour de nous et nous interrogeaient avec cette avidité de nouvelles qui est particulière au pays. Nous détournions habilement la conversation en leur proposant de trinquer avec nous, fort embarrassés que nous aurions été de faire à ces insulaires le portrait de tous les personnages qui occupaient en ce moment la scène politique. Le souper fini, nous étions les meilleurs amis du monde. Un des assistans tira de sa poche un accordéon et se mit à jouer un air de valse ; voilà nos villageois qui se divisent par couples et se prennent à tourner comme des derviches. Nous considérions gravement, à travers la fumée, les tourbillons de cette valse masculine, quand un des danseurs s’arrêta et proposa d’exécuter, pour l’agrément des étrangers, un pas national. Le solo commença. À peine les premières mesures étaient-elles marquées, que la porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer un jeune homme mince et pâle, vêtu de velours, suivant la mode corse, et d’une tournure fière. Il introduisit après lui une jeune femme très-belle, la tête enveloppée de mouchoirs blancs, à la manière des Juives de Damas. La femme s’assit au coin du feu. La danse, un instant interrompue, recommença de plus belle, et nous vîmes avec un certain effroi se développer devant nous une danse qui n’eût pas été du goût des sergens de ville, et qui nous parut être tout bonnement la danse nationale de certains bals publics de Paris. Le jeune homme, jusqu’alors spectateur immobile, se leva brusquement au moment le plus vif, et marchant droit au danseur : « Misérable ! tu n’as pas honte de danser de la sorte devant la personne qui est avec moi, ma sœur, ma femme, ma compagnie enfin ! Sang de la madone !… » À ce mot, dix paysans se précipitent sur le jeune homme, la main dans la poche de leur veste, serrant déjà la poignée de leur stylet. Nous nous élancions pour intervenir ; mais un homme de haute taille avait arrêté les agresseurs du geste, et posant, la main sur l’épaule du nouveau venu : — Jeune homme, dit-il, tu as trop parlé. Nous occupions cette salle quand tu y es entré ; si ce qu’on y faisait n’était pas à ton gré, il fallait demander une chambre avec ta Compagnie, qui n’est ni ta femme, ni ta sœur, mais une fille d’Olmeto. Si ces étrangers n’étaient pas là, tu passerais un mauvais quart d’heure ; pour les honorer, nous te pardonnons ; seulement laisse-nous en paix !

— Je n’ai pas peur de vous, s’écria le jeune homme en reculant jusqu’au mur, où il s’adossa pour dégainer son stylet.

Nous parvînmes à grand’peine à terminer la querelle ; mais ce qui donnait à cette scène violente un singulier caractère d’étrangeté, c’était l’impassibilité de la jeune femme. Elle était assise devant le feu, elle ne se retourna même pas au moment où la dispute pouvait devenir sanglante ; elle ne fit pas un geste ; elle semblait complètement étrangère à tout ce qui se passait. J’aurais voulu connaître l’histoire de cette fille au cœur d’airain. Combien de romans le voyageur croise-il sur sa route dont il ne voit qu’une scène par échappée ! La vie est moins complaisante que les livres, et nous assistons rarement au dénoûment des drames que nous avons vus s’engager sous nos yeux. Précisément cette fois nous marchions en sens inverse des personnages que nous aurions voulu connaître, et le lendemain, quand ces deux amans entraient à Ajaccio, nous arrivions nous-mêmes à Olmeto.

Nous partîmes de ce village, en compagnie d’un chasseur du pays, pour aller faire une excursion au bord du Taravo. Pour la première fois, nous eûmes l’occasion d’une de ces chasses que nous avions entrevues en espérance à travers les brumes de la Méditerranée. Les perdrix pullulaient dans les maquis, et les canards le long des marais. En traversant une jachère, entre deux fourrés, je vis de loin mon chien, le nez au vent, la queue tendue et les yeux fixés sur un petit buisson qui occupait à peine la surface d’un mètre. Je m’approchai lentement, je fis le tour du buisson, je me baissai presque à fleur de terre, croyant surprendre un lièvre au gîte. Le buisson demeura impénétrable, et le chien immobile. Enfin, impatienté de cette longue recherche, je plongeai dans le massif le canon de mon fusil ; une perdrix en jaillit de l’autre côté ; pendant que je l’ajustais, une seconde prit son vol, et j’en vis sortir ainsi plus de douze les unes après les autres. Quand le gibier tient l’arrêt avec cette fermeté en plein hiver, on peut juger de la joie des chasseurs et de la fortune de la journée. Nous fîmes tant et si bien, que la nuit nous surprit au bord du Taravo à quatre ou cinq heures d’Olmeto.

Au lieu de retourner au village, nous prîmes le parti de passer la nuit dans une cabane en planches où s’abritaient quelques scieurs de long. Notre gibier fit les frais du souper, et les habitans du lieu partagèrent honnêtement avec nous leur lit de paille et leurs couvertures de laine. Le trajet du Taravo à Olmeto nous offrit plus d’une occasion de recommencer nos prouesses de la veille. Nos hôtes avaient mis à notre disposition un petit cheval qui nous soulagea du poids de nos carniers, et nous revînmes au village, rapportant une balle pleine de canards et de perdrix ; mais, hélas ! personne ne nous attendait au seuil de la maison pour nous souhaiter la bienvenue. Il n’y avait là ni maîtresse de maison, ni amis pour fêter notre glorieux retour : nous rentrâmes aussi obscurément que si nous n’avions tué qu’un moineau, et pour comble de disgrâce il n’y avait pas de broche. On fit sauter nos perdrix à la poêle. Nous pûmes prévoir ce jour-là qu’un des grands plaisirs du chasseur, la gloriole du retour, allait nous manquer pendant tout notre voyage. N’importe, nous partîmes d’Olmeto plus rassurés, et nous côtoyâmes le beau golfe de Propriano jusqu’à la vallée pittoresque au fond de laquelle coule le Valinco. À mesure que nous approchions de Sartène, les coteaux dépouillaient leur parure sauvage ; leurs flancs étaient coupés de vignes et de champs de blé ; nous vîmes bientôt au-dessus de la vallée la ville assise sur un des ressauts de la montagne.

Sartène est plutôt un bourg qu’une ville : elle jouit pourtant d’une célébrité justement acquise. C’est l’arrondissement de la Corse qui fournit les plus belles vendette. Ceci ne doit point être pris en mauvaise part. Les contrées sauvages où la vendetta s’est montrée le plus vivace ne sont pas celles où l’on rencontre le moins de nobles qualités. C’est là que s’est conservée, dans toute son énergie, cette race de héros qui a lutté pendant tant de siècles pour la liberté de sa patrie. — On connaît le trait de ce généreux Cervoni, qui vint à la tête de ses pareils et de ses amis secourir Paoli, son ennemi mortel, assiégé dans le couvent de Bozio, sacrifiant ainsi sa vengeance personnelle au salut du pays. Lorsque Paoli délivré chercha son libérateur pour lui serrer la main, celui-là était déjà parti, emportant sa haine intacte après le devoir accompli. — La vendetta en Corse est un préjugé social comme le duel chez nous. C’est le jugement de Dieu du moyen âge. Elle ne sert pas seulement à venger les injures, elle est censée redresser les torts. Des questions de limites, des contestations de propriété ont fait exterminer des familles entières. C’est comme un champ-clos où chacun soutient son dire au risque de sa vie ; seulement ici le champ-clos est vaste, et s’étend du Cap Corse à Bonifacio. L’iniquité des oppresseurs de la Corse a accoutumé ce malheureux peuple à ne compter que sur ses propres forces. Le fusil et le stylet ont remplacé la verge de la justice. La magistrature française, en y apportant ses habitudes d’impartialité, n’a pu triompher encore de cette tradition barbare. « On ne voit autre chose dans les montagnes, écrit l’historien Filippini, que des troupes d’hommes portant arquebuse. Il n’y a pas d’individu, si pauvre qu’il soit, qui n’ait la sienne de cinq à six écus. Celui qui n’en a pas vendra, pour en acheter une, sa vigne et ses châtaigniers. N’est-il pas admirable de voir des gens dont tout le vêtement ne vaut pas un demi-écu, de pauvres hères qui n’ont pas de pain dans leur maison, se croire déshonorés s’ils n’ont pas une arquebuse ? Aussi les terres restent-elles sans culture, et chaque jour enfante-t-il quelque nouvel homicide. ! » Ces lignes écrites au XVIe siècle, on pourrait les écrire aujourd’hui en changeant le mot d’arquebuse. L’arme s’est perfectionnée, l’homme est resté le même. Pendant ces vingt dernières années, on était parvenu, à force de patience, à opérer en partie le désarmement de la Corse. Un seul jour a anéanti le fruit de ce long travail. Un armurier du pays m’a assuré qu’il s’était vendu en Corse dans la seule année 1848 plus de vingt mille fusils de chasse. Ce que je sais, c’est qu’il est rare de rencontrer un paysan sans armes. Ici chacun porte un fusil par manière de contenance, comme on a porté l’épée, comme on porte encore la canne ou la cravache. Et le fusil ne suffit pas : il faut encore le pistolet et le stylet. Les vestes de velours à larges poches sont de véritables arsenaux. Au milieu de ces querelles, de ces guerres, la famille a acquis une importance énorme : nulle part les liens du sang ne sont aussi sacrés. Chacun a cherché dans le cercle de ses païens cette patrie qui manquait au citoyen. Chaque famille est devenue ainsi une armée dont les membres sont solidaires, en sorte que la querelle de deux voisins partage quelquefois des villages entiers.

