Un Peintre sudiste des moeurs du nord en Amérique - Manhattan

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UN
PEINTRE SUDISTE
DES MŒURS DU NORD EN AMÉRIQUE

Marion, by Manhattan, 3 vols; London, Saunders, Otley and C°.

Le 25 juin 1864 s’éteignait à New-York un des écrivains les plus remarqués parmi ceux dont les correspondances propageaient naguère au dehors, surtout en Angleterre, les théories les plus outrées, les attaques les plus excessives du secessionism le plus ardent. Sous le pseudonyme de « Manhattan, » il avait publié dans l’Evening Standard de Londres, et probablement aussi dans les feuilles américaines, des articles de tout genre si contraires à la politique unioniste et d’une telle virulence que l’administration du président Lincoln, — habituée qu’elle est cependant à supporter les plus extrêmes licences d’une presse hostile, — s’était crue cette fois en droit de sévir. Manhattan, cité devant le major-général Dix, dont les fonctions équivalent à celles d’un préfet de police, avait été d’abord arrêté, puis relâché provisoirement sur parole; il attendait qu’une décision finale du président réglât sa situation vis-à-vis des autorités, lorsqu’une maladie de quelques jours vint l’enlever brusquement et l’appela devant un tribunal plus auguste et plus formidable que ceux de la terre. L’Evening Standard, dans la notice nécrologique consacrée à ce collaborateur pseudonyme, nous apprit, sans nous révéler son nom, qu’il avait cinquante ans à l’époque de sa mort, et qu’il laissait une veuve avec un enfant. Après avoir loué « la vigueur et l’honnêteté » qui compensaient chez son correspondant américain l’absence de certaines grâces de style «toujours désirables et avantageuses dans les compositions littéraires, » la feuille anglaise rendait hommage à la générosité bien connue de Manhattan et aux qualités privées qui lui avaient valu de nombreux amis.

Nonobstant ces qualités, et malgré le succès éphémère des pamphlets quotidiens où cet homme du sud épuisait contre les champions de la grande république américaine, avec une verve d’ailleurs incontestable, les railleries les plus âpres, les invectives les plus cruelles et parfois aussi les calomnies les plus évidentes, il ne relèverait pas de nous, il resterait perdu dans cette foule d’ombres obscures qu’on « regarde en passant, » n’était une sorte de roman publié par lui peu de mois avant sa mort, et destiné, sans qu’il l’ait peut-être jamais su, à produire un scandale retentissant.

L’histoire de ce livre est vraiment singulière. Publié à New-York, il soulève aussitôt une partie de l’opinion; maintes réclamations viennent effrayer l’éditeur, qui en arrête la vente sous prétexte « d’indécences. » A Londres cependant, où, malgré quelques écarts récens, la librairie observe en général le culte des convenances, reparaît presque aussitôt l’ouvrage supprimé à New-York; une première édition s’enlève en quelques semaines. Certains passages d’une extrême crudité ont révolté la pruderie locale; mais en revanche l’antipathie secrète du torysme anglais contre la démocratie américaine est singulièrement flattée par ces révélations inattendues, impitoyables, qui lui montrent les taches au front de l’astre, l’argile aux pieds du colosse. La curiosité malveillante qui jadis avait fait une si grande vogue aux absurdes épigrammes de mistress Trollope, aux caricatures de Charles Dickens, trouvait une tout autre satisfaction dans ces dénonciations portées par un Américain même contre son pays natal. Ajoutez à ceci le caractère anecdotique, l’authenticité à peu près garantie de ces dénonciations, la transparence des allusions, le nom parfois mis au bas du portrait, et vous aurez la clé du succès bruyant qui, malgré les « indécences, » fut rapidement acquis à l’œuvre nouvelle. On lui fit subir pour une seconde édition quelques retranchemens indispensables, on émonda ce que telles ou telles peintures avaient de trop choquant, et, moyennant ces précautions d’ordre public, une bonne partie de la presse anglaise, le Times en tête, put courir sus aux Yankees sans trop de scrupule ou de remords. « Une flotte anglaise, disait un de ces critiques hostiles, faisant tout à coup voile vers New-York et bombardant la ville, serait à peine un casus belli plus décisif que le choc produit par ces volumes sur les susceptibilités (sensibilities) américaines. » Ces susceptibilités effectivement s’alarmèrent : les canons Parrott répondirent aux canons Armstrong, les plumes de New-York aux plumes de Londres. La moralité anglaise fut comparée à la moralité américaine: on se demanda quels argumens sérieux la première pouvait tirer contre la seconde d’un livre supprimé par l’opinion. Comment se faisait-il qu’on acceptât contre un grand peuple le méprisable témoignage d’un reporter du New-York Herald? Par quel miracle un livre omis, passé sous silence, regardé comme non avenu dans le pays même de l’écrivain, trouvait-il de l’autre côté de l’Atlantique un éditeur, un public, des juges? Heureusement pour Manhattan (qui se mourait alors, nous l’avons dit, et ne pouvait se défendre), quelques naïfs aveux se mêlaient aux anathèmes de ses compatriotes. Des Américains reconnaissaient le caractère autobiographique de ce prétendu roman, dont l’auteur est en même temps le héros, et les rapports intimes qu’il avait eus avec quelques-uns de ses personnages; ils nommaient l’homme politique chez lequel, en qualité de secrétaire, il avait pu étudier dans sa jeunesse la haute société de New-York. « J’ai connu, disait l’un d’eux, presque tous les individus désignés ou nommés par Manhattan; je me souviens d’avoir entendu raconter, encore étudiant, un des incidens les plus dramatiques de son récit; j’ai vu au moins une douzaine de fois la courtisane célèbre dont il a raconté la vie, sans même prendre la peine de changer le nom qu’elle portait... » A la bonne heure : voilà des témoignages irréfragables et qui jettent une lumière éclatante sur l’un des points du débat. Grâce à un ennemi de Manhattan, nous ne pouvons douter ni que ce dernier ait vécu dans le monde qu’il veut peindre, ni qu’il nous donne, à la place d’imaginations plus ou moins contestables, les souvenirs fidèles d’une vie accidentée. Ceci nous suffit pour expliquer l’intérêt de son livre, fait de chair vivante et non de rêves en l’air. Loin de nous la pensée d’en tirer les mêmes conclusions que certains organes de la presse anglaise. Juger les États-Unis d’après ce qui se passait, il y a une trentaine d’années, dans telle ou telle section d’une ville commerçante, où affluent nécessairement les aventuriers de l’étranger, où l’Europe envoie ce qu’elle a de pis dans tous les genres, c’est là une idée qui ne saurait nous venir. Pour l’avoir conçue et ne pas en rougir, pour y persister quand on vous en démontre l’absurdité, il faut garder en soi un vieux levain de rancune cavalière, de ressentiment jacobite contre les descendans de ces vingt et un mille puritains anglais qui, de 1620 à 1640, vinrent fonder sur les bords du Connecticut et de l’Hudson une Angleterre nouvelle. Nos sympathies, on le sait de reste, leur sont au contraire acquises, à eux et à leurs glorieux ancêtres. Si quelque chose pouvait nous y confirmer, ce serait l’indomptable énergie, la merveilleuse ténacité que manifestent aujourd’hui dans leurs luttes intestines, — soit qu’ils affirment le droit de séparation et veuillent maintenir l’esclavage, soit qu’ils combattent pour l’union et pour l’affranchissement de la race noire, — les enfans de cette race vaillante. A cet égard nul soupçon possible. Pourquoi donc serait-il interdit de chercher dans le livre de Manhattan ce qu’on est à peu près certain d’y trouver, la vérité, non pas la vérité absolue, mais la vérité contingente et relative sur un état de choses tout spécial, tout éphémère, tout exceptionnel si l’on veut, qui n’en est pas moins une des manifestations de la vie sociale à une époque et dans un pays déterminés? Notre curiosité, une fois en éveil, ne se laissera effaroucher ni par les imperfections de l’œuvre ni par l’indignation quelque peu exagérée dont elle a été l’objet. Manhattan, comme on le pense bien, n’était pas un écrivain d’élite : il est devenu romancier par occasion à la fin de sa carrière sur la foi de son rédacteur en chef, qui, le jugeant qualifié pour ce rôle, lui acheta, — ceci est un trait de mœurs, — quelques volumes de Walter Scott, de Bulwer, destinés à être ses modèles. Déjà nous lui avons entendu reprocher, comme correspondant de feuilles quotidiennes, de ne pas assez « sacrifier aux grâces » et de remplacer l’élégance du style par le relief grossier des images, l’emportement et la violence du trait. D’un autre côté, et c’est ici le point essentiel, nous venons de constater qu’à défaut d’un sujet fictif le romancier a puisé largement dans les souvenirs de sa vie. Tout ceci constitue pour nous l’ensemble de ses défauts et de ses mérites. Avons-nous raison, avons-nous tort, balançant les uns par les autres, de croire que ces derniers l’emportent? C’est là une question qu’il suffit d’indiquer pour le moment, et qu’il sera plus aisé de résoudre au sortir d’une galerie de portraits qui, on l’aura bien vite reconnu, n’appartiennent pas tous au genre noble.


