Un Homme de guerre allemand - Ludendorff/01

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Un Homme de guerre allemand - Ludendorff
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 766-783).
UN HOMME DE GUERRE ALLEMAND

LUDENDORFF

I
L’HOMME ET SA CARRIÈRE

Que pense l’État-Major français de l’homme qui fut son plus redoutable adversaire ? Il est du plus haut intérêt de connaître son point de vue, au moment où, comme nos lecteurs le savent déjà, les Mémoires du premier quartier-maître général viennent de paraître en Allemagne. Le général Buat était tout particulièrement qualifié pour traiter cette question avec l’autorité que lui confère la large part qu’il a prise à la conduite des opérations contre Ludendorff.


Erich Ludendorff est né à Kruszezewnia, en Posnanie, le 9 avril 1865. Son père, issu d’une famille de négociants poméraniens implantés sur la vieille terre polonaise, avait été officier de réserve de cavalerie pendant les deux guerres de 1866 contre l’Autriche et de 1870 contre la France. Cet homme s’était alors passionné pour les choses de l’armée et mis en tête de faire embrassera ses fils la carrière militaire.

Par sa mère, une Suédoise, Ludendorff descendait, dit-on, de Gustave Wasa, et, comme les influences ancestrales à mettre au compte de cette royale filiation ne suffisent pas à certains auteurs allemands pour expliquer les dons guerriers de leur héros, ils s’efforcent de faire remonter son ascendance beaucoup plus loin : à Charles Martel. Ludendorff ne fut point un enfant prodige, mais, dès son plus jeune âge, il fit preuve d’une force de volonté qui restera, dans la suite des ans, comme une de ses principales caractéristiques. On raconte, en effet, qu’à l’âge de cinq ans, il se défit, à force de ténacité, d’un défaut de prononciation dont son amour-propre, déjà développé, souffrait amèrement. Dès cette époque aussi, il est peu sociable, autoritaire, se bat fréquemment avec ses frères et sœurs, court les champs pour y trouver la solitude. Il apprend avec avidité, mais toutes ses préférences vont à l’histoire.

A douze ans (1877), il est admis à l’école de cadets de Plœn. Il s’y montre excellent élève et développe encore son goût inné pour les études historiques. Il termine ses classes à l’école supérieure de Lichterfeld et, à dix-sept ans (1882), il est pourvu de son brevet d’officier. De sous-lieutenant au 57e régiment d’infanterie à Wesel, il passe, comme lieutenant, au 2e bataillon de marine à Kiel-Willemshaven, puis au 8e grenadiers à Francfort-sur-1’Oder.

Toute son activité studieuse, il l’emploie, hors du service, à travailler l’histoire de la Prusse et de l’Allemagne, les campagnes des grands généraux allemands et la géographie. L’histoire demeure toujours sa distraction favorite. Il y puise l’orgueil de sa nationalité ; il s’enthousiasme à la lecture des hauts faits des dirigeants de son pays ; Bismarck, cet homme à la poigne de fer et sans scrupules, lui apparaît comme le prototype du Grand Allemand ; il l’admire avec une telle intensité qu’il lui fait ouvrir une ère nouvelle ; les hommes d’État de l’ère « post-bismarckienne » d’aujourd’hui ne sont que des pygmées auprès du Chancelier géant. La dynastie des Hohenzollern, qui fit l’Allemagne par la conquête, recueille aussi ses admirations ; elle n’a pas de sujet plus dévoué et de partisan plus ardent, mais, hélas ! elle aussi compte parmi ses membres des « post-bismarckiens ! » A lire tout ce qu’il a lu, il semble à Ludendorff que l’Allemagne unie ne puisse subsister que par les mêmes moyens qui ont servi à sa formation et que, pour jouer le rôle qui lui échoit dans le monde, elle doive suivre toujours la voie tracée et augmenter sans cesse sa force armée.

C’est comme lieutenant qu’il entre à l’Académie de guerre de Berlin. Sa réussite y est certaine puisqu’en même temps qu’il gagne le grade de capitaine (1893), il est admis dans le corps si restreint et si fermé de l’Etat-major.

Il y demeure, — à part une interruption de deux années qu’il passe à la tête d’une compagnie d’infanterie à Thorn, — jusqu’en 1914, et y exerce différents emplois. Après d’assez courts séjours à l’Etat-major de la 9e division d’infanterie à Glogau et à l’Etat-major du 5e corps d’armée à Posen, il rentre définitivement à Berlin, soit pour y professer la tactique à l’Académie de guerre, soit pour faire partie du grand Etat-major. Il y reçoit les leçons de von Schlieffen que tous les officiers de sa génération considèrent comme un des plus grands généraux que l’Allemagne ait jamais produits. Il y est promu chef de bataillon (1900), lieutenant-colonel (1907) et colonel (1911). Dans ce temple de la doctrine guerrière allemande, il se taille une place de plus en plus marquée, et se trouve bientôt placé à la tête de la plus importante de toutes les sections : celle des opérations.

A ce titre, il est chargé de la confection du plan de concentration de toutes les forces nationales contre les adversaires éventuels de l’Allemagne. Travailleur infatigable, ardent patriote, fervent admirateur des idées de von Schlieffen, respectueux, mais peu enthousiaste du second Moltke qui porte un trop grand nom, il apporte tous ses soins à ce déploiement de début de campagne qui, dit-il, peut et doit être préparé de longue date.