Ce sentiment profond, exagéré même, des devoirs de la famille, n’est sans doute pas étranger aux vertus domestiques qui distinguent le peuple corse. Nulle part on ne pratique plus généreusement l’hospitalité. Nous avions donc raison de dire que nous n’entendions point chercher noise aux habitans de Sartène. Il parait, du reste, qu’on est malvenu à blesser l’orgueil de ces robustes montagnards. Un de nos camarades, qui appartient à une famille considérable de la ville, nous a exprimé en termes farouches toute son indignation contre un voyageur qui avait eu l’audace de prétendre que Sartène était le pays de prédilection de la gale. Ce voyageur était l’auteur d’un livre intéressant sur l’Italie, M. Valéry. En vain avait-il cherché à dissimuler, sous des périphrases étranges, la laideur de ce mal héroïque et populaire, dont les vives excitations et l’agitation qu’elles produisent ont été prises souvent, dit-il, pour l’amour de la gloire ! » Notre ami de Sartène, dans sa colère rétrospective, nous a avoué qu’un jour il était allé de Paris à Versailles, qu’habitait M. Valéry, dans l’intention de lui faire un mauvais parti. Dieu nous préserve donc de nous brouiller avec les habitans de Sartène !

Nous quittâmes la route pour gagner à travers les montagnes le village de la Monnaccia et le golfe de Figari, qui se déploie au pied de ce plateau. Nous traversâmes une montagne d’un accès difficile par des sentiers hérissés de rochers, et nous arrivâmes un peu tard au village de Caldarelli, voisin de la Monnaccia. La nuit était obscure, et nous allions de porte en porte, demandant un gîte que nous ne trouvions pas, quand Matteo s’écria : — Allons chez le préte !

Le préte, c’était le curé du lieu, qui nous installa devant un grand feu et tira de son bahut quelques œufs et des noix, tout humilié de ne pas avoir mieux à nous offrir. Une servante accorte, vêtue d’une robe noire à jupon court, avec des brodequins grossiers et des bas rouges, se démenait pour nous bien recevoir. Le lendemain était un dimanche. Nous assistâmes à la messe dans une pauvre église dont le clocher sans prétention était formé d’une poutre liée à deux pins parasols. Le curé, sa messe dite, prit son bâton de myrte et se mit en devoir de nous accompagner à la chasse.

Tout le plateau qui borde le golfe de Figari est inculte et couvert, à trois pieds de hauteur, de ce ciste vivace qu’on appelle ici du nom de mucchio. C’est le repaire favori des compagnies de perdrix. Elles fuient devant le chien à travers ces plantes épaisses, et se font suivre ainsi, d’arrêts en arrêts, jusqu’à de longues distances. À l’heure des vêpres, le vieux curé nous dit adieu, en nous donnant rendez-vous au coucher du soleil. À notre retour, au lieu du maigre souper de la veille, nous trouvâmes une table copieusement servie, du poisson de mer, du gibier, que sais-je encore ? On avait mis le hameau au pillage pour nous recevoir. Ce bon curé nous retint plusieurs jours dans sa maison, et nous n’avons pas oublié, Dieu merci, son accueil bienveillant et les longues soirées passées à son foyer. Le maître d’école et les lettrés du village se réunissaient au presbytère ; le magister et le curé étaient seuls à parler français, mais notre italien commençait à se plier au patois corse, et la conversation allait bon train. La politique se mêlait souvent à nos propos. Dans cette année 1848, le socialisme était la grande question du jour, et nous avons pu remarquer un bon sens exquis et un véritable sentiment de la liberté dans les observations de ces hommes primitifs. La Corse est le pays du monde où l’on use le moins de la propriété, mais où le droit de possession serait le plus vivement défendu. N’est-il pas singulier que ? ce soit dans cette Corse où l’on se tire des coups de fusil pour un pouce de terrain, que soient nées les premières idées d’égalité absolue ? Le village de Cerbini, près de Levie, est le berceau de la secte des Giovannali, qui pratiquaient la communauté des femmes et l’association en une seule famille régie par une sorte de règle monacale.

Il faut le dire à la louange de la Corse, l’instruction y est plus répandue parmi les paysans que dans notre France civilisée. Presque tous les enfans savent lire et écrire, et nos causeurs de Caldarelli auraient semblé presque érudits à côté de certains fermiers de la Bretagne ou du Dauphiné. Les Corses, qui dédaignent volontiers les travaux manuels, estiment les travaux de l’esprit et sont tous doués d’une rare intelligence. Les bergers vêtus de peaux savent parler le langage des dieux comme les pasteurs de Virgile. Ce métier de pasteur convient mieux à leurs habitudes paresseuses que la culture de la terre. Leur frugalité leur permet de vivre à peu de frais. Je connais tel paysan qui vit du lait de son troupeau et des fruits de deux ou trois de ces énormes châtaigniers qui sont une des richesses de l’île. Des châtaignes ils font du pain, le pollento, et s’ils joignent à cela un fusil, un manteau grossier et un petit cheval, ils passent à l’état de grands seigneurs. C’est un peuple d’aristocrates en vestes rondes et en guêtres. On ne retrouve plus, sous ce climat béni, le caractère énergique de nos paysans, qui passent leurs journées courbés sur la bêche et sur la charrue. Les Corses abandonnent à des manœuvres étrangers les soins de la culture et de la récolte. Ceux d’entre eux qui travaillent en prennent à leur aise. Ils ne rêvent point, comme nos cultivateurs, de moissons chargées de grains, ni de ceps couronnés de raisins. Leur rêve à eux, c’est d’être fonctionnaires, d’être employés par le gouvernement, et j’aime le mot de ce Diogène corse que j’ai rencontré sous le manteau poilu d’un berger, et qui me disait avec amertume : « J’ai vu le moment où l’île de Corse allait mettes le cap sur Marseille pour aller à l’assaut des places ! » Il fallut cependant quitter ce bon gîte. Un jour le soleil levant nous trouva sur la route de Bonifacio. Nous avions laissé à notre droite le golfe de Ventilegne, et nous marchions vers une ligne de rochers qui découpaient l’horizon d’une façon bizarre. La route se glisse entre ces rochers par une ouverture semblable à une porte gigantesque : d’un côté, des montagnes couvertes de sapins ; de l’autre, un rocher nu, portant une grande croix sur son sommet. Comme si ce passage nous avait introduits dans une terre nouvelle, le pays changea subitement d’aspect. C’étaient de toutes parts, au lieu de bergers vêtus de poils de chèvre, des cultivateurs et des vignerons en veste de toile blanche, des jardiniers portant des hottes pleines de légumes, de belles vignes, des champs de blé, des massifs d’oliviers, et devant nous, à l’extrémité du plan incliné que nous descendions, la ville de Bonifacio, mirant dans la mer ses clochers italiens. Au-delà du détroit, les villages de la Sardaigne blanchissaient sur les coteaux de l’île voisine.

L’entrée de la ville de Bonifacio a un singulier caractère de sauvagerie et de grandeur. On quitte tout à coup les champs cultivés pour s’enfoncer dans une gorge crayeuse dont les flancs blanchâtres sont coupés de quelques végétations vertes ; on ne voit plus la mer ni le vaste horizon, et on arrive bientôt au fond d’une vallée sans issue, une conque, comme on dit en Corse, fermée de tous côtés par des rochers à pic, au bord d’un petit lac tranquille où se balancent, quelques bateaux pêcheurs. En levant la tête, on aperçoit au sommet d’une côte raide, pavée, coupée de longues bandes de pierre qui forment escalier, la ville hissée sur un rocher, dans un cercle de remparts brûlés par le soleil. Le petit lac, c’est le port de la ville, qui communique à la mer par un étroit passage.

Malheureusement Bonifacio est sale et d’un aspect sombre à l’intérieur. Cette ville est suspendue sur les flots, — car la base du rocher qu’elle occupe a été rongée par les tempêtes, — et cependant à peine y voit-on la mer, tant sont rares les échappées lumineuses dans ses rues tristes et mal percées. Mais, ô voyageur ami, que ta bonne étoile écarte de tes lèvres le bouillon de Bonifacio ! J’ai oublié le nom du brave homme qui nous le servit, mais je me souviendrai de son potage. Le jour de notre arrivée, on nous avait placés dans une chambre précédée d’un couloir garni de rayons. Le soir, mon compagnon se plaignit d’une odeur fâcheuse, et, guidé par son nez, comme aurait pu le faire un de nos pointers, vint tomber en arrêt devant l’étagère du couloir ; puis, à l’aide d’une chaise, il atteignit le dernier rayon, d’où son bras ramena un gigot colossal.

— Du moufflon ! m’écriai-je ; quelle chance !

— Non, dit mon ami après mûr examen, c’est du cheval !

— Du cheval !

— Regarde un peu ces jarrets ; ils ne peuvent avoir appartenu qu’à un cheval.

Il fallut se rendre à l’évidence. Nous ouvrîmes la fenêtre, et le quartier impur alla tomber sur les glacis du rempart.

Nous nous perdîmes en conjectures sur l’usage que pouvait faire l’hôtelier de cette venaison peu orthodoxe ; mais le sommeil coupa court à nos divagations, et le lendemain nous ne songions guère à l’aventure de la veille. Nous mangeâmes bel et bien à table d’hôte, et ce fut précisément le matin de notre départ, qu’en dégustant un potage exécrable, je m’avisai de demander à l’hôtelier, par forme de plaisanterie, s’il était dans ses habitudes de faire du bouillon de cheval.

