Un Humoriste satirique du théâtre anglais contemporain — Douglas William Jerrold

La bibliothèque libre.
UN
HUMORISTE SATIRIQUE
DU THÉÂTRE ANGLAIS

I. The Life and Remains of Douglas Jerrold, by his son; London, W. Kent and C°., 1859. — II. The Writings of Douglas Jerrold, collected edition; London, Bradbury and Evans, 1852.



Avez-vous jamais visité les établissemens maritimes et militaires si multipliés dans le voisinage de Londres? En ce cas, en quittant Chatham, vous avez dû descendre la Medway entre deux rangées de vaisseaux de guerre, de canonnières, de batteries flottantes, et bientôt vous abordiez devant Sheerness. A ceux qui ne le connaissent pas, c’est tout au plus si nous conseillerons d’affronter les fanges de ce petit port, dénué, pour qui n’est pas ingénieur ou manufacturier, de toute poésie, de tout intérêt comme de toute beauté. Sheerness en effet est un énorme atelier où le laisser-aller de la gent marine s’étale tout à l’aise et sans scrupule parmi les fumées du goudron, les sifflemens de la vapeur, le fracas des lourds marteaux : aucune élégance, peu de comfort et nul plaisir. Contrairement aux us et coutumes de toute ville anglaise qui se respecte, Sheerness n’a point avec Londres de rapports télégraphiques; le gaz municipal n’y brille qu’à défaut de lune; on n’y saurait trouver un guide imprimé. Bref, et c’est tout dire, Sheerness n’a point de théâtre. Le malheureux marin, qui ne sait où dépenser ses soirées oisives, n’a le choix qu’entre de sales beer-shops ou les distractions par trop orthodoxes que le zèle du clergé lui ménage dans un de ces établissemens, moitié prêches, moitié cours gratuits, qui constituent ce qu’on appelle une cooperative-hall.

Autrefois il n’en était pas ainsi, et sur l’emplacement actuel d’un vaste chantier de bois de charpente, au coin de Victory Street, les anciens de la cité se rappellent avoir vu subsister une vieille salle de spectacle où, dans les premières années du siècle, la tragédie, le drame et la farce avaient encore droit de passage. La ville bleue de Sheerness (blue town) était alors encombrée de matelots et d’officiers. C’était le temps des grandes guerres avec la France, le temps des invasions menaçantes, des apprêts de défense poussés avec une activité fiévreuse. Sheerness, moins vaste, moins bien ordonnée qu’on ne la voit aujourd’hui, était en revanche plus peuplée, plus bruyante, plus avide de plaisirs. L’argent des prises y affluait. Le théâtre y faisait ses affaires. Hamlet, Richard III, Macbeth, revenus à leur destinée originelle, retrouvaient dans cette petite ville, avec l’architecture élémentaire de la salle où jouait Shakspeare, l’auditoire naïf et enthousiaste qui, du temps d’Elisabeth, boxait aux portes du Globe.

L’impresario du théâtre de Sheerness était en 1807 M. Samuel Jerrold, sous le nom duquel mistress Jerrold, plus jeune, plus intelligente, plus voulante, régnait et gouvernait sans trop s’en cacher. Quatre ans auparavant (3 janvier 1803), un enfant leur était né, auquel on avait donné pour prénom le nom de famille de sa grand’mère; celle-ci était une Douglas et habitait Cranbrook, une des jolies petites villes agricoles du comté de Kent. Elle garda son petit-fils auprès d’elle tant que Mr. et mistress Samuel Jerrold, promenant de bourgade en bourgade et de grange en grange leurs talens plus ou moins méconnus, ne purent associer le marmot à ces hasardeux vagabondages. A peine fixés à Sheerness, ils le rappelèrent cependant, et il leur revint blond comme un chaume, blanc comme un agneau nouveau-né, frais et gaillard comme les petits bergers parmi lesquels il avait grandi. On eut quelque peine, semble-t-il, à ménager pour lui cette transition soudaine de l’air des champs à l’atmosphère des coulisses, mais on en vint à bout, et l’enfant de la balle dut subir sa vocation prédestinée. Le brodequin tragique remplaça les sabots qu’il avait portés jusqu’alors, et le petit polisson qui se vautrait naguère, heureux et libre, dans les fossés de Cranbrook, devint, bon gré, mal gré, un de ces pauvres mannequins vivans que les Hermione échevelées, les Glocester en fureur, étouffent tour à tour dans leurs convulsions factices d’amour ou de haine. Il eut ainsi ses soirées de gloire et d’ennui, mêlées de terreur et d’orgueil, de menaces et de bonbons. Certain vieux sacristain de Sheerness, qui était en 1807 un simple allumeur de quinquets au service de M. Samuel Jerrold, — l’honnête Jogrum Brown, il faut le nommer, — se rappelle encore le petit Douglas dans les bras d’Edmund Kean jouant Rolla[1].

En 1813, année à jamais sinistre, l’Angleterre en péril, épuisée d’hommes, arrivée au dernier ban de ses soldats et de ses matelots, donnait des armes à qui en demandait, sans choisir, sans compter, sans regarder. Le petit apprenti-comédien, qui depuis sept ans, mêlé à la belliqueuse populace de Sheerness, s’était fortement imbu des passions nationales, lève un jour ses bras débiles et demande, lui aussi, à se battre. Il sera marin comme Nelson. Il luttera, lui aussi, contre Buonaparte. On le prend au mot, chose étrange à dire, et ce héros de onze ans est enrôlé parmi les volontaires de première classe : il revêt l’uniforme; on l’envoie (décembre 1813) à bord du vaisseau-gardien le Namur, sentinelle flottante à l’embouchure de la Nore. L’enfant, il est vrai, n’a pour ainsi dire pas quitté le toit paternel. Le capitaine sous les ordres duquel on l’a placé admet familièrement dans sa cabine ce midshipman imberbe, auquel les matelots n’obéissent qu’en souriant. Le petit Douglas passe ses journées à lire et relire Buffon, passionné qu’il est pour l’histoire naturelle, à élever des pigeons, qu’il aime à voir tournoyer au-dessus des mâts de l’escadre, enfin à organiser un théâtre dont les décorations sont hardiment brossées par un autre marin, un peu plus âgé, un peu plus sérieux, qui sera plus tard un des premiers paysagistes anglais[2]. Tels sont ses passe-temps, mais il s’indigne d’y être réduit. Il écoute d’ailleurs, il observe, et de cette précoce étude on verra ce qui devait sortir. Pour le moment, l’écrivain futur s’ignore encore. Il demande à marcher, à combattre. Cette immobilité du guard-ship, cette faction qu’il monte depuis deux ans déjà lui pèse et le fatigue. Il est marin de cœur et d’âme : il a le feu sacré de ce rude métier, le courage véhément, l’enthousiaste insouciance. Par malheur, il n’a pas quatorze ans encore, et son inexpérience juvénile l’expose à d’étranges mésaventures; on dirait celles que le capitaine Marryat accumule sur la tête de son Peter Simple. Cependant on fait droit à ses demandes réitérées. Il prend, à bord d’un brick de transport, non pas tout à fait le poste de combat qu’il ambitionnait, mais un service actif, qui compte, et qui peut former un homme. Il porte à Ostende, à Heligoland, ces approvisionnemens de guerre qui ont trouvé leur emploi sur le champ de bataille de Waterloo. Sa haine des Français, des mounseers, comme il dit, y trouve enfin une demi-satisfaction. Mais quoi! Waterloo même va le désarmer et terminer brusquement cette carrière ébauchée. Le 10 juillet 1815, le brick l’Ernest, que montait Douglas, charge dans les Dunes, à destination de Sheerness, quarante-sept blessés, deux femmes veuves, deux enfans orphelins, tristes débris de la grande bataille livrée vingt jours auparavant, et qui avait dignement clos l’épopée impériale. Le 21 octobre suivant, le jeune volontaire, licencié par l’amirauté, dit adieu, non sans regret, au pavillon, à l’uniforme, aux rêves de gloire. Il ne s’agit plus de savoir si jamais il gagnera la pairie, comme Nelson, mais si demain, comme le premier venu, il gagnera son dîner.

Pendant qu’il naviguait en effet, les affaires de la famille n’avaient point prospéré, bien loin de là. Le théâtre de Sheerness était en pleine déconfiture, et le directeur, exproprié, ne savait plus de quel bois faire flèche. Abattu par l’âge autant que par les coups répétés de la fortune, M. Samuel Jerrold ne pouvait plus compter que sur l’intelligence et l’énergie de sa femme, devenue le véritable chef de cette famille désolée. Elle partit pour Londres, laissant à Sheerness, en attendant qu’elle les appelât dans la capitale, Douglas et sa sœur sous la garde du vieux père. Ils passèrent ainsi tout l’automne; mais le 1er janvier 1816 ils débarquèrent à Londres, et Douglas faisait connaissance du même coup avec les brouillards et les voleurs de cette immense ville, celle où il devait désormais vivre, lutter et mourir. Il y débutait mal, transi de honte et de froid, car il s’était laissé dérober son surtout, et la matinée était glaciale. A peine remis de ses premières émotions, et un soir qu’il avait promené de tous côtés l’uniforme dont il se parait encore, il imagina d’entrer au théâtre Adelphi (qui s’appelait alors le théâtre de Scot). Au moment où il s’engageait dans les couloirs obscurs, un inconnu lui barra le passage. « C’est ici qu’on paie, » lui dit, la main tendue, ce farouche argus, et Douglas paya, comme de raison. Quelques pas plus loin, et comme il avançait en toute assurance, une voix irritée le fit retourner. « C’est ici qu’on paie, » lui criait un petit vieillard, passant la tête au guichet d’un petit bureau caché dans l’épaisseur du mur. L’ex-midshipman venait d’expérimenter pour la seconde fois l’habileté des escrocs de Londres.