En ce qui concerne la concentration contre la France, son esprit n’est effleuré par aucun doute : le chemin de Paris passe par la Belgique. La Belgique est neutre ? Il n’importe, puisque c’est seulement en violant cette neutralité que l’Allemagne peut abattre ses ennemis et prendre la place, — la première, — qui lui revient dans le concert des nations.

Mais, pour envahir la Belgique, il faut pouvoir pousser le rassemblement initial jusqu’à la frontière de Hollande. Or, au début de 1912 encore, les forces mobilisables ne le permettent pas ; il faut donc les augmenter. Et Ludendorff établit un projet de loi portant augmentation considérable de l’armée et accroissement d’un milliard du budget de la guerre. Nous savons trop, par les conclusions que nous en dûmes tirer nous-mêmes, que, sur ces points, il obtint gain de cause, mais ce que nous savions moins et ce qu’il nous apprend, c’est qu’il avait en même temps réclamé la constitution, dès le temps de paix, de trois corps d’armée nouveaux, car il n’avait foi, pour des opérations initiales à caractère rapide, qu’en des commandements organisés par des troupes actives ou seulement renforcées par une faible quantité de réservistes récemment libérés du service actif.

Avec ces trois corps, il comptait sans doute étendre vers le Nord le mouvement débordant de la droite allemande, balayer toute la plaine de Belgique et des Flandres françaises jusqu’à la mer. Sur ce point, le gouvernement peut-être, le Reichstag à coup sûr, ne le suivirent pas. Il eut beau se débattre, se fâcher, faire campagne « pour son plus cher désir, » il n’obtint aucun succès et attribua même son renvoi du grand Etat-major et son affectation au commandement du 39e régiment d’infanterie à Dusseldorff (fin 1912) à la ténacité agressive qu’il avait mise à soutenir ses propositions.

Là, il établit, une discipline très ferme, surveille avec minutie l’instruction de sa troupe et s’efforce de développer l’ardeur guerrière de ses officiers en leur contant les fastueuses étapes de l’unification allemande, car il veut que l’armée soit à la fois la sauvegarde de la nation à l’extérieur et l’instrument de l’ordre à l’intérieur. Il s’agit de l’ordre impérial, bien entendu, car Ludendorff ne conçoit pas d’autre forme de gouvernement que celle instaurée par Bismarck en 1871, et c’est pourquoi il est si nécessaire à ses yeux que les officiers forment et continuent à former une caste jalousement gardée, dévouée corps et âme au souverain.


En avril 1914, nous le trouvons général-major et commandant de la 85e brigade d’infanterie à Strasbourg. Cet emploi, qui l’éloigne de la troupe et rend son action moins immédiate, lui sourit peu. Il s’en évade à toute occasion pour prendre part à de nombreux travaux d’état-major. En mai, il est déjà d’un voyage qui débute à Fribourg en-Brisgau et se termine à Cologne. En août, il doit participer à un exercice du même genre où l’on étudiera spécialement le ravitaillement des armées dans une hypothèse déterminée ; c’est ce que nous appelons un « voyage des services de l’arrière. »

A la déclaration de guerre, il rentre dans l’état-major et tout d’abord comme quartier-maitre à la 2e armée que commande von Bülow. A ce titre, il est chargé de suivre l’attaque brusquée de Liège dont la réussite doit ouvrir aux Allemands la porte de la Belgique.

Il s’agit de traverser les intervalles entre les forts détachés de la rive droite de la Meuse, en en brisant la défense qu’on soupçonne légère, tandis que la cavalerie, plus au Nord, s’emparera par surprise des ponts de Visé et se rabattra sur les derrières de la ville. Cette cavalerie montre peu de perçant ; Ludendorff s’y porte, l’actionne, jette dans la direction des ponts une compagnie cycliste, mais les ponts ont été détruits par les Belges. Force est donc de faire réussir l’attaque de Liège sans le secours indirect de la cavalerie.

Or, devant Liège, les affaires vont mal. Des trois colonnes qui devaient converger sur la ville après avoir dépassé les forts sans les attaquer, une seule avance. Ludendorff est à sa tête. Le commandant de la brigade est tué, Ludendorff le remplace au pied levé, de par sa propre décision, mais il est isolé à l’intérieur du périmètre des forts et sa troupe montre de l’hésitation. Lui, n’en a aucune ; il décide de pousser nuitamment sur les ponts, puis de prendre position au delà et il exécute ce plan. Ceci fait, croyant avoir vu le drapeau blanc flotter sur la citadelle, il s’y rend, seul, en automobile, s’aperçoit de son erreur, somme la garnison de se rendre et se fait ouvrir les portes, couronnant par ce fait d’armes « la mission qu’il s’était donnée à lui-même. » Sans lui, l’opération probablement manquait !