— Quelquefois, monsieur, répondit-il d’un air doux. Ici la viande de boucherie est fade, et un peu de cheval ne gâte rien.

À ces mots, nous demeurâmes stupéfaits, la cuiller à deux doigts de la bouche, immobiles comme la femme de Loth surprise par le châtiment du ciel. Que répondre à cet aveu si naïvement exprimé ? Notre réponse ne se fit pas attendre : nous allâmes chercher la fin de notre potage à Porlo-Vecchio.


II

Porto-Vecchio est une des parties les moins explorées de cette Corse si peu connue. Un village groupé sur une colline et dominant une vaste rade fermée par la nature comme celles de Smyrne et de Toulon ; — dans cette rade, pas un seul vaisseau, à peine quelques canots de pêcheurs ; — çà et là, de petites îles composées d’un bloc de rochers couronné de pins parasols ; autour de la ville, une plaine couverte de forêts, coupée d’étangs ; des flaques d’eau au milieu desquelles on voit percer les branches de quelque arbre noyé dans ces bas-fonds ; — des promontoires chargés de forêts impénétrables où les lianes s’enchevêtrent sur une étendue de plusieurs lieues ; des taillis de bruyères de vingt pieds de hauteur ; des clairières de cistes semées de bouquets d’arbousiers ; — tout cela enfermé dans un hémicycle de montagnes dont les flancs déserts ne montrent pas un seul village : voilà Porto-Vecchio. À cinq lieues de distance, nous sommes loin des honnêtes jardins de Bonifacio et de ses paysans italiens.

Ne croirait-on pas, à ce tableau, voir un de ces villages perdus sur les côtes de la Nouvelle-Hollande ou dans un coin reculé de l’Amérique du Nord ? Et pour compléter l’analogie nous mettons la main, en arrivant à Porto-Vecchio, sur un être merveilleusement approprié au pays, une sorte de trappeur, de chasseur de castors, un métis à moitié policé, à moitié sauvage, un de ces êtres comme on en rencontre aux confins de la civilisation, et qui portent à la fois le caractère des deux mondes qu’ils côtoient. Vu de profil, d’un côté c’est Bas-de-Cuir, le chasseur, le trouveur de sentiers, path-finder, le traqueur de sangliers et de monfflons ; de l’autre, c’est le cuisinier italien, le laboureur lucquois, le marchand de sangsues, le négociant des petits commerces. Vu de face enfin, c’est Bourrasque (Burasca), un des originaux de la Corse. Comment est-il venu en Corse ? qui le sait ? Il a été laboureur au Migliaciaro. Pourquoi n’est-il pas retourné en Italie avec ses camarades ? Avait-il des raisons plus ou moins graves de ne pas aimer le séjour de son pays ? Voilà ce que lui seul pourrait dire, et ce qu’il ne dit pas, car le bavardage n’est pas son fort. Il faut l’accepter pour ce qu’il est, sans antécédens, implanté au milieu de ce pays extraordinaire, et vivant de cette vie libre et solitaire particulière aux individualités fortement accentuées.

Nous l’avions rencontré plusieurs fois dans les environs de la ville, et il se montrait peu disposé à entrer en relations avec nous ; cependant un jour il se laissa aller à partager notre pain et notre gourde de vin. Nous achevâmes la chasse de concert. Mon compagnon de voyage est un des illustres chasseurs de ce temps-ci, où les vrais chasseurs sont clair-semés ; il a des armes magnifiques, et quand il se décide à envoyer un coup de fusil, il est rare qu’il n’aille pas à son adresse. Bourrasque avait considéré avec étonnement le calibre énorme de son fusil, il en avait essayé la couche et fait jouer les batteries avec un certain attendrissement ; mais quand il vit les perdrix tomber mortes à des distances fabuleuses, quand il eut pu comprendre à la justesse exacte du tir, à ce sang-froid invincible, à cette marche régulière, la valeur de l’homme qui maniait cette belle arme, il se dérida tout à coup, et nous proposa de son chef de nous conduire dans des endroits à lui, dei posti segretti, où il y avait des bécasses à foison. De ce jour nous fûmes amis. Cette nature concentrée devint expansive dans la mesure de ses instincts. Les bonnes gens de Porto-Vecchio traitent Bourrasque comme un excentrique, comme une espèce de fou ; c’est tout simplement un homme rusé, qui a compris qu’il fallait acheter par l’isolement le droit de vivre dans ce pays difficile ; il s’est créé une existence à part, ne rebutant et ne recherchant personne. Le meilleur moyen de n’avoir pas d’ennemis, c’est d’éviter de se faire des amis. Grâce à ce système, il est resté en dehors des querelles locales, et il a conservé sa qualité d’étranger, — chose précieuse dans cette île terrible, — quoiqu’il habite le pays depuis tantôt vingt années.

À dater de cette heure, nous pouvons dire que nous avons commencé à chasser. Plus de fausses marches, plus de temps perdu ; nous réglions nos mouvemens comme des hommes qui vont à un but marqué par un chemin connu. Ce pays de Porto-Vecchio est admirablement disposé pour la chasse. Il y a moins de chasseurs qu’ailleurs, parce qu’il est moins habité, et la conformation munie du terrain est favorable au gibier. Ces étangs où jamais bateau n’a glissé sont de véritables basses-cours à canards. On les voit de loin s’ébattre au milieu des joncs et des branches avec des cris insolens. Le rouget et le grand col-vert y coudoient la capucine à l’élégante collerette. Les perdrix, si elles sont vivement poussées, ont pour défense ces fourrés impénétrables qu’on appelle du nom spécial d’alcette. En outre, le pays presque tout entier est inculte, et la culture est un puissant moyen de destruction. C’est dans les semées que les bergers s’en vont la nuit pour surprendre les perdrix, portant une planche de chêne-liège sur laquelle est clouée une lanterne à réverbérateur. Abrités derrière l’ombre de la planche, ils vont à travers terres avec précaution, dirigeant le rayon lumineux sur tous les points. Dès que les perdrix aperçoivent la lumière, elles lèvent la tête d’un air curieux, éblouies par ce météore nocturne. Toute la compagnie se dessine alors sur le blé vert. On les prend d’un coup de filet, ou on les décime d’un coup de fusil. Ici, cette chasse meurtrière est impossible, et les perdrix dorment en paix à l’abri des plantes de ciste. Enfin l’absence des habitans pendant les mois de la reproduction laisse la place libre à ces pauvres oiseaux, qui peuvent faire leurs nids sans avoir à craindre d’autres ennemis que les renards et les oiseaux de proie. Dès les premières chaleurs de mai, la fièvre pernicieuse est maîtresse de la plaine, et il faut chercher un refuge dans le haut pays. Aussi presque tous les villages du bord de la mer ont leur pendant sur la montagne.

Che due case tiene
Una ne piove.

« Si on a deux maisons, dit le proverbe corse, il pleut dans l’une. » Dans les deux quelquefois, pourrait-il ajouter, car ces pauvres gens, avec leur maison d’hiver et leur maison d’été, sont logés à faire pitié. Toujours est-il que les perdrix profitent de ce moment pour nicher, et, quand la population redescend des montagnes, les perdreaux ont piqué le vert.

Le voisinage des hauteurs est aussi très favorable au passage des bécasses. La moindre gelée les fait descendre de leurs retraites dans la plaine. « .Montagne poudrée à frimas - bécasse à foison vers les bas. » Ces jours-là, allez au bord des marais de Porto-Vecchio. Elles partent a découvert au-dessus des buissons, et font des crochets au départ comme les bécassines. Je ne parle pas des faisans. Je n’en ai pas vu voler un seul. Il y en a cependant encore quelques-uns ici et dans le Fiumorbo, à ce que dit Bourrasque ; mais ce n’est pas la peine d’y perdre son temps, tant ils sont clair-semés.

Nous voilà donc au milieu de cette volière, distribuant notre plomb le mieux possible, sous la conduite d’un guide émérite. Cet homme-là a sondé tous les recoins des deux côtes de l’île ; il a sillonné le pays on tous sens, depuis le Cap Corse jusqu’à Bonifacio, de Carghèse à Aleria, de l’Ile-Rousse à Porto-Vecchio ; il a chassé dans toutes les plaines, péché dans tous les marais, couché dans toutes les cabanes de bergers, marqué tous les postes d’affût, et, en fin de compte, c’est à Porto-Vecchio qu’il s’est établi. Quand il entre dans un champ et qu’il dit avec un geste de prudence : Ci somo pernici ! on peut être sûr que le chien va lever la tête et flairer une piste.

J’avouerai toutefois que, ma première ardeur une fois apaisée, j’ai laissé, plus d’un jour, mon ami s’en aller seul avec son infatigable compagnon. Je m’abandonnais à un doux far niente au bord de cette belle mer ; j’assistais à des pêches miraculeuses, car le poisson est aussi abondant que le gibier, ou bien, à l’heure de midi, j’allais en bateau fumer sur la rade, bercé par le remous les vagues, en compagnie d’un aimable compatriote que ma bonne étoile m’avait fait rencontrer a Porto-Vecchio. M. de X…, ancien officier de marine, par un concours de circonstances singulières, s’est établi dans ce pays il y a quelques années et y a pris racine. Aujourd’hui il est conseiller municipal de la ville et l’un des hommes importons du canton.