Franchissons quelques années. Au seuil de quelqu’un des petits théâtres de Londres erre un homme jeune encore, mais déjà fatigué, de petite taille, les épaules légèrement voûtées, portant les cheveux longs, et volontiers drapé dans un manteau brun. Les habitués des salles Coburg et Surrey, — petites scènes d’outre-Tamise, dont l’infimité trouverait à grand’peine un équivalent parmi les plus humbles de la banlieue parisienne, — connaissent bien ce visage expressif, cette physionomie décidée, cette allure vaillante, ce regard inspiré. On sait qu’il est le poète attitré de l’endroit. On l’a baptisé le petit Shakspeare au manteau de drap[3]. Ce sobriquet à demi bienveillant, à demi railleur, ne blesse aucunement les oreilles de l’homme qu’on désigne ainsi. Au besoin même, s’il cessait d’en sourire, il s’en trouverait honoré, car Shakspeare est son dieu littéraire. Avec la Bible, Shakspeare et Milton, volontiers il se passerait d’autres modèles; c’est d’après ceux-ci qu’il s’est formé, poète d’abord, critique ensuite, vaudevilliste et dramaturge en fin de compte. Et pourquoi s’en étonner? Nous sommes dans la traditionnelle Angleterre, où Milton, Shakspeare et la Bible formeront encore bien des générations d’écrivains.

Ce Shakspeare de faubourg, on l’a reconnu, c’est Douglas Jerrold. Après avoir mis au clou le poignard du midshipman, pressé par l’impérieuse nécessité, il s’était placé, comme apprenti, chez l’imprimeur Sidney. Là, il avait appris quelques-uns des dessous de carte du journalisme : Sidney était propriétaire d’une des feuilles les plus accréditées parmi celles que les sportsmen lisent et consultent[4]. Sidney venant à faillir peu de temps après, Douglas passa dans une autre imprimerie, où s’éditait un recueil hebdomadaire intitulé the Sunday Monitor. Déjà, dans un obscur magazine (Arliss’s Magazine), il avait en cachette glissé quelques sonnets, quelques épigrammes, quelques menus articles, anonymes et gratuits. Un soir, en sortant d’une représentation du Freyschütz, le jeune ouvrier imagina de formuler à son tour un jugement sur ce chef-d’œuvre, et, content de son article, il le glissa furtivement dans la boite du journal. Quelle ne fut pas sa joie le lendemain lorsqu’il reçut de la main même du patron sa propre copie à composer! Une note, également insérée dans le journal, demandait de nouvelles communications à l’auteur du compte-rendu anonyme. Le Rubicon était franchi. Douglas Jerrold rentra chez lui dans un vrai délire : « L’y voilà! l’y voilà! » criait-il à ses sœurs étonnées en leur montrant la feuille encore humide où sa première prose venait de trouver issue.

L’histoire de son début dans la carrière dramatique le peint mieux encore. Ses premières relations à Londres avaient été naturellement celles que son passé lui assignait. Il y avait retrouvé Kean à Drury-Lane, John Kemble à Covent-Garden, Mathews à l’English Opera-House. Toutes ces étoiles, maintenant au zénith, il les avait vues poindre à l’horizon, et planer pour ainsi dire sur son berceau. Elles souriaient encore à sa jeunesse, et le pauvre enfant, pénétré du bon accueil qu’il trouvait, nonobstant le désarroi de sa fortune, chez les anciens pensionnaires du théâtre de Sheerness, leur en gardait une vive reconnaissance. Un soir qu’il vit arriver à Londres un de ces acteurs, comique célèbre en province, il se hâta, dans un accès d’enthousiasme, de lui pronostiquer les plus beaux succès : «Vous réussirez, lui disait-il, vous réussirez sans aucun doute,... et j’écrirai un rôle pour vous. » Douglas avait quatorze ans lorsqu’il prenait ainsi cet engagement irréfléchi. Sa hardiesse fit sourire. L’année suivante, la pièce promise était écrite et présentée au directeur de l’English Opera-House, qui la déposa dans un carton et ne prit pas même la peine de la lire; à grand’peine put-on la retirer de ses mains deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1821, lorsque Wilkinson, pour qui elle avait été composée, se crut en passe de la faire admettre à la faveur d’une de ces lacunes qu’un directeur embarrassé comble comme il peut, et sans y regarder. Elle était intitulée les Duellistes. Wilkinson la débaptisa de son chef, et y mit une étiquette plus en rapport avec les besoins de l’affiche. Plus de peur que de mal (More frightened than hurt) fut ainsi représenté à Sadler’s Wells-Theatre, le lundi 30 avril 1821, avec un certain succès. L’auteur entrait dans sa dix-huitième année[5].

Immédiatement commença pour lui un troisième ou quatrième apprentissage, et l’un des plus durs qu’il y ait au monde, celui de l’écrivain dramatique. Il n’en connut d’abord que les misères. Le directeur de Sadler’s Wells n’exagérait ni la reconnaissance ni la générosité. Le jeune débutant lui avait paru de bonne prise; il l’exploita sans scrupule, et les quatre premiers ouvrages que Douglas Jerrold fit jouer lui furent payés en bloc 20 livres sterling (soit un peu plus de 500 francs). N’importe : ce médiocre salaire, grossi du produit de quelques biographies de comédiens secondaires publiées dans le Mirror of the Stage, complétait, pour le jeune imprimeur, un revenu qu’il jugeait sans doute suffisant, puisque dès lors il songeait au mariage. Lié d’une étroite amitié avec un autre débutant littéraire qui, lui aussi, creusait péniblement sa voie dans les régions inférieures de la presse, Laman Blanchard, ils avaient mis en commun leur ambition d’écrivain et leurs rêves amoureux. Après une semaine de labeurs acharnés, ils partaient, le dimanche venu, avec leurs jeunes fiancées, et, dans toute la liberté autorisée par les mœurs de leur pays, pauvres d’argent, riches de poésie et d’espérance, parcouraient les rians abords de la sombre capitale anglaise : deux enfans, deux enthousiastes !


« C’était en 1823, nous raconte le fils de Douglas Jerrold. Le Libéral[6] avait manqué. Byron était à Gênes, tournant vers la Grèce ses regards inquiets, et prêt à tout quitter, même la comtesse Guiccioli, afin d’aller sur ces champs de bataille pour lesquels alors il se croyait né... Au comité grec de Londres arrivaient ses lettres, pressantes, impérieuses, demandant des armes, de la poudre, des médicamens, et ces lignes vaillantes, ces appels sonores trouvaient à Londres plus d’un écho. Par un jour sombre et pluvieux, au bruit des pieds qui clapotent dans la boue et des fiacres roulant sur le macadam de Holborn, deux jeunes gens, abrités sous une porte, causent avec une ardeur fébrile. L’un est de taille haute, élancée. Une chevelure noire et abondante couronne son front large et blanc ; il y a des éclairs dans ses yeux noirs, et mainte jeune fille lui envierait la délicatesse de son teint. Son interlocuteur, plus petit que lui, a des cheveux blonds et flottans, un nez aquilin d’un relief prononcé, des yeux de feu sous d’épais sourcils, des lèvres expressives, qui, par leur jeu mobile, soulignent en quelque sorte chacune des paroles qu’elles articulent... Il ne faut pas être magicien pour prédire à ces deux amis la destinée qui les attend. Le premier, doué d’une exquise sensibilité, marchera dans la vie entouré de sympathies nombreuses et de chagrins plus nombreux encore. Le second, avec sa tête de lion, ses regards ardens, ses mains de lutteur, combattra pied à pied, sans fléchir jamais, et finira par saisir le pavillon ennemi dans sa victorieuse étreinte.

« Laman Blanchard et Douglas Jerrold, — car ce sont eux, — parlent en ce moment, sous l’auvent protecteur, de Byron et de la liberté. Tout noble qu’il est, Byron est leur idole. N’est-il pas poète? ne combat-il pas pour l’indépendance? Pourquoi ne le suivraient-ils pas? pourquoi n’iraient-ils pas le rejoindre au pied du mont Olympe? Tandis qu’ils s’exaltent à l’envi sous l’empire de cette tentation soudaine, l’un d’eux, le blond aux yeux bleus, est tout à coup frappé par le contraste de leurs paroles sublimes et de leur attitude un peu trop bourgeoise. Deux futurs croisés qui se laissent intimider par une ondée de printemps! Aussi, s’élançant sur la chaussée : « Allons, Sam, s’écrie-t-il, s’il faut aller délivrer la Grèce, montrons que quelques gouttes d’eau ne nous font pas peur ! » La pluie cependant les trempa bel et bien jusqu’aux os, et refroidit leur ardeur belliqueuse. « Je crains bien, disait Douglas Jerrold quelques années plus tard, je crains bien que cette pluie-là n’ait emporté, comme une peinture en détrempe, notre pihilhellénie encore trop fraîche. » En revanche, Laman Blanchard et lui restèrent fidèles à Byron… »


À Byron cependant un peu moins qu’à la liberté, on le verra plus tard. En revanche les deux amis se restèrent également fidèles l’un à l’autre, et les lettres, imprimées en petit nombre, qui attestent la durée de cette liaison étonnent, surtout celles de Laman Blanchard, par leur caractère sérieux, pénétré, presque solennel. Ce sont pourtant là deux hommes d’esprit, deux journalistes, deux vaudevillistes. Ils gagnent leur vie à ce jeu terrible de l’esprit quotidien, de l’épigramme obligée, de la gaieté sur commande, qui semble devoir, à la longue, transformer l’intelligence la plus virile en je ne sais quel gaz phosphorescent et malsain, émousser la sensibilité la plus vive, oblitérer la raison la plus solide. De tout cela rien n’arrive, grâce sans doute à cette force propre de l’individualité anglaise, qui, soit dans le bien, soit dans le mal, reste elle-même et se soustrait aux influences du dehors. Plus malléables de ce côté de la Manche et plus logiques aussi, nous subissons plus généralement le joug des circonstances, les exigences professionnelles, l’action du milieu ambiant où le sort nous place. Parmi les satiriques du petit journal, cherchez un lecteur assidu de l’Écriture sainte et de Corneille ; demandez aux vaudevillistes de profession s’ils ont à vous citer chez eux bon nombre de ces fortes et solides amitiés, fondées sur une estime réciproque, cimentées par un dévouement à toute épreuve. Celles-là d’ailleurs sont assez rares partout. Plus rarement encore, quand elles existent, admettent-elles un tiers aux charges et bénéfices du contrat tacite qu’elles ont établi. Il en survint un pourtant, amené par le hasard, et que nos deux jeunes écrivains accueillirent à bras ouverts. C’était Kenny Meadows, un des derniers noms que la caricature ait illustrés chez nos voisins.