Dès le début de la guerre, la Prusse orientale a été envahie par les Russes. Vers la fin du mois d’août, il y a dans l’Est une situation « à sauver. » On y envoie Ludendorff en même temps qu’on tire de la retraite où il vit le général Hindenburg. Celui-ci aura celui-là comme chef d’état-major. Alors, au moment où, sur le front occidental, les armées opposées vont peu à peu se figer dans une guerre de positions, Ludendorff inaugure une guerre de mouvements, de manœuvres combinées dont, en deux ans, les principales conséquences seront un coup terrible porté à la puissance militaire de la Russie, l’écrasement successif de la Serbie et de la Roumanie, l’endiguement de la poussée des Alliés par Salonique.

Pour marquer les étapes de la carrière de Ludendorff, il importe de le suivre dans cette série d’opérations dont, à partir de son arrivée sur le front oriental, il assuma la direction.

A peine débarqué, il bat successivement les deux armées russes qui ont envahi ou menacent la Prusse orientale et, en deux coups, délivre cette province. C’est la victoire de Tannenberg (24-29 août 1914), suivie de la première bataille de Mazurie (8-10 septembre).

De pareils succès excitent quelque peu contre lui l’envie des stratèges du front Ouest dont toutes les combinaisons ont échoué jusqu’ici. On le lui montre bien en l’envoyant tout à coup occuper le poste de chef d’état-major d’une armée en formation en Silésie, à proximité des Autrichiens battus, et dont elle doit servir à relever le moral. Mais cette armée passe précisément aux ordres d’Hindenburg et les choses s’arrangent d’elles-mêmes.

A la campagne de Prusse succède presque sans interruption celle de Pologne. Elle se subdivise en deux phases : l’une, en Pologne du Sud, dont le plan a été imposé par la Direction suprême et qui aboutit à un échec, puis à une retraite jusqu’aux points de départ ; l’autre, en Pologne du Nord, exécutée selon les vues de Ludendorff, et qui, après bien des heurts, est finalement couronnée par un succès tactique (28 septembre-20 novembre 1914). Ludendorff est fait général de division.

Placé sur le front oriental, il est persuadé, — comme cela est humain ! — que le Russe est l’ennemi principal et que sa défaite complète précédera de peu la fin de la guerre. Il ne reste donc pas inactif avec les renforts qu’il demande et obtient de la Direction suprême. En février et mars 1915, il exécute par son aile gauche (Prusse orientale), en remontant le bas Niémen, une attaque dont le but est de déborder entièrement la droite russe et de faire ainsi tomber tout le front de combat du grand-duc Nicolas. Dans une deuxième bataille de Mazurie, il remporte encore de grands succès tactiques, mais sans réussir à réaliser son plan grandiose.

En revanche, sa popularité croissante ajoute un poids singulier à ses propositions La Direction suprême, se rangeant maintenant à son opinion, se transporte dans l’Est avec l’intention de réaliser sur la Russie une victoire intégrale qui mettra définitivement cette Puissance hors de cause et permettra de reporter vers le front français toutes les forces des Empires Centraux. Pour appliquer dans l’Est le maximum de grandes unités, elle raréfie jusqu’aux limites de la prudence le front de France et constitue avec les hommes des dépôts le plus grand nombre possible de nouvelles divisions.

Seulement, elle entend que l’épithète « suprême » qui la désigne ne soit pas un vain mot. Elle veut bien battre la Russie, mais avec son propre plan et non avec celui de Ludendorff. Bien plus, l’homme de Tannenberg, s’il reste aux côtés d’Hindenburg, sera trop près d’elle pour que sa forte voix ne s’y puisse faire entendre. On le désigne donc pour le poste de chef d’état-major d’une malheureuse petite armée (moins de deux corps d’armée) qu’on envoie dans les Carpathes afin d’y soutenir les Autrichiens défaillants. Mais Hindenburg est maintenant trop lié avec son associé pour accepter sans protestation cette désignation voisine de la disgrâce ; il adresse une réclamation à l’Empereur qui lui rend son chef d’état-major.

La Direction suprême a donc décidé de combiner, avec une attaque autrichienne en Galicie, une attaque allemande en Pologne. C’est cette dernière que Ludendorff réprouve parce qu’il pense qu’elle ne donnera jamais que de médiocres résultats. Et, en effet, les Allemands remportent de grandes victoires tactiques ; ils repoussent les armées russes loin de leurs positions initiales, mais ils sont, une fois de plus, incapables d’en déterminer l’effondrement par une attaque débordante elle que la préconisait Ludendorff.

Lorsque la Direction suprême se résout à venir à résipiscence, il est trop tard. A la suite de la « Campagne de Russie de 1915, » les Allemands ont gagné la Pologne, la Lithuanie, la Courlande, une partie de la Livonie ; ils n’ont pas abattu l’armée russe.


Alors commence une période défensive de plusieurs mois au cours de laquelle l’acharnement des attaques russes, la dualité de commandement entre Autrichiens et Allemands avec toutes les faiblesses qu’elle implique, les défaillances des premiers et la nécessité pour les seconds d’accourir partout à la rescousse, de. « farcir » pour ainsi dire les armées austro hongroises afin de leur rendre quelque consistance, aboutit à une situation qui semble bien près d’être désespérée. Si, faisant flèche de tout bois, Ludendorff arrive à pourvoir à tout, c’est tant bien que mal, non sans peine, non sans tiraillements avec ses alliés, non sans froissements avec la Direction suprême, qui vient de payer terriblement cher son attaque malheureuse sur Verdun et s’affole aux premiers résultats de l’offensive anglo-française sur la Somme. Or, mettant le comble au désarroi, survient, à la fin d’août, la déclaration de guerre de la Roumanie.