M. de X…, en quittant le service, s’était trouvé en face d’une fortune plus que modique et d’une retraite de lieutenant de vaisseau. Il ne lui convenait pas à lui, vieux loup de mer, d’aller planter sa tente dans quelque ville de province, pour y vivre à table d’hôte et passer ses journées dans le café de l’endroit à faire des parties de piquet ou d’écarté. Il avait rêvé mieux que cela pour ses vieux jours : une petite maison sur une côte sauvage, au bord d’une forêt, avec un bateau bien armé qui lui permît d’entretenir quelques relations avec la mer, sa vieille amie. Il prit donc un sac de voyage, et se mit en route. Il arriva ainsi un beau matin à Porto-Vecchio, après avoir fait vainement le tour des côtes de la France. C’était à la fin de novembre. Le soleil était magnifique et animait de sa chaude lumière ce paysage, qui est un des plus beaux du monde. Il s’assit un instant au bord de la rade, à deux cents pas de la ville, à l’ombre de quelques chênes verts, précisément au bout d’un champ d’oliviers qui s’abaissait en pente douce jusqu’à un petit port protégé par un rocher. Une ligne d’arbres dont les branches pendaient sur la mer s’étendait le long de la grève. M. de X… crut revoir un pays déjà bien des fois visité. « C’est bien cela ! » dit-il, et, pressant sa marche, il entra dans la ville du pas délibéré d’un homme qui vient de découvrir son Amérique. Le lendemain, il acheta le champ, d’oliviers et ses alentours au double de leur valeur, croyant faire un marché d’or ; puis il revint en France chercher sa petite fortune et commença de bâtir sa maison. Les constructions sont chères en Corse ; la main-d’œuvre y est hors de prix. Il dépensa là le plus clair de son patrimoine ; mais la maison était debout, triomphante, à vingt pas du rivage, ouvrant sur le golfe les trois fenêtres de sa façade neuve, et la petite embarcation qu’il avait amenée de Bastia balançait gracieusement son mât au milieu des branches de chêne vert.

Le voilà donc établi dans sa nouvelle patrie, et, plus heureux que bien d’autres, venu à bout du rêve de sa vie. L’hiver se passa au milieu des joies de sa conquête, un de ces hivers dorés comme on en voit en Corse. Quand vint le printemps, il s’étonna de voir que chacun dans la ville fit des préparatifs de départ. — Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il. Est-ce que la ville déménage ?

— On va partir pour la montagne.

— Et pourquoi faire ?

— Pour fuir la fièvre. J’espère bien que vous viendrez avec nous.

— Moi quitter la Propriété (c’est le nom de son castel) ! vous me la donnez belle avec vos fièvres ! J’en ai vu de toutes les couleurs, moi ; elles ne m’ont pas fait broncher.

— À votre aise, monsieur !

Et la ville, suivie de ses bagages, se mit en route pour la montagne. Notre philosophe resta seul dans la Propriété, n’ayant pour voisins que quelques douaniers. L’été se passa. La fièvre respecta le courageux propriétaire, qui rit au nez des gens de la ville, quand l’automne les ramena au bord de la mer. Le second hiver continua les joies du premier ; seulement M. de X… put remarquer souvent, à l’ombre de ses oliviers, une jeune fille assez bien tournée, avec son mouchoir de couleur sur la tête. Elle brisait ça et là quelques branches de chêne ou d’olivier. M. de X… la pria poliment de cesser ses promenades, et lui défendit de toucher aux arbres de la Propriété. — Je ne fais point de mal, dit-elle. Et elle revint le lendemain rôder autour de l’enclos. Un soir même, elle entra dans la maison. M. de X… se fâcha et la mit dehors. Quelques jours après, en ouvrant sa porte, il trouva sur le seuil une lettre à son adresse ; il la lut et ne fut pas médiocrement étonné. « Monsieur, disait la lettre, je sais que vous êtes homme d’honneur. La petite J. m’a confié que vous l’avez séduite. Elle n’a pas voulu s’adresser à ses frères de peur d’exposer votre vie ; elle a préféré venir me trouver pour me prier d’accommoder cette affaire. Je vous écris donc la présente afin de vous engager à l’épouser comme vous le devez. » Le tout était signé d’un nom inconnu, avec deux poignards en sautoir.

— Qui m’a envoyé ce poisson d’avril ? dit M. de X… Cependant cette pensée le préoccupait, et il crut devoir prendre quelques renseignemens sur l’existence du personnage qui avait signé la lettre. — C’est un bandit, lui dit-on ; un très honnête homme, monsieur. Il ne vous demandera jamais rien que de juste ; mais avec lui il ne faut pas gauchir, on y jouerait sa peau. Avez-vous affaire à lui ?

— Non, dit-il. J’avais entendu prononcer son nom ; je voulais savoir quel homme c’était.

L’habitant de la Propriété retourna soucieux à ses travaux ordinaires. En ce moment-là, il construisait à lui seul un quai devant son port. Chaque jour il apportait une grosse pierre et nivelait le terrain. Un soir qu’il était assis devant le feu de sa cuisine, fumant gravement sa pipe, un homme de haute taille entra, le salua poliment et lui demanda un instant d’entretien. M. de X… n’aimait pas la figure de cet inconnu ; mais il n’était pas homme à reculer, et il ouvrit la porte de la chambre voisine. Quand ils furent seuls : — Monsieur, dit l’étranger, c’est moi qui ai eu l’honneur de vous écrire.

— En ce cas, monsieur, vous me permettrez de vous dire que vous avez la tête à l’envers.

— Non pas, monsieur. Cette petite effrontée est venue me trouver : elle sait que je suis honnête homme [gualant’ uomo) et que je n’aime pas l’injustice. Elle a si bien entortillé ses phrases, que j’ai cru qu’elle allait vous rendre père. Elle sait que mes prières ont le bonheur d’être souvent exaucées.

— Celle-là n’est pas en chemin de réussir, murmura M. de X… d’un ton de colère contenue.

— Enfin, voyant que vous ne vous pressiez pas d’en finir, j’ai voulu aller aux renseignemens au risque de ma peau, monsieur. Hier soir je suis venu à la ville. Je voulais en avoir le cœur net, et il est résulté de mes renseignemens que la petite m’a trompé. Je lui ai dit deux mots à l’oreille qu’elle n’oubliera pas ; mais je n’ai pas voulu quitter le pays sans venir vous faire mes excuses. Je serais désolé que vous me prissiez pour ce que je ne suis pas.

— Ma foi ! vous êtes un galant homme, lui dit M. de X… en respirant plus à l’aise. Avez-vous soupé ?

— Non, monsieur. J’ai toute la nuit devant moi.

Et les deux nouvelles connaissances soupèrent gaiement ensemble.

— Et qu’auriez-vous fait, dit le maître de la maison en congédiant son hôte sur le coup de minuit, si la petite avait dit vrai ?

— Vous l’auriez épousée ; je vous honore trop pour penser le contraire.

— Mais enfin ?

— Enfin ! nous autres, voyez-vous, voilà notre juge de paix ! — Et il fit résonner sous sa large main le talon de son fusil.

Il est inutile de dire que la jeune fille ne revint pas se promener à l’ombre des oliviers de la Propriété ; mais l’été suivant, la fièvre fut moins polie que le bandit. M. de X… fut gravement atteint ; il résista grâce à un tempérament éprouvé par vingt ans de navigation. Cependant il fallut se résigner à aller passer la saison d’été à la ville. M. de X… prenait son mal en patience, quand nous l’avons connu, en attendant quelque nouvelle boutade de la fortune. Du reste, sans s’en apercevoir, il est devenu à peu près Corse ; il croit fermement à l’avenir du pays qu’il a adopté, et il y travaille, selon ses forces, avec toute la sagacité d’un esprit droit et tout le courage d’un bon citoyen. Nous étions donc le mieux du monde à Porto-Vecchio, et si les lits avaient été moins durs, les perdrix un peu moins frites, nous aurions pu y passer le reste de notre vie ; mais la destinée du voyageur est d’aller en avant, regrettant et se souvenant toujours.

Bourrasque était devenu, comme on le pense, notre compagnon inséparable, et il nous témoignait beaucoup d’attachement. Je me rappelle l’inquiétude que lui causa un jour ma disparition au milieu d’une partie de chasse. Vers la moitié de la journée, je m’étais laissé entraîner à poursuivre une bande de perdrix jusqu’au pied du Taglio-Rosso. Je rencontrai derrière un mur en pierre sèche un homme qui, après s’être informé, selon la coutume, de ce que je faisais dans le pays, me proposa de me conduire à un endroit voisin où je verrais des centaines de perdrix. J’eus la faiblesse de le suivre ; mais au lieu de me conduire à vingt minutes de là, il me fit faire tout simplement l’ascension du Taglio-Rosso. Quand nous fûmes arrivés au sommet, après une heure de marche au pas de course, nous trouvâmes en effet les perdrix promises, et je puis dire que jamais je n’en ai vu pulluler de la sorte. Elles partaient de tous les côtés, comme un bouquet de feu d’artifice, mais sur un terrain très difficile, au milieu de rochers chancelans, de buissons épais, si bien qu’à peine en tuai-je trois ou quatre en vingt coups de fusil. Le crépuscule m’engageait au retour. Je priai mon guide improvisé de me reconduire jusqu’à la ville. Il commença en effet à descendre avec moi les pentes de la montagne, puis tout à coup il s’arrêta et me dit en se grattant l’oreille : — Je suis bandit ; je voudrais bien vous accompagner plus loin, mais ce serait dangereux pour moi.

