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Un Homme de guerre allemand - Ludendorff/02

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Un Homme de guerre allemand - Ludendorff
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 134-157).
UN HOMME DE GUERRE ALLEMAND [1]

LUDENDORFF

II [2]
LE GÉNÉRAL, SON CARACTÈRE, SA DOCTRINE

Dès le premier contact, Ludendorff apparaît comme un homme dont l’assurance orgueilleuse stupéfie. Ses Mémoires, où le moi domine d’insolente manière, sont un monument élevé à la fois à sa défense et à sa propre grandeur. C’est à peine si, en quelques endroits et en quelques mots, il prend soin de rappeler l’existence d’Hindenburg. Il voit cependant ce maréchal chaque matin, mais il ne lui expose, en termes brefs, que des plans déjà faits, que des décisions déjà prises, et cela suffit toujours. Il ne consacre que çà et là quelques lignes à l’Empereur qui ne l’a pas, d’ailleurs, en spéciale estime.

Ces précautions oratoires prises à peu de frais, il se montre seul sur la scène et il y déploie son personnage avec une véritable aisance de professionnel, bien qu’il prétende n’avoir ni le goût, ni l’habitude de se donner en spectacle. Il a tout conçu, tout préparé, tout dirigé. Il a maintes fois sauvé la patrie et, si elle a été finalement perdue, c’est que ses conseils n’ont pas été suivis. S’il a des aides, ce ne sont que des aides, et il le fait trop sentir, même quand il rend justice à leur travail et à leurs mérites. Il parle sans cesse de l’effroyable responsabilité qui pèse sur lui vis-à-vis de l’armée et du pays ! Qu’un chef d’état-major, obligé par fonctions à confier à son général toute sa pensée et quelquefois même à soutenir auprès de lui ses points de vue lorsqu’ils sont contestés, assume une responsabilité redoutable vis-à-vis de sa conscience, la chose n’est pas douteuse ; mais que, dans le domaine de la décision, il se substitue à son chef au point de l’annihiler et que cette insupportable prétention ne soulève aucun étonnement, c’est ce qu’on ne peut voir sans doute que dans l’armée allemande.

Et ce ne sont pas seulement ses contemporains que Ludendorff piétine avec une parfaite inconscience, c’est encore la postérité qu’il veut violenter en ses jugements. Ecoutez-le parler de ses manœuvres ! « Tannenberg est une des plus brillantes actions de l’histoire du monde ; la retraite après la première expédition de Pologne restera, dans la suite des temps, comme un exemple de conciliation des nécessités militaires avec les règles de l’humanité ; on trouvera, dans l’histoire militaire, peu d’exemples comparables à l’exploit de la deuxième campagne de Pologne ; les opérations en Russie de 1914-15-16 sont des événements d’une prodigieuse grandeur ; lorsqu’il quitte le front oriental, en août 1916, il laisse derrière lui deux années de labeur incessant et de succès inouïs ; à peine arrivé, en compagnie d’Hindenburg, à la Direction de la guerre, il fait faire à l’armée un formidable pas en avant. » Les louanges qu’il distribue à l’occasion de la campagne de Roumanie, ne sont pas moins hyperboliques et il n’a garde de s’oublier lui-même ; il affirme que, dans les pays voisins de la Baltique, sa pensée anima tous les rouages de l’administration. En entamant, en 1918, ses offensives sur le front français, il assure que le monde va connaître les plus grands événements de son histoire. Sa pensée est partout souverainement créatrice ; son activité est sans seconde, son travail quotidien surhumain. Jamais homme n’a connu d’angoisses comparables aux siennes, de triomphes supérieurs aux siens, de chute plus imméritée que la sienne. A de rares exceptions près, ses fonctions ont été plus lourdes que toutes celles que jamais personne ait assumées.

S’il est orgueilleux pour lui-même, Ludendorff l’est plus encore pour son pays. Son patriotisme, — d’ailleurs respectable en soi, — est poussé jusqu’à un degré d’aveuglement qui le perdra. Et, quand il parle de l’Allemagne, il n’envisage pas seulement l’Empire de formation récente que nous connaissons, mais toutes les terres qui furent jadis visitées par des Allemands. C’est « un coin de terre de la patrie » qu’il reconnaît, à Mittau, lorsqu’en mai 1916, il accompagne Guillaume II dans cette ville conquise. A Kowno, dans l’hiver 1915-16, il a devant les yeux, sur la rive droite du Niémen, une tour ruinée, reste d’un vieux château-fort autrefois édifié par les chevaliers de l’Ordre teutonique ; il songe alors à la restauration possible de l’hégémonie allemande sur ces territoires baltiques où ses ancêtres ont jadis pénétré. Là où l’Allemagne marqua sa civilisation, elle peut bien l’imposer encore.

Que faut-il pour cela ? La victoire. Or, l’Allemagne y est si bien préparée, qu’elle est normalement invincible ; elle le restera donc pour peu que le gouvernement entretienne dans le peuple le feu sacré du patriotisme avec l’esprit de sacrifice qu’il implique. En ce qui le concerne, il n’omet rien pour qu’il en soit ainsi aux armées. Son émotion ne fut jamais si forte qu’un certain dimanche où il entendit résonner dans le temple un vieux chant qui disait : « Plein de cœur et plein de vie, je t’ai donné mon cœur et ma vie, ô toi, ô mon pays allemand ! » Et il ordonna que ce verset fût chanté à chaque office, afin que tout soldat en connût les paroles. Plus tard, il recrute des conférenciers et organise un service spécial d’action morale qui procède par tournées dans les armées.

De cet axiome, — l’Allemagne ne peut être vaincue, — il tire toutes les déductions, à la manière de théorèmes. Exemple : si l’Allemagne, un jour, est menacée de défaite, c’est donc que quelqu’un de ceux qui étaient chargés de la conduire à la victoire, n’a pas fait son devoir. L’armée ne pouvant évidemment être soupçonnée, c’est le pays qui est coupable, et le gouvernement, son guide, par conséquent.

Allez plaider devant lui la cause de ce gouvernement, dites-lui que le peuple allemand a pu être soumis à trop rude épreuve et qu’il a chancelé sans que rien ni personne s’y pût opposer et il vous répondra sincèrement que cela est faux, que son peuple est, par définition, l’enfant chéri de la victoire, qu’il possède toutes les qualités naturelles pour la séduire et, au besoin, la violenter, et que, s’il n’y est parvenu, c’est qu’on n’a pas su mettre en œuvre tous les dons qu’il tient de la divinité. Et c’est bien ce qu’il fallait démontrer. Aussi ne craint-il pas de soutenir, — et cela revient au même, — à vous qui êtes du camp opposé, que vous n’êtes pour rien dans l’abaissement de son pays : l’Allemagne des armées n’a été vaincue que par l’Allemagne elle-même, celle de l’intérieur. « Le Seigneur Dieu dans le ciel a abandonné le peuple allemand parce que le peuple allemand s’est abandonné lui-même. » Mais comme un peuple ne s’abandonne jamais que dans les limites permises par ses dirigeants, c’est donc bien le gouvernement qu’il faut accuser.