En cette extrémité, il faut à l’Allemagne un sauveur. Ludendorff est choisi. Naturellement, Hindenburg, en apparence, conserve le rôle principal et c’est à lui que revient le titre de Chef d’Etat-major Général. A Ludendorff on propose celui de « 2e Chef d’Etat-major Général, » mais il refuse, estimant, à juste raison, qu’une organisation ne doit avoir qu’un directeur... au moins officiel, car, avec la qualification de Premier Quartier-Maitre général, il se fait attribuer de tels pouvoirs qu’il marche de pair avec Hindenburg. Dans le même temps, il est promu général de l’infanterie, dignité intermédiaire entre celle de maréchal et le grade de général de division.


Une de ses premières préoccupations est de réaliser l’unité de commandement sur le front oriental. Il obtient, en théorie tout au moins, de pouvoir donner des ordres aux armées autrichienne, bulgare et turque, et cela est d’autant plus nécessaire qu’il lui va falloir organiser contre la Roumanie à la fois un groupe d’armées mi-partie allemand et austro-hongrois et une armée bigarrée d’Allemands, de Bulgares et de Turcs.

S’il savait en détail les événements qui se déroulent à ce moment sur le front français, peut-être hésiterait-il à ordonner les mesures qui précèdent, mais la Direction suprême est encore à cette époque sur le front oriental, loin des scènes terribles de la bataille de la Somme. Il procède donc à la formation de deux armées, dont une autrichienne, le tout sous le commandement de l’archiduc Charles, destinées à limiter l’avance des Roumains en Hongrie et, il l’espère bien, à les rejeter plus tard sur leur pays. Pour peu qu’il ait quelque bonheur, en effet, les quelques troupes bariolées d’Allemands, de Bulgares et de Turcs qu’il va jeter, sous le nom d’armée du Danube, dans le dos de son adversaire, par la Dobrutscha, lui donneront peut-être un succès complet.


Cette affaire réglée, ayant osé affaiblir, en remplaçant une partie des vieilles unités par des divisions de création récente, le front français tout près de céder, il se met en route vers les lignes occidentales qu’il ne connaît pas encore. Il rapporte de ce voyage, en même temps que la notion des modifications à apporter aux méthodes défensives en usage, des vues plus nettes sur la situation générale. Le tableau qui a été fait de la bataille de la Somme n’a pas laissé de l’impressionner et de lui montrer un avenir assez sombre. Aussi, dès son retour, présente t-il au Chancelier d’Empire une liste imposante des efforts à faire par l’Allemagne, dans tous les domaines — matériel et moral, — pour gagner la guerre. Ce sera l’occasion de ses premiers différends avec le Gouvernement.

Son domaine, resté jusqu’ici à peu près exclusivement militaire, s’élargit considérablement ; il s’étend peu à peu à toutes les questions de politique extérieure, de politique intérieure et à l’administration. Ludendorff discute les conditions de la paix à offrir aux Alliés, — car on parle déjà de paix en 1916 ; — il prend part aux conférences qui aboutissent à la déclaration officielle de la guerre sous-marine à outrance ; il suggère un projet de loi sur le service militaire obligatoire pour tous les hommes de 15 à 60 ans et même pour les femmes ; il intervient dans toutes les questions de ravitaillement, de transport, de répartition des matières premières, de presse, de propagande, de répression des troubles révolutionnaires. Sa trace est partout, et à peu près nulle part elle ne se confond, quand elle ne la traverse pas, avec celle du Gouvernement. Si sa popularité est grande, ce n’est ni dans les milieux gouvernementaux, ni dans les partis parlementaires qui donnent leur appui au Gouvernement.


Avec la fin de l’année 1916 qui voit l’écrasement de la Roumanie, Ludendorff essaie de parler en maître dans le règlement de l’administration de la Valachie conquise, et il y parvient, mais en mécontentant Bulgares et Autrichiens.

En même temps, se pose pour lui le problème de la campagne de 1917. De l’exposé de la situation générale, il conclut que l’Allemagne ne peut rien faire de mieux que de rester sur la défensive en attendant que la guerre sous-marine sans restriction donne les résultats que le grand amiral annonce. Il ne craint même pas, en approuvant cette tactique, de provoquer l’entrée en guerre des États-Unis, puisque les troupes américaines ne peuvent rien faire de sérieux avant un an et que, dans un an, les sous-marins, ayant fait leur œuvre, l’Angleterre et par conséquent la France se rendront à merci. En revanche, pour avoir la certitude que les armées allemandes du front Ouest dureront le même temps en face d’ennemis qui, sans aucun doute, s’efforceront de les battre, il prend toutes ses précautions pour éduquer les troupes dans les méthodes défensives, perfectionner toujours davantage les procédés en ce genre de combat, et édifier de puissantes positions de repli où, à l’occasion, ses armées trop fortement pressées défieront tous les assauts. C’est à partir de ce moment qu’on voir surgir du sol les fameuses positions aux noms tirés du cycle des Niebelungen et dont l’ensemble constitua les lignes Hindenburg.