I.

Marion Monck, — ou Manhattan, car c’est tout un, — prélude à sa terrible besogne par une espèce d’idylle dont le théâtre est une ferme de trois cent soixante acres de terre, située sur les bords de la rivière Cooper, à quelque trente milles de Charleston. Son père, de race anglaise, arrière-petit-fils de l’amiral Monck, sa mère, fille d’un émigrant hollandais, vivaient sur cette terre fertile, mais insalubre, dont l’acre se payait quatorze sous (seven pence) il y a cinquante ans, et en dernier lieu, — c’est-à-dire avant la guerre civile, — ne valait pas plus de huit ou dix francs, — d’un dollar et demi à deux dollars. Malgré l’étendue de leur domaine, sur lequel s’élève une habitation ample et commode, les Monck appartiennent à la classe des « petits blancs[1]. » Leur cheptel humain se réduit à deux esclaves. Suppléant ainsi à l’insuffisance de leurs ressources agricoles, ils tiennent ouvert une sorte d’entrepôt, de bazar rustique, où les nègres des plantations voisines viennent échanger quelques produits du sol contre le tabac, les outils, les merceries, les quincailleries venus de la ville voisine. Commerçant pour ainsi dire dès le berceau, Marion pousse et grandit au hasard, comme une plante sauvage, à l’ombre du comptoir paternel. En fait de professeurs, il n’a guère que deux autres petits blancs d’espèce assez équivoque, plutôt braconniers que chasseurs, et qui ne possèdent ni l’un ni l’autre la moindre teinture de l’A, B, C, d’ailleurs cavaliers intrépides, pêcheurs consommés, et sachant mieux que personne tuer un coq d’Inde ou détruire un chat sauvage. On devine ce qu’un disciple bien doué put gagner à leur école et ce que Marion devait être à dix ans, lorsqu’il perdit sa grand’mère. Une tante vint alors s’établir à la ferme, et l’éducation de son neveu, si parfaite à certains égards, lui parut offrir des lacunes considérables. Averti par elle, l’enfant eut assez d’intelligence pour comprendre que la lecture n’est pas tout à fait un art d’agrément, ni l’arithmétique un objet de luxe. Son excellente mémoire le mit bientôt au courant de tout ce qu’il aurait pu apprendre plus à loisir dans une école de district. Une fois qu’il sut écrire et compter, il devint pour sa mère, spécialement chargée du bazar de famille, un assistant, un commis précieux; mais lorsque les pratiques lui laissaient quelque répit, il se retirait à l’écart, un livre à la main, apprenant par cœur tout ce qui lui paraissait bon à retenir. Cette seconde période dura quatre ans.

L’enfant fut alors saisi de la fièvre précoce qui tourmente la jeunesse américaine. « Marion Monck communiait longuement, sérieusement avec lui-même, rêvant jour et nuit de son avenir. » La conclusion de ces rêves fut qu’il fallait en finir avec la vie de famille. Si rien n’était changé à leur existence, les siens et lui n’occuperaient jamais dans la société blanche qu’un rang subalterne, incertain, entre les riches planteurs dont l’orgueil les repoussait et les « petits blancs » de caste inférieure au-dessus desquels il se sentait déjà placé. Une fois son parti pris et le consentement de ses parens obtenu, il se rendit à Charleston, où son père espérait lui procurer un emploi dans quelque maison de commerce ; mais ce bel adolescent, connu de tous par ses exploits de chasse ou de pêche, ses prouesses de nageur ou d’écuyer, ne se trouvait pas suffisamment recommandé aux sages négocians chez lesquels il allait frapper par l’apprentissage qu’il avait pu faire du trafic avec les nègres. Huit jours de tentatives inutiles, épuisant ses ressources et son courage, le décidèrent à prendre un héroïque parti. « Puisque je ne réussis pas en cette ville où je connais tant de monde, peut-être aurai-je meilleure chance parmi ceux que je ne connais pas et dont je ne suis pas connu. » Et sur ce beau raisonnement il alla retenir son passage à bord de la Saluda, bateau à vapeur qui desservait régulièrement la ligne de Charleston à New-York. Son hôtesse, charitable matrone que son dénûment et son audace intéressaient peut-être au même degré, lui donna pour une jeune Carolinienne du sud, mariée à un des merchant princes de New-York, une lettre de recommandation banale, — fondement fragile de l’édifice qu’il avait à construire.

Le voici à New-York, ayant brûlé ses vaisseaux, c’est-à-dire ne possédant plus de quoi payer sa traversée de retour. Que deviendra-t-il, sans appui, sans conseils, sans secours, aux prises avec la faim, dans cette vaste sentine de corruption et de vices? Mais la fortune, qu’on dit éprise des téméraires, ou Dieu, qui mesure le vent à l’agneau dépouillé, l’envoie tout d’abord frapper à une porte hospitalière. On ouvre, il est en face d’une jeune et charmante créature; celle-là même que son unique recommandation lui assignait comme protectrice. Elle vient d’avoir seize ans, il n’en a pas tout à fait quinze; vouée aux tristesses d’un hymen mal assorti, déjà délaissée par un époux à qui elle appartient depuis dix-huit mois à peine, cette fille du sud voit aussitôt un frère dans le jeune compatriote en faveur de qui on l’implore; elle le servira, croyez-le bien, de toute son âme, et c’est grâce à elle que, dès le lendemain de son arrivée, présenté au riche M. Nordheim, il verra s’ouvrir pour lui les bureaux de la grande maison de commerce Pitt, Granville et C°.

M. Nordheim est le mari de Bessy, — appelons familièrement par son petit nom cette femme-enfant, vendue par des parens avides à un Israélite libertin; — elle nous y autorise en conviant Marion, dès leur seconde entrevue, à ne plus la traiter autrement, du moins quand ils seront seuls. — J’ai, lui dit-elle, tout justement l’âge nécessaire pour devenir votre sœur aînée. — Puis, posant une main sur l’épaule de Marion, de l’autre elle écarta les cheveux bruns qui retombaient sur le front blanc du jeune homme et y déposa le baiser à la fois le plus pur et le plus tendre. — Ceci vous baptise mon frère, ajouta-t-elle en badinant. — Et ceci, répliqua Marion, lui passant le bras autour du cou, tandis que leurs lèvres se rencontraient, ceci fait de vous ma sœur aimée. — Ce pacte étrange, conclu si vite, entre deux tasses de thé, fera froncer le sourcil du moraliste le moins rigide, d’autant mieux que M. Nordheim, courant au-devant des malheurs qui planent, dirait-on, autour de lui, installe bientôt Marion dans le domicile conjugal. Est-ce là un simple effet de la cécité qu’on dit particulière aux maris en péril? Celui-ci veut-il se décharger sur un sigisbée inoffensif, qui ne lui inspire aucune méfiance, de certaines obligations gênantes pour ses plaisirs? Nourrirait-il au fond quelque projet plus noir et plus compliqué? Certaine clause de son contrat de mariage est de nature à nous rendre sa complaisance fort suspecte. Deux mille dollars de revenu sont assurés à Bessy, et, quoi qu’il puisse arriver, lui garantissent une existence indépendante, pourvu toutefois que son mari n’ait contre elle aucuns griefs sérieux : précaution toute mercantile et digne d’un enfant d’Israël, mais qui expose Nordheim à une tentation singulière, celle de provoquer lui-même, dans des vues intéressées, le désastre contre lequel il semble avoir voulu se prémunir ! Qu’on se rassure cependant, l’honneur de mistress Nordheim sortira sain et sauf de cette situation critique. Ni Bessy, ni Marion, ne songent à mal; l’engagement fraternel a été pris de part et d’autre avec une entière bonne foi; si mistress Nordheim se laisse peu à peu gagner à des sentimens moins permis, ce sera beaucoup plus tard et longtemps à son insu.