Laman Blanchard, mieux patroné que Douglas Jerrold, et arrivé plus tôt aux conditions d’une existence à peu près stable et garantie, se maria le premier. En 1824, à vingt et un ans par conséquent, son ami crut aussi pouvoir, sans trop d’imprudence, aborder la redoutable épreuve du mariage. Il épousa la fille d’un employé des postes. Mary Swann vint vivre avec lui, d’une existence étroite et précaire, dans la petite maison d’Holborn, qui abritait déjà, outre la mère et les sœurs de Douglas, une femme qui, tout enfant, lui avait prodigué les plus tendres soins. C’est au milieu de ce groupe d’êtres aimés, dont il était l’unique soutien, le généreux défenseur, le protecteur courageux, qu’il faut désormais se représenter Douglas Jerrold. On comprendra mieux alors pourquoi de ses œuvres les plus frivoles se dégage si souvent une moralité sérieuse, pourquoi les caprices de son imagination le ramènent si vite à de saisissantes réalités, pourquoi ses lèvres se crispent et ses dents se serrent tout à coup au milieu d’un éclat de rire jovial. Prenez garde! C’est là un homme, et c’est un poète. Il a souffert et il a pleuré. Vous attendez de lui qu’il vous égaie, et sa vie est à ce prix, sa vie dont tant d’autres dépendent. Il obéira donc, et parfois en frémissant; mais il aura sa revanche : ils auront aussi la leur, tous ces déshérités de la vie, parmi lesquels il se compte, et qu’à bon droit il traite en frères! N’attendez de lui aucune pitié pour les inégalités ou iniquités sociales dont il n’a pas seulement vu, mais dont il a senti le dur froissement. Dès son enfance, son enfance de comédien, il a porté sans plier le poids du préjugé méprisant et hostile. La hiérarchie des castes, la loi muette, plus terrible mille fois que celle des codes écrits, le refoulait aux derniers rangs, et ne lui a permis d’être « quelqu’un » que le jour où, tout enfant, il a offert sa vie au pays. Le lendemain, n’ayant plus besoin de sa vie, le pays l’a rejeté où il l’avait pris, c’est-à-dire à peu près dans la boue. Puis à cet enfant qui avait porté l’uniforme, à cet esprit précoce et cultivé qui se sentait des ailes, un travail de manœuvre a été prescrit sous peine de mort. Pur de toute faute, il a pu se croire condamné. Son cœur, sa raison, son intelligence, tout en lui gémissait à la fois. Jamais il n’oubliera ce supplice.


«... J’insiste sur ce sentiment de son cœur, nous dit son fils, et je voudrais le bien expliquer, parce que c’est la base fondamentale de son intelligence, le secret de l’emploi qu’il en a fait. Frapper sur les superbes qui oppriment les humbles, montrer le glaive des lois émoussé pour les premiers, affilé pour les seconds..., telle fut la mission qu’il se crut appelé à remplir. A ceci devaient être consacrés et sa féconde imagination, et son esprit de fine trempe, et sa gaieté enjouée, et ce fonds de poésie émue qui était, pour ainsi dire, le tuf de sa nature intellectuelle... Dans le drame, dans la comédie, dans le roman bourgeois ou le conte de fées, partout et toujours il voulut parler pour ceux qui n’ont pas voix au chapitre... »


Avocat volontaire de cette grande cause, il allait au-devant des censures et des calomnies. Tantôt à bon droit, tantôt sans raison ni loyauté, — lorsqu’il fut plus connu qu’il ne l’était à l’époque de ses débuts dramatiques, — on l’accusa d’amertume, d’injustice, d’aveuglement passionné, voire de grossièreté, de cynisme. Sa seule réponse à des imputations qui l’affectaient sans doute, mais qu’il traitait d’assez haut, glissée dans une de ses préfaces, pourrait se résumer ainsi : « On a pu voir dans Covent-Garden un étalage de confiseur où, par un bizarre caprice, les types les plus monstrueux, les actions les plus odieuses étaient figurés en sucre, et passaient, doux comme miel, par les lèvres des marmots alléchés. L’horrible masque de Fieschi, entre autres friandises, y figurait avec sa grimace convulsive, ses cicatrices hideuses. Il effrayait l’œil, mais fondait en doux sirop dans la bouche... L’auteur de la présente comédie[7], en réponse aux accusations portées contre presque tous ses personnages, doit reconnaître qu’il n’a point agi comme le confiseur de Covent-Garden. Il s’était proposé de mettre en relief les absurdités, les bassesses des imbéciles et des coquins, et il ne lui est pas venu à la pensée de les couler en... sucre. »

Il aurait pu ajouter, — maint et maint critique l’a reconnu depuis qu’il est mort, — que sous les dehors d’un impitoyable satirique il abritait un cœur plein de charité, de tendres et pathétiques inspirations. «Son amertume était saine, a dit l’un d’eux, saine comme celle de certaines écorces médicinales. Sa sympathie pour la classe pauvre était le plus intense de tous ses instincts. Il fallait entendre l’accent de sa voix quand il récitait ces vers de Thomas Hood, son poète favori, où nous apparaît Peggy, la bouquetière des rues, lasse de son riant métier et « détestant l’odeur des roses[8]. » Qu’on lui pardonne donc sa méfiance excessive et sa sévérité parfois outrée envers les riches et leurs dépravations. »

Peut-être anticipons-nous quelque peu. Le caractère de Douglas Jerrold, caractère d’une remarquable consistance, dut être formé de bonne heure; mais les tendances de son talent ne s’accusèrent qu’après un développement complet, auquel il ne parvint pas du premier élan. Il n’était pas entré dans la carrière tout armé, tout préparé, comme les lauréats de Cambridge ou d’Oxford. Il s’y était jeté presque nu, avec la confiance étourdie de la jeunesse, l’urgente impétuosité du besoin qui ne peut attendre. Ouvrier de la pensée, il avait eu ses outils à forger lui-même, et ce premier travail avait été sa seule initiation. Tout ceci nous explique et l’imperfection de ses premiers écrits et la lenteur relative de ses progrès. Que de prose, que de vers, que de petites pièces fabriquées en hâte, semées çà et là devant un public indifférent, avant qu’un premier rayon, attendu longtemps, espéré toujours, perce pour lui les ténèbres d’un sombre avenir! Pendant des années et des années encore, il reste engagé, à tant par semaine, comme fournisseur des théâtres où s’amuse la populace, où la fashion ne se risque jamais : Coburg-Theatre, Sudler’s Wells, voire le Vauxhall, bas-fonds où meurt inconnu le succès, même décisif. Mélodrames, drames, farces, burlettas, féeries, pièces à décors, pièces à ballets, à singes, à éléphans, jusqu’à des pièces aquatiques[9], Jerrold dut tout aborder et suffire à tout. Naturellement on lui permet de tirer à vue sur toute renommée, de glaner sur tout domaine étranger. Macpherson ne lui disputera pas Ossian, ni Walter Scott Guy Mannering[10], et cela par une excellente raison : c’est que le premier dans sa tombe, et le second dans son manoir d’Ecosse, ignoraient également l’existence du pauvre hère qu’ils aidaient à vivre. Toutefois ces emprunts, consciencieusement reconnus d’ailleurs, ne le dispensaient pas d’inventer, et les titres seuls de ses pièces, — on n’en connaît guère que cela, — attestent qu’il tirait de son propre fonds plus qu’il ne demandait à celui des autres. Au surplus, il ne réclamait de tout ce bagage qu’un genre dont il s’estimait l’inventeur : le drame domestique, le drame de la vie privée anglaise, dont on peut regarder ses Quinze ans de la Vie d’un Ivrogne comme le premier spécimen. « Peu de chose, disait-il, mais bien à moi; a poor thing, but mine own. »

Bien qu’il fût journaliste en même temps qu’auteur dramatique, il n’échappait point à l’inintelligente tyrannie des directeurs de théâtre; mais il avait la ressource de se moquer d’eux, et il ne se refusait pas toujours cette vengeance, relativement très douce. Bajazet Gag (gag veut dire bâillon), ou le Directeur à la recherche d’une étoile, n’est pas autre chose qu’une ingénieuse revanche à l’adresse de ces maîtres exigeans et durs, de Davidge surtout, ex-arlequin, devenu le propriétaire du Coburg-Theatre, et le plus impérieux, le plus capricieux de tous ceux à qui Douglas Jerrold avait encore eu affaire. De sa batte, l’ancien mime avait fait une férule, et le « petit Shakspeare » en portait les marques sur ses doigts meurtris. Il se lassa un beau jour, et le cœur gros, emportant un manuscrit refusé, on le vit du théâtre Cobourg s’en aller droit au Surrey-Theatre, alors dirigé par Elliston. Cet établissement n’était pas en bonne veine, et l’administration était peu disposée à risquer de grands frais. Cependant on commençait à compter avec la fécondité inépuisable de Douglas Jerrold, qui devint le fournisseur ordinaire du théâtre, à raison de 5 livres, ou 125 fr. par semaine. Comme arrhes du marché, le manuscrit dédaigné par Davidge resta sur la table d’Elliston. C’était tout simplement, pour l’auteur comme pour le théâtre, un de ces coups de fortune qui se rencontrent à peine une fois sur cent dans la loterie des hasards scéniques.

Suzanne aux Yeux noirs (Black Eyed Suzan, or all in the Downs) fut représentée pour la première fois le 8 juin 1829, devant l’auditoire le plus bruyant, mais le moins choisi, dont on puisse briguer ou redouter les suffrages. Tout au plus écouta-t-on les premières scènes, et ce fut un dénoûment ingénieux qui, prenant l’auditoire par surprise, fit tout à coup éclater des bravos enthousiastes. La bataille était gagnée, gagnée au moment où l’auteur en désespérait peut-être, et sans qu’il pût apprécier encore toute l’importance de cette victoire. Comment deviner en effet dès ce soir-là que Suzanne avec ses yeux noirs ferait le tour du monde, et de reprise en reprise, constamment heureuse, constamment applaudie, prendrait sa place dans le répertoire à côté des œuvres classiques? Tel était pourtant le sort tout exceptionnel réservé à ce petit drame maritime. Douglas Jerrold y avait mis en œuvre quelques-uns de ses souvenirs de jeunesse, déjà exploités, mais sans autant de bonheur, dans son Ambrose Gwinett, cette histoire du bord de la mer où se retrouvaient des scènes étudiées sur nature, soit à bord de l’Ernest, soit parmi les ouvriers des docks de Sheerness. Or la sympathie nationale qu’inspire au pays qu’elle défend la première marine du monde, la marine anglaise, était encore en 1829 plus passionnée qu’on ne la voit aujourd’hui. Tous les enthousiasmes étaient en baisse depuis trente ans: mais l’esprit qui animait Nelson vivait encore chez ses contemporains. Il vivait, nous l’avons dit, chez l’ex-midshipman de 1813; il vivait chez les bourgeois de Borough et de London-Road qui venaient applaudir son œuvre; il vivait enfin chez cette vaste population de Londres, qui se mit, tout étonnée, à passer les ponts pour aller s’entasser sur les banquettes naguère désertes du petit théâtre Surrey.