Au commencement de 1917, la Direction suprême n’ayant plus rien à faire dans l’Est, — les grandes attaques à repousser devant se produire en France, — Ludendorff fait transporter le Grand Quartier général à Kreuznach.

L’année sera dure ; il va falloir gagner une grande bataille défensive ; il serait sûrement plus prudent et plus économique de n’avoir à gagner que du temps. On ramènera donc le front qui court actuellement d’Arras à Noyon sur la ligne Hindenburg (Arras-la-Fère), qui est prête. Aveu de faiblesse sans doute, mais certitude de quelques mois de tranquillité dans cette région et possibilité d’y prélever un certain nombre de divisions qui pourront être dirigées sur les points menacés. Il y a compensation. Le repli s’exécute en février et mars 1917, après exécution d’un plan de destruction systématique du pays abandonné.

En avril, les attaques anglaises de la région d’Arras déconcertent quelque peu Ludendorff, — les moyens matériels dont l’ennemi fait usage sont encore plus puissants, et par suite plus meurtriers, qu’à la bataille de la Somme, — mais il en prend bientôt son parti, car il réussit à aveugler la brèche.

L’offensive française sur l’Aisne, le 16 avril, ne le surprend pas. Depuis février, il a saisi un document qui la lui a définie avec une suffisante précision pour qu’il ait eu tout le temps de se préparer à la recevoir. Et, en effet, cette attaque s’arrête dès les premiers jours pour expirer le mois suivant.

Ainsi se passent pour lui non sans épreuves, mais finalement sans désastre, les mois d’avril et de mai.

En Russie, la situation s’est considérablement modifiée depuis l’année passée, du fait de la révolution. Une active propagande est exercée dans l’armée et dans le peuple russes. Au nombre de prisonniers que rapportent de simples combats locaux, à l’extension que prennent les colloques entre soldats au bord des réseaux de fils de fer, il devient évident que cette propagande porte ses fruits. Au reste, les Russes n’ont pas attaqué en même temps que leurs alliés et c’est déjà un immense résultat. Ils s’y décident en juillet, mais il est trop tard. Si les Autrichiens ne s’abandonnaient de plus en plus et ne perdaient décidément toute combativité, cette attaque ne donnerait à Ludendorff aucun souci, car il a pris ses dispositions pour l’arrêter d’abord et prendre ensuite l’initiative des opérations. En août, malgré la faiblesse des Autrichiens, malgré l’appui donné aux Russes par les Roumains, la contre-offensive de Ludendorff reconduit l’ennemi jusque sur le Pruth. Le rôle de l’armée russe est désormais bien fini. Encore un dernier choc, et cette armée sera par terre, incapable de se relever. Ludendorff compte le donner bientôt dans la région de Riga ; après quoi un pareil effort en Moldavie condamnera les Roumains au même sort.

Si la deuxième partie de l’année 1917 qui voit les terribles attaques des Anglais dans les Flandres, la surprise inquiétante de Cambrai, les violents coups de boutoir français de Verdun et de la Malmaison, vaut à Ludendorff bien des heures d’angoisse ; si la conquête de la Palestine par les Anglais le peine, il triomphe cependant de l’abattement à peu près définitif de la Russie et de la grande victoire remportée, grâce aux Allemands, en Italie. C’est sur l’Italie, en effet, qu’après l’exécution des Russes à Riga, il a dû diriger les forces primitivement destinées à la Moldavie, sous peine d’assister, au premier choc, à l’écroulement de l’armée autrichienne. Mais, ayant consenti le sacrifice, au moins en avait-il voulu tirer le plus grand bénéfice, en attaquant. Il avait ramené les armées italiennes de l’Isonzo sur le Piave.


La Russie tombée en déliquescence révolutionnaire est vouée à une soumission prochaine, que Ludendorff hâte par des interventions où une fois de plus son action n’est pas toujours conforme aux vœux du Gouvernement. En tout cas, la Russie n’étant plus un obstacle, le moment va donc venir, — et il faut qu’il soit proche à cause de l’Amérique, — où la presque totalité des forces allemandes pourra être appliquée sur le front français. Que la guerre sous-marine, qui d’ailleurs marche à souhait, réalise ou non ses promesses, il n’importe ; elle ne sera désormais qu’un adjuvant. Ce n’est plus sur elle, mais sur lui seul que Ludendorff compte désormais. C’est par les armes, avec ses armées, qu’il terminera la guerre ainsi qu’il l’a toujours rêvé.

Les temps sont proches, mais, si proches qu’ils soient, le peuple allemand aura-t-il le courage d’attendre qu’ils soient révolus ? Ludendorff est soucieux quand il se pose cette angoissante question. L’idée de paix a fait en Allemagne d’inquiétants progrès ; un Reichstag sans autorité n’a-t-il pas eu l’audace de voter une motion pacifique ? un gouvernement sans volonté n’a- t-il pas suivi lâchement le Parlement ? A Berlin, on court d’abdication en abdication, tant la peur est grande d’une révolution analogue à celle de la Russie. Tous les actes du Gouvernement le prouvent : il a fait adopter en Prusse le suffrage universel ; il laisse des délégués sans mandat pérorer sur la paix à Stockholm ; il n’a pas eu la force de réprimer comme elles le méritaient les grèves qui se sont produites dans les équipages de la marine ; il suit l’impulsion mauvaise des partis extrêmes au lieu de la réfréner. Hindenburg et Ludendorff se mêlent à ces luîtes politiques ; ils refusent leur appui au Chancelier Bethmann-Hollweg, aspirent à son départ, font pression sur l’Empereur qui le garde en offrant leur démission ; proposent même un successeur de leur choix, — le prince de Bülow, — et arrivent finalement à renverser leur adversaire, mais sans pouvoir imposer leur candidat. C’est Michaëlis qui prend le pouvoir.