Son mari pourtant ne la ménage en rien. Marion une fois installé chez lui, cet infidèle époux s’absente sous prétexte d’affaires, mais en réalité pour aller conclure un de ces marchés odieux qui semblent rentrer dans l’ordre de ses trafics habituels. Dans le New-Jersey, au sein d’une misérable famille, sous la direction d’un père abruti par l’abus des liqueurs fortes, végète une malheureuse jeune fille qu’on a signalée à Nordheim comme une perle de beauté; il y court, et l’affaire se négocie, d’abord vis-à-vis du père, puis vis-à-vis de l’enfant elle-même, avec une précision tout à fait digne d’un pays où la traite des noirs a longtemps été tolérée. La promesse de cinq cents dollars a coupé court aux scrupules intéressés de ses parens, et moyennant quelques bonnes paroles dont elle n’a guère l’habitude, Clara Norris souscrira facilement à une transaction dont elle comprend néanmoins l’ignominie. Vers l’abîme où on l’entraîne, elle marche en pleurant, mais les yeux ouverts. Ses regrets s’adressent au lieu natal, à ses habitudes d’enfance, à ce père, à cette mère par lesquels elle était maltraitée et qui la vendent aujourd’hui, mais que de justes ressentimens, un mépris légitime ne l’empêchent pas d’aimer encore. N’importe : elle a pris son parti de plier sous le joug de la nécessité. — Je suis pure comme la glace, dit-elle à son corrupteur, mais la vie qui m’est faite devient chaque jour plus intolérable; je veux retirer mon père de cette pauvreté qui le dégrade et finira par le perdre absolument. Si vous tenez vos promesses. je vous serai fidèle jusqu’à la mort; dans le cas contraire, malheur à vous !

Par un phénomène assez étrange, cette promesse de fidélité sera tout aussi bien tenue que les sermens prononcés au pied de l’autel par Bessy, la belle mistress Nordheim. En face de résultats si contraires à toutes probabilités, on se demande, — question suggérée par certains détails du récit même, — si le dieu Mammon, le roi Dollar, comme on dit là-bas, ne serait pas pour quelque chose dans la rigidité avec laquelle les deux jeunes Américaines observent leurs devoirs respectifs. Ni l’une ni l’autre n’a la moindre affection pour le juif opulent qui se les est asservies; mais la femme légitime respecte un contrat qui lui assure en tout état de cause une aisance suffisante, la maîtresse reste fidèle à un protecteur qu’elle ne saurait avantageusement remplacer. L’argent, toujours l’argent, l’argent maudit et fatal paraît ici le mobile universel; on nous le montre dominant les passions, les caractères, et même chez les femmes supérieur à tous les entraînemens.

Devenu bientôt le confident de M. Nordheim, Marion Monck se trouve dans une position délicate. Trahira-t-il la confiance de son patron ? Méconnaîtra-t-il ce qu’il doit de franchise sans réserve à sa « sœur » Bessy? Cette fois, par exception, et sans que la chose doive tirer à conséquence, les calculs personnels seront moins écoutés que les inspirations d’une tendresse désintéressée. Au sortir du boudoir de Clara Norris, qui l’a très affectueusement reçu dans cette somptueuse retraite où la confine la jalousie de son protecteur, Marion va tout conter à Bessy, et s’étonne de la trouver parfaitement indifférente aux révélations qu’il lui apporte. — Vous ne m’apprenez rien, brother mine, lui dit-elle en souriant, et si vous m’avez vue quelque peu inquiète, c’était uniquement du secret que vous me gardiez; le reste me trouve parfaitement insouciante. Si j’aimais M. Nordheim, il n’en serait pas tout à fait de même; mais, dans l’état des choses, pourquoi me préoccuperais-je de ses rapports avec la jeune fille dont vous parlez? Je n’ai pas à me mêler de ses fantaisies, aussi longtemps qu’il ne manquera pas publiquement à certains égards qui me sont dus... Quant à vous, Marion, sachez bien que je ne vous en veux plus, car votre réserve seule motivait la froideur que je vous ai témoignée... Prenez garde seulement aux paroles dorées de cette sirène... Elle devrait pourtant bien voir que vous êtes un enfant...

Ici perce un léger sentiment de jalousie fort mal placée en ce moment, mais qu’on verra se développer avec plus de raison lorsque Marion Monck sera, au bout de quelques mois, introduit chez son principal patron, M. Pitt Granville. Celui-ci, l’âme et la cheville ouvrière de la puissante maison à laquelle M. Nordheim est associé, nous offre le type accompli du négociant américain. Fier de son origine anglaise et d’un aïeul qui présida jadis la chambre des communes, il domine de la tête la foule de ses confrères, et maintient vis-à-vis d’eux avec une raideur hautaine son privilège aristocratique. D’amis, il n’en compte guère, ou pour mieux dire il n’en a qu’un. Le colonel Benson, cet unique ami de M. Pitt Granville, a quitté volontairement les rangs de l’armée anglaise par suite de son mariage avec une riche veuve, qui possède une plantation et plusieurs centaines de nègres sur les bords de la rivière Ashley, dans la Caroline du sud. Maître de grands capitaux engagés dans le commerce anglo-américain, le colonel occupe en outre des fonctions rétribuées par le gouvernement anglais. Ces deux hommes, que rattache une étroite communauté d’origine, sont intimement liés l’un avec l’autre, et chacun d’eux ayant un fils et une fille, il est assez naturel qu’une double alliance soit déjà sur le tapis; mais Walter Granville s’est épris de miss Madison Pinckney, dont l’origine aristocratique et la beauté remarquable ne sauraient compenser aux yeux de son père la situation de fortune plus que médiocre; Marion, d’un autre côté, plus sensible qu’il ne faudrait aux coquetteries précoces que la fille de son patron met en usage pour le ranger parmi ses nombreux admirateurs, pourrait bien créer quelques obstacles à Middleton Benson, l’époux désigné d’Isabella Granville.

La première des deux combinaisons échoue devant la résistance obstinée de Walter, qui, sommé de renoncer à miss Pinckney, affronte résolument le courroux paternel. Pitt Granville, habitué à tout voir plier sous sa tyrannie domestique, n’admet pas qu’on aille contre sa volonté ; il place son fils entre une obéissance ou une rupture absolue. Emporté par la passion, celui-ci n’hésite pas devant la seconde des deux alternatives; il sort pour n’y plus rentrer de la maison de son père, et, quelque peu fier de ce sacrifice, va l’annoncer à celle qui doit s’en montrer le plus touchée. Ici l’attend une cruelle déception. Son récit palpitant n’éveille chez miss Madison qu’une attention contenue et silencieuse.


« — Vous êtes un étourdi, Walter, lui dit-elle, prenant enfin la parole; que signifie cette querelle? Pourquoi rompre avec votre père et vous faire ainsi chasser de chez lui ?

« — Vous me le demandez, chère Madison, quand vous seule en êtes cause? Pouvais-je, épousant Margaret Benson, continuer à vous aimer?

« — Et qui tenait, je vous prie, à ce qu’il en fût ainsi?... Bien certainement, Walter, vous ne m’avez pas crue assez niaise pour songer à devenir votre femme une fois que vous seriez abandonné par votre père... Rien au monde, je vous le déclare, ne me pousserait à une pareille folie. Nous mourrions de faim d’ici à six semaines... Oubliez-moi le plus tôt possible, car si votre père s’est formellement déclaré en faveur d’un autre mariage, il serait inutile d’échanger plus de paroles à ce sujet ; M. Granville n’est pas homme à revenir sur ce qu’il a dit, et quant à vous, qui lui devez toute votre importance dans le monde, je ne sais vraiment ce que vous deviendriez une fois renié par lui.

« — Mais, s’écria le pauvre Walter, complètement abattu par ce dernier coup, vos lettres,... votre promesse,... ces gages échangés...

« — Pour l’amour de Dieu, terminez là ce catalogue à l’usage des cœurs bien épris. J’avoue sans hésiter que j’ai peut-être un peu légèrement agi, mais je ne pensais pas que votre père s’opposât aussi formellement à notre hymen... Désormais, enfant que vous êtes, il faut se montrer plus sage... Si vous m’en croyez, vous irez trouver votre père ; il saura que vous êtes venu me rendre ma parole et reprendre la vôtre, tout prêt d’ailleurs à épouser miss Benson le jour où vous en serez requis.

« — Adieu mon rêve! s’écria Walter; c’en est fait de lui et pour jamais.