Son patriotisme prend des allures mystiques, comme on voit. Le Dieu qu’il sert, c’est l’Allemagne. Il professe une foi profonde en la toute-puissance de ses représentants sur la terre, — chefs de l’armée et hommes d’Etat. — D’où cette thèse qui fait le fond de toutes ses explications, à savoir que si, dans leur sphère, les hommes de gouvernement n’ont pas su conserver au peuple sa santé morale, condition de la victoire, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. Ce sont des schismatiques de la religion commune abusés par les néfastes idées du jour, en quelque sorte de coupables modernistes du patriotisme.


Ludendorff a donc la foi du charbonnier. L’affaire a mal tourné ? Pour lui, cela ne signifie pas qu’elle ait été mauvaise, immorale ou mal conçue. L’exécution en fut défectueuse, et voilà tout. Or, l’exécution en était confiée à l’armée, d’une part, et au pays, d’autre part. L’armée a fait tout son devoir ; le pays, non. A eux deux, ils ne devaient faire qu’un seul corps, — et ce fut ainsi, car le contraire est impossible, — mais n’avoir aussi qu’une âme. C’est à ce dernier point de vue que le pays n’a pas marché de pair avec l’armée. Abreuvé à des sources spirituelles impures qu’un gouvernement faible n’a pas su tarir, ni même endiguer, il s’est empoisonné ; il a empoisonné l’armée ; c’est la révolution qui a provoqué la débâcle militaire.

C’est en vérité bientôt dit, et l’explication est commode. Depuis quand les révolutions éclatent-elles par génération spontanée ? Ludendorff a étudié l’histoire et il sait bien qu’un grand peuple ne se livre aux extrémités révolutionnaires que pour échapper à un régime intolérable ou par réaction contre trop et de trop grandes déceptions. Or, pendant presque toute la guerre, le peuple allemand n’a jamais mis en cause le régime impérial. Il a été, d’autre part, unanime à vouloir la guerre à son début. A la fin cependant, il s’est révolté. Il faut donc que, dans l’intervalle, la guerre lui ait apporté d’insupportables déboires.

Et, en effet, la guerre qu’il acclamait en 1914 était, non pas celle qui lui fut donnée, mais celle que ses dirigeants et notamment le parti militaire lui avaient promise : courte et grandement profitable. Dès qu’il vit qu’elle serait longue, — et Ludendorff, après la Marne, en eut un des premiers la notion, sans d’ailleurs en tirer les conclusions nécessaires, — son enthousiasme tomba. Dès qu’il entrevit qu’elle pourrait n’être pas profitable, il fut déçu. Sa déception s’accrut encore de ce que la Direction de la guerre s’obstina longtemps à le leurrer. Ne pouvant plus parler de la première partie du programme puisque le temps passait, elle affirma que la guerre serait victorieuse. La victoire qu’elle n’avait pas donnée hier, elle la donnerait demain, avec toutes ses conséquences dont l’énumération demeura, pendant des années, séduisante.

Le peuple cependant ne pouvait être indéfiniment abusé par des promesses toujours vaines. Il vit bien que chaque jour lui créait un nouveau dommage et lui apportait un adversaire nouveau ; il comprit qu’à ce train, le monde entier serait bientôt contre lui : or, on ne vainc pas le monde coalisé ! Il finit par se convaincre que non seulement la guerre ne lui donnerait aucun profit, mais que, déjà désastreuse en ses effets perçus, elle menaçait de tourner à la catastrophe. C’en était trop ; il y fallait mettre un terme, et la révolution gronda. On peut dire qu’elle a été dirigée uniquement contre le parti militaire dont Ludendorff est le plus remarquable représentant.


Ce dont il faut le plus s’étonner, c’est qu’elle n’ait pas éclaté plus tôt, car enfin nous ne la vîmes poindre qu’à l’heure où l’armée allemande, au bord de l’abîme, allait subir une catastrophe militaire telle que l’histoire n’en aurait peut-être jamais fourni d’exemple.

Car c’est une légende à détruire que celle de l’armée allemande invaincue. Lorsque l’armistice lui fut accordé, cette armée formidable qui, au 15 juillet 1918, comptait plus de 80 divisions réservées, avait fondu, sous les coups répétés des Alliés ; au point de ne plus disposer que d’une quinzaine de divisions en arrière de son front de bataille, et encore deux d’entre elles seulement étaient-elles capables d’entrer immédiatement dans la lutte. A la même heure, les Alliés en possédaient plus de 100. Une attaque franco-américaine de 30 divisions qui pouvaient être suivies par une force égale, allait déboucher, le 14 novembre, dans l’Est de Metz, et marcher droit à la Sarre et au Rhin. Rien ne la pouvait arrêter.

L’Etat-major allemand en était si convaincu qu’il avait ordonné l’évacuation de Metz et de Thionville, ces deux boulevards des Pays rhénans. Plus de 160 divisions allemandes, — bien réduites, il est vrai, — allaient avoir à retraiter, l’épée aux reins et le flanc sud débordé, entre la Moselle en aval de Thionville et le Limbourg hollandais ! Après l’armistice, en toute liberté, disposant de toutes les routes entre la Suisse et la Hollande, suivies par un adversaire désarmé par sa parole même, ces 160 divisions ne réussirent leur mouvement rétrograde qu’au prix du sacrifice de la majeure partie de leur matériel. Qu’aurait-ce été en d’autres circonstances ? A la vérité, c’est par centaines de mille hommes, par milliers et milliers de canons, qu’il eût fallu compter nos trophées, si les dirigeants allemands ne s’étaient décidés à signer le protocole déshonorant du 11 novembre.

Or, depuis juillet déjà, la situation militaire s’acheminait à grands pas vers ce terme, et les symptômes de découragement, puis de colère, ne firent que peu à peu leur apparition dans l’armée comme dans le pays. Selon l’expérience de toutes les guerres, nos premières victoires constituèrent un des facteurs principaux du mécontentement général ; bien loin d’être la conséquence de la crise, elles la provoquèrent.

Non, ce n’est pas la révolution qui donna la victoire aux Alliés. Bien avant la dernière campagne, un Allemand célèbre, Bernhardi, nous avait dit les conditions à réaliser pour vaincre : « La décision surgit soudain de deux causes. Ou bien un grand général jette le poids de son génie dans la balance, ou bien c’est d’une circonstance particulière ou d’un heureux concours de circonstances que naît la victoire : supériorité numérique ou tactique ; particularité de l’armement ; supériorité morale due au caractère des troupes ; supériorité du principe d’action. Et, naturellement, le succès est d’autant plus grand que la circonstance particulière ou l’heureux concours de circonstances sont exploités par un meilleur général [3]. » N’est-ce pas une vérité éblouissante que, précisément vers la moitié de l’année 1918, les Alliés réalisèrent le maximum des circonstances favorables énumérées par Bernhardi, à savoir : une supériorité numérique croissante grâce à l’apport américain ; l’entrée en ligne d’une masse de chars blindés (dont les Allemands étaient à peu près dépourvus) et d’une artillerie lourde, nombreuse et bien dressée, si bien dressée qu’en un seul mois, les Allemands, de leur propre aveu, voyaient sauter sous ses coups 13 pour 100 de leurs canons ; la supériorité morale des troupes alliées, notamment après le 15 juillet ; la supériorité, enfin, du principe d’action dont le commandant en chef de l’Entente n’est qu’une vivante incarnation, voilà les causes véritables de notre immense victoire !