Cette intrusion dans le domaine politique vaut à Ludendorff la haine des politiciens. Or, les politiciens trompent le peuple qui les croit ! Le peuple aura-t-il la ténacité d’attendre ? Décidément le temps presse.

Aussi Ludendorff prépare-t-il avec ardeur la grande offensive de 1918 sur le front français. Pendant tout l’hiver, divisions sur divisions sont acheminées de Russie, de Roumanie et d’Italie vers la France [1]. Avant comme après leur transport, elles ne perdent point leur temps et s’exercent au genre d’attaque qu’elles vont avoir à livrer avec le même entrain qu’elles mettaient, un an auparavant, à étudier les procédés défensifs.

Pour être plus près des champs de bataille, le Grand Quartier général se transporte a Spa, tandis que Ludendorff, avec quelques officiers de son bureau des opérations, s’installe à Avesnes, en poste de commandement, Hindenburg est avec lui.

Le 13 février, il annonce à l’Empereur que l’armée sera bientôt rassemblée et prête à entamer « la plus grande tâche de son histoire. »

Le 21 mars 1918, l’assaut est donné par près de 80 divisions entre Arras et La Fère. Dans un élan de quelques jours, les Allemands parviennent jusqu’à Albert, Moreuil et Montdidier, puis, un peu plus tard, jusqu’à Noyon. Mais, le 4 avril, il faut mettre un frein au mouvement, sous peine de le voir s’arrêter de lui-même. On recommence en Flandre. Là encore, du 3 au 25 avril, on avance d’abord à grande allure, puis plus lentement ; enfin, l’on piétine sur place, et il faut renoncer. Partout, de l’Oise à la Mer du Nord, Anglais et Français réunis sont parvenus à endiguer le flot.

Ludendorff ne désespère pas ; il fera une nouvelle tentative, mais elle ne peut pas être prête avant la fin de mai. Elle s’effectuera sur l’Aisne, tandis que l’Autriche, quelques jours plus tard, se lancera à l’assaut du front italien du Piave. Tout est à l’espoir. Ludendorff s’est assuré la possession de la Courlande, de la Livonie, de la Lithuanie, de la Pologne ; il domine l’Ukraine, négocie avec les Cosaques du Don ; il est installé dans le Caucase ; la Roumanie est asservie. Un seul point noir : la Palestine ; mais qu’est-ce auprès de telles acquisitions et des perspectives heureuses qui s’ouvrent devant l’armée allemande en France ? C’est lui qui dirige opérations et négociations, presse sur le gouvernement pour faire adopter ses vues sur toute question ; il est partout.

Mars et avril 1918 ont procuré à Ludendorff des succès tactiques sans précédents ; cette fois, il croit tenir la décision que la première attaque ne lui a pas donnée. Il refait ses moyens, profite du répit pour apprendre à ses troupes les enseignements mis en valeur par la première expérience, et prépare une offensive sur l’Aisne, brutale comme les précédentes, secrète comme elles, sur un front où le succès est certain, puisqu’il le sait insuffisamment défendu.

Son attaque débute le 27 mai. Elle le conduit dans un vaste saillant qui, des abords de Soissons, va sur Château-Thierry, remonte la Marne jusqu’en face de Dormans et se dirige vers le nord de Reims. Encore une fois, elle a réussi au delà de toute espérance, mais la décision n’est pas venue. Ludendorff a failli à ses promesses. Grand est le désappointement dans toute l’Allemagne.

Alors, malgré les signes avant-coureurs d’une profonde désespérance du peuple allemand, malgré les indices certains d’un abaissement significatif du moral des armées, malgré la diminution constante d’effectifs dont il ne sait plus comment combler les vides, Ludendorff s’obstine à tenter une troisième fois, dans le même style, une nouvelle et colossale attaque.

Elle commence, le 15 juillet au soir, sur un front considérable, englobant largement le saillant de Reims, à l’Ouest depuis Château-Thierry, à l’Est depuis les collines de la rive gauche de l’Aisne au sud de Vouziers. Dès le premier jour, elle s’effondre en Champagne devant nos deuxièmes positions. A l’Ouest et au Sud-Ouest de Reims, elle tombe sur une défense dont les organisations sont à peine ébauchées et fait quelques progrès, mais s’y heurte à une telle résistance que son élan est aussitôt brisé ; sur la Marne, elle franchit la rivière, conquiert quelques kilomètres de la rive Sud et, contre-attaquée, s’arrête épuisée. A peine en action depuis deux jours, elle est déjà par- tout ligotée. C’est alors que, soudain, sur son flanc droit, dans la région de Villers-Cotterets, surgit une contre-attaque française.