« — A la bonne heure donc!... Ouvrez les yeux et rêvez le moins possible!... C’est là une habitude malsaine; elle porte à la longue sur les nerfs. Comme ami, d’ailleurs je vous recevrai désormais... Vous serez toujours le bienvenu lorsqu’à ce titre vous vous présenterez chez moi... »


Elle sort là-dessus, et le malheureux qu’elle congédie en ces termes s’élance exaspéré dans la rue. Sa fierté répugne à l’éclatant démenti qu’elle voudrait le voir se donner, à l’abjecte soumission qu’elle lui conseille. Dégoûté de la vie, altéré de dangers, il monte à bord d’un baleinier en partance et disparaît pour longtemps, sinon pour toujours, de la scène où nous l’avons vu briller un moment. Sa mère, d’une constitution maladive, est frappée à mort par le départ de ce fils chéri dont ne lui arrivent plus aucunes nouvelles. Affligé, mais inébranlable, Pitt Granville n’abdique nullement, malgré ce premier désastre, les projets qu’il avait conçus; Middleton Benson reste toujours dans sa pensée le futur époux d’Isabella, qui, depuis la mort de sa mère, a passé sous la surveillance d’une de ses parentes. Cette dernière, mariée pour son malheur au second des deux frères Granville et maintenant séparée de lui, a été recueillie par le chef de la famille.

Ce frère cadet de Pitt Granville est un nouveau personnage dont l’histoire tient de près aux plus curieux épisodes du tableau multiple esquissé par Manhattan. Thomas Granville a débuté dans la vie sous les plus rians auspices. Gracieux, spirituel, bien venu de tous et de toutes, il avait sa place marquée d’avance au premier rang. Une légèreté irrémédiable, une invincible paresse le déclassant peu à peu, il est tombé au rang des hommes de plaisir, aisément méprisés par les gens d’affaires. Cependant un brillant mariage, qui le fait entrer dans une famille essentiellement aristocratique, pourrait le relever encore. Il a épousé Catherine Pinckney, la sœur aînée de miss Madison, de miss Monroe, de miss Clay et de miss Calhoun Pinckney, qui tiennent de près, ainsi que l’indiquent leurs prénoms, aux premières notabilités politiques de l’Union. Le président Jackson, intimement lié avec le père qu’elles ont perdu, les regarde en quelque sorte comme ses filles ; elles ont grandi sous la tutelle de cet homme d’état, qui figure comme témoin à la noce de Catherine et dont le patronage est acquis dès lors à l’homme qu’elle a choisi pour époux. Pitt Granville, flatté du mariage de son frère Thomas, s’efforce d’y voir le gage d’une résipiscence tardive et décide son associé Nordheim à l’admettre en tiers dans la maison qu’ils dirigent. Tom cependant, après quelques efforts avortés, retombe dans ses premiers erremens. La règle, l’économie, le travail, lui sont étrangers depuis trop longtemps pour qu’aucun parti-pris leur subordonne désormais son existence. Sa femme ne lui a pas apporté de fortune, et les revenus qu’il doit à la généreuse intervention de son frère ne suffisent pas un seul jour au luxe dont il veut s’entourer, à la folle prodigalité dont il a contracté l’habitude. Pitt Granville essaie vainement d’y mettre ordre en limitant avec une certaine rigueur les prélèvemens du nouvel associé sur le revenu commun, il n’aboutit qu’à faire au jeune ménage une situation éminemment difficile et périlleuse. Nordheim, insatiable dans ses désirs et sans cesse aux aguets de quelque nouvelle conquête, voit tout le parti qu’il pourra tirer des embarras où l’incurie de Thomas Granville a déjà placé sa jeune épouse. Sa bourse est ouverte au mari dissipateur, ses soins assidus sont prodigués à la femme trop souvent délaissée. Las de Clara Norris, dont le luxe croissant commence à lui peser, il cherche un complice qui, la rendant infidèle et le justifiant ainsi à ses propres yeux, lui fournisse l’occasion d’une rupture suffisamment motivée. En attribuant ce rôle à Thomas Granville, Nordheim espère y trouver double profit, la femme qu’il convoite devant plus facilement oublier ses devoirs, s’il la met en face d’un parjure flagrant. Le marché qu’il propose à son associé dans une heure d’extrême détresse est tout simplement de lui compter deux mille dollars le jour où, par lui séduite, Clara Norris ne pourra plus se targuer d’une fidélité irréprochable : combinaison savamment immorale que l’égoïste prudence des deux femmes fera misérablement échouer. Donner audience au brillant mari de Kate Pinckney, écouter ses fadeurs, accompagner sur le piano les romances qu’il chante si bien, tolérer ses assiduités qui le compromettent seul, la maîtresse de Nordheim y consentira volontiers; mais l’admettre en tiers dans ce paradis d’où elle ne veut pas être chassée, tenez pour certain qu’elle ne le fera jamais, parce qu’elle sait compter. Quant à Catherine Pinckney ou plutôt à mistress Thomas Granville, si ulcérée qu’elle puisse être par les irrégularités de son mari, elle acceptera les bons offices, les prévenances coûteuses, peut-être même les secours discrets de l’homme qui espère la conduire ainsi jusqu’à l’oubli complet de ses devoirs; mais son orgueil d’une part et de l’autre l’arrière-pensée d’un divorce qu’elle regarde comme inévitable mettront obstacle à sa chute définitive. Si le divorce a lieu, il faut qu’il soit prononcé contre Thomas Granville pour que sa femme puisse contracter de nouveaux liens tandis que l’époux coupable restera au ban de l’hyménée. — Que dirons-nous de ces vertus fortifiées par le calcul et rendues impeccables par les salutaires enseignemens du code civil?

Parmi toutes ces complications se développe et croît le candide attachement du jeune commis des Granville pour la fille de son patron. Aucun encouragement ne lui manque, et la belle Isa, inclinant sa tête blonde sur l’épaule de Marion, a répondu par les plus doux regards et les plus douces paroles à l’aveu de sa tendresse. Ce n’est peut-être pas la première fois, elle le lui laisse entendre naïvement, qu’elle se rend ainsi aux appels d’un cœur novice. — Je vous aime, lui dit-elle, mieux que je n’aimai jamais Frank Clackson ou ce niais de William Senless... Ce que j’éprouvais pour eux est bien passé... Quant à vous, je vous ai toujours aimé depuis... Voyons un peu... depuis le jour où je perdis ma mère... Mais vous me garderez le secret! ajoute-t-elle aussitôt. Et Marion, malgré la répugnance que toute dissimulation éveille en lui, doit se plier au caprice de sa bien-aimée. A vrai dire, tant de mystère lui semble inutile. Son apprentissage commercial est à peu près terminé : cinq années de travail assidu l’ont bien placé dans l’estime de ses patrons. Son salaire a grandi en même temps que ses attributions. Lors d’un incendie qui a failli dévorer la maison de banque, il a sauvé d’une destruction imminente les livres, les papiers les plus précieux. Pourquoi tant de zèle et tant de services ne trouveraient-ils pas leur récompense? Pourquoi M. Pitt Granville n’accueillerait-il pas comme gendre celui dont il a fait son principal assistant et pour ainsi dire son alter ego? Tout simplement, hélas! parce que le négociant de haute lignée ne voudra jamais se démentir vis-à-vis de son ami Benson, moins encore vis-à-vis de lui-même, en donnant à un aventurier de caste infime l’héritière d’un nom illustre et d’une fortune considérable. Bessy Nordheim, consultée à temps, eût éclairé là-dessus l’inexpérience de son jeune protégé; mais un scrupule instinctif, plutôt qu’une réelle appréciation de l’amour qu’il lui inspire sans qu’elle ose se l’avouer, a toujours retenu Marion, disposé parfois à la prendre pour confidente. Elle a pu deviner quelque chose, elle ne sait rien encore, et les vagues remontrances par elle hasardées de loin en loin n’ont pas fait tomber le bandeau qui couvrait encore les yeux de ce « frère » vers qui l’attire un sentiment de plus en plus prononcé. Les choses en sont à ce point, lorsque M. Nordheim rencontre enfin le châtiment dû à ses nombreux méfaits. Pendant une représentation au théâtre italien de New-York, qui le compte parmi ses principaux commanditaires et ses habitués les plus fidèles, assis derrière une inconnue dont la beauté l’a frappé, il provoque chez elle, par ses attentions trop marquées, une colère, un effroi dont elle ne peut contenir les manifestations. Le frère de cette jeune femme, à qui elle se voit forcée de signaler leur insolent voisin, le frappe violemment au visage ; du coup se trouvent brisées les lunettes d’or que portait Nordheim, et quelques éclats de verre pénétrant jusque dans le voisinage du cerveau y déterminent les plus graves désordres. Après plusieurs jours de fièvre et de délire, ce misérable expie par une mort précoce toutes les infortunes, toutes les hontes qui ont servi d’aliment à ses instincts de corruption. Il meurt, reconnaissant la justice du châtiment providentiel, et, pour compenser autant qu’il est en lui les torts de sa vie conjugale, léguant à Bessy tout ce qui lui reste de fortune. Dans la première émotion de ce moment solennel, Pitt Granville autorise en outre la veuve de son ancien associé à choisir elle-même celui qui prendra la place du défunt dans la puissante maison de commerce.