Ludendorff n’a jamais compris, et il ne pouvait pas comprendre, qu’il était à la tête de gens d’affaires, engagés dans une mauvaise affaire, et qui, pour éviter la banqueroute, préférèrent, le moment venu, solliciter un concordat et faire faillite.

Car Ludendorff, abusé par sa foi, n’est pas psychologue. Pas plus qu’il ne saisit l’âme de son peuple, il ne pénètre celle de ses adversaires. Il prétend que si l’Allemagne a déchaîné le sanglant conflit, c’était pour se prémunir contre une attaque prochaine de voisins envieux. Bernhardi a plus de franchise ou plus de perspicacité. Il dit : « L’Allemagne nourrit, sur un sol qui a l’étendue de la France, une population de 65 millions d’habitants ; la France n’en a que 40. La population allemande s’accroît chaque année de 1 million environ. Il n’est pas possible que l’agriculture et l’industrie de la mère-patrie puissent à la longue procurer à une masse d’hommes qui croît dans de telles proportions un travail assez rémunérateur. Nous avons donc besoin d’accroître notre empire colonial. Une telle acquisition ne nous est possible, avec les partages politiques d’aujourd’hui, qu’au détriment d’autres Etats ou en nous associant à eux, et ces solutions ne sont praticables que si nous réussissions d’abord à mieux assurer notre puissance dans l’Europe centrale. Maintenant, à chaque démarche de notre politique extérieure, nous sommes placés en face d’une guerre européenne contre des adversaires supérieures, et le poids de cette situation nous est presque insupportable. Cela comporte les plus grands dangers pour la paix de l’Europe, — qui, après tout, peut tenir le second rang dans nos préoccupations vitales, — mais encore pour nous-mêmes... Si nous voulons obtenir pour notre nation la place qui lui revient dans le monde, il faut nous confier à notre glaive, renoncer à toute utopie pacifiste efféminée, regarder avec fermeté les dangers qui nous entourent [4]. »

Et comme si ce n’était pas assez clair, dans un livre plus récent [5], il s’exprime avec mépris sur la politique d’équilibre que pratiquent les nations de l’Entente, par effroi des résolutions viriles et pour faire échec à un pays plein de jeunesse et de force dont l’expansion est cependant nécessaire. La lutte est donc certaine ; elle est proche. Que l’Allemagne s’arme, qu’elle et ses chefs regardent fermement la tâche à entreprendre. Et, quand elle sera prête, qu’elle marche. Au besoin, sa diplomatie « biseautera les cartes, » car il peut y avoir quelque avantage à obliger l’ennemi à attaquer. Des prétextes ? Ils abondent aussi bien en Afrique qu’en Europe. Celui-là au moins parle net et l’on sait à quoi s’en tenir. Il parle si net que les Allemands eux-mêmes ne lui en surent aucun gré, et se montrèrent froissés, non de l’idée, cela va sans dire, mais de la stupidité dangereuse de ce prestidigitateur malhonnête, qui s’en allait de par le monde dévoilant le « truc. »

Ludendorff, lui, prête à ses adversaires les mobiles qui l’animent et qu’au moins publiquement il dissimule. De même que l’Entente a voulu la guerre, de même elle refuse de traiter, quand on le lui propose, parce que son seul but est de jeter bas la grande Allemagne. Il ne veut pas voir que celle-ci fait la guerre pour en tirer profit à notre détriment et que la France se bat pour ne pas périr avec sa liberté. Il se plaint que son pays n’ait pas produit un Clemenceau. C’est peut-être que Bethmann-Hollweg ne luttait pas pour le même motif ; c’est peut-être que ces deux hommes n’étaient pas suivis de foules animées du même esprit. Une telle hypothèse ne peut venir à l’esprit de Ludendorff.

Sa foi dans la mission quasi-divine de l’Allemagne nous donne l’explication de son obstination et de sa force de « tranquille décision. » Qui détient la vérité, s’y maintient quand même, envers et contre tous. Celui-là n’éprouve aucun doute qui possède la sûre doctrine, et s’y conforme. Nous y trouvons aussi la clef d’une autre particularité de son caractère. Il a la haine innée de tout ce qui, dans l’histoire, vint contrarier la politique des Hohenzollern, comme les vrais croyants ont horreur des hérétiques.

Il est donc aussi vindicatif qu’orgueilleux. Il l’est, à certains moments, au point d’en être enfantin. C’est ainsi qu’il donne à sa première victoire le nom de Tannenberg, sous prétexte de venger un affront subi par des Allemands plus jeunes de cinq siècles. C’est, en effet, le 15 juillet 1410, qu’à Tannenberg, Lithuaniens et Polonais réunis infligèrent une défaite aux chevaliers de l’Ordre teutonique et enrayèrent de ce fait, — crime impardonnable ! — la colonisation allemande en terre slave. A Kowno, lorsqu’il regarde la stèle qui, sur la rive gauche, marque le point où Napoléon, en juin 1812, assista au passage du Niémen par la Grande Armée, il ne se sent pas seulement agité par des réminiscences historiques, mais secoué d’une sainte haine pour l’insolente nation qui, à cette époque, avait attaché la Prusse à son char et prétendait étendre sa domination sur l’Europe.


Que Ludendorff ne soit pas toujours sincère, ou que, l’étant, il se contredise, cela est évident. Dans sa hâte à se défendre, il n’a pas pris le temps de confronter soigneusement les différentes parties de son livre. Aussi, les contradictions y abondent. Quand elles résultent de rapprochements entre opinions émises à des pages de distance, elles surprennent ; si elles sont trop rapprochées, elles mettent en garde contre la bonne foi de l’auteur. Quelques exemples seulement.