En un jour, le 18 juillet 1918, tout est compromis. Les masses de troupes aventurées sur la Marne et au delà sont obligées, leurs communications étant menacées, de se replier sous la pression de l’ennemi jusqu’à la ligne Aisne-Vesle. Les pertes sont considérables.

Le coup est dur, mais Ludendorff croit pouvoir le parer encore, car, prêtant à ses adversaires ses procédés, il pense qu’ils vont, comme lui, bientôt s’arrêter. Il aura le temps de remettre de l’ordre dans ses unités mélangées ; il enverra au repos les divisions qui ont le plus souffert ; il en dissoudra un certain nombre pour renforcer les autres ; il préparera une quatrième grande offensive. Ludendorff est aveugle ; il ne voit pas que son dernier échec a porté un coup fatal au moral de ses armées, qui croyaient, le 15 juillet, partir à la conquête de la paix ; il ne veut pas le voir ; pour lui, c’est l’intérieur, dont l’esprit est mauvais, qui démoralise les troupes !

Au surplus, l’armée des Alliés ne s’arrête pas, bien au contraire ; elle ne s’arrêtera même plus. Le 8 août, Anglais et Français attaquent l’immense saillant d’Albert-Amiens-Montdidier et le conquièrent en quelques jours. Cette fois, le coup est si fort que Ludendorff en est désarçonné. Il était en Flandre à surveiller les préparatifs de sa quatrième attaque quand la nouvelle lui en parvint. Il rentre aussitôt à Avesnes et pousse ses investigations dans le détail, afin de connaître les raisons d’une défaite contre laquelle il croyait bien s’être prémuni. Il apprend, à côté d’actes héroïques, des défaillances de troupes qui auraient dû lui en dire long sur l’effet moral produit par l’insuccès du 15 juillet. Ses yeux s’ouvrent à demi ; il sent le sol ferme fuir sous lui et offre sa démission. L’Empereur refuse en lui confirmant une confiance qui n’a d’ailleurs jamais été entière.

En tout cas, il ne s’agit plus maintenant d’attaquer : trop heureux, au cas où l’ennemi persisterait dans ses offensives, si, avec les unités destinées à l’attaque, on arrive à résister simplement et à reconstituer quelques-unes des divisions les plus maltraitées.

Mais voici que, dans la deuxième quinzaine d’août, les Anglais étendent leurs assauts depuis Albert jusqu’à la Scarpe en passant par la Somme, et que les Allemands sont rejetés sur les positions d’où ils étaient partis le 21 mars. Encore une fois, leurs pertes sont très sensibles. Donc tous les efforts, tous les sacrifices en hommes et en matériel si prodigalement consentis pendant cinq mois ont été dépensés pour rien ; toutes les espérances sont mortes et l’armée allemande s’en rend compte. Militairement, la guerre ne peut plus être gagnée, si elle n’est perdue. La parole doit passer à la diplomatie. A tout prix, dit le gouvernement qui voit clair ; au moindre prix, mais jamais à un prix inacceptable, dit Ludendorff, dont les yeux ne s’ouvriront jamais entièrement, il faut faire la paix. Il faut d’autant plus faire la paix que l’Autriche, plus frappée encore que les Allemands par les défaites allemandes, se déclare au bout de ses forces, incapable d’entreprendre une nouvelle campagne d’hiver ; elle parle même de paix sans conditions et de faire une démarche isolée auprès de l’Entente. La Bulgarie, toujours plus exigeante en subsides et en livraison, de marchandises, excipe de l’épuisement de son armée pour ne plus rien faire et former un ministère favorable à l’Entente. La Turquie enfin, engagée au Caucase dans une guerre de massacres et de pillages, y contrarie sans cesse les projets allemands et répond avec le flegme et l’inertie bien connus des Orientaux à toutes les objurgations qui lui sont adressées.

Septembre voit se renouveler toutes les attaques, depuis la Scarpe jusqu’à la Vesle. Le 12, les Américains réduisent, en une seule et brillante opération, tout le grand saillant de Saint-Mihiel.

Le 15 septembre survient l’offensive alliée en Macédoine, suivie presque aussitôt de la débâcle bulgare. Ludendorff ne trouve pas de termes assez forts pour stigmatiser la conduite de deux divisions bulgares et de ceux des chefs de cette armée qui « ne sont pas assez vite à leur gré arrivés à se jeter dans les bras de l’Entente. » La Turquie est maintenant menacée, la neutralité de la Roumanie compromise. Ludendorff perd pied ; il renouvelle au gouvernement sa demande d’armistice immédiat et propose de la faire passer par l’intermédiaire du président des États-Unis. Il essaie cependant de parer à tant de désastres effectifs ou trop faciles à prévoir en dirigeant sur Sofia et Nisch les quelques divisions dont il peut encore disposer dans l’Est ; il dérive même sur ces points des troupes en cours de transport vers la France, car il lui faut arrêter l’ennemi su moins sur le Danube ; sinon, la Hongrie, à son tour, pourrait être envahie, et ce serait la fin de l’Autriche.