J’étais médiocrement satisfait, mais je sentis pourtant qu’il était inutile d’insister.

— Vous me donnerez, s’il vous plaît, quelques coups de poudre. Un pauvre bandit n’a guère de moyens de s’en procurer.

Je les lui donnai en rechignant, et je le quittai. Il me rejoignit au bout de quelques pas et me demanda des allumettes, puis du plomb, puis des capsules que je lui donnai. Et comme je me croyais quitte, il recommença à se gratter l’oreille d’une façon inquiétante.

— Vous avez une bien jolie poire à poudre, me dit-il d’une voix insinuante.

— C’est vrai ; mais je n’en ai qu’une et je la garde.

— Elle me ferait bien plaisir.

— Allez-vous-en à tous les diables.

Et, sans attendre mon congé, je commençai à déguerpir à grands pas. Je me retournai au détour du chemin. Il était resté à la place où je l’avais laissé, et paraissait réfléchir. — S’il recommence à se gratter l’oreille, me disais-je, nous allons en voir de belles. — Cependant la nuit était venue. Je m’égarai dans la plaine, comme je l’avais prévu. Tantôt je tombais dans une fondrière, tantôt je prenais un chemin qui me conduisait à un étang. Je songeais involontairement à mon bandit et à cette maudite poire à poudre qui avait eu le malheur de lui plaire. Enfin, comme j’étais engagé dans un champ de bruyères, ne sachant guère ce que je faisais, j’entendis deux coups de fusil à une centaine de pas de moi ; mon chien partit comme un trait dans cette direction, et je reconnus la voix de Bourrasque qui l’appelait. Je le rejoignis bien vite. Quand le brave homme m’aperçut, il se livra à des démonstrations de joie qui me touchèrent dans un gaillard de sa trempe. Il avait appris par un berger que j’avais gravi le Taglio-Rosso avec Giovan’ Anton’, et, quoiqu’il ne le pensât pas capable de me faire un mauvais parti, il errait depuis deux heures au pied de la montagne, dans l’espoir de me retrouver.

Ce bandit, alors si aimable, est devenu depuis un des plus redoutables membres de cette troupe dei cuchi qui désole encore en ce moment l’arrondissement de Sartène : c’est l’histoire de presque tous les bandits. Ils se jettent dans le maquis après une vendetta où les a contraints le préjugé du pays. S’ils ont quelques ressources, ils passent en Sardaigne ; sinon, ils vivent dans les bois, aidés et nourris par les bergers. Puis les souffrances, les privations, les conduisent à aller emprunter de l’argent dans les maisons où ils sont connus. Bientôt ils taxent les habitans à de fortes sommes, et, si on leur résiste, ils mettent les terres en interdit, tuent les chevaux, les vaches, les troupeaux, enfin se font voleurs de grands chemins, ce qui est une extrémité rare chez un peuple qui méprise le vol.

Ce sont sans doute ces mêmes bandits qui, depuis notre passage, ont lassé M. de X… de leurs importunités, au point qu’il a été obligé de quitter la Propriété et de venir habiter Porto-Vecchio. Du reste, on les traque à l’heure qu’il est comme des bêtes fauves. On en a tué je ne sais combien depuis six mois. Il court à ce propos, dans toutes les chaumières de la Corse, un bruit qui est venu jusqu’en France, et que nous donnons pour ce qu’il vaut. On prétend que ce sont leurs anciens amis, les bergers, qui les trahissent et qui les tuent. On nous a raconté l’histoire de deux bandits des environs de Calvi, Séraphino et Massone, liés d’une étroite amitié, qu’un berger a endormis en versant de l’opium dans leur eau-de-vie. Il les a livrés dans cet état à la gendarmerie. — Avec les derniers bandits disparaîtra la véritable Corse. Et déjà elle n’est plus, puisqu’on a pu trouver des traîtres parmi ces généreux bergers, autrefois si loyaux et si hospitaliers !


III

Dès les premiers jours de notre connaissance avec Bourrasque, nous avions renvoyé nos chevaux et le guide Matteo. Nous louâmes un mulet pour porter notre valise, et nous partîmes gaiement de Porto-Vecchio à pied le long de la belle route de la cote orientale qui nous conduisit à la ferme du Migliaciaro.

On a à peu près renoncé aujourd’hui à l’exploitation de ce magnifique domaine. Les champs sont retournés en friche. Là comme ailleurs, le caractère violent des habitans, les querelles, les procès, ont découragé les étrangers qui venaient apporter dans le pays leur argent et leur industrie. Il faut dire aussi que les personnes chargées de la direction de cette entreprise n’ont pas peu contribué, si nous en croyons les détails recueillis sur les lieux, à ruiner cet établissement par leur ignorance, leur incurie, par ce laisser-aller de grands seigneurs qui perd tant de nouveaux propriétaires. Des capitaux immenses avaient été dépensés à la légère dans les premiers momens d’enthousiasme, et plus tard ces mêmes capitaux, appliqués avec intelligence, avec une connaissance plus exacte des difficultés à vaincre, auraient peut-être décidé le succès de l’entreprise. Toutefois il est permis de douter qu’on puisse obtenir des succès agricoles dans une plaine d’une merveilleuse fertilité, il est vrai, mais d’où les habitans sont chassés par la fièvre pendant l’été et une partie de l’automne.

Le petit fleuve qui passe au pied de la ferme a donné son nom à tout le canton. Le Fiumorbo est un des plateaux de la Corse où l’on rencontre le plus de bécasses. Il y a aussi beaucoup de cerfs dans la forêt de Pinia, qui borde la mer. Une personne d’Ajaccio nous avait envoyé une lettre de recommandation pour un de ses pareils qui habite ce pays. Qu’on nous permette de transcrire ici cette lettre, qui est un des documens intéressans de notre voyage, et qui peut faire connaître certaines nuances du caractère corse : « Mon cher parent, disait l’habitant d’Ajaccio, je vous adresse deux personnes à moi inconnues qui parlent pour le Fiumorbo. Ce que je sais, c’est qu’ils sont grands chasseurs. J’ai cru comprendre que, s’ils prenaient quelque cerf ou sanglier, ce serait pour les envoyer à Paris. Je t’engage donc à rassembler tous nos amis pour faire faire à ces messieurs une belle chasse, et qu’on puisse dire sur le continent : Voilà le produit de la chasse des P… du Fiumorbo. »

Quelques jours avant notre départ de Porto-Veccliio, nous avions envoyé à son adresse cette singulière lettre d’introduction en précisant l’époque de notre passage au Migliaciaro. À notre arrivée, nous trouvâmes nos hôtes improvisés préparés à une grande chasse. Une heure après, nous vîmes défiler sur la route toute une caravane de chasseurs montés par couples sur le dos de malheureux petits chevaux qui portaient bravement cette double charge. C’était une nouvelle bande de chasseurs amenés à notre intention par un de nos amis du continent sur le bruit de notre passage. Contre la conclusion du proverbe, l’abondance de biens fut sur le point de nuire à nos plaisirs. Nous acceptâmes gaiement ce renfort, il nous semblait tout naturel de réunir les deux bandes en une seule pour une chasse générale ; mais nous avions compté sans les mœurs du pays. Les deux bandes appartenaient à des partis ennemis ; elles étaient divisées par des questions électorales, et ce sont ici questions de vie ou de mort. On dépense pour l’élection d’un conseiller général ou d’un député plus d’intrigues et de paroles que toute la diplomatie européenne dans un congrès. De plus, ces deux villages appartenaient, l’un au parti anglais, l’autre au parti français. Ceci a besoin d’explication ; on s’étonnerait à juste titre que l’Angleterre eût un parti sur une terre française ! On range dans le parti anglais tout membre d’une famille qui s’est prononcée pour les Anglais pendant l’occupation de l’île par l’Angleterre. On voit qu’en Corse, rien ne s’oublie. Nous étions fort empêchés, comme on pense. On ne voulait entendre à aucun accommodement. Les choses prenaient une tournure inquiétante ; enfin, grâce à notre prudence, un traité fut conclu. S’il se fût agi d’un seul voyageur, l’accord eut été à peu près impossible. Pour deux, il devint facile. Il fut convenu qu’une des deux communes rivales chasserait avec mon camarade, et l’autre avec moi. La chose ainsi posée nous promettait une belle chasse, grâce à la lutte de ces amours-propres surexcités.

Le lendemain donc, au point du jour, les deux compagnies se mirent en route chacune de son côté. La commune de la Ghisonnaccia, qui me faisait les honneurs de la chasse, avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses chasseurs. Tout le village y était, jusqu’à l’instituteur et à ses écoliers. Ceux-là avaient été amenés comme voix. Les voix jouent un grand rôle dans cette chasse de traqueurs. On entoure un bois. Deux côtés sont occupés par des enfans qui sont chargés de pousser de grands cris dès que la bête est lancée. Le pauvre animal, pressé en croupe par les traqueurs et les chiens, n’osant se jeter à droite ni à gauche, à cause du bruit des voix, pousse droit à la portion du bois où il n’entend ni cris ni aboiemens, et là il rencontre dans les clairières et les sentiers le chasseur qui l’attend immobile, le fusil en main.