Quand, en novembre 1911, Ludendorff conclut un armistice avec les Russes, il leur fait des conditions d’autant moins rigoureuses qu’il est plus pressé d’arriver à un accord ; il va même jusqu’à consentir à des échanges de visites entre soldats allemands et bolchévistes, quoiqu’il sache tout le danger de telles rencontres. Or, ne s’avise-t-il pas, ayant raconté à peu près tout cela, de comparer sa magnanimité en faveur des Russes à la « volonté de destruction manifestée par l’Entente, en 1919, vis-à-vis des quatre Puissances de l’Europe centrale ? » II trouve parfait qu’avant de prendre parti, la Roumanie ail laissé passer la contrebande de guerre à destination des Turcs, mais la Suède qui s’oppose au transit du matériel destiné à la Russie est une nation « qui possède la notion juste des devoirs d’un Etat neutre. » En ravitaillant les Alliés, en construisant pour eux des engins de guerre, l’Amérique, — qui est prête d’ailleurs à rendre le même service aux Allemands s’ils lui font des commandes, — l’Amérique accomplit un acte de quasi-hostilité, mais la Suède, dont le minerai est si nécessaire aux fabrications allemandes qu’elles ne pourraient, sans lui, continuer, est exempte de tout reproche.

Ces contradictions dont on pourrait allonger la liste découlent toutes d’un esprit que nous connaissons bien et qui suffit, pensons-nous, à toutes les explications : tout ce qui favorisa, favorise ou favorisera l’Allemagne est licite ; tout ce qui la desservit, la dessert ou sera de nature à la desservir ne mérite que réprobation.

Ludendorff n’est pas toujours sincère, mais il lui arrive aussi, disant la vérité, de ne pas la dire entière. C’est qu’une réputation allemande est à préserver : celle du grand Etat-Major par exemple. Ainsi il passe sous silence, ou s’efforce de ramener à des objets secondaires les visées lointaines attachées à plusieurs de ses grandes attaques. Que prétendait faire son prédécesseur, à Verdun, une fois la ville conquise ? Quelle exploitation avait-il prévue lui-même pour chacune de ses offensives de mars, mai, juillet 1918, et qu’en attendait-il ? Répondre : rien, et le prouver en protestant que la stratégie est sans importance, que la tactique compte seule, est un enfantillage, surtout de la part d’un homme qui a passé deux ans sur le front oriental à faire, ou vouloir faire, de la bonne stratégie. Mais il faut ménager la chapelle et ses desservants !


Cette vue sur la mentalité de Ludendorff nous révèle aussi pourquoi, aux mauvais jours, nous l’avons vu perdre en partie ses dispositions habituelles. Alors son Dieu est menacé au point que les plus fidèles désespèrent de sa puissance. Il est un de ces fidèles qui tantôt regardent leur idole renversée, tantôt se refusent à croire à pareil sacrilège. De là ses contradictions de la fin, ses appels au gouvernement, un jour pour le presser de conclure une paix rapide, le lendemain pour déclarer la lutte encore possible.


S’il est tenace dans ses rancunes, — et il nous le montre bien par la manière dont il traite, aujourd’hui encore, les personnages civils ou militaires qui n’ont pas eu l’heur de lui plaire, ou l’esprit d’adopter ses opinions, — Ludendorff est fidèle dans ses amitiés. Quand il a mis un subordonné à l’épreuve, il lie sa fortune à la sienne. Tous ceux qu’il a remarqués sur le front oriental, il les pourvoit, une fois parvenu à la Direction suprême, de postes importants, soit à l’Etat-Major général, soit auprès des détenteurs des hauts commandements. Il se crée ainsi une clientèle, ce qui est peut-être un assez bon moyen d’être fidèlement servi. En tout cas, il facilite ainsi sa tâche en ayant partout des agents avisés, des concours utiles et des collaborations doctrinales.


Ludendorff, cela est évident et c’est une justice à lui rendre, est inhabile à masquer sa pensée, mais il devrait savoir qu’à une certaine hauteur, la vérité crue n’est pas toujours bonne à dire. Trop de gens l’entendent et la commentent à leur gré. C’est une maladresse de traiter des alliés susceptibles avec trop de dédaigneuse condescendance. Il ne s’en prive pas. Ayant un jour à prononcer une allocution à propos du cinquantenaire de l’entrée d’Hindenburg dans l’armée, il fait allusion à la part prise par le maréchal à la bataille de Sadowa, et fait publier son discours. Il s’étonne ensuite ingénument que Vienne se soit ému, que Berlin lui adresse des observations avec ordre de reprendre sa publication. Il n’en fait rien d’ailleurs, sous prétexte qu’il est trop tard. Le motif est peut être différent : cet imprimé peut augmenter la confiance des troupes allemandes en leurs chefs. Que pèse à côté de cela la mauvaise humeur de l’Autriche ? Son armée n’en sera ni meilleure, ni pire, et son opinion, à tout prendre, est sans importance, puisque le lien qui la tient unie à l’Allemagne ne se peut desserrer.


Ludendorff est un audacieux qui aime naturellement le risque. Convaincu de la bonté de sa cause, il n’est pas de ceux qui voient toujours tout en noir et se livrent sans cesse aux pronostics les plus sombres, de ces gens qui sont heureux, quoi qu’il arrive puisque, si leurs prophéties se réalisent, ils se glorifient de leur sagesse, et partagent encore la joie commune si les événements sont plus favorables qu’ils ne l’avaient prédit. Il est, lui, un homme d’action, placé entre deux alternatives : être acclamé s’il réussit, lapidé s’il échoue, sans que personne se demande les efforts qu’il a faits pour détourner le malheur. A son sens, les hommes d’Etat de l’Allemagne et de l’Autriche sont de la première sorte ; ils n’ont jamais réellement cru à la victoire et n’ont pas davantage su trouver le chemin de la paix. Que n’ont-ils abandonné leurs fonctions ? Ludendorff qui croit au triomphe de l’Allemagne est prêt à jeter bas ces impuissants et à prendre leurs pouvoirs, car il croit connaître les secrets à mettre en pratique pour obliger le peuple allemand à vaincre. Il a bien l’âme d’un dictateur et ce sont les gouvernementaux qui, sur ce point, ont raison.


En cet homme, tout se tient ; il est tout d’une pièce ; c’est un monolithe. Le succès de l’Allemagne étant son unique objet, tout s’y subordonne. Il ne prend cure des moyens. Lorsqu’il s’agit de violer la neutralité belge, il n’a aucune hésitation. Pour lui, comme pour d’autres de ses compatriotes, nécessité n’a pas de loi. Il cherche cependant quelques justifications. La Belgique était décidée à se jeter dans les bras de la France ; d’où il appert que l’assaut de Liège n’est qu’une mesure préventive, tout comme la guerre elle-même. D’ailleurs, si la Belgique s’était tenue tranquille, comment la Grande Allemagne se serait-elle accommodée de la présence, sur le flanc de ses armées, de cette puissance, petite mais dangereuse de par sa position ? Il eût fallu la ménager, traiter d’égal à égal avec elle. Trop de soucis vraiment à l’heure où l’esprit des dirigeants sera attiré vers des sujets de bien autre importance.

Des explications ! Ludendorff en donne quelquefois trop pour une âme tranquille. N’imagine-t-il pas de trouver une preuve de la connivence des Belges avec la France dans ce fait que les routes venant de l’Est étaient barrées tandis que rien de pareil n’existait à la frontière occidentale ? Mais ne se souvient-il pas que le roi Albert avait demandé aux Puissances garantes de respecter son territoire, que la France et l’Angleterre s’y étaient engagées et que l’Allemagne seule avait refusé ?