Jouée quatre cents fois, dès sa première année d’existence, sur presque toutes les scènes de Londres, la pièce alla aux nues, et remit à flot le théâtre à peu près échoué qui l’avait lancée. Elle rapporta bien des milliers de livres à l’heureux impresario. Douglas. Jerrold, pour sa part, empocha la somme triomphale de... dix sept cent cinquante francs; mais il était populaire : son nom, murmuré jusque-là dans quelques officines de la presse inférieure, éclatait enfin, et emplissait l’air, répété par les foules émues. Un peu plus, un peu moins d’argent n’importait guère. Il ressentit pourtant l’iniquité du partage léonin qui enrichissait le directeur Elliston et l’acteur Cooke, chargé du principal rôle, tandis que lui, Douglas Jerrold, le créateur de cette fortune, l’inventeur de cette mine aux filons inépuisables, restait pauvre comme devant, et comme devant fort en peine de faire vivre sa nombreuse famille. Les complimens le trouvaient mécontent et rétif : « Vous êtes, lui disait quelqu’un, vous êtes le Shakspeare de Surrey. — Oui-da, répondit-il, jouant sur les mots, vous voulez dire un Shakspeare triste[11]. »

Il est probable, malgré cette plaisanterie, qu’il appréciait les avantages de toute espèce qui dérivaient pour lui de l’immense succès de son drame. Depuis neuf ans, il frappait en vain aux portes des grands théâtres, Covent-Garden et Drury-Lane. Du jour au lendemain, elles s’ouvraient toutes grandes pour lui livrer passage. Les directeurs étaient à ses ordres, et ils lui offraient les conditions pécuniaires les plus séduisantes. Ils se chargeaient de lui fournir aussi des sujets : la France n’était-elle pas là, pays conquis pour la scène anglaise ? Mais Douglas Jerrold n’entendait pas ainsi son métier. Emprunter aux Français, à ces Français odieux, à ces ogres de son enfance, dont il avait à l’âge de dix ans rêvé l’extermination !… D’ailleurs il nourrissait une noble chimère. Il ambitionnait la gloire de régénérer la scène anglaise. Il voulait ramener l’art où il ne voyait que le métier. Vis-à-vis de ses confrères, traducteurs experts pour la plupart, il ne contenait pas toujours dans les bornes de la politesse la plus stricte l’espèce de dédain qu’ils lui inspiraient. L’un d’eux, M. Planché, réclamait le bénéfice de certaines créations originales glissées dans des comédies d’emprunt : « N’avez-vous pas été frappé, lui disait-il, de ce personnage de la baronne dans ?.. — Je n’ai jamais été frappé que d’une chose en voyant vos pièces, interrompit Douglas Jerrold,… c’est de votre stérilité. »

Ainsi parlait-il, et, conformant sa conduite à ses dires, il voulut rester ce qu’il était ou croyait être, un créateur original. Son talent, de si bon aloi qu’il fût, justifiait-il cette fierté d’ailleurs fort légitime et fort louable ? Il faut reconnaître que non, à moins de s’en prendre, comme il l’a fait après tant d’autres, à l’ineptie toujours croissante d’un public que les directeurs de théâtre, — race inepte, — abrutissent à plaisir. Or, depuis que le théâtre existe, c’est là le langage de tous les incompris, et ce langage, si spécieux qu’il puisse être, est démenti par une expérience plus que séculaire. À la scène comme ailleurs, plus qu’ailleurs encore, si l’habile médiocrité peut se faire place, le génie aussi, voire le talent, sait conquérir et garder la sienne. Des succès immérités, on en a vu, on en verra toujours ; mais ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on ne verra jamais sans doute, c’est un écrivain de premier ordre, ayant les qualités de la mission par lui choisie, salué une fois des acclamations populaires, et qui manque ensuite à se faire compter pour ce qu’il vaut.

C’est ce qui serait arrivé à Douglas Jerrold, s’il en fallait croire son biographe, aveuglé par un sentiment trop respectable pour qu’on le réfute avec amertume. À Suzanne aux yeux noirs succédèrent Thomas A’Becket, tragédie historique, le Ducat du Diable, drame romantique, en vers blancs (joué au théâtre Adelphi), et à Drury-Lane enfin la Fiancée de Ludgate, en deux actes, pièce de cape et d’épée, où Charles II joue un rôle travesti, très digne de ce joyeux monarque. À Drury-Lane encore, cette première épreuve n’ayant pas été absolument défavorable, Douglas Jerrold donna le Jour des loyers (Rent’Day), drame de la vie privée, tiré du tableau si connu de David Wilkie. Nell-Gwynn, la Ménagère (the House-Keeper), la Robe de noce (the Wedding-Gown), Beau Nash[12], toutes ces pièces bien purement, bien exclusivement anglaises, se succédèrent, de 1831 à 1834, sur les théâtres de Drury-Lane et de Hay-Market — toujours avec succès, nous dit-on. Néanmoins la cause nationale n’était pas gagnée. La France ne perdait pas un pouce de terrain. Les œuvres de MM. Scribe, Bayard, etc., convenablement anglicisées par MM. Peake ou Planché, tenaient victorieusement tête à l’originalité de Douglas Jerrold, à son travail énergique, à son esprit alerte, à son dialogue hérissé de mois, de saillies, de concetti plus ou moins heureux. Le vaillant Breton ne se déconcerte, ne se décourage pas. En 1835, il ouvre sa plus rude campagne dramatique, et coup sur coup, à Drury-Lane, au Théâtre de la Reine, à l’Olympic, à l’Adelphi, les Hasards du Dé, les Camarades d’Ecole, l’Homme est un âne, les Pigeons en cage, attestent la fécondité de sa verve. En 1836, — toujours après de grands succès ! — il entreprend la direction du Strand-Theatre, et là, sous un pseudonyme transparent (Henry Brownrigg), il fait représenter trois ou quatre pièces, dont une tragédie en un acte (le Peintre de Gand), dans laquelle il entreprend de jouer lui-même le principal rôle : tentative singulière dont il se dégoûta heureusement après quinze jours d’inutile exhibition, et qui s’explique, qui s’excuse peut-être par les impatiences que lui causaient ses luttes avec l’inintelligente obstination des comédiens chargés d’interpréter sa pensée. Il s’en repentit du reste longtemps, et ne parlait qu’avec une certaine répugnance de ce qu’il appelait « sa folie de 1836. »

De cette époque désastreuse à 1841, il y a dans la carrière dramatique de Douglas Jerrold une lacune que son biographe n’a pas pris soin de nous expliquer. Ces cinq années ne furent point oisives. Les revues, les magazines, la Belle Assemblée, le Blackwood, le New Monthly, la Freemason’s Quarterly, voire le Forget-me-not et les autres Annuals recevaient à chaque instant les communications de l’infatigable écrivain. Beaucoup furent datées de Paris, où d’assez sérieux embarras pécuniaires avaient exilé Douglas Jerrold : pauvreté honorable d’ailleurs, car elle provenait de l’extrême facilité avec laquelle il se laissait engager, par les instances de ses amis, à se mettre de moitié dans leur gêne, et à contracter pour eux des engagemens au-dessus de ses forces. En France, il connut littéralement, pour lui et les siens, les angoisses de la misère, et ce fut dans une chambre sans feu, pendant l’hiver de 1835-1836, qu’il écrivit, outre deux comédies, bon nombre de nouvelles publiées à Edimbourg dans le Blackwood. Une grande partie de ces ingénieux récits se trouve dans le recueil intitulé : Men of character.

A Paris, en même temps que lui, travaillaient loin de leur pays des écrivains, des artistes promis à une juste célébrité, Makepeace Thackeray, Henry Mayhew, le musicien Barnett. Ils se voyaient, s’entr’aidaient, et Thackeray, préludant à ses brillans travaux d’écrivain par de spirituelles caricatures, préparait sans doute déjà les illustrations dont s’est enrichie la première édition du recueil dont nous venons de parler[13]. Encouragé par le succès de Men of Character, Douglas Jerrold eut l’idée de se faire éditeur, et son début fut un coup de maître. Il publia (1840) une série d’esquisses contemporaines (Heads of People), où l’esprit d’opposition radicale revêt tous les caractères d’une tendance sérieuse, d’une préoccupation sincère. Il avait abordé de bonne heure, quoiqu’en sous-ordre, la presse politique. Il avait travaillé régulièrement au Ballot, depuis fondu dans l’Examiner, où il était entré comme sub-editor à côté du rédacteur en chef, une des grandes réputations de la presse anglaise, M. Albany Fonblanque. Dès l’origine du Punch in London, origine malheureuse qui devait aboutir, mais plus tard, à une brillante transformation, il avait aussi pris position parmi les plus implacables railleurs du régime oligarchique. Trop frappé de quelques puérilités extérieures et aussi de quelques privilèges abusifs, peut-être ne comptait-il pas assez les garanties que l’existence d’une aristocratie libérale doit offrir, contre certains dangers, à l’indépendance du pays; peut-être n’appréciait-il pas assez le droit de libre moquerie dont il usait et abusait sans péril ni gêne, et que ne lui eût pas laissé une autre forme de gouvernement : maintenant, ceci soit dit à sa décharge, il n’était pas tenu de penser en 1832 ou en 1840 comme pensent en 1859 bon nombre de ceux qui l’ont naguère applaudi.