Nous avions, d’après ces principes stratégiques, formé autour d’un des quartiers de la forêt de Pinia une enceinte formidable. Les bergers étaient entrés avec leurs chiens dans le fourré, et bientôt nous entendîmes les hurlemens des chiens au lancer. Les enfans du maître d’école leur répondirent par un concert de cris aigus. J’étais posté sur la lisière du bois, au bord d’une vaste clairière coupée d’arbustes et de cistes, et j’attendais avec une certaine émotion le moment de voir bondir le cerf à travers le taillis ; mais la voix des chiens changea bientôt de direction. Les cerfs, car il y en avait deux, avaient forcé la ligne des voix, et avaient gagné une autre partie de la forêt. Les bergers, accourus aux cris des enfans qui avaient vu passer les botes, coupèrent les chiens, et les ramenèrent dans l’enceinte. Cette fois, nous attendîmes longtemps ; enfin un autre animal fut mis sur pied ; les conques marines dont se servent les bergers, et qu’on appelle des cornets, retentirent, dans les profondeurs de la forêt, et j’entendis deux coups de fusil éclater à des intervalles rapprochés sur la ligne où j’étais placé. Tout à coup je vis bondir à trente pas de moi quelque chose de fauve ; je tirai un coup au hasard, et il me sembla voir disparaître la bête dans le fourré, comme si elle s’affaissait sur elle-même. Je courus dans cette direction, ce qui était imprudent vu la position des autres tireurs, et je ne trouvai rien, sinon quelques feuilles d’arbousier marquées de sang. Les chiens passèrent auprès de moi comme un troupeau de loups. Je retournai à mon poste. J’attendis là plus de vingt minutes, n’entendant que les cris des chiens, le cornet des bergers et les voix des enfans. Enfin on vint m’annoncer que la biche, — car c’était une biche, hélas ! — s’était jetée dans un étang et avait été prise par les enfans. La pauvre bête captive, une liane passée autour du cou, en guise de collier, était debout, étonnée et farouche, au milieu d’un groupe de paysans. Elle ouvrait de grands yeux pleins de tristesse, et regardait autour d’elle d’un air effaré. De temps en temps elle essayait de bondir, et, retenue par ses liens, redevenait timide et découragée. Les paysans joyeux me la montraient d’un air d’orgueil.

— Il faut l’emmener vive, dit le maire ; elle peut guérir de sa blessure. Vous l’emporterez à Paris.

Je ne savais que dire ; mais, du fond du cœur, j’espérais que les lianes allaient se rompre ; je, proposai timidement de lui rendre la liberté. Des hourrahs d’indignation accueillirent mon avis. On songeait en ce moment à l’orgueil du retour : si nos rivaux étaient moins heureux ! On essaya donc de faire marcher la pauvre prisonnière ; mais elle se révoltait de temps en temps avec tant d’énergie, qu’on résolut de lui lier les pattes et de la placer sur le dos d’un cheval. Je demandai grâce pour elle, car, je l’avoue, j’avais le cœur navré. L’ardeur de la chasse ne me soutenait plus, et je trouvais ce jeu cruel. Le maire alors me demanda mon stylet et lui troua la gorge. La malheureuse bête resta debout sur les jambes tremblantes, poussant de temps en temps quelques soupirs, comme eût fait un être humain. Enfin elle tomba sur ses genoux. On dit que les cerfs pleurent avant de mourir ; il me serait difficile de dire ce qu’a fait celui-là, car j’avais moi-même les yeux troublés par les larmes. On chargea le cadavre sur un cheval, et nous reprîmes le chemin du village en longue ligne, sur trois de front, moi placé entre le maître d’école et le maire, au son des cornets, et en murmurant de loin en loin quelques couplets de l’air de Charles VI  : « mort aux Anglais ! » - J’étais du parti français.

Nous rentrâmes au village dans cet ordre imposant, précédés par le cheval sur les flancs duquel pendait le corps de la biche. L’autre bande de chasseurs n’était pas encore revenue. Ils arrivèrent une heure après et les mains vides. Ce furent alors de notre côté des transports de joie. Je passai la soirée dans une sorte d’inquiétude fiévreuse, craignant à chaque instant qu’une sotte querelle ne vînt terminer d’une façon terrible cette journée sanglante. Dieu merci, tout se passa convenablement. J’offris au maire le stylet dont il s’était servi pour le coup de grâce, et, de son côté, il m’offrit, au nom de sa commune, le corps de la biche. J’ai rapporté la peau de cette pauvre bête ; mais c’est un trophée qui me rappelle un triste souvenir.

Du Migliaciaro nous allâmes à Puzzichello en chassant le long des maquis. Nous avions quitté les bords de la mer pour nous rapprocher des montagnes, et nous entrâmes au soleil couchant dans une petite vallée au-dessus de laquelle se dessinait une vaste maison blanche. C’est l’établissement de bains d’eau minérale de Puzzichello. Le régisseur nous fit préparer deux petites chambres propres, blanchies à la chaux et garnies de lits en fer. C’est là que nous découvrîmes pour la première fois les talens culinaires de Bourrasque. Jusque-là le sournois n’en avait rien dit, de crainte qu’on ne le détournât de la chasse pour l’employer à ces vils travaux ; mais son amitié pour nous l’emporta, et, nous voyant réduits à des repas accommodés à la grâce de Dieu, il se mit un jour en devoir de nous préparer un dîner. Les lacs salés des environs nous fournissaient d’excellens poissons et des huîtres vertes. Nous garnissions royalement la broche. Il ne fallait qu’un cuisinier pour mettre à profit ces riches élémens. Bourrasque fut cet homme. Il était de première force, et nous avons gardé le souvenir de ses salades d’huîtres et de ses lièvres à la caccialore.

Pour la première fois depuis Ajaccio, nous rencontrions le comforlable, et ici dans des conditions nouvelles et meilleures, car on met un certain orgueil à fournir soi-même à ses besoins. D’ailleurs, pour des observateurs curieux, c’était une bonne fortune d’habiter cette maison. Il y avait dans cette grande caserne je ne sais combien de familles vivaient en commun, comme dans un phalanstère. Les paysans d’un petit village voisin perché sur la montagne viennent y passer leur quartier d’hiver. Toute cette population, fière et paresseuse, jouissant du beau climat de la plaine, répandue sur les terrasses et dans le jardin, se chauffait au soleil, chassait, fumait, jouait aux cartes. Les femmes et les filles s’occupaient des travaux du ménage.

Comme chez tous les peuples accoutumés au far niente, on rencontre ici chez les femmes l’énergie et l’activité qui manquent aux hommes. Les femmes corses ne reculent pas devant les plus rudes travaux. Nous avons vu à Calvi une belle jeune femme porter la malle d’un voyageur sur ses épaules, pendant que le mari, les bras ballans et la pipe à la bouche, l’accompagnait seigneurialement en causant avec l’étranger. Du reste, ces mœurs datent de loin, et comme nous avons cité Filippini en parlant des hommes, nous pouvons chercher dans Pierre de Corse le portrait de ces vaillantes créatures : « Vous les verriez, dit-il, lorsqu’elles vont à la fontaine, portant un vase sur la tête, la bride d’un cheval passée à leur bras, et la quenouille à la main [vas cavité continentes, equum, si eum habent, brachio trahentes, linumque nentes). Arrivées à la source, elles font boire le cheval, emplissent leur cruche d’eau, et reviennent à la maison par la même route, en tournant leur fuseau. Elles sont vertueuses et dorment peu. » Ne dirait-on pas une page détachée de la Bible ou de l’Odyssée ?

Quel quartier-général que ce Puzzichello pour des touristes chasseurs ! Nous tirions chaque jour quelques pièces de gibier pour entretenir le garde-manger. Le reste du temps, nous pêchions, nous prenions des bains, — un luxe rare en Corse, — et nous traquions les sangliers de concert avec nos camarades du phalanstère. On conçoit combien une chasse est facile à organiser au milieu de la famille armée qui habite cet établissement. Puzzichello est en outre le canton de la Corse où ce gibier est le plus abondant. On en lance quelquefois trois ou quatre dans le même fourré. On les chasse de la même façon que le cerf. La venaison se partage entre les chasseurs par portions égales. La hure seule appartient à celui qui a abattu la bête. Dans un rayon d’une lieue autour de Puzzichello sont répandues quelques cabanes de bergers dont les chiens à oreilles droites et à longs poils servent à la fois de meute et de limiers.

Les cabanes de ces pasteurs sont construites de quelques pieux fichés en terre, sur lesquels on établit un lit de bruyères et de cistes ; on recouvre le tout d’une couche de terre de façon à intercepter tout à fait la circulation de l’air. J’ai vu de ces cabanes qui contenaient des familles de sept ou huit personnes. Le feu est placé devant la porte qui sert en même temps de cheminée. Lorsqu’on approche la nuit de ces chaumières, on peut voir aux clartés du feu les têtes de tous les habitans entassés comme des cadavres sur leur lit de paille et couvrant tout le sol de la cabane. Le petit cheval, s’ils en ont un, est entravé à quelques pas de là. À côté de l’habitation, une cave grossièrement construite sert à enfermer les fromages. Les bergers s’appellent entre eux au moyen de ces cornets dont nous avons déjà parlé, formés d’une corne de bœuf ou d’une coquille percée par les deux bouts ; le son doux et monotone de ces trompes s’entend à des distances énormes.