Si ce jeune écervelé de Marion avait su déchiffrer plus tôt l’espèce d’énigme que livrait à sa pénétration l’attachement ambigu de mistress Nordheim, s’il n’avait pas préféré à l’amitié dévouée dont elle l’entourait les séductions périlleuses d’une coquetterie banale, l’occasion serait magnifique pour lui, et une direction définitive serait imprimée à sa carrière; mais au moment où Bessy, maîtresse d’elle-même, songe à lui consacrer sa vie, elle apprend, à n’en pouvoir douter, qu’il existe entre Isa et lui des engagemens formels, une correspondance intime, des relations enfin qui supposent un amour réciproque. D’abord atterrée, elle réagit ensuite contre ce penchant impérieux qui vient de se révéler en elle et dont la domination l’effraie. Marion voit succéder à la confiance qu’elle lui témoignait une contrainte, une réserve dont il n’aura le secret que le jour où Bessy se croira suffisamment guérie pour se donner à un honnête homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais dont elle a su comprendre et apprécier le caractère solide, la raison supérieure et le modeste dévouement. C’est sur le caissier Wilson, abasourdi tout le premier d’une pareille bonne fortune, que s’arrête le choix définitif de l’opulente et belle veuve; c’est lui qu’elle investit, en lui donnant sa main, de la part sociale dont elle dispose.

Reste pour Marion une épreuve cruelle. Averti par de vagues rumeurs et par quelques symptômes significatifs que le mariage d’Isabella Granville et de Middleton Benson pourrait bien être une affaire conclue entre leurs parens, il comprend que le mystère n’est plus de saison et qu’il doit provoquer une explication décisive; mais quand il sollicite d’Isa la permission de la demander ouvertement à son père, il la trouve effarouchée, incertaine, éludant toutes ses instances, reculant devant un parti-pris définitif. Pressée de questions, d’argumens irrésistibles, à bout d’évasions et de défaites, elle laisse enfin la triste vérité sortir de ses jolies lèvres roses. Tout en répétant à Marion ces tendres paroles qui l’ont ébloui, tout en lui laissant voir qu’elle déteste son rival, Isabella lui avoue que, sans force contre la volonté de son père, elle a toléré les assiduités de Middleton Benson, accepté ses hommages, et finalement promis d’être sa femme. Étonnée, intimidée de l’orage qu’elle soulève dans le cœur de son amant par ces aveux effrontés et naïfs, la jeune Américaine n’en repousse pas moins avec une persistance craintive, et sous les prétextes les plus frivoles, l’offre qu’il lui fait de la conduire immédiatement chez un ministre, et de se prémunir contre le refus paternel en faisant consacrer d’avance l’hymen que l’inflexible despotisme de Pitt Granville n’accepterait pas à d’autres conditions.


« — Y songez-vous, Marion? se récria Isabel, tout à fait scandalisée; croyez-vous que j’irais me marier en toilette du matin?... Et si je rentrais pour m’habiller, la tante Kate flairerait bien vite quelque anguille sous roche... Non, non, ne pensons plus à pareille chose.

« — Tenez, reprit Marion découragé, vous lasseriez la patience d’un saint... Que signifie cette question de toilette lorsqu’il s’agit de nos plus chers intérêts?... Mais si l’heure vous paraît mal choisie, si quelques préparatifs vous sont indispensables, promettez-moi de saisir la première chance qui se présentera,... ce soir par exemple...

« — Ce soir, impossible, répliqua Isabel Granville. Nous sommes invités chez le colonel Benson, et pour rien au monde je ne me dispenserais d’y aller... Mais à quoi bon tant insister sur ce mariage?... Papa serait capable de nous tuer tous les deux... Il vaut bien mieux se soumettre.

« — Croyez-vous à propos de plaisanter en pareille matière? Dites que vous ne voulez pas m’épouser, et je saurai...

« — Vous épouser? Je ne demande pas mieux,... si mon père y consent; mais il n’y consentira jamais, et alors que puis-je faire?

« — Supposons qu’il voulût savoir si vous m’aimez, votre réponse, que serait-elle?

« — C’est selon, dit la belle enfant avec une franchise désespérante. S’il avait l’air en colère, je répondrais que non; s’il paraissait bien disposé, je dirais certainement le contraire... En bonne conscience, peut-on exiger autre chose? »


Marion, — et ceci fait honneur à sa constance, — ne se tient pas pour battu. Il a pitié de tant de faiblesse, et, après avoir ramené chez elle la charmante Isa, il va seul affronter, par un aveu complet et une demande régulière, le courroux de son redoutable patron. Celui-ci l’écoute sans prononcer une parole, si ce n’est pour éclaircir, au moyen de quelques questions, les points essentiels du récit.


« — Maintenant, monsieur Monck, voulez-vous m’accompagner chez moi? demanda poliment M. Granville.

« — Volontiers, monsieur, répondit Marion.

« Pas un mot de plus ne fut échangé entre eux pendant qu’ils se rendaient ensemble dans la maison du riche négociant. Le salon était libre; M. Granville sonna, un domestique parut.

« — Prévenez miss Isabel que je désire lui parler.

« Un instant après, la belle jeune fille était devant eux. Elle rougit en voyant avec qui se trouvait son père.

« — Approchez, mon enfant, lui dit ce dernier; je viens d’être informé par ce jeune gentleman qu’il vous aime depuis longtemps et qu’il croit cette affection payée de retour : en est-il ainsi? continua M. Granville du ton le plus doux.

« Sa fille ne répondit rien.

« — M. Benson n’a-t-il pas reçu de vous l’assurance qu’il vous plaisait et que vous étiez prête à lui accorder votre main? reprit-il encore avec le même accent.

« — Oui, mon père, répondit Isabel en toute simplicité.

« — Auriez-vous changé d’avis, ma bonne petite?

« — Non, père! fut-il répondu sans plus de précautions oratoires.

« — Désirez-vous épouser M. Marion Monck?

« — Nullement, père, à moins que vous ne le souhaitiez vous-même.

« — Vous pouvez rentrer chez vous... Et maintenant, monsieur Monck, je présume que vous avez pleine satisfaction? dit M. Granville.

« — Vous avez raison, monsieur, je suis satisfait... Je vois trop tard le piège grossier qui m’a été tendu, et, fût-elle reine d’Angleterre, je ne l’épouserais certainement pas, crut pouvoir ajouter le jeune homme indigné.

« — Elle n’est que miss Granville, et vous ne l’épouserez pas davantage... Mais restons-en là, reprit son patron, qui saisit une plume, traça rapidement quelques lignes et les inséra dans un pli cacheté. Ces lignes étaient adressées à l’employé chargé de la caisse... »


On devine le reste. Marion, à peine majeur et après sept années de bons et loyaux services, voit d’un jour à l’autre sa position brisée, son avenir compromis, ses espérances détruites, et tout cela pour les beaux yeux d’une Isa Granville !


II.

Le roman, à vrai dire, s’arrête ici. Déshérité de son amour, réduit à vivre d’expédiens, entraîné par le désœuvrement sur une pente fatale, demandant des consolations au scepticisme le plus cynique, cherchant à s’étourdir par l’abus des liqueurs fortes, Marion Monck, malgré ce qui lui reste de sa bonté, de sa générosité natives, n’est plus un héros tant soit peu sortable. Il se perd dans la foule et s’efface provisoirement derrière les personnages épisodiques du livre, auxquels le rattachent des liens plus ou moins arbitraires, des incidens plus ou moins fortuits. Il en est deux surtout dont la destinée offre un contraste frappant, et qui ont leur place marquée dans cette galerie de tableaux comme portraits peints d’après nature. Tout New-Yorker de quarante à cinquante ans les connaît de réputation, sinon autrement, et pourrait écrire leurs noms au bas du cadre.

Le premier est le colonel Mac-Neil, d’origine écossaise, fier de ses aïeux et de son clan, qui nous est présenté dès l’abord comme un des rois de la mode. Voici dans quels termes Bessy Nordheim, interrogée par son jeune ami Marion, lui recommande ce personnage, dont elle voudrait lui voir cultiver l’amitié.