Dans la préface des Heads of People, Douglas Jerrold dessine nettement l’attitude qu’il entend conserver. Il tance hardiment John Bull, qui se croit le plus probe, le plus franc, le plus loyal, le plus sage des êtres humains, et il lui montre le revers de cette médaille brillante où si complaisamment il se mire. Ici la physionomie change. John Bull, l’honnête homme par excellence, ne déteste pas un bon petit vol, par-ci par-là..., mais à la condition que ce vol soit entouré de formes légales et sanctionné par un acte du parlement. Après cette petite cérémonie, qui est en quelque sorte le baptême rédempteur de l’enfant adoptif, John Bull se met à aimer son larcin, il l’admire, le choie, le presse sur son cœur, lui donne mille jolis petits noms, et si on veut le lui disputer, crie en toute bonne foi son haro sur le voleur !... John Bull fait aussi profession de ne point vénérer la richesse; mais en réalité sa large échine a la souplesse du roseau, un niais et respectueux sourire plisse ses grosses joues à l’aspect du veau d’or, et il se baisse, et il baise les pieds de l’animal immonde. Il est vrai qu’il se redresse tout aussitôt, essuie ses lèvres du revers de la manche, prend un air magnanime, et envoie au diable quiconque fait attention à l’argent. Et les titres? Ah! oui, venez lui parler des titres. Écoutez-le, à la taverne de King’s head, discourir sur la noblesse : a Qu’est-ce qu’un titre? Est-ce l’homme, dites? » Mais si, la semaine qui vient, lord Bubblebrain se met en tête de représenter le comté, s’il condescend à entrer chez John Bull pour solliciter son vote, John, fasciné, reste les pieds cloués sous l’auvent de sa porte; il lisse sa chevelure, ricane, se tortille, s’incline, et comprend quelle magie blanche il y a dans les regards d’un lord et dans ses paroles. Puis, encouragé par sa femme, John ira voter, avec cette simple remarque « qu’un gentleman, après tout, ne saurait faire moins... et qu’il faut bien montrer quelque savoir-vivre. »

Le même esprit se retrouve dans les dernières pièces de Douglas Jerrold, les moins heureuses devant le public, les plus goûtées cependant des connaisseurs. Dans la Modiste Blanche[14] (The White Milliner), lisez la scène entre un ex-pauvre diable devenu riche et le juge qui naguère l’avait puni de n’avoir pas le sou. Voyez, dans les Bubbles of the Day, ce lord Skindeep, pseudo-philanthrope, au jargon imposant et menteur ; ce Brown tourmenté par l’ambition paternelle, et qui tient absolument à ce que son fils « devienne quelqu’un ; » ce charlatan municipal, sir Phœnix Clearcake, qui monte un bazar par esprit national, « afin de peindre à neuf l’église Saint-Paul ; » ce capitaine Smoke, ingénieux spéculateur, qui veut prendre à bail le mont Vésuve et y établir une manufacture d’allumettes chimiques. C’est toujours l’aristocratie qui est en scène, avec ses faux dehors, son langage pompeux et prestigieux, les mystifications sociales à l’aide desquelles elle se maintient.

Ce qui est assez remarquable, c’est que toutes ces épigrammes décochées à la société anglaise sont datées de Paris d’abord, puis de Boulogne (1840), où Douglas Jerrold était allé s’établir, en vue du pays qu’on l’avait forcé de quitter ; il y occupait le cottage qui jadis a vu mourir l’infortunée Mrs Jordan, cette triste victime d’un caprice royal. Là furent écrites les deux comédies dont nous venons de parler, puis deux autres pièces, en deux actes chacune (The Prisoner of War et Gertrude’s Cherries, jouées en 1842, la première à Drury-Lane, la seconde à Covent-Garden). Celles-ci portent avec elles leurs certificats d’origine, puisque la scène de l’une est Verdun, et que la seconde se passe sur l’ancien champ de bataille de Waterloo, où l’on nous montre la bonhomie curieuse des pèlerins anglais cruellement exploitée par les fabricans de reliques militaires. Quand elles parurent, le laborieux auteur avait enfin recouvré son indépendance. Dès la fin de 1841, il avait pu rentrer en Angleterre et s’établir dans une de ces jolies villas suburbaines où il passa le reste de sa vie[15], jardinant pour se délasser d’écrire, entouré d’arbres, de fleurs et d’animaux. C’est un attrayant tableau d’intérieur que celui où M. Blanchard Jerrold nous raconte les journées de son père. On y voit le publiciste violent, le satirique amer, l’effervescent créateur de tant de publications diverses, sous un aspect inattendu, sortant dès le matin, en veste de chasse et sans cravate, pour errer librement sur les bruyères d’alentour. Un gros bâton lui sert de canne, et son terrier brun l’accompagne. Un camp de gypsies n’est pas loin de là, et c’est vers ces bohémiens que le promeneur matinal va de préférence. Au retour, quelques fraises et un bol de lait composeront le déjeuner de ce buveur de sang. Puis commence le travail austère, acharné, condition sine quâ non de ce modeste bien-être.


« Le cabinet est commode : des livres tout autour ; Milton et Shakspeare sur les rayons supérieurs; sur la cheminée, comme relique, un morceau du fameux mûrier de Stratford; au-dessus du sofa deux gravures de Wilkie, le Rent-Day et le Distraining for rent (le Jour des loyers et la Saisie). Le meuble est de chêne, simple et solide. Le petit chien a suivi son maître et dort à ses pieds.

« Le travail commence. Si c’est une comédie, l’écrivain se lève par momens et parcourt la chambre à grands pas, s’adressant des apostrophes incohérentes; s’il prépare la copie du Punch, vous l’entendrez éclater de rire amusé de quelque facétie qui lui vient en tête. Tout à coup il pose la plume, et par une petite serre, sans que personne le voie, il va se glisser dans le jardin, où il s’amusera, tout en causant avec le jardinier, à guetter les allures quêteuses du petit terrier, qui çà et là bat les buissons de groseilliers. Puis, cueillant un brin d’aubépine, qu’il s’en va mordillant sans y songer, il revient le long des murs tièdes reprendre la besogne interrompue.

« A l’œuvre, et plus fort que jamais : l’idée s’est offerte, et en caractères plus menus que ceux dont l’imprimeur va tout à l’heure la revêtir, elle s’étend sur les longues bandelettes de papier bleu préparées pour la recevoir. Une main chérie, une main de femme apporte quelques simples alimens, un morceau de pain, un verre de vin généreux; mais pas une parole n’est échangée, et l’ange gardien a disparu... Enfin la plume est jetée de côté. On retourne au jardin. Il est temps de penser à la volaille, aux pigeons, de voir si la vache et le cheval ont leur provende. Puis encore une promenade sur les bruyères, et enfin, sous la tente, à l’ombre du grand mûrier, on s’assoit, quelque vieux volume à la main. »


Ce volume, c’est Rabelais, c’est Jeremy Taylor, c’est Jean-Paul ou sir Thomas Browne. Et c’est d’eux, plutôt que du roman nouveau, qu’il sera question tout à l’heure, quant au dîner les amis de Londres seront venus s’asseoir, soit que la littérature y envoie John Forster le critique ou Dickens le romancier, soit que les arts s’y fassent représenter par Mulready ou Maclise, car il ne faut pas s’imaginer que tant de travaux, tant d’activité, tant d’esprit prodigué, tant d’épreuves courageusement subies, n’ont pas graduellement élevé Douglas Jerrold au rang social qui lui était dû. Que telle ou telle coterie lui soit hostile, — et nous le croirons, puisqu’il s’en plaint, — que tel ou tel lord rudement malmené par le Punch lui garde par rancune un mépris plutôt affecté que réel, tout cela est bien possible ; mais l’estime publique lui est acquise, car il est irréprochable, et la sympathie publique aussi, car sous ses dehors un peu brusques, et derrière ce masque satirique, on a su deviner un cœur chaleureux, un brave et digne homme.

Rejeton déchu d’une race aristocratique, — ses aïeux avaient été de riches propriétaires terriens, — Douglas a remonté degré à degré l’échelle sociale. Son fils nous parle en ces termes des invitations qui pleuvaient chez le publiciste : « Tantôt c’était lord Melbourne qui le conviait à rencontrer chez lui « les Gordons, » lord Morpeth, etc., tantôt lord Nugent ou sir E. Lytton Bulwer l’appelant dans leurs seigneuriales résidences, the Lilies ou Knebworth, tantôt enfin le docteur Mackay lui offrant de lui présenter M. Jules Janin, ou bien Thomas Landseer, sir Joseph Paxton lui proposant quelque délassement du dimanche. » La protection de lord John Russell, acceptée un peu à regret par l’écrivain radical, avait ouvert à son fils une carrière administrative. Il comptait pour amis presque toutes les notabilités de l’art ou des lettres : Savage Landor, Forster, Talfourd, miss Mitford, lady Morgan, etc. Des pèlerins littéraires venus de l’étranger frappaient à la porte du romancier. D’illustres proscrits politiques venaient remercier le publiciste toujours prêt à les défendre. Autre symptôme encore, très expressif pour qui connaît la vie anglaise et ses convenances hiérarchiques : Douglas Jerrold, qui jadis en 1824, pour être d’un club, en fondait un (celui des Feuilles de Mûrier, devenu longtemps après le Shakspeare-Club, et mort depuis dans tout l’éclat du luxe qui avait succédé à sa jeunesse vigoureuse et pauvre), Douglas Jerrold est enfin de l’Athenœum, du Museum, du Hooks and Eyes ; surtout il est d’Our-Club, où ses dires heureux sont recueillis con amore. On les compare à ceux de Théodore Hook, de Sidney Smith, de Thomas Hood, de tous les humoristes célèbres. « Il les surpassait tous, a dit un critique distingué, M. Hepworth Dixon, par l’éclat soudain et la force. Son esprit était comme hérissé d’acier brillant, et sa parole réveillait l’idée de lanciers manœuvrant par escadrons. Nous avons entendu dire qu’on ne trouverait pas un seul calembour dans tout ce qu’il a écrit. Son esprit inclinait plutôt vers la fantaisie des poètes que vers la plaisanterie facile et le gros rire. »

Il existe encore, sténographiées, des conversations de club où les opinions de Jerrold sont fixées comme, sur certains cadres, les ailes bariolées des papillons. En général, sténographie et cadres éveillent peu la curiosité. Cependant nous avons noté un fragment de ces propos de table, où se trouve abordée une question assez délicate. Jerrold parlait avec enthousiasme de Wordsworth, le poète auquel, Shakspeare mis à part, il reconnaissait devoir le plus, Byron n’étant pour lui qu’un « amour de jeunesse. » Wordsworth au contraire, admiré plus tard, lu et relu sans cesse, l’avait souvent consolé dans ses chagrins, guéri dans ses maladies morales. Un des assistans se récrie; il a contre Wordsworth comme contre Southey des objections politiques. Il déteste leurs opinions, et n’a jamais pu prendre sur lui d’aimer leurs vers.


« JERROLD. — Laissez donc là leurs opinions. L’homme Wordsworth peut avoir été un snob, un coquin, si vous voulez. Notre cher Hood voulait me présenter à lui, j’ai refusé. Je haïssais l’homme; mais le poète m’a donné de grandes idées, et je lui en garde une vraie reconnaissance. Séparez toujours l’écrivain de son œuvre.