C’est dans l’intimité de ces paysans et de ces bergers que nous avons passé trois semaines à Puzzichello. Nos premières chasses avaient été heureuses, pour nos compagnons du moins ; car pour notre part, nous ne brûlions notre poudre qu’aux renards. Les bergers ne s’en plaignaient pas, et je les soupçonne de nous avoir fait plus d’une fois chasser le renard sous prétexte de sanglier. Ici, où il n’y a pas de loups, les renards se donnent l’agrément d’emporter les petits agneaux. Quand on a passé deux ou trois heures, la main crispée et les yeux fixés sur un sentier, il n’est pas gai de se trouver en face de ce misérable gibier : mon ami et moi, nous en savions quelque chose.

Comme nous nous plaignions à Bourrasque de nos déconvenues, il nous conseilla une chasse à l’affût. Il alla reconnaître le pays pendant le jour, et le soir il nous conduisit au fond d’un ravin où il nous embusqua derrière des fourrés, après avoir enveloppé nos souliers dans des peaux de renard, pour tromper l’odorat du sanglier. Il avait eu soin de nous poster de façon à ce que le vent ne nous trahit pas. Nous étions placés tous trois sur la même ligne, de dix pas en dix pas. Devant nous s’ouvrait une clairière où la lune traçait un cercle lumineux. Nous demeurâmes ainsi plus de deux heures. Il faisait froid, et je commençais à perdre patience, quand à l’extrémité du cercle lumineux je vis passer l’ombre d’un sanglier qui marchait avec précaution, écoutant, s’arrêtant à tous les pas. Il était arrivé sans que le moindre bruit nous révélât sa marche. Il était à l’extrémité de la clairière opposée à celle que j’occupais, et se dirigeait en droite ligne sur mon camarade. Cependant le coup de fusil attendu n’arrivait pas. Enfin, au moment où le sanglier effleurait le buisson derrière lequel mon compagnon était placé, un éclair illumina le hallier, et le sanglier roula sur l’herbe. Il se relevait, quand un second coup de fusil le fit trébucher, cette fois pour ne plus se relever.

Bene ! dit la voix de Bourrasque.

Nous avions attaché notre mulet à quelques centaines de pas ; Bourrasque fut le chercher, et nous rentrâmes, au clair de lune, rapportant notre prise, qui était de belle taille. Bourrasque était calme, comme il convient à un sauvage. — Voilà, dit-il d’un ton bref, comme il faut tuer le sanglier ; de cette façon, on n’est pas obligé de le partager.

Le plateau incliné qui conduit de Puzzichello à Aleria est un des plus giboyeux de la Corse, mais aussi le plus fréquenté des chasseurs étrangers. Le méchant petit village d’Aleria occupe l’emplacement de la ville romaine bâtie par Sylla ; à peine en trouve-t-on çà et là quelques débris. Un petit fort et quelques masures occupent le sommet d’un mamelon isolé de toutes parts, qui se détache sur le fond bleu de la mer. Ce groupe jauni par le soleil, placé au-dessus de pentes abruptes où croissent de maigres oliviers, ressemble à s’y méprendre à un paysage des côtes de la Syrie ou de la Palestine. L’Etang de Diane, qui a été autrefois, dit-on, le port de la ville, est creusé au pied de ce mamelon.

Dans ce même village d’Aleria débarqua, au milieu du XVIIIe siècle, cet illustre aventurier qui fut roi de la Corse pendant quatre mois. On a fait un personnage ridicule de ce roi Théodore, et cependant, — voyez l’injustice de l’opinion ! — toutes ses actions sont d’un grand cœur, presque d’un héros. Mais quoi ! Voltaire l’a fait asseoir avec Candide à ce fameux dîner des rois détrônés, et de toutes ces majestés déchues, c’est le plus pauvre sire. Ses camarades d’infortune lui font l’aumône de quelques sequins pour s’acheter des habits et des chemises. Quel homme pourtant, ce Théodore de Newhoff, venu on ne sait d’où, élu roi par le libre suffrage de cette Corse indomptable, cet héroïque soldat qui se bat comme un lion, qui tient en échec la république de Gênes, cet esprit puissant qui organise en quelques jours un pays déchiré par tant de guerres ; ce religieux observateur de sa parole, qui descend noblement du trône pour aller chercher des secours à sa patrie adoptive ; ce diplomate hardi qu’aucun obstacle n’arrête, qu’aucune difficulté ne rebute, qui tire une armée du néant, et qui aurait sauvé encore une fois l’indépendance de la Corse sans l’intervention des armées françaises ! Héros chevaleresque et malheureux qui mériterait une place dans l’histoire, et qui ne vit cependant dans la mémoire des hommes que par les plaisanteries de Voltaire et la musique de Paisiello !

Nous étions venus jusqu’à Aleria en chassant sur les bords du Tavignano. Tout en poursuivant les perdrix, nous avions tué deux ou trois lièvres. Les lièvres ne sont pas rares en Corse, bien au contraire ; mais dans ce pays couvert, dans ces plaines garnies de cistes, il est presque impossible de les tirer. Nous passâmes la nuit à Aleria pour retourner le lendemain à Puzzichello, cette fois en remontant les rives du Tagnone, un autre petit fleuve qui coupe la plaine. Nous rencontrâmes à l’auberge, venant de Bastia, un jeune médecin d’une figure aimable et d’une tournure distinguée. Il avait fait ses études en France, et à son retour il était venu se jeter dans une méchante affaire qui, dès les premiers jours, l’avait à peu près ruiné. En arrivant à son village, il avait trouvé son père mort de la fièvre et son petit patrimoine en désarroi. Il ne lui restait pour toute fortune que quelques coins de terre à peu près incultes. Or la médecine est un pauvre métier dans un pays où toute une famille s’abonne à l’année avec un médecin pour une somme de 12 à 15 francs. Il essaya donc de tirer parti de son mince héritage. Il possédait une maison où demeurait une famille pauvre depuis tantôt vingt années. Ces gens-là n’avaient jamais payé un sou de loyer. Le père du docteur les avait laissés sans les importuner, sachant qu’ils avaient des enfans à élever ; mais les enfans avaient grandi et pouvaient se suffire à eux-mêmes. Le docteur pensa donc qu’il était temps de régulariser la position de ses locataires. Il leur fit entendre qu’il les tenait quittes de tous les termes passés, à la condition qu’à l’avenir le loyer serait payé exactement. On fit la sourde oreille. Au bout d’un an, le docteur leur envoya une assignation. Le vieux père entra en fureur à cette nouvelle. « Il y a assez longtemps que j’habite la maison, disait-il, elle m’appartient ! » Cependant la procédure allait son train, lorsqu’un nouveau personnage entra en scène. Ce n’était ni plus ni moins que Decio, un bandit célèbre qui, à lui seul, avait mis à contribution des villages entiers. Le docteur reçut une lettre de ce misérable érigé en juge. Il le condamnait à payer les frais de la procédure et à laisser ses locataires en possession de la maison. Notre jeune médecin, tout frais émoulu des écoles de Montpellier, ne tint pas compte de cet étrange avertissement. Deuxième lettre de Decio, confirmant le premier jugement et sommant le docteur de payer au bandit 800 francs à titre de sanction pénale, faute de quoi il serait tué au coin du premier buisson. Notre homme envoya la lettre au procureur-général et se garda ; mais se garder, c’était renoncer à sa profession et à sa clientèle. Au bout de six mois, il était ruiné. Il prit la résolution de mourir bravement ou de sortir de ce mauvais pas. Il écrivit donc au bandit pour lui faire savoir qu’il se résignait à ses exigences et lui demanda un rendez-vous qui fut accepté, à la condition toutefois que le docteur y viendrait seul et sans armes. Celui-ci s’exécuta et partit sans armes apparentes, muni seulement de deux pistolets de poche. Au lieu fixé, il ne trouva pas Decio, mais un petit berger qui l’envoya à une demi-lieue de là. Le manège se répéta plusieurs fois. Il alla ainsi de berger en berger jusqu’à un lieu désert, dominé par un rocher escarpé. Decio était debout sur le rocher avec deux bandits armés jusqu’aux dents. C’est de là qu’il entama la conversation. Voici quelles étaient ses conditions : mise en liberté du locataire que le procureur-général avait fait arrêter ; donation de la maison en bonne et due forme, et pour lui, Decio, souscription d’un effet de commerce de 2,000 francs au nom d’un tiers. Le docteur marchanda ; la somme fut réduite à 1,200 francs. Decio avait tout ce qu’il fallait sur lui, — car c’était un lettré comme le curé dans Colomba, — écritoire, plume, papier timbré. Il descendit de sa forteresse.

— Si tu bouges, dit-il au médecin en montrant ses acolytes, voilà deux gaillards qui feront ton affaire.

— Vous voyez bien que je n’ai pas d’armes, dit le docteur. Decio était descendu, et tirait de sa poche son écritoire et sa plume, quand le docteur lui brûla la cervelle d’un coup de pistolet, s’empara de son fusil, et se jeta derrière un rocher au moment où deux balles sifflaient à ses oreilles. De là, avec une agilité merveilleuse, il descendit les pentes de la montagne, glissant dans le maquis comme une couleuvre, si bien qu’il échappa aux deux bandits. Ceux-ci ont dit plus tard que le docteur avait agi bravement, et que, comme Decio n’était pas leur parent, ils n’avaient plus rien à y voir.