« Je ne suis pas autant que vous pourriez le croire en mesure de vous renseigner sur son compte, et ce que j’ai à vous en dire, je le tiens de M. Nordheim. Le colonel est connu pour sa galanterie et se regarde lui-même comme un séducteur accompli (a lady-killer). Je n’étais pas à New-York depuis trois semaines qu’il me faisait déjà une cour assidue. Il fut passablement mystifié de m’entendre répéter tout haut, en pleine table et devant M. Nordheim, quelques-uns de ses madrigaux les plus expressifs. Mon mari trouva cela charmant, et, pour me récompenser d’avoir montré tant de tact, il me fit connaître par extraits le passé de mon nouvel amoureux. Écossais, et de très bonne souche, on le croit né au commencement du siècle, et je lui ai entendu dire à lui-même qu’il avait quatorze ans seulement lorsque son père, à la tête d’un régiment de high-landers, fut tué sur le champ de bataille de Waterloo. Le jeune homme suivit sa mère au Canada, où elle vint contracter un second mariage, et il débuta dans notre ville environ dix ans plus tard. Il avait alors de vingt-quatre à vingt-cinq ans et possédait un capital de dix mille livres sterling. Recommandé à M. Granville et suivant ses avis, il entreprit ici le commerce des vins en société avec un M. Gillespie, ce dernier sans fortune, mais habile négociant. Le colonel Mac-Neil est un de nos merveilleux les plus en vue; il est reçu dans la meilleure compagnie, figure parmi les pensionnaires du City-hotel, organise les bals de la City-assembly, et, bien que sa réputation de moralité ne soit pas des mieux établies, bien qu’on le tienne pour responsable de maint scandale, aucune porte ne lui est fermée; même il doit épouser, dit-on, miss Grasper, la fleur de nos plus riches héritières. »


À ces détails, déjà si précis, mistress Nordheim en ajoute d’autres qui relèvent essentiellement de la biographie anecdotique et accusent la réalité du personnage ainsi mis en scène; mais à peine s’est-il révélé dans tout son éclat, duelliste consommé, joueur presque trop habile, expert en bonne chère et en plaisirs de tout ordre, que son astre semble pâlir. Au moment où, vers la fin d’un bal, il a obtenu de la belle miss Grasper l’autorisation de la demander à son père, celui-ci vient couper court, et sans trop de façons, à leurs tendres épanchemens. Le vieux millionnaire, — millionnaire sterling, entendons-nous, millionnaire à vingt-cinq millions, — ne paraît pas autrement flatté des prétentions affichées par le galant colonel, et, se ménageant l’occasion de lui parler seul à seul, les anéantit d’un mot... « Il se peut, lui dit-il, que vos affaires soient bonnes, et votre fortune liquide. Tout ceci ne m’importe guère en vérité, mais je ne crois pas qu’un homme soit jamais assez riche pour soutenir à la fois deux familles. » Sous cette allusion flagrante, le colonel, si audacieux qu’il soit, n’ose relever le front. Elle lui rappelle en effet que dans un quartier lointain, dans une demeure humble et cachée, près d’une mère qui n’est pas sa femme, grandissent deux beaux enfans qu’il sait être à lui et qu’il s’est promis de n’abandonner jamais. Aussi rend-il à miss Grasper, séance tenante, l’engagement qu’elle avait pris vis-à-vis de lui, et souscrit-il avec une impassibilité de commande à l’écroulement total de ses ambitieuses espérances. Mieux que personne cependant, Mac-Neil sait qu’il vient de jouer son va-tout. La maison qu’il a fondée ne vit déjà plus que d’un crédit artificiel; au naufrage qu’il prévoit, il arrache d’avance quelques misérables épaves pour assurer l’avenir de cette « famille, » dont l’existence lui coûte déjà si cher, mais qu’après tout il ne veut pas punir du désastre dont elle est la cause innocente. Peu après survient la faillite, et des hautes sphères où il planait le malheureux colonel est tout à coup précipité parmi les ilotes et les parias de cette société où la richesse seule excuse le vice. Nous le voyons d’abord résigné : il lutte par mille expédions contre la misère, qui l’envahit peu à peu. Vient ensuite, à mesure que la vie se fait plus rigoureuse pour lui, un découragement inerte et de mauvais augure. A mi-chemin du travail qui le relèverait et du suicide qu’il se croit interdit, il rencontre l’ivresse, qui, en lui faisant oublier ses maux, peut aussi en rapprocher le terme. La progression fatale de cette marche à reculons, qui le conduira finalement de la taverne au cabaret, du cabaret à l’hospice, de l’abrutissement quotidien au delirium tremens et à la folie complète, est indiquée par Manhattan avec une vérité saisissante dont nous ne ferons pas exclusivement honneur à son talent, l’exactitude de ses souvenirs paraissant y être pour beaucoup. On a comparé ses récits à des « rapports de police, » et par le fait ils y ressemblent quelquefois; mais qu’est-ce qu’un rapport de police, sinon l’image en même temps grossière et fidèle de nos passions les plus abjectes? Et cette image, quand elle nous est offerte, n’arrête-t-elle pas les yeux, ne captive-t-elle pas l’intérêt par sa naïveté même? Chez le colonel Mac-Neil, encore en pleine prospérité, Marion a rencontré le comte Falsechinski, un banni de Pologne, dont la mise étrange a fixé son attention. Dans des salons bien chauffés, après un souper abondant et délicat, ce personnage garde boutonnée jusqu’au menton sa redingote d’uniforme. Au cœur de l’hiver, comme par bravade, il porte des pantalons blancs. Marion et lui se tiennent seuls à l’écart des tables de jeu, où le maître de la maison taille et ponte avec un bonheur inouï. La conversation qui s’engage entre eux révèle chez le comte une éducation distinguée. Il possède la plupart des langues européennes, et son érudition semble comprendre les sujets les plus divers. L’heure du départ venue, c’est-à-dire au milieu de la nuit, les deux causeurs s’en vont de compagnie. Malgré la rigueur du froid, Falsechinski n’a pas de manteau. Marion découvre, chemin faisant, que, faute de gîte, sa nouvelle connaissance va passer la nuit à courir les rues. Ému d’une misère pareille chez un homme de ce nom et de cette valeur personnelle, il force le noble exilé à venir partager jusqu’au lendemain la comfortable chambrette qu’il occupe encore chez mistress Nordheim. Là, nouvelles instances pour que cet hôte trop discret consente à partager le lit du jeune homme. Le comte résiste, refuse longtemps de quitter ses vêtemens, et lorsque enfin, dompté par une obstination supérieure à la sienne, il se résout à mettre bas son uniforme terni, un fait étrange demeure avéré : c’est que sous son accoutrement militaire le malheureux n’a pas de linge. Étonnement bien naturel de Marion, qui ne s’explique pas la présence d’un si pauvre hère parmi les invités du brillant colonel; voici l’explication fournie par le comte :


« J’ai pu jusqu’à ces dernières extrémités garder des dehors à peu près tolérables. Mac-Neil m’a connu dans des temps plus heureux ; il sait que je m’entends au jeu mieux que lui-même; il me sait aussi trop pauvre pour engager une partie. Dans son invitation de ce soir, il était sous-entendu que s’il venait à être battu par n’importe lequel de ses riches adversaires, je prendrais immédiatement sa place, et qu’au moyen de fonds par lui avancés je rétablirais les chances en sa faveur. Ma part de prise eût été ce qu’il aurait bien voulu m’abandonner ; mais les cartes lui ont été constamment favorables, et il a pu se passer de mes services. Même à lui, même à cet homme dont le souper m’a dédommagé d’une longue abstinence, mon orgueil ne me permettait pas d’avouer que je ne possédais plus ni le moindre cent ni un abri quelconque pour reposer ma tête. En me résignant à une confession pareille, j’étais à peu près certain qu’il me tendrait un billet de cinq[2], mais nous n’aurions pu désormais frayer sur un pied d’égalité. »