Le comble au désarroi est mis par l’extension subite de la bataille de France, d’une part à travers la Champagne jusqu’à la Meuse, et, d’autre part, de la Scarpe à la Mer du Nord. Le 26 septembre, en effet, les Américains attaquent entre la Meuse et l’Argonne, les Français en Champagne ; le 27, les Anglais marchent à nouveau sur le front entre le Catelet et Cambrai ; les 28 et 29, de concert avec les Français, sur le front le Catelet-Saint-Quentin ; le 28, un groupe d’armées anglo-Franco-belge débouche entre la Lys et Dixmude. A peu près partout, les Allemands cèdent le terrain. Cela décide Ludendorff à accéder à l’idée de l’évacuation des territoires français et belges occupés par les armées allemandes, si telle est l’exigence du président Wilson.

Le mois d’octobre est inauguré par la formation d’un gouvernement simili-démocratique, présidé par le prince Max de Bade, lequel a été choisi par le Reichstag avec l’approbation de l’Empereur. La couronne elle-même s’abandonne !

Le 12 octobre, les armées allemandes sont rejetées sur la position de repli : Consenvoye, Grandpré, Aisne, Serre, Valenciennes, Tournai, Lys, Ecloo ; les Allemands ont évacué leurs bases maritimes de Zeebrugge et d’Ostende. La Lys est même déjà franchie en plusieurs points par l’ennemi et l’aile droite de la défense par conséquent tournée. Or, sur tout le reste du front de bataille, les Alliés ne laissent pas aux défenseurs un instant de répit. Prolonger la résistance pourrait amener un désastre ; encore une fois, il faut se replier, prendre un front plus court, car les réserves baissent à vue d’œil et aucun renfort sérieux ne vient plus de l’intérieur. Vers la fin du mois, le recul est entamé vers la ligne : Anvers-Charleroi-Namur-Meuse. Le point de jonction de toutes les lignes de défense situées sur la rive droite de cette rivière, en aval de Verdun, a même été entamé dès le 8 octobre par une attaque anglo-américaine. La situation est réellement désespérée.

Pendant ce mois, Ludendorff n’est pas seulement aux prises avec l’ennemi, mais encore avec un Gouvernement qui, effrayé des. responsabilités à encourir, exige de l’autorité militaire, avant de capituler, des précisions sur les chances de résistance que l’Allemagne possède encore. Dans ces conseils ministériels, où Ludendorff apparaît à certains moments plutôt comme un coupable que comme un conseiller, il se contredit souvent parce qu’il ne veut abandonner rien de certaines de ses prétentions. C’est ainsi qu’il s’élève avec véhémence contre la dureté des conditions du président Wilson, quoiqu’il veuille capituler ; il cédera, mais le moins possible. Si l’ennemi est trop exigeant, que l’Allemagne, sûre de périr, périsse au moins les armes à la main ; elle ne doit déposer l’épée qu’à l’heure où elle lui sera arrachée. Il veut que le Gouvernement déchaîne les passions nationales et proclame la levée en masse, mais il n’attend lui-même aucun grand résultat de cette mesure désespérée.

Devant une telle incompréhension de la situation militaire vraie ainsi que de l’état d’esprit du peuple allemand, le Gouvernement n’a plus qu’une ressource : écarter ce contradicteur gênant et dangereux. Il exige son renvoi. Et, le 26 octobre, l’Empereur et Hindenburg se séparent, sans manifester beau- coup de regrets, de leur premier Quartier-Mail re général.


Erich Ludendorff a aujourd’hui cinquante-quatre ans. Il est de stature moyenne, taillé à la serpe et bâti en force, trapu avec tendance à l’obésité. Vu de face, son visage est rectangulaire ; c’est à peine si le crâne et le menton sont incurvés. Le front est vaste et proéminent, les tempes bien dégagées. Front et tempes tiennent à eux seuls près de la moitié de la tête. Le nez, droit, est implanté sur une large base qui dit déjà la volonté ; il est encadré par deux yeux bleus, grands et profonds, qu’illumine une vive lueur d’intelligence. La bouche, surmontée d’une fine moustache blonde soigneusement divisée en son milieu, serait belle si la lèvre inférieure ne venait déparer un ensemble puissant et songeur. Le double menton carré, les bajoues développées à l’excès, indiquent une inflexible ténacité, génératrice souvent de défauts essentiels autant que de nobles qualités. On sent qu’une volonté implacable est mise, chez cet homme, au service d’une vive intelligence, mais aussi d’une rudesse, sinon d’une brutalité qu’aucune considération n’arrête, d’une décision que rien n’effraie lorsqu’il s’agit d’atteindre le but poursuivi, enfin d’un orgueil immense qui doit infailliblement faire perdre à son possesseur la notion exacte des rapports nécessaires entre la fin et les moyens.

Nous verrons par la suite, en ne retenant que les aveux de Ludendorff lui-même, que c’est bien ainsi qu’il le faut juger et nous arriverons, — croyons-nous, — à pouvoir formuler en une seule idée maîtresse la psychologie de cet homme de guerre.


Général BUAT.

  1. Le 21 mars 1918, 192 divisions sont sur le front français. Il s’en trouvait 1(??), au 1er décembre 1917. En outre, tous les hommes jeunes des unités maintenues en Russie ont été ramenés et incorporés dans les divisions de France.