Voulant contourner Liège, il trouve les ponts de Visé détruits, et il en conclut que la Belgique est décidée à la guerre. Qui se garde, chez soi, contre un voisin dangereux, ne prend cependant pas pour cela figure d’assaillant. Où Ludendorff dépasse vraiment la mesure, c’est quand, parlant de la « félonie italienne, » il fait appel « aux lois morales qu’une nation ne doit pas violer. » Ce privilège est évidemment réservé au seul peuple élu.

Devant la violation flagrante des engagements les plus solennels, la Belgique et son roi, n’écoutant que la voix de l’honneur, prirent les armes. Les gardes civiques qui possédaient en tout temps équipement et armement, furent convoqués et firent le coup de feu contre l’envahisseur comme c’était leur devoir et aussi leur droit. Ludendorff fait d’eux des francs-tireurs et ainsi explique, sinon excuse, les actes barbares commis par les troupes allemandes. D’ailleurs, à ses yeux, ce sont pour la plupart des légendes. Légende, l’incendie de Louvain ! Légendes, les fusillades en masse et les incendies concertés un peu partout chez nos voisins ! Ludendorff sait bien que les gardes civiques agissaient dans la plénitude de leur droit, car l’Allemagne avait signé, comme la Belgique, la France et l’Angleterre, la Convention IV annexée au protocole de la Haye, dont l’article 2 du chapitre I traite précisément de la question. Mais la signature de l’Allemagne au bas de l’acte de la Haye n’engage pas plus que celle de la Prusse sur le Traité de 1839. Nécessité fait loi ! Encore, dans le cas particulier, pourrait-on contester le bien-fondé de la nécessité.

Les premières émissions de gaz asphyxiants sur le front russe, — contravention nouvelle aux engagements internationaux, — n’évoquent, en l’esprit de Ludendorff, aucun besoin de justification. Le moyen est bon pour surprendre l’adversaire désarmé et le terrasser à peu de frais. N’est-ce pas suffisant ? Il regrette seulement que les coups du début aient manqué et que les gaz se soient quelquefois retournés contre ceux qui les avaient lancés, parce que des insuccès de ce genre sont de nature à jeter la défaveur sur un incontestable moyen de nuire.

La guerre sous-marine sans restrictions devait évidemment causer la mort de milliers d’innocents. Cette idée n’effleure pas son esprit. Il présente cette guerre comme une nécessité pour l’Allemagne d’abord, puis comme une réponse, directe et moins coupable, au « blocus de la faim » exercé par l’Angleterre, mais il omet de dire que, si les vaisseaux anglais ont coulé des navires et confisqué des cargaisons, ils n’ont pas noyé un seul voyageur inoffensif. Toute la différence est là. Ludendorff ne comprend pas ces différences.

Et cependant, si l’on admet que les deux procédés aient été également contraires au droit des gens, l’un est tout de même supérieur à l’autre au point de vue humanitaire qui est précisément celui du droit des gens. Ludendorff se moque du point de vue humanitaire ; il ne s’y place jamais a priori. A ce sujet, ses principes sont nettement et à plusieurs reprises exposés dans ses Mémoires : « C’est folie de sacrifier la Patrie à de fallacieux principes d’humanité. » Si, en 1917, au moment du repli sur la ligne Hindenburg, il concentre en quelques points qui vont être bientôt occupés par les Français, les malheureux habitants dont il vient de raser les villages, brûler ou emporter les récoltes, pilier les biens, ce n’est pas qu’il pense à leur donner la joie de la patrie retrouvée après tant de souffrances, non, il veut simplement imposer à la France « plus de bouches à nourrir. » S’il renonce, en 1918, à lancer sur Paris des bombes incendiaires qu’il sait devoir faire merveille, ce n’est pas qu’il recule devant un nouveau crime de lèse-civilisation, mais parce que les résultats moraux à attendre ne lui paraissent pas suffisamment établis en comparaison des risques à courir, et ces risques, ses compatriotes les lui indiquent : ils ont peur des représailles des Alliés déjà victorieux et le supplient, s’ils ne le somment, de renoncer à ses intentions.

Tout comme Bernhardi, il est de ceux qui pensent que « la nature même de la guerre est de tout pousser à l’extrême ; » elle ignore la pitié. Cela est si vrai que, lorsqu’il lui arrive de faire l’aveu de forfaits commis par ses armées, — rares aveux et combien discrètement consentis ! — il ne trouve pas d’autre mot que celui-ci : « C’est la guerre ! » Sa guerre peut-être, la guerre allemande, mais pas la guerre.

Au moral, notre homme est donc très cohérent. Nous pensons avoir maintenant dégagé l’idée motrice dont il s’inspire et qui se résume en un seul mot : Allemagne. Allemagne avant tout ! Ludendorff nous apparaît comme un prêtre qui, ayant toujours vu ses fidèles accourir à son appel et accomplir minutieusement les gestes de leur religion, ne s’est jamais aperçu que la forme avait tué l’esprit, et demeure convaincu qu’il est encore entouré de croyants sincères. Il n’entre pas dans sa compréhension que la foi ait disparu du peuple allemand ; il la croit seulement en sommeil, prête à se réveiller magnifiquement quand résonnera la voix divine par lui transmise. Hélas ! à ses yeux, ceux qui ont charge de la faire entendre se montrent sourds à ses accents et traîtres à leur plus saint devoir ! Lui, continue à agir comme s’ils ne l’étaient point, dans l’illusoire espérance d’être entendu quand même. Le peuple, qui ne le comprend plus, lui obéit d’abord puisqu’il est le maître, jusqu’au jour où, sentant que ses prêtres le trompent et que sa perte est prochaine, il se révolte.


En tant que chef d’armée, Ludendorff est à coup sûr énergique, observateur sagace, instructeur et manœuvrier de talent.

Là où il excelle, c’est dans la guerre de mouvement qui, seule ou à peu près, avait été minutieusement étudiée, en Allemagne comme ailleurs, avant 1914. Ses manœuvres ou projets de manœuvres contre la Russie sont marqués au coin de la meilleure doctrine guerrière : attaque importante et frontale destinée à attirer les réserves de l’adversaire, puis attaque à intention débordante sur un point faible et qui, en Russie, restera forcément faible parce que la Russie ne possède pas les moyens ferrés et routiers nécessaires à l’embarquement, au transport et au débarquement de grandes masses.

Encore, pour admirer sans réserves, serait-on curieux de savoir jusqu’à quel point les Allemands ont été servis par la puissante faction qu’ils ont toujours eue à leurs gages dans les cercles dirigeants de Russie, et de connaître les embarras inouïs dans lesquels se sont débattus nos alliés, — par imprévoyance antérieure et insouciance du moment, il faut le dire, — notamment au point de vue de l’armement de l’infanterie et du matériel d’artillerie. Quand on sait, comme nous le savons, que des compagnies sont allées au feu avec un fusil pour deux et quelquefois trois hommes, que des batteries ont été réduites à appuyer ou arrêter des attaques avec un approvisionnement d’obus de quelques coups par jour, on trouve que les vainqueurs ont peut-être eu moins de mérite qu’il ne paraît.