Ce trait de courage a fait des amis au docteur ; mais Decio a laissé un fils de dix ans qui s’exerce déjà à tirer à la cible, et le pauvre docteur ne voit pas l’avenir en rose. Il nous racontait cette triste histoire d’un ton dolent, sous la cheminée de cette misérable auberge. Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que partout ce sont les mêmes histoires. Ce terrible refrain nous a poursuivis pendant tout notre voyage. L’institution du jury, déjà vicieuse en France, n’est guère faite pour extirper le mal au milieu de ce peuple sauvage. D’autre part, les faux témoignages, qui sont devenus une arme de guerre, entravent l’action de la justice, et sont eux-mêmes la cause de nouveaux malheurs. On n’a pas oublié ce terrible Santa-Lucia, qui, voyant son frère innocent envoyé aux galères, jura de punir les dix-huit faux témoins qui l’avaient fait condamner. Il a tenu parole : à ceux-ci il a logé une balle dans le cœur, à ceux-là il a crevé les yeux, à d’autres il a fait subir d’épouvantables mutilations. Un seul restait, le plus coupable de tous, l’instigateur du crime, qui vivait au fond de sa maison à Ajaccio. Celui-là fut tué sur le seuil de l’église, à midi, d’un coup de stylet ; Santa-Lucia, comme l’ange exterminateur, traversa la foule, courut à la mer, et remonta, aux yeux de toute la population, dans la barque qui l’avait amené. Il a passé depuis en Italie et s’est joint à la troupe de Garibaldi.

Et cependant qui ne l’aimerait, cette Corse où ne vit aucun animal malfaisant, ni le loup, ni le scorpion, ni la vipère, cette terre où les plantes des tropiques croissent auprès des ceps de la Bourgogne, où se pressent les forêts de hêtres gigantesques, de pins et de chênes-lièges, où croissent sans engrais tous les légumes et toutes les céréales ; cette île aux rivages coupés de golfes comme celui de Naples, de rades comme celle de Smyrne, aux vallées riches de sources minérales, aux montagnes qui gardent dans leurs flancs inexploités le granit orbiculaire et le porphyre globuleux, — deux pierres uniques au monde, — le vert antique et la siénite, le plomb et l’antimoine, la serpentine et le marbre ? Voilà ces montagnes, ces plaines, ces vallées, qui sont percées de belles routes : on défrichera les marais, on réparera les ports, on bâtira des églises ; mais l’homme, le changera-t-on ? Dans cette Corse désormais libre et française, combien faudra-t-il de siècles de libellé pour effacer l’empreinte de tant de désordres, pour détruire tant de cruels préjugés, tant de vices érigés en vertus, fruits amers de la servitude ?


IV

L’arrêté préfectoral qui fermait la chasse vint nous arracher le fusil des mains. Nous avions fait de notre mieux, et notre seul regret était de n’avoir pu faire une chasse aux moufflons. — Quoi ! disait mon intrépide camarade, il n’y a ici qu’une chasse originale, et nous ne l’avons pas faite ! Nous chasserons ailleurs le sanglier et la bécasse ; mais le moufflon ! un animal quasi fabuleux, le père de la grande race des moutons, à ce que dit Buttera. Pour un moufflon je donnerais tout le gibier que j’ai tué. — Mais avant le mois d’avril, nous disait-on, nous n’avions guère de chances de réussir. C’étaient six semaines à employer. Nous laissâmes à Puzzichello nos chiens et nos fusils, et pendant ces jours de loisir nous visitâmes le reste de l’île.

Ce qui nous a frappés surtout dans cette rapide excursion, c’est, avec la bienveillance des indigènes pour l’étranger qui voyage, la variété infinie des sites et des paysages. Il ne faut y chercher ni monumens, ni vestiges historiques. L’histoire de la Corse est pour ainsi dire isolée du mouvement européen. L’île est formée d’une longue chaîne de montagnes assez semblable à la carcasse d’un vaisseau renversé ; elle est bordée d’un cordon de plaines plus ou moins étroites, selon que la montagne s’avance en saillie vers la côte ou se replie sur elle-même. À ces élémens uniformes, on pourrait croire que la Corse est d’un aspect monotone, et cependant chaque province, chaque canton a sa physionomie propre. Ajaccio, ville neuve, à moitié française, à moitié corse, ne ressemble ni par sa structure ni par ses mœurs à Bastia, ville italienne qui porte jusque dans ses églises vêtues de marbre et dorées le reflet de la Toscane voisine. Corte, enfermé dans son cercle de montagnes, au pied du Monte-Rotondo, avec son château-fort, ses ponts élégans, ses deux rivières, son horizon borné, ne ressemble pas davantage à l’Ile-Rousse, petit port français bâti au bord de cette Provence corse qu’on appelle la Balagne. Bonifacio est génois, Carghèse est grec ; le Cap Corse tient des bords du Rhône, des vignobles de l’Hermitage et de la Côte-Rôtie ; le lac Nino, perdu dans les rochers sévères comme un lac alpestre, n’a point la physionomie des étangs d’Urbin et de Diane ; la grotte élégante de Brando, avec ses corridors découpés à jour, ses stalactites fantastiques, n’a guère de parenté avec les coupoles rocailleuses du Sdragunau (grotte du dragon) de Bonifacio : là c’est une forêt de hêtres ou de pins laricio, ici les champs d’olivier ou les vignobles, ailleurs les châtaigniers. Quant aux oasis cultivées, elles n’occupent pas le dixième du terrain ; elles sont pressées de tous côtés par les forêts envahissantes. Du reste, les vrais villages corses sont perdus dans les maquis. On peut voir ailleurs des Bastia, des Corte, des Ile-Rousse ; mais où trouver, sinon sur sa montagne, un village de Bocognano, au milieu de ses châtaigniers qui lui fournissent son pain, avec ses groupes de maisons brunes, ses traditions énergiques, ses sangliers domestiques qui fouillent le sol des rues ? Ailleurs, c’est l’Italie, c’est la Provence, le Dauphiné, la Suisse, l’Orient ; là, c’est la Corse avec ses manteaux en poil de chèvre, ses chapeaux pointus ou ses bonnets de laine brune, — la vieille commune du moyen âge avec ses partis irréconciliables, ses familles armées, ses chefs traditionnels. Le passé s’y est conservé, au milieu de l’air pur de ces montagnes, comme à Pompéi le monde romain sous les cendres du Vésuve. Seulement là bas c’est un monde mort, un monde de revenans et de squelettes ; ici, c’est un monde agité et bruyant, avec les couleurs de la santé et les palpitations de la vie.

Depuis vingt ans, bien des débouchés ont été ouverts ; sans compter les chemins du Cap Corse et de Saint-Florent, une belle route, qui relie Ajaccio à Bastia, coupe l’île en diagonale avec un embranchement de Corte sur Calvi et l’Ile-Rousse ; enfin la route de ceinture est achevée partout, hormis dans le tronçon qui relierait Ajaccio à Calvi en touchant à Carghèse. Nous avons parcouru toutes ces routes, gravi bien des montagnes, battu bien des sentiers en compagnie de Bourrasque, qui nous éclairait de sa vieille expérience, et de tout ceci nous avons conclu que le vrai pays de chasse de l’île s’étend des bords du Taravo aux bords du Tavignano, en suivant les bords de la mer ; il faut réserver toutefois une mention honorable pour le petit pays de Zilia, sur la côte occidentale. Mais revenons aux moufflons. De retour à Puzzichello au temps fixé, nous allâmes, au-dessus de la Conca, demander l’hospitalité à un bercer qui nous reçut pour deux nuits dans sa cabane.

On sait que le moufflon a l’encolure, le pied et le pelage d’un cerf, la taille d’un daim à peu près et les cornes d’un bélier ; ces cornes sont de la grosseur du bras au moins à la base, beaucoup plus longues que celles du bélier, plantées près des yeux, et se recourbent en cercle ; ses mœurs participent à la fois du chamois et du cerf. Comme le chamois, il vit au sommet des plus hautes montagnes ; mais il en descend souvent pour chercher les pâturages, et se cache dans les fourrés. C’est là que nous espérions le surprendre. Dans les plateaux où nous cherchions les moufflons, on les traque comme des sangliers. Notre première journée fut perdue : nous ne tuâmes qu’un renard. Le second jour, nous reconnûmes la trace de trois moufflons. On juge de notre joie. Malheureusement nous n’étions pas assez nombreux. Ils sortirent en bondissant du maquis, à quarante pas de mon compagnon, qui les salua de ses deux coups de fusil : c’est une carabine qu’il aurait fallu pour les abattre. Je les vis moi-même passer à travers les rochers avec une merveilleuse agilité et regagner leurs retraites inabordables. J’étais assez joyeux de les avoir vus courir ; mais le tireur était désespéré. — Je tuerai le moufflon du Jardin-des- Plantes ! s’écria-t-il dans un beau mouvement de rage.

Il fallait songer à quitter la Corse, Bourrasque allait pêcher les sangsues ; nos amis de Puzzichello étaient retournés à leur montagne. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous mîmes le pied à l’échelle du paquebot qui devait nous ramener à Marseille. En somme, nous avions passé notre hiver loin des bruits de Paris, loin des discussions politiques, et nous avions amassé des souvenirs qui ne sont pas sans charme. Maintenant que le temps et la distance en ont adouci les teintes un peu rudes, nous la revoyons souvent dans nos rêves, cette île sauvage, mais avec les yeux du poète corse : « O Cyrno ! vêtue de bruyères et couronnée de myrte, tu souris au milieu des flots comme une vierge farouche ! Les princes te font les yeux doux, mais tu veux garder ta liberté. »


CHARLES REYNAUD.