« H... — Impossible. Je ne saurais envisager comme n’ayant aucun rapport l’un avec l’autre l’artiste et l’art, les créateurs et les créations... On veut connaître l’homme dont on accepte l’enseignement. Il y a échange entre votre lecteur et vous. Vous sollicitez sa confiance ; il s’enquiert de votre caractère.

« JERROLD. — Il a tort, et vous aussi. Une vérité est une vérité; une belle pensée est une belle pensée. Que m’importe d’où sort l’une ou l’autre? Lorsque Coleridge dit :

<POEM>Le vieil hiver dormait dans son linceul de neiges ; Sur son front qui sourit un rêve de printemps Passe...[16]


vais-je m’inquiéter de ce que Coleridge a été un ivrogne abruti et un tyran domestique?

« H... — Moi, je m’en inquiète. L’Évangile prêché par le diable n’est plus l’Évangile pour moi ; l’eau pure ne vient pas de sources infectées. Je refuse l’oracle que me jette un charlatan...

« JERROLD. — Il vaut mieux sans doute que le poète soit un honnête homme; mais son poème n’en sera ni pire ni meilleur. La méthode inductive n’est pas fausse, que je sache, parce que Bacon a trafiqué de sa conscience et a courtisé lâchement un prince oppresseur. La théorie de la gravitation serait vraie, découverte par le premier charlatan venu. Mistress Siddons fut une grande actrice, sans que cela eût le moindre rapport avec ses vertus maternelles et sa fidélité à son mari. Le caractère privé de l’artiste n’importe en rien au public. Les cartons de Hampton-Court seront-ils moins divins parce que Raphaël vivait avec une maîtresse? L’art reste l’art, la vérité est la vérité, quels que soient les interprètes par lesquels ils se révèlent. »


Une plaisanterie termine l’entretien, A propos de Mlle Rachel, on parle de la race Israélite. « C’est vrai, dit Jerrold après une pause,... nous devons beaucoup aux Juifs. » Tous ses mots ne valent pas celui-là, du moins ceux qu’on a imprimés. Et à vrai dire le mot imprimé a rarement bonne grâce. Ceux de notre misanthrope ont quelque chose de trop âpre pour le tempérament gaulois. — J’ai failli en mourir de rire, lui disait un ennuyeux conteur à la fin d’un long et lourd récit. — Pourquoi diable avez-vous failli ? lui demanda Jerrold, réprimant à grand’peine un bâillement. — Certain quêteur se présentait pour la dixième fois au nom d’un ami besoigneux : — Voyons, combien lui faut-il? — Oh! presque rien. Un quatre et deux zéros (400 livres) feront l’affaire. — A la bonne heure. Inscrivez-moi pour un des zéros. — Un jour qu’on discutait l’emplacement d’un nouveau club à créer, quelqu’un proposa de le bâtir près de Pall-Mall, dans le quartier de l’aristocratie. — Pas là, jeunes gens, pas là!... s’écria Jerrold. Nous y attraperions des... armoiries. — A propos, disait-il au trop fidèle Achate de quelque Énée fashionable, savez-vous qu’un tel (Énée) paie pour vous la taxe d’un chien? — Un autre jour, dans le feu d’une discussion qui menaçait de devenir trop vive, quelqu’un s’étant écrié : «Voyons, messieurs, je ne vous demande qu’un peu de bon sens... — Accordé! interrompit Jerrold, et maintenant vous manque-t-il encore autre chose? » Ce n’est pas là, il faut en convenir, l’idéal de notre atticisme, et ces saillies trop anglaises sont aux plaisanteries parisiennes ce que les comédies de Douglas Jerrold sont aux ingénieux vaudevilles dont Paris alimente l’univers. La grâce et la légèreté manquent à ces personnalités trop directes, véritables morsures de bull-dog; mais faut-il s’en étonner? Apprend-on à tourner un vau- deville en lisant Milton et la Bible? Se forme-t-on à l’escrime légère des causeries de salon en étudiant Shakspeare et Worsdworth?

Douglas Jerrold continuait, malgré le découragement qui peu à peu le gagnait, son emprise en faveur du drame national anglais. Il y mettait le même zèle obstiné que l’acteur Macready déployait pour rendre sa popularité à Shakspeare. Les deux tentatives devaient également échouer, incomprises et mal secondées : grand sujet de récriminations que se renvoient encore aujourd’hui les auteurs et les comédiens, sans parler du public, dont les uns et les autres médisent très volontiers, et des mauvaises lois qui régissent chez nos voisins la propriété littéraire. Le 26 avril 1845, une comédie intitulée le Temps fait des miracles (Time works wonders) avait obtenu à Hay-Market un succès notable, et au dire de Charles Dickens[17] c’était, sans comparaison, le chef-d’œuvre de l’auteur. Cinq ans s’écoulèrent cependant avant que celui-ci se décidât à risquer une nouvelle bataille. Une comédie en cinq actes, the Catspaw, fut jouée en 1850. Dans l’intervalle, Douglas Jerrold s’était consacré tout entier au journalisme. Son active collaboration au Punch, son Shilling Magazine (1846) et le Weekly Newspaper, qui porte son nom (1847), l’avaient mis, comme écrivain politique, sur un pied formidable. En 1848, il était venu à Paris étudier de près cette révolution qui semblait en présager tant d’autres. Sa comédie, née parmi tant de travaux divers, s’en ressentit peut-être, et n’obtint qu’un succès médiocre. Quelques envieux, — ils n’avaient guère manqué à Jerrold depuis que sa fortune littéraire s’établissait sur des bases solides, — insinuèrent que l’influence du journaliste avait servi à faire accueillir sa pièce. En démenti formel et catégorique leur fut adressé par Jerrold dans l’Athenœum[18], et trois ans après il faisait encore jouer une pièce en trois actes, Saint Cupidon, ou les Chances de Dorothée, — St Cupid, or Dorothy’s Fortune, — qui eut le singulier bonheur d’être jouée pour la première fois à Windsor-Castle, devant la cour d’Angleterre. L’auteur, contrairement à ce qui devrait être d’usage et aux prescriptions du bon goût le plus vulgaire, ne reçut pas d’invitation pour la royale soirée dont son esprit faisait les frais, et ce ne fut là que le moindre des dégoûts dont il paraît avoir été abreuvé à cette occasion. Aussi, déplorant ses longues illusions, renonça-t-il dès lors à écrire pour la scène. La seule comédie qu’on ait depuis obtenue de lui, le Cœur d’Or, — Heart of Gold, était écrite avant ces dernières déconvenues. Elle l’avait été à la sollicitation de l’acteur-directeur Charles Kean, qui devait, avec sa femme, y remplir les deux principaux rôles; puis, violemment attaqué dans le Punch, Kean s’était cru délivré de son engagement. Propriétaire de la pièce, qu’il avait payée d’avance, il l’avait distribuée sans avoir égard aux protestations formelles de l’auteur, qui refusa d’en suivre les répétitions, et se vit ainsi traduit malgré lui devant le public. Rien de tout ceci ne fut pris en considération, et la comédie, mal jouée, n’eut aucun succès. Ainsi finit, — assez mal, comme on voit, — la longue carrière dramatique de Douglas Jerrold[19].

Comme publiciste et comme conteur, il réussissait mieux. Le Punch, dont l’enfance avait été débile, mais qui refleurit plus tard entre les mains de publishers intelligens, lui a dû des séries fort remarquées : celle qu’on nomme, de l’initiale qui les faisait reconnaître, les Q’s Papers (1841-1842), les Jenkins Papers, où l’idolâtrie patricienne du Morning Post était impitoyablement flagellée, les Lettres de Punch à son fils, Notre Lune de Miel, mais surtout et avant tout les fameux Sermons sur l’Oreiller, de l’excellente mistress Caudle. Ceux-ci, comme les chapitres dont peu à peu se forma le Livre des Snobs, échappés du petit journal satirique, ont fait véritablement le tour du monde. La Hollande elle-même en possède une traduction, et nous leur devons de trop bons rires pour contester leur droit à cette brillante destinée. Chance bizarre! la vraie célébrité de Douglas Jerrold, — celle qu’il n’avait pas acquise par trente ou quarante ouvrages dramatiques, huit ou dix volumes d’Essais, huit ou dix autres de contes et de romans, — quelque cent pages de plaisanterie bourgeoise, tombées de son bureau comme les miettes tombent d’une table richement servie, allaient précisément la lui donner. Il s’en indignait quelquefois, et s’irritait de n’être pour le public pris en masse que l’auteur des Sermons de Mistress Caudle; mais le zéphyr railleur qui emportait ses imprécations lui amenait l’écho des applaudissemens et des rires que cette heureuse bluette soulève encore, à l’heure présente, partout où l’anglais se lit.

Mistress Caudle, c’est sous quelques rapports la madame Honesta de Machiavel et de La Fontaine. Il manque bien des choses à M. Caudle pour être un vrai Belphégor; mais enfin, dans ce ménage comme dans celui du faux Roderic, ce sont

Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.

Et Caudle n’a pas la ressource, comme le diable en question, de s’aller cacher, avec la permission de son chef, dans le corps des princesses napolitaines ou autres. Aussi demeure-t-il, patient et penaud, sous le feu des remontrances conjugales qui chaque soir recommencent, variant de sujet, d’accent, de caractère, tour à tour ironiques et attendries, amères et pathétiques, arrosées de verjus ou trempées de larmes. Jamais le home (sweet home) anglais n’avait été si plaisamment parodié; jamais les échos de l’alcôve n’avaient été à ce point indiscrets et moqueurs; jamais les taquineries, les pruderies, les jalousies, les économies de la ménagère grondeuse n’avaient été sténographiées avec une aussi scrupuleuse exactitude. Cependant, pour bien apprécier ces harangues bourgeoises, il ne faut pas les lire en bloc dans le volume où on les a réunies[20]. La plaisanterie semble alors un peu prolongée ; mais en les prenant un à un, comme ils furent écrits et publiés, ces petits drames domestiques sont d’un irrésistible effet. Nous disons drames, bien qu’il s’agisse de monologues. Caudle, l’honnête Caudle, dans sa longanimité quelque peu insouciante et blasée, ne prend guère la parole, bien que son éloquente moitié l’y provoque par mille défis; mais s’il ne répond jamais que par interjections ou monosyllabes, elle se charge, elle, d’interpréter sa pensée et de la discuter, de la réfuter, de la réduire en poudre, de l’anéantir. Qu’il s’avise de faire la mine à son dîner, et il aura une belle homélie sur la tempérance. Il faut entendre alors le panégyrique du gigot froid! Que s’il s’est permis de prêter à un ami le parapluie de famille, ou d’aller seul à la foire de Greenwich, s’il s’est impatienté contre une chemise à laquelle manquait un bouton, s’il prétend à une clé du logis qui lui permette de rentrer à l’heure où il voudra, s’il se permet d’intervenir dans le choix d’un parrain pour son dernier né, s’il met en question l’opportunité des lessives domestiques, s’il a été salué en pleine rue, et au bras de mistress Caudle, par une femme plus jeune et plus jolie qu’elle… Mais au fait écoutons cette fois la Curtain’s Lecture.