Là où Ludendorff excelle encore, c’est dans la manœuvre dite « en lignes intérieures. » La situation de l’Allemagne entourée d’ennemis, au centre de l’Europe, se prêtait d’ailleurs admirablement à ce genre d’opérations. Elle y était comme une place, immense mais assiégée, d’où elle effectuait des tentatives pour rompre le cercle qui l’entourait. Sorties finalement infructueuses que les attaques en Russie, en Roumanie, en Macédoine, en Italie et en France. Sortie manquée que l’unique essai de la flotte de haute mer pour abandonner ses bases. Tentative de sortie encore que la guerre sous-marine.

Ainsi, sur tout le périmètre investi, tantôt ici, tantôt là, Ludendorff attaque ou résiste. Il passe ses veilles à rassembler ses forces sur un point, soit qu’il prenne l’initiative, soit qu’il doive répondre à celle de ses adversaires. Durant quatre ans, l’Allemagne est sillonnée d’une quantité considérable de trains de troupes qui vont, viennent, déplacent le centre de gravité du système, donc le point d’application principale de l’effort ou de la résistance, au gré de la Direction suprême.

Ces mouvements dont aucune guerre n’avait encore fourni pareil exemple et dont, en temps de paix, on n’envisageait pas sans appréhension la possibilité, mériteraient une étude particulière. Leur connaissance nous a été aussi précieuse, alors que nous étions sur la défensive qu’aux heures de nos attaques, car elle nous éclairait à la fois sur les intentions de l’ennemi dans un proche avenir et sur les craintes que lui inspiraient nos offensives. Il est arrivé, par exemple, qu’une division allemande, embarquée pour le front russe, ait été subitement rappelée, en plein transport, vers le front occidental. Une circonstance aussi anormale est bien de nature à marquer le degré d’inquiétude dont le commandement allemand était, à ce moment, saisi.


Dans la défensive, Ludendorff a nettement vu que les combats pour des bouts de tranchée étaient aussi improductifs pour le résultat final que coûteux en hommes et en munitions. Il a saisi toute l’importance de l’échelonnement de l’infanterie et de l’artillerie dans le sens de la profondeur. Il a compris qu’une première position, attaquée par surprise après bouleversement par une artillerie puissante, a les plus grandes chances d’être enlevée par un adversaire valeureux. Il a même vu que la surprise n’était pas nécessaire, dès le moment où le bombardement dépassait une certaine intensité. Alors, il s’est ingénié à trouver un moyen de reprendre au plus tôt le terrain qu’il ne pouvait pas ne pas perdre, et il a imaginé son système des « divisions d’intervention. » Ce sont des divisions placées à une certaine distance en arrière de la zone présumée des attaques ennemies, protégées par leur distance même contre la majorité des canons, et qui tombent par surprise sur l’assaillant lancé à corps perdu et affaibli, tout au moins désorganisé, par son succès même.

Mais le système n’est bon que si cet assaillant pousse à fond, toujours plus loin à l’intérieur des positions allemandes. S’il s’arrête dans son élan, s’il reste sous la protection de ses canons, s’il se contente, en d’autres termes, de limiter son gain à la portée de son artillerie, les divisions d’intervention ou n’interviennent pas ou n’interviennent que pour venir mourir sous l’avalanche d’obus déchaînée contre elles, en avant de la nouvelle position occupée par l’ennemi.

Ludendorff en fait l’aveu : « L’ennemi s’était adapté à notre tactique des divisions d’intervention. Les attaques à objectifs éloignés comme celle entreprise par le général Nivelle lors de la bataille d’Aisne-Champagne, n’étaient plus de mise chez lui. Il savait le secret de notre contre-attaque et agissait en conséquence, en fixant une certaine limite à l’exploitation de son succès. »


Le procédé étant éventé, Ludendorff songea à créer une zone avancée, très faiblement tenue, et à reporter plus en arrière la véritable défense. Nous verrons que, de l’autre coté des fils de fer, on était arrivé à la même conclusion.

Dans l’offensive contre une position fortifiée, tout son art a consisté à amener par surprise une puissante masse d’attaque en face du front à emporter, en une préparation d’artillerie aussi puissante que brève, puis en un assaut poussé à la course, jusqu’à bout de souffle. En arrière des divisions de première ligne, d’autres suivaient, pour les remplacements.

La méthode a obtenu les succès que l’on connaît, mais la parade n’a pas tardé avenir. Puisque les défenseurs de la première position pouvaient difficilement résister, même s’ils étaient prévenus de l’imminence de l’assaut, on les supprima ou à peu près. Il ne resta, dans les premières lignes, que quelques groupes au cœur solide, armés de mitrailleuses et chargés de prévenir du moment de l’attaque, après quoi ils devaient se retirer en faisant le coup de feu. La défense effective fut reportée sur la deuxième position, laquelle demeurait à peu près intacte parce que située en dehors de la zone d’action de la majorité des canons de campagne de l’assaillant. Dès lors, l’attaque donna dans le vide ; sa préparation d’artillerie devint inutile ; pendant des kilomètres, elle resta sous le feu de l’artillerie de la défense, tandis que les fractions essaimées qui l’avaient démasquée et retraitaient, lui infligeaient pertes et retards. Quand elle parvenait à courte portée de la deuxième position, elle était déjà ébranlée, disloquée, abandonnée par le feu protecteur de son canon qui suivait l’horaire établi à priori, soumise au feu destructeur de la défense, tamponnée par les divisions de deuxième ligne qui la suivaient à la trace. Autant dire qu’elle volait déjà en éclats. Finalement, elle échouait piteusement quand elle n’était pas aussitôt contre-attaquée et rejetée sur ses points de départ.

La méthode était bonne ; elle ne le serait probablement pas restée longtemps. A la guerre, tout est en perpétuelle transformation. Il n’y a pas de système qui vaille indéfiniment ; il n’y en a même pas qui convienne à deux points différents du champ de bataille. La guerre vit, il est vrai, de grands principes, mais, dans l’exécution, elle réclame sans cesse de nouveaux expédients.


Si Ludendorff a tenté sur le front français de grandes attaques, il ne les a jamais lancées que successivement, à intervalles de temps si éloignés que la répercussion de l’une ne se faisait plus sentir sur la suivante, c’est-à-dire que les divisions françaises engagées contre la première restaient capables, après recomplètement et repos, de faire encore face à la seconde. Et c’est la grande faiblesse de sa méthode. « Nous n’avons pu, dit Ludendorff, ni à l’Est, ni à l’Ouest, pendant tout le cours de la guerre, mener aucune grande percée stratégique jusqu’à ses dernières conséquences. »

Nous ne saurions trop le répéter, car cette notion domine toute la guerre, en explique les tentatives vaines comme les événements de la fin : une attaque, si puissante fût-elle, ne pouvait conduire à rien de décisif sur notre front. Il existe en France trop de chemins de fer et trop de routes pour que les réserves accumulées en arrière des lignes ne puissent opportunément arriver à l’endiguer, où qu’elle ait pénétré.