La générosité juvénile de Marion Monck n’est point refroidie par cette franchise à outrance. Non-seulement il habille de pied en cap, séance tenante, le joueur malheureux, mais dès le lendemain il s’occupe de lui procurer du travail. Une belle personne dont nous connaissons déjà la position équivoque l’a précisément chargé de lui trouver un maître de langues. On dirait qu’elle pressent une destinée vagabonde et des relations cosmopolites. La jalousie de Nordheim, ordinairement plus scrupuleuse, tolère cet arrangement, qu’il complète et rend plus acceptable en plaçant Falsechinski comme traducteur parmi les employés de la maison Pitt Granville. Une fois le pied à l’étrier, le banni, que la faim ne met plus à la merci du premier venu, va profiter des circonstances favorables avec cet aplomb, cette dextérité qui commandent le succès. S’il consent à jouer pour le compte d’autrui, ne craignons pas qu’il laisse son partner, son bailleur de fonds, régler selon sa fantaisie la quotité de gains qui doit lui être attribuée. Son partner cette fois, c’est Thomas Granville, et, avec une centaine de dollars que ce prodigue aux abois trouve moyen d’emprunter, l’habile ponte, assis à une banque de faro, réalise quarante fois cette somme. Mais tandis que Tom Granville, épris maintenant de Clara Norris, accepte comme un niais la proposition qu’elle lui fait de prendre en dépôt les deux mille dollars qui lui tombent ainsi du ciel, Falsechinski, mieux avisé, place ses fonds chez de vieux banquiers, spéculateurs émérites, dont il travaille à capter la confiance. Et comme un titre, fût-il de mauvais aloi, a toujours son prestige chez les compatriotes de Washington, MM. Prime, Ward et C° s’engouent bientôt de leur nouveau client. Celui-ci, certain de savoir par eux de quel côté le vent souffle, leur remet presque aveuglément le soin de faire fructifier ses modestes épargnes. Grâce à leurs conseils, exactement suivis, il entre à propos dans ces opérations de terrains qui ont fait et défait à New-York tant de fortunes énormes; il y renonce de même, gorgé de primes, quand elles vont devenir périlleuses. À ce moment, c’est-à-dire après un laps de quelques années, Falsechinski, toujours employé chez Pitt Granville, est, sans qu’on le sache, à la tête d’une véritable fortune. Le sort, qui persiste à le favoriser, et son adresse, qui vient en aide au sort, lui rendent à cette époque, par l’entremise du chargé d’affaires russe, les droits civils et les vastes domaines dont le tsar l’avait autrefois dépouillé. Il a guetté ce moment, cette occasion favorable, et, secondé par ses banquiers, qui s’enorgueillissent alors d’être ses amis, il sollicite, il obtient la main de miss Irène Grasper, cette opulente héritière pour qui Mac-Neil avait dressé jadis, mais inutilement, ses pièges les mieux combinés.

« Ainsi va le monde! » s’écrie Manhattan, qui place judicieusement à la même date les tristes funérailles du colonel et le splendide mariage de Falsechinski. Pareils contrastes effectivement ne sont pas sans exemple dans le monde restreint dont il parle. À l’heure présente, mieux encore qu’il y a trente ans, on voit de l’autre côté de l’Atlantique, où le goût des spéculations aventureuses, servi par les derniers événemens, a pris les allures fébriles d’une véritable passion, de longues prospérités aboutir à une chute subite, et le mendiant de la veille transformé en Crésus du lendemain. Les fournitures militaires, les sources de pétrole, les variations du prix de l’or, multiplient les brusques désastres et les rapides fortunes. On dirait ces dunes maritimes que la houle furieuse déplace, élève, aplanit en quelques heures. Ce fléau, nous le connaissons aussi ; l’Angleterre ne l’ignore pas plus que nous, et s’il prend aux États-Unis, grâce à des stimulans énergiques, on ne sait quel essor exaspéré qui dans le lointain produit une impression mêlée de terreur et de dégoût, il faut en accuser cette activité particulière qui fait notre admiration quand elle se déploie sur d’autres routes. On peut dire des peuples comme des individus que leurs vices et leurs vertus sont étroitement solidaires.

Il semble assez inutile d’épuiser la liste infiniment trop nombreuse des personnages que Manhattan fait défiler sous nos yeux. On n’introduira donc pas le lecteur dans la discrète maison de mistress Woodruff, bien qu’il pût être curieux de comparer cette matrone dévote à la « Macette » de notre Régnier, à la « Célestine » espagnole dont elle se montre la digne émule. On doit laisser de côté, comme trop révoltant et trop bas, cet O’Doemall, ce type de laquais irlandais transformé à New-York en négociant interlope et qui parcourt, — de l’abus de confiance au meurtre suivi de vol, de l’escroquerie simple à l’escroquerie compliquée de séduction, — une série complète des méfaits les plus odieux. On omettra de même les prouesses galantes de Francis Gaillard, ce southerner qui, après avoir tué M. Nordheim, obtient secrètement, comme salaire d’un si bel exploit, les bonnes grâces de miss Benson, celle-là même dont Walter Granville avait refusé la main. Séduite, il l’abandonne, et, relancé par elle jusque chez sa mère, il meurt quelques mois après avoir légitimé la naissance de l’enfant qu’elle porte dans son sein : chronique rebattue s’il en fut, mais dont les détails multipliés indiquent assez un « emprunt à la vie réelle. » Une telle surabondance de scandaleuses révélations se refuse à l’analyse ; contentons-nous d’indiquer par un simple trait ce qu’Hogarth appelait jadis le a cours » ou le « voyage » de… l’aventurière (Harlot’s Progress), c’est-à-dire la grandeur et la décadence de miss Clara Norris. Il suffit de la reprendre au point où nous l’avons" laissée, alors que, soudainement privée de son premier protecteur, cette beauté vénale n’a plus de motifs valables pour se refuser aux empressemens de Thomas Granville. Elle était déjà son banquier, elle devient sa maîtresse, et, fière de l’enlever à une femme aussi belle que l’est Kate Pinckney, cumule encore quelque temps des fonctions que certaines dames du demi-monde ne trouvent nullement incompatibles. Les remords n’existent plus dans ce jeune cœur, déjà ouvert aux ambitions mercantiles. La sirène, sous de gracieux dehors, déguise un Harpagon féroce. Les élégances dont elle s’entoure, les soins qu’elle se donne pour perfectionner une éducation incomplète, dérivent de calculs positifs et précis. Son ambition, à elle, est de relever le cottage paternel et de s’assurer dans le New-Jersey quelques centaines d’acres de bonnes terres destinées à fructifier singulièrement quand elles seront exploitées par l’excellent agriculteur dont elle est fille. L’incurie et la paresse de son nouveau tenant ne semblent guère favoriser la réussite d’un projet si raisonnable; mais Clara Norris n’est pas femme à laisser Thomas Granville s’endormir à son aise dans les délices de sa petite Capoue, et dès qu’elle voit ce charmant garçon à peu près ruiné prendre à rebours, sans trop de honte ni de scrupule, la route où elle l’avait d’abord entraîné, l’intrépide bohémienne, avec un front d’airain, le chasse du paradis qu’il avait pris à bail et dont il a l’impertinence de se croire le propriétaire. Confus, désolé, piqué au vif dans tout ce qui lui reste d’amour et d’orgueil, le malheureux s’exécute : il quitte New-York et va réclamer à Washington le bénéfice d’une promesse formelle que lui avait faite, le jour même de ses noces, le président Jackson, charmé de sa bonne grâce et de son esprit. Sans trop s’inquiéter si le commerçant incapable pourra devenir un utile agent diplomatique, le général envoie au sénat la nomination de son protégé comme consul dans la « seconde ville de France. » A peine connue, cette faveur ramène à Tom Granville les nombreux amis que son inconduite n’effrayait pas, mais que ses malheurs avaient écartés. Elle lui ramène en outre Clara Norris, prise tout à coup du goût des voyages et qui propose à son ancien protecteur de l’accompagner à l’étranger. Si bizarre que soit une pareille offre, le nouveau consul, cédant à une inconcevable fascination, consent à ce que l’audacieuse créature prenne secrètement passage à bord du navire sur lequel il doit monter pour se rendre à son poste. Une fois en Angleterre, oubliant toute honte et toute prudence, les deux complices se donneront pour mari et femme. C’est le moment où Clara Norris, présentée sous son faux nom aux réunions officielles sous le patronage de deux altières ladies, parentes de la vraie mistress Granville et qui croient avoir affaire à elle, se manifeste dans toute sa splendeur, et tend ses rets avec les meilleures chances de réussite. Les adorateurs, les présens coûteux affluent autour d’elle, et le tarif des hommages qu’on lui rend s’élève en raison de la position sociale qu’elle occupe. Aussi le domaine du New-Jersey est-il bientôt affranchi de toute hypothèque, et lorsque le gouvernement américain, averti de la déconsidération qui s’attache à son agent, révoque purement et simplement Thomas Granville, l’insensé revient à peu près dénué de toutes ressources, tandis que sa maîtresse rentre à New-York littéralement chargée de dépouilles opimes.