«… Pour me voir insultée chaque fois que je sors, monsieur Caudle, eh bien ! autant vaut rester toute ma vie au logis… Quoi?… que je vous laisse au moins une soirée de repos?… Voilà qui est un peu fort!… Certainement il ne m’arrive pas souvent de sortir à votre bras;… mais il est dur que je ne puisse le faire sans voir ainsi fouler aux pieds tous mes sentimens… Il y a des femmes bien effrontées!… Ce que je radote?… Oh! vous le savez très bien, M. Caudle… Il faut n’être pas grand’chose pour faire ainsi des signes à un homme quand il se promène avec sa femme… Vous dites que c’est miss Prettyman?… Eh bien! après?… Que m’est, à moi, miss Prettyman?… Vous l’avez rencontrée une ou deux fois chez son frère… Oui-da, et plus souvent aussi, je m’en doute… Je m’étais toujours demandé ce qui vous attirait par là… Maintenant je le sais de reste… Oh! monsieur Caudle, pas de grands bras et pas tant de bruit… Innocent comme l’enfant qui vient de naître, n’est-ce pas?… Je ne suis plus dupe de ces belles protestations… Autrefois, à la bonne heure… J’avais la niaiserie d’y croire. A présent. Dieu merci! je sais à quoi m’en tenir.

« L’effrontée!… Pensez-vous que je n’aie pas vu comme elle riait tout en vous envoyant ce petit signe de tête? Je devine assez ce qu’elle pensait, et comme elle m’avait en pitié!… Oh ! vous me voudriez aveugle, n’est-il pas vrai? mais je jouis encore de toutes mes facultés… Croyez-vous, par exemple, que je n’aie pas vu le blanc dont elle est plâtrée?… Vous ne l’avez pas vu, dites-vous? C’est tout simple, mais je l’ai vu, moi… Et vous prétendez que je l’ai fait rougir?… Comme si la rougeur paraissait à travers toute cette peinture… Non, monsieur, non, je ne suis pas sans cesse à médire… Vous pouvez vous lever si bon vous semble… Vous ne m’empêcherez pas de dire ce que j’ai sur le cœur… Je me connais, je crois, en teints naturels… J’en avais un, ce me semble, avant que votre conduite et mes chagrins l’eussent gâté… Lorsque nous étions encore étrangers l’un à l’autre, on m’avait surnommée Lis et Rose… De quoi riez-vous?… Qu’y a-t-il de risible là-dedans?

« En sorte donc que je ne pourrai plus sortir avec vous sans vous voir salué par toutes les femmes… Ce que je veux dire, puisqu’il ne s’agit que de miss Prettyman?… Est-ce que je sais, moi, qui vous saluez quand je ne suis pas là?… Et celles qui ne vous regardent pas, à coup sûr vous les regardez, vous… Vous les regardez sous mon nez, à plus forte raison quand je ne suis pas là… Oh! Caudle, ne vous en défendez pas! C’est devenu chez vous une habitude si invétérée, que vous vous y livrez maintenant sans vous en apercevoir... Mais moi, je m’en aperçois de reste.

«Que dites-vous?... Vous ne pouvez tranquillement écouter ces calomnies contre une si excellente personne?... Ah! sans doute, vous lui devez bien de prendre parti pour elle. D’ailleurs ce n’est pas elle qui est à blâmer : sait-elle si vous êtes marié? Jamais on ne vous voit dans la rue avec votre femme, jamais! Partout où vous allez, vous êtes seul; tout le monde vous tient pour célibataire... Vous dites?... Vous savez-trop que vous ne l’êtes jplus ?... Qu’importe? Je demande seulement ce qu’on doit penser de vous, quand on ne nous voit jamais ensemble. Les autres femmes vont avec leurs maris; mais je vous le dis souvent, je ne suis pas une femme comme une autre, moi!.. Pourquoi ricanez-vous, monsieur Caudle?... Comment je sais que vous ricanez?... Ne l’ai-je pas bien vu au mouvement de l’oreiller?

« C’est ma faute si je ne vous accompagne pas?... Peut-on s’excuser aussi pauvrement! Mes éternelles objections vous fatiguent, je sais; mais voyons, puis-je sortir faite comme une voleuse?... Aussi prenez-vous bien votre temps, et quand vous m’offrez de m’emmener, c’est que mon chapeau est chez la modiste... ou que ma robe n’est pas revenue... ou que je ne puis quitter les enfans,... et vous saisissez l’occasion. Oh’! vous êtes un habile homme!... Puis, quand j’accepte, je suis sûre d’avoir à m’en repentir... oui, monsieur, je le répète, à m’en repentir. Croyez-vous donc que je n’aie pas de cœur?... Vous êtes sans doute le seul qui en ayez?... Ah! j’oubliais: miss Prettyman peut-être, elle aussi, naturellement.

«Voilà donc pourquoi tant de fois vous me fîtes veiller jusqu’à minuit, tandis que vous passiez la soirée chez M. Prettyman... Oh! jurez à votre aise, monsieur Caudle... Si je n’étais pas une femme, ce serait à moi de jurer... Mais que cela vous ressemble, à vous autres hommes... Les maîtres de la création, comme vous vous appelez!... Beaux maîtres en vérité!... et vous faites joliment esclaves les pauvres créatures qui sont liées à votre destin!... Mais je vous quitterai, Caudle,... et je ferai savoir ensuite à l’univers entier les traitemens que vous m’avez infligés... Plaît-il?... Je puis dire tout ce qui me plaira... Ah ! Caudle, ne tentez jamais la langue d’une femme; vous ne savez pas tout ce que j’aurais à raconter... Ne me poussez pas à bout!

«Miss Prettyman!... Mais j’y pense... je vois clair dans tout ceci... Je comprends pourquoi vous vouliez donner un thé à Mr. et mistress Prettyman... Et moi, pauvre aveugle, qui les allais inviter!... Et vous auriez osé, malheureux, la faire venir ici, sous mon toit!... Dans cette maison même où... »


A ce moment, Caudle, complètement à bout, se jette hors du lit et va coucher dans un coin de la nursery, mais demain il sera d’un dîner de noces, en compagnie de miss Prettyman, et mistress Caudle en aura long à dire après ce dîner, où l’imprudent ne s’est pas conduit envers elle « comme un mari vis-à-vis de sa femme. »

L’Histoire d’une Plume parut aussi dans le Punch, et tient une place importante dans l’œuvre de Jrrold. Cette plume, qui de la boutique d’un Juif passe sur le berceau du prince de Galles (1762), qui, dérobée, — pour ne pas dire volée, — par une dame d’honneur, devient la cause première des malheurs d’une pauvre fille du peuple, — cette plume raconte elle-même ses aventures et ses impressions. C’est assez dire que nous sommes en pleine fantaisie; mais nous y sommes avec un romancier qui a le sentiment profond des réalités humaines, et on peut se fier à lui pour mettre dans ce conte de fée tous les enseignemens qui peuvent le faire goûter du peuple et le rendre utile à la cause des réformes. Les années n’ont pas en vain mûri cette pensée active. L’écrivain émérite, constamment en rapport avec les masses populaires, constamment penché sur le mystérieux abîme où elles s’agitent, n’a pas vainement étudié le sens des vagues clameurs qui montaient vers lui. Ses derniers romans s’en ressentent : les Chronicles of Clovernook[21] et le Man made of money, comme la Story of a feather, et comme l’histoire si populaire de Saint Giles et Saint James dans le Shilling Magazine.

Le radicalisme de Douglas Jerrold était celui d’un artiste. « Il tranchait, a dit un spirituel appréciateur, sur le fond prosaïque de la littérature radicale. Celle-ci est utilitaire et systématique; Douglas n’était ni l’un ni l’autre : homme de cœur et d’esprit, obéissant à ses impulsions, à ses sentimens, à son penchant épigrammatique, il se jetait gaiement sur un abus constitutionnel, sur un privilège institué, comme le picador sur un taureau. Je ne saurais affirmer qu’il ait jamais pris au grand sérieux la science politique, ni qu’il ait eu pour telle ou telle forme de gouvernement une préférence raisonnée : son radicalisme fut affaire d’humour et tour d’esprit invincible. Il avait en mépris les gros bonnets, les perruques de toute dimension, les pompes vieillies, le formalisme, l’étiquette menteuse, tout ce qui constitue la mise en scène, la comédie, le humbag politiques. Ce radicalisme n’était pourtant pas sans importance; il attestait que nos institutions se dépoétisent et n’ont plus leur ancien prestige. A sa cause il rendit de grands services : qu’il s’agit ou d’une corruption séculaire ou d’une injustice récente, Douglas était toujours là, sa fronde à la main. L’épigramme partait, et le coup était porté... »

Tel fut en effet son rôle, et dans le Punch, où, dix-sept années durant, il fit paraître un article par semaine, et dans le Weekly Newspaper, fondé en 1846, qui se mourait au bout de deux ans, et dont il retira son nom après la révolution de février. Cette révolution, qu’il était venu étudier sur place, il déclara toujours n’y avoir pas compris grand’chose. En 1852, on lui offrit la rédaction en chef d’un recueil hebdomadaire déjà en possession de nombreux lecteurs, le Lloyd’s Weekly Newspaper. Les émolumens attachés à ce travail (25,000 fr. par an) lui garantissaient une indépendance plus complète, moins menacée surtout, que celle dont il avait pu jouir jusque-là, au prix d’un travail énorme et souvent perdu. Les années lui rendaient nécessaire un loisir qu’il n’avait guère connu, et d’ailleurs il se trouvait de plus en plus attiré par l’espèce d’apostolat social qu’il avait pris à cœur dès le début de sa carrière. Il se sentait écouté, il avait beaucoup à dire. Les cinq dernières années de sa vie, à part le temps que lui dérobaient les souffrances d’un corps épuisé, furent consacrées à semer sur un sol fécond la parole de liberté.

À Boulogne, pendant l’été de 1856, les soldats du camp de Wimereux purent voir passer dans leurs lignes un vieillard à cheveux blancs, qui promenait de tous côtés ses vifs regards et sa gaieté juvénile : c’était Douglas Jerrold, ramené en France par ses souvenirs d’exil. Un coup très durement ressenti, — espèce de pronostic sinistre, — vint tout à coup l’y frapper[22]. Il repartit pour l’Angleterre, où la mort allait venir le chercher quelques mois plus tard.

En 1857, le dernier dimanche du mois de mai, à une de ces réunions où M. Russell (le chroniqueur militaire du Times, celui qu’on a surnommé la plume de guerre, — pen of war) racontait ou lecturait, comme on dit chez nos voisins, la campagne de Crimée, Charles Dickens rencontra Douglas Jerrold. Ce dernier était souffrant. Il se laissa pourtant entraîner à Greenwich, où M. Russell avait convié les plus illustres de ses auditeurs. La soirée se passa mieux que Jerrold n’y avait compté. Dickens et lui se séparèrent gaiement après avoir échangé une poignée de main. — « Huit jours plus tard, en revenant de Gad’s-Hill, où il m’avait promis une visite, a écrit le célèbre romancier, une des personnes qui étaient dans le même wagon que moi déplia son journal du matin : — Ah ! dit-elle, Douglas Jerrold est mort ! »

Il était mort en effet le 8 juin, avec un grand calme et une résignation stoïque. « Comment allez-vous ? lui demandait son médecin quelques minutes avant le moment suprême. — Comme quelqu’un qui attend… et qu’on attend,… » lui répondit le moribond. Ses dernières paroles furent le nom du Christ, répété deux fois.

Douglas Jerrold est un écrivain tout anglais, de race pure, un descendant direct de Swift, de Sterne, qu’il n’aimait pas, de Daniel de Foë, de Goldsmith aussi, qu’il leur préférait ; encore ceux-ci sont-ils peut-être plus cosmopolites que lui, moins imbus de cet élément national qui répugne à toute espèce d’amalgame. Quand on veut caractériser d’un seul mot ce mélange de poésie et de bon sens pratique, de tendres aspirations et d’âpreté dans la satire, de bonhomie patriarcale et de misanthropie atrabilaire, qui donne à l’œuvre de Jerrold son aspect spécial, et met à part celles de ses productions qui ont chance de survivre, on s’étonne, au premier abord, de ne trouver qu’un vocable anglais, et cependant rien de plus naturel, toute réflexion faite. Ce mot, c’est l’adjectif quaint, dont l’équivalent n’existe pas chez nous, tant y est rare la qualité qu’il exprime : une originalité franche et sournoise tout à la fois, vivacité de nature contenue et mise en relief par quelque affectation pédante, parfum de rose et de vieux bouquin, veine comique dans un esprit sérieux, fantaisie d’enfant sous des cheveux gris. On nous comprendra peut-être mieux si nous disons tout simplement que Douglas Jerrold, plus concentré en lui-même, moins pressé par les nécessités d’une incessante production, eût pu rappeler çà et là, dans ses essais et dans ses contes, quelques chapitres de Rabelais, quelques pages de Montaigne, quelques billets d’Henri IV, qu’il y a une certaine affinité lointaine entre Charles Nodier et lui, qu’il ne s’était pas impunément nourri de Jean-Paul, et enfin qu’il rappelle plus directement encore (car il faut revenir en Angleterre pour lui trouver ses véritables analogues) Charles Lamb, Bunyan, sir Thomas Browne, Donne, Fuller, Cowley, et tous ces beaux esprits, si à l’aise dans leurs hauts collets goudronnés, qui ont illustré l’Elisabethan Æra.

Écrivain de vocation, toujours prêt, laborieux, infatigable, l’homme dont on vient d’esquisser la vie a tenu une place considérable dans son pays. Le Lloyd’s Weekly Newspaper avait conquis sous sa direction une énorme publicité[23]. Publiciste et en quelque sorte poète politique, Douglas Jerrold a dû exercer très certainement sur le progrès intellectuel de ses compatriotes une influence notable, et cela dans le sens des idées auxquelles l’avenir semble dévolu. Cette renommée, cette autorité passagère lui ont coûté pendant sa vie beaucoup d’heureux loisirs, et après sa mort une bonne portion de la durée qu’il eût pu assurer à son nom; mais en somme, s’il n’est pas de ceux qu’il faut imiter, il n’est pas non plus de ceux qu’il faut plaindre. Ce fut une âme honnête et vaillante, une imagination active et féconde, un esprit ingénieux, alerte et vif. Enfin, vigoureux athlète, il est tombé sur un monceau de couronnes, regretté de plus d’un noble cœur qui battait à l’unisson du sien. Souhaiter une fortune meilleure, c’est être ambitieux.


E.-D. FORGUES.

  1. Il n’est peut-être pas sans intérêt pour les biographes de savoir que ce phénomène tragique, Edmund Kean, avait débuté à Sheerness en 1804, sous le nom de Carey. C’était à peine un adolescent, et on le payait à raison de 15 shillings par semaine pour jouer indifféremment la tragédie, la comédie, la farce, l’opéra, l’intermède et la pantomime. Il y reparut en 1807, après un voyage en Irlande, dans le rôle d’Alexandre le Grand. « Alexandre le Petit, s’écria l’un des spectateurs, faisant allusion à la taille exiguë du jeûne acteur. — Petit, c’est possible, repartit celui-ci, les bras croisés sur la poitrine et jetant un regard terrible au mauvais plaisant déconcerté,... mais avec une grande âme!» Le même soir, dans un médiocre vaudeville intitulé le Jeune Hussard, son jeu fut tellement nerveux, tellement expressif, qu’une des actrices qui lui donnaient la réplique se trouva mal et fut emportée sans connaissance hors de la scène. Ces souvenirs étaient personnels à Douglas Jerrold, et c’est grâce à la précocité de sa mémoire qu’ils ont été transmis à M. Procter, le biographe d’Edmund Kean.
  2. Clarkson Stanfield.
  3. Little Shakspeare in a camlet cloak.
  4. Bell’s Life in London, qui avait emprunté son titre originaire à un roman très connu. Ce journal s’appelait en 1816, alors que Sidney l’imprimait encore : Pierce Egan’s Life in London.
  5. Les destinées ultérieures de cette première comédie-vaudeville sont assez curieuses. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, elle fut traduite ou plutôt imitée en français, et un écrivain anglais (M. Kenney), l’ayant vue à Paris, sans en reconnaître l’origine, savamment déguisée, la retraduisit pour le Théâtre-Olympique de Mme Vestris. Chemin faisant, elle avait encore changé de nom, et s’appelait alors le Duel par procuration (Fighting by proxy). Liston y jouait le rôle écrit pour son camarade Wilkinson.
  6. Titre du journal fondé par lord Byron et Leigh Hunt.
  7. The Bubbles of the Day.
  8. Poor Peggy sells flowers from street to street,
    And — think of that, ye who find life sweet ! —
    She hates the smell of roses.

  9. The Chieftain’s Oath, grand aquatic spectacle, tiré des poèmes d’Ossian, et joué à Sadler’s Wells.
  10. The Witch of Derncleugh est tirée de ce beau roman. C’est une des quatre pièces de Douglas Jerrold vendues à raison de 5 livres sterling chacune. Outre celles que nous avons nommées, voici, pour les curieux, la liste des pièces inconnues de Douglas Jerrold : the Smoked Miser, Christian and his Comrades, the Living Skeleton, the Statue Lover, Wives by advertisement, Ambrose Gwinett or a Seuside Story, Law and Lions, Sally in our Alley, John Overy, Mammon, London Characters, the Flying Dutchman, Martha Willis.
  11. A Surrey Shakspeare. — A sorry Shakspeare, you mean. — Surrey et sorry se prononcent à peu près de même. Les reparties de Douglas Jerrold ont eu leur réputation. « Comment ! s’écriait un important qui venait de frapper en vain à la porte du cabinet d’Elliston, comment ! moi qui vois les ministres quand je veux, je ne verrai pas cet ivrogne de directeur ? — Soyez tranquille, repartit l’auteur de Suzan, témoin de cette incartade ; invisible ce matin, il vous en dédommagera cette après-midi… Il vous verra double. »
  12. Richard Nash, surnommé le roi de Bath, est un de ces princes de la mode qui, depuis plus de deux cents ans, se sont succédé dans la traditionnelle Angleterre. Brummel, et plus récemment le comte d’Orsay, ont tenu le sceptre jadis échu à Beau Nash. On nous pardonnera peut-être de croire cette dynastie épuisée.
  13. Les Men of Character, trois volumes, publiés pour la première fois en 1838, ont obtenu le succès singulier d’une traduction russe, et cela pendant les premiers mois de la campagne de Crimée.
  14. C’était le surnom donné à une marchande de modes établie après 1688 dans les magasins ouverts autour de New-Exchange. Elle était toujours vêtue et masquée de blanc. On croyait reconnaître en elle la veuve du duc de Tyrconnel (lieutenant-général d’Irlande sous Jacques II), réduite par la mort de son mari et la déchéance des Stuarts à gagner ainsi sa vie.
  15. D’abord à Park-Village-East, Regent’s Park, puis à West-Lodge, Putney-Lower-Common.
  16. Old winter slept upon the snowy earth
    And on his smiling face a dream of spring...
  17. Lettre de Dickens à Douglas Jerrold, citée dans la biographie de ce dernier, p. 169 et 170. Voyez, sur cette comédie, la Revue du 15 décembre 1846.
  18. Lettre datée du 4 juillet 1850, biographie, pages 174-175.
  19. Son fils annonce pourtant qu’il a laissé une pièce en cinq actes (the Spendthrift), dont le principal rôle était destiné à Macready. Il n’est guère douteux qu’elle ne soit tôt ou tard mise à la scène.
  20. Le tome III de la collection des écrits de Douglas Jerrold.
  21. Publiées dans l’Illuminated Magazine, une des nombreuses créations de Jerrold. Elles y parurent avec des illustrations de son ami Kenny Meadows. L’Illuminated Magazine n’a fourni qu’une courte carrière, de 1843 à 1845.
  22. La mort, dans des circonstances particulièrement tristes, de son ami et collaborateur M. A’Beckett.
  23. Il se vendait, en 1857, à 182,000 exemplaires.