La difficulté de vaincre, en France, ne résidait pas dans la percée du front organisé, — ce qui est chose toujours possible, — mais dans le pouvoir d’exploiter cette percée ; ayant franchi la porte par effraction, il fallait entrer profondément dans la maison. C’est pourquoi, quand on cherchait la décision, le véritable adversaire, et le plus redoutable, n’était pas l’occupant des tranchées à conquérir, mais celui qui devait venir tout à l’heure arrêter l’attaque à plus ou moins grande distance des tranchées franchies. En d’autres termes, les réserves devaient être annihilées ou dispersées d’abord, la trouée ne devant venir qu’ensuite.

Pour annihiler, disperser, fixer, user en un mot les réserves, un seul moyen : des attaques partielles, sur plusieurs points, à courts intervalles de temps et finissant d’ailleurs par se superposer, afin d’obliger l’ennemi à des remplacements d’unités et à des renforcements continuels, afin d’aspirer pour ainsi dire toutes ses disponibilités.

Ces attaques d’usure, ou mieux d’absorption des réserves ne se peuvent conduire, on le conçoit, à coup d’hommes. Sans parler d’autres considérations, l’homme est une denrée précieuse et l’un des adversaires n’en est généralement pas plus prodigue que l’autre. C’est surtout à coup de matériel qu’il faut agir. Economie d’infanterie, prodigalité sans limites de canons et autres engins de guerre, telle doit être la caractéristique de ces opérations préliminaires.

Une conséquence s’en suit : avec peu d’infanterie, on ne peut pousser loin. Donc, sans fixer à l’avance de limites infranchissables à ces attaques, car il n’est jamais permis de négliger une providentielle circonstance, on doit procéder de bond en bond, sous la protection de l’artillerie, afin de maintenir l’ennemi sous une constante menace

Quand, à la suite d’un certain nombre d’actions de ce genre, les réserves de l’adversaire ont fondu sur le front, l’heure de la trouée a sonné. Une attaque dernière, plus vaste que les autres pour produire une plus large brèche, toujours pourvue du maximum de matériel : mais encore mieux garnie en profondeur de divisions d’infanterie, peut partir en toute sûreté.

Rien ne l’arrêtera dans l’exploitation de sa percée, puisqu’il n’existe plus rien ou à peu près rien, dans le camp opposé, qui la puisse endiguer. Toute ambition lui est permise.

En d’autres termes, et selon une vieille formule, c’est mettre la charrue avant les bœufs que de tenter la percée avant d’avoir usé, ou mieux absorbé les réserves de l’ennemi.

Nous avons connu des heures où Ludendorff nous accula à une situation analogue à celle qui vient d’être décrite. C’était au début de juin 1918. le seul moment d’ailleurs où deux des grandes attaques allemandes se conjuguèrent suffisamment dans le temps pour que, à force d’y répondre, nous ayons pu craindre de n’avoir plus de divisions réservées. A cette époque, si les Allemands avaient pu faire une troisième attaque en forces sur n’importe quel autre point de notre front, nul ne peut dire ce qui serait advenu.

A notre tour, au début de novembre de la même année, nous étions parvenus, ayant entièrement absorbé les réserves ennemies, à mettre notre adversaire au bord de l’abime où notre attaque du 14 novembre devait le faire infailliblement sombrer.

Que Ludendorff n’ait pas su appliquer cette méthode de guerre, ou même qu’il ne l’ait pas pu, car elle exige de formidables disponibilités en artillerie, en chars, en avions, en munitions qu’il ne possédait peut-être pas, on le comprend encore, mais qu’il nous ait cru incapables d’en faire usage pour notre compte, cela est moins explicable. Et ce l’est d’autant moins que la marée allemande s’était figée, à l’intérieur de nos lignes, sous la forme dangereuse d’immenses saillants, lesquels sollicitent l’attaque aussi sûrement que le paratonnerre attire la foudre.

Après ses succès aussi considérables qu’éphémères du printemps de 1918, devant l’afflux incessant des divisions américaines en France, après constatation de la fougue, un peu inexpérimentée, mais terrible, des jeunes troupes du Nouveau-Monde, plus certain qu’il ne l’avait jamais été de notre supériorité de production en matériel de toute nature, la sagesse lui conseillait, puisqu’il entendait continuer la guerre, de se créer toujours plus de divisions disponibles. Ce seul moyen lui restait d’endiguer nos attaques, si elles se produisaient sur plusieurs points à la fois. Et comme une position de longueur donnée ne peut moins faire que d’exiger, pour sa seule garde de tous les jours, un nombre connu de divisions, il n’avait qu’une manière d’augmenter ses disponibilités, — celui qu’il avait déjà employé au commencement de 1917, — le raccourcissement de son front. Certes, le repli est toujours pénible à décider : c’est en quelque sorte un aveu de faiblesse ; il est dur d’abandonner un terrain qui a coûté à conquérir tant d’efforts et tant de sang, mais ce qui nous était interdit, à nous, au moins sur de vastes profondeurs, parce que nous combattions sur notre sol, l’était moins pour lui qui, au demeurant, ne cédait que du territoire ennemi. Et c’est bien le cas de rappeler ici que la fin seule importait. Si l’on veut vivre, il ne faut repousser aucun moyen licite de salut.

Ce repli, Ludendorff l’eût dû consentir avant le 15 juillet 1918. Aveuglé, il préféra recommencer les expériences finalement malheureuses du 21 mars et du 27 mai. Ce sont des tentatives qu’on ne reprend pas impunément contre un adversaire quelque peu observateur, donc averti. Ce fut à la fois la faillite du procédé de l’attaque à corps perdu et celle du moral des armées allemandes. « L’offensive pour la paix » sombra misérablement dans nos plaines de Champagne.

A ce moment encore, une claire vision de l’avenir devait inciter Ludendorff à prendre, sans plus tarder, la décision énergique de reculer sur une ligne plus courte. Elle le pouvait sauver, au moins pour quelque temps. Dans son obstination orgueilleuse, il ne la voulut pas prendre Ce fut sa perte. Saisi sur tout son front par nos attaques, il vit peu à peu ses réserves fondre comme neige au soleil. Désormais, il était bien à nous.