Là ils se séparent définitivement, et pendant que Clara continue à suivre avec le même succès cette carrière où elle marche d’un pas si ferme, d’un front si assuré, l’ancien consul franchit en quelques mois tous les degrés de l’avilissement le plus abject. Sa famille est redevenue implacable pour lui, et il touche aux dernières extrémités de la misère; il est déjà sur la limite mal définie de certaines industries équivoques et de ces premiers délits, à peine plus coupables, que suit une flétrissure indélébile, quand un généreux inconnu lui vient en aide, le retire du bourbier où il allait périr, tout cela par des motifs ignorés et provisoirement inexplicables. En réalité, c’est encore Clara Norris qui tend la main à ce malheureux, non par pitié, comme on pourrait le croire, mais pour le faire servir à ses projets de vengeance. Traitée naguère avec une rigueur dédaigneuse par Pitt Granville et tous les siens, elle s’est promis de mettre sous ses pieds, si jamais l’occasion s’en présentait, l’orgueil de cette altière famille. La destinée, complice de ses rancunes, vient justement de ramener à New-York le fils du banquier, ce Walter qu’une inflexible résistance aux volontés paternelles a réduit à s’engager comme matelot à bord d’un navire baleinier. Clara se hâte de le recueillir chez elle, l’éblouit et l’asservit par ses générosités, le fascine par ses caresses, et, après l’avoir suffisamment préparé à cette offre inattendue, elle lui propose de l’épouser.

Ce n’est pas tout cependant : il lui plaît encore, par une sorte de raffinement, que cette union, flétrissante pour le nom des Granville, soit consacrée en présence de l’un d’eux; elle prétend que l’oncle, mis à sa merci par le dénûment où elle le sait plongé, figure parmi les témoins de son mariage avec le neveu. Peut-être le malheureux, si déchu qu’il soit, s’y refuserait-il, arrêté par un dernier scrupule; mais on l’étourdit par des libations répétées, on le trompe aussi longtemps que l’exige la circonstance sur le véritable nom du futur, et le programme infernal de la courtisane se réalise point par point. Une fois rendu à lui-même et lorsque Clara triomphante l’a mis au courant de ce qui se passe, le pauvre Tom éprouve, il est vrai, quelques remords d’être intervenu si mal à propos; mais il a tellement perdu tout ressort, toute dignité virile, la misère l’a si complètement assoupli et métamorphosé, qu’il accepte des nouveaux époux les deux ou trois cents dollars destinés à le payer de sa complaisance. Ajoutons que son infamie semble lui porter bonheur. Ce prodigue converti se fait avare; l’humiliation des Granville les ayant rendus plus accessibles à la pitié, il trouve encore moyen de se réconcilier avec eux, et tire de son frère quelques secours qui le remettent à flot. La loterie, le jeu, tout lui réussit, et, comme les rudes leçons de la pauvreté lui ont appris à thésauriser, rien ne lui manque pour redevenir honnête homme ou à peu près. La mort seule l’arrête en si beau chemin ; elle le surprend marié en secret à une jeune Française qu’il a tirée d’une situation difficiles et dont la reconnaissance dévouée adoucit ses dernières heures.

Le mariage de Clara Norris, formé sous de tristes auspices, lui donne moins de bonheur qu’elle n’en attendait. Walter Granville, pour qui elle se prend d’une affection assez sincère, ne tarde pas, revenu de sa première ivresse, à comprendre l’ignominie d’une pareille union. Dégoûté de lui-même et des autres, n’ayant pour cuirasse contre le mépris qu’une impudeur affectée, il retombe dans les déplorables habitudes qu’il avait contractées pendant ses croisières, et quand la créature avilie dont il a fait sa femme veut l’arracher par ses reproches à un train de vie aussi funeste, elle éveille en lui des colères fiévreuses qui semblent le pousser de jour en jour aux extrémités les plus redoutables. Il comprend du reste à quel dénoûment tragique aboutirait inévitablement une situation pareille, et après une scène violente où il l’a laissée à moitié morte, il quitte sa femme pour se rembarquer, en lui promettant qu’elle sera bientôt veuve. La nouvelle de sa mort arrive en effet quelques semaines plus tard, et porte le coup suprême à la raison ébranlée de son malheureux père. Le moment est venu pour Clara Norris, — maintenant affranchie et vengée, — de couronner tant d’habiles manœuvres par une retraite opportune. Aussi retourne-t-elle dans le New-Jersey pour achever paisiblement sa vie au sein d’une famille qu’elle a comblée de bienfaits. — Manhattan, qui moralise au besoin, tire de là cette conclusion remarquable : « elle fut heureuse, elle fut sauvée de par cette unique vertu, l’attachement qu’elle avait gardé pour tous ses proches. Elle y trouva la rédemption partielle de ses fautes, qui étaient grandes, et la récompense de sa bonté. » Voilà ce qu’on peut appeler de l’indulgence pratique.

Pendant que ces destinées diverses suivaient ainsi leur cours, que devenait Marion Monck, le héros de ce roman biographique? Échappa-t-il réellement à toutes les tentations qui doivent assiéger un très jeune homme réduit plusieurs années de suite à se créer des ressources quotidiennes dans une ville comme New-York? Il le dit, et il faut l’en croire sur parole. Toutefois, parmi les expédions variés auxquels il demanda son pain de chaque jour alors que lui manquaient, il l’avoue, les bénéfices d’une profession régulière, il en est qui répugnent à nos idées de parfaite délicatesse, et si l’on jugeait par ce qu’il dit de ce qu’il peut avoir à taire, les conjectures iraient assez loin; mais, pour glisser là-dessus, il suffit de se rappeler que la mort a ses immunités, et que l’auteur de ce prétendu roman est inséparable du personnage fictif sous le nom duquel il raconte en réalité sa propre existence. Cette considération donne également une saveur assez piquante au récit de ses débuts dans la carrière des lettres. Ils offrent un curieux échantillon de cette facilité toute spéciale avec laquelle un Américain sans vocation bien décidée, sans noviciat préalable, sans même être bien sûr de son aptitude, entreprend n’importe quelle tâche à la suggestion et pour le compte du premier venu, dès que le besoin du gain l’aiguillonne. Profitant des loisirs que son renvoi lui a faits et tout en essayant de reconquérir une position analogue à celle qu’il a perdue, Marion Monck s’est occupé de politique. Il appartient à l’association démocratique de son ward (ou district), et la représente comme délégué à l’un des deux comités annuels qu’elle envoie siéger à Tammany-Hall. Une des séances auxquelles il assiste en cette qualité l’ayant vivement égayé par certains détails grotesques, Marion la raconte au rédacteur en chef du New-York Herald, avec lequel il entretient depuis déjà quelques années des relations de bon voisinage et presque des rapports d’amitié. Le lendemain, harcelé par un créancier exigeant qu’il faut satisfaire à tout prix, il se décide à se présenter chez le formidable editor pour solliciter de lui un prêt temporaire de vingt dollars.


« — Je ne fais jamais de ces affaires-là... » Telle fut la réponse catégorique de M. Bennett, et comme Marion s’excusait de son importunité : « Non, non, continua-t-il, je ne vois rien que de très simple dans votre démarche... » Il traçait en même temps quelques mots sur une feuille de papier. Au moment où Marion se levait pour sortir, M. Bennett l’arrêta du geste. — Un moment, reprit-il. Voici une traite dont le chiffre correspond exactement à la somme que vous désirez; mais je ne vous la prêterai pas, il faut la gagner.

« — La gagner! Gagner vingt dollars?... Et comment voulez-vous que je m’y prenne? demanda Marion.

« — Ce récit que vous me fîtes hier de la séance tenue à Tammany-Hall m’a paru vraiment une chose amusante, continua le rédacteur en chef.

« — Eh bien? dit encore Marion.

« — Eh bien! voici l’ordre de vous payer à vue la somme de vingt dollars;... sur cette table, en revanche, du papier, des plumes, de l’encre... Écrivez aussi exactement que possible ce que vous me dîtes hier, et l’ordre en question vous sera remis.

« — Hélas! objecta Marion, cela me prendra toute la journée et ne méritera peut-être pas d’être lu.

« — Que vous importe? Faites ce qu’on vous demande, comme on vous le demande, et je me déclare satisfait. « Marion se mit immédiatement à l’œuvre. En deux heures de temps, il avait noirci dix grandes feuilles de papier vélin. Passant alors le manuscrit à M. Bennett, qui ne lui fit pas même l’honneur d’y jeter les yeux, il reçut de lui le précieux billet, qu’il s’empressa de faire acquitter. — Je suppose, pensait-il, que notre homme m’a fait écrire tout ce fatras pour se fournir à lui-même le prétexte de m’avancer la petite