Les Mémoires de Ludendorff font apparaître en pleine lumière le caractère des hommes qui, jusqu’à ces derniers jours, ont été les véritables maîtres de l’Allemagne, les artisans de sa grandeur dans le passé comme de sa chute récente. Ils mettent au premier plan, peint par lui-même, sans qu’il ait eu grand temps, sinon pour réviser les faits, du moins pour farder ses propres traits, un des produits de l’éducation militaire allemande qui prend l’enfant à peine au sortir du berceau et le conduit, par la voie de l’Académie de guerre et du Grand Etat-major, jusqu’au sommet de la hiérarchie. Ludendorff en est le type accompli. Combien d’autres, comme Schlieffen, Bernhardi, Falkenhausen, sans parler de Moltke et de Faikenhayn, eussent, à sa place, déployé les mêmes qualités et commis les mêmes erreurs. C’est que l’État-major allemand imprime à tous ses membres une marque indélébile : l’orgueil, l’orgueil de la patrie allemande, l’orgueil personnel. La supériorité de l’Allemagne dans tous les domaines, et plus particulièrement dans celui des armes, est un dogme indiscutable et d’ailleurs indiscuté. Force est bien d’employer des termes religieux pour expliquer la sorte de culte rendu à leur pays par des hommes tels que Ludendorff.

Divinisée, l’Allemagne a tous les droits et doit avoir tous les pouvoirs sur la terre. Par une pente naturelle, les exécuteurs de ses volontés, — nous allions dire ses prêtres, — c’est-à-dire les chefs de l’armée, croient sincèrement participer de son infaillibilité. Le Grand État-major allemand, cette institution puissante dont le premier Moltke disait orgueilleusement : « La France peut nous l’envier, elle ne le possède pas, » a fait de ses disciples un ordre de véritables et dangereux mystiques. Cela n’est point si enviable !

Sans conteste, Ludendorff plaide sa propre cause, et cela s’excuse, mais il ne fait pas pour rien partie du Grand Etat-major ; c’est pour le justifier qu’il écrit, c’est le parti militaire qu’il soutient, c’est l’apologie des idées qui ont eu cours, et qui continuent à avoir cours dans les milieux pangermanistes impénitents, qu’il entreprend. Il lutte pour la vraie foi. Il en est un des martyrs.

Mais il ne se contente pas de la défendre pour le passé, il prétend bien préparer sa résurrection dans l’avenir. A ses yeux, si bas qu’elle soit tombée, l’Allemagne peut et doit se ressaisir, redevenir la grande nation. Sa confiance en elle est illimitée ; il ne désespérera jamais. Il s’insurge contre la réalité et, ne la pouvant pétrir selon ses désirs, il compte sur le temps pour lui faire violence. Les Allemands vont-ils permettre que des Lithuaniens et des Polonais tirent parti de la provisoire impuissance de leurs voisins pour faire reculer la civilisation allemande ? Que va devenir cette armée qui, depuis quatre années, a tenu si vaillamment tête au monde entier ? Le peuple allemand, en l’abandonnant, veut-il donc se suicider ? « Jamais, au grand jamais, il ne pourra l’admettre. » Il prône l’unification de l’Empire, car la patrie allemande en tirera profit, mais il demande qu’on tienne compte aux Etats qui, dans la suite des siècles, ont fait la grandeur de l’Allemagne, — lisez : la Prusse, — des bienfaits dont la communauté leur est redevable.

Depuis qu’il n’est plus rien, il ne manque aucune occasion de répandre ses idées et, hier encore, dans une lettre publique où il accuse Noske de vouloir faire des officiers un corps de « mendiants, » il affirme très haut que ses anciens compagnons d’armes demeureront fidèles à leur idéal, qu’ils sont et resteront toujours les représentants de l’avenir, car l’Allemagne ne peut pas ne pas se souvenir de ce que vaut une bonne et solide armée.

Il faut méditer son épilogue. En ce qui concerne les événements, il reste frappé de cécité absolue ; la cause de la réaction contre le militarisme lui échappe toujours ; il continue à penser que son peuple est fou parce qu’il est mal conduit ; il se lamente sur le sort de ce « fier et puissant Empire allemand, naguère encore l’effroi de ses ennemis ; » il noircit, par comparaison outrée avec le passé, le tableau de la situation présente ; son cœur déborde de honte et de dégoût. Non, certes, il n’accepte pas, il n’acceptera jamais !

Aussi prépare-t-il l’avenir. Il se fait prophète et il adresse à son peuple des « commandements. » S’ils sont suivis, ce sera « la résurrection, une ascension nouvelle, la grandeur et la liberté de la patrie recouvrées, sa puissance restaurée. » S’il le faut, l’Allemand doit aller une fois de plus à la mort, donc à la bataille, pour récupérer tous les biens qu’il a maintenant perdus. Ce peut être long ; il a souvenir qu’à Kreuznach, une magnifique roseraie a été submergée et souillée en un jour par une violente inondation ; il a fallu des mois pour la purifier, mais on y est parvenu. Il en sera ainsi de l’Allemagne. Mais, pour atteindre à ce grand résultat, il faut que le peuple rejette loin de lui ses dirigeants actuels, — son écume, — et qu’il choisisse, pour les mettre à sa tête, les hommes capables de le mener dans les voies d’autrefois avec une volonté inébranlable avec un sentiment profond de leurs responsabilités, des hommes enfin tels que les chefs qu’il eut en campagne, car ceci est écrit.

Prenons garde que la voix de l’ancien premier quartier-maître général ne trouve bientôt un trop fidèle écho ! Au surplus, à des symptômes manifestes, on reconnaît déjà que sa popularité renait. Qu’on lise le récit de sa réception, le 12 novembre dernier, par la population de Berlin, et l’on sera édifié sur l’influence que cet homme est encore capable d’exercer. Le temps n’est pas loin où, comme à Kreuznach, le peuple se pressera sur son chemin pour lui offrir les fleurs de ses parterres et l’encens de ses acclamations. Qu’on médite sur l’incident du 13 novembre au cours duquel Hindenburg, appelé a comparaître devant la Commission d’enquête du Reichstag, ne put accéder au palais parlementaire, empêché qu’il en fut par une foule enthousiaste et décidée, tant est grand son attachement pour le régime déchu, à substituer sa volonté à celle du gouvernement établi.

Ces manifestations, Ludendorff en prend sûrement acte ; elles le confirment dans sa foi. Ce « hasardeur, » — comme on l’a dénommé, — sait fort bien que, pour un quart de siècle au moins, l’Europe sera secouée par les frissons de la « fièvre danubienne. » Il ne se pressera pas ; il guettera l’occasion et, au besoin, il la fera naître, car il est bon organisateur.

Ludendorff est homme à jouer encore un rôle. Il a, malgré lui, quitté la scène, — qu’il aime, quoi qu’il en dise, — mais il est resté dans la coulisse, attendant l’heure de sa rentrée. Nous entendrons un jour parler de lui.


Général BUAT.

  1. Ces pages forment la conclusion d’un volume qui paraîtra prochainement à la librairie Payot.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre.
  3. Bernhardi, La Guerre d’aujourd’hui.
  4. La Guerre d’aujourd’hui.
  5. L’Allemagne et la prochaine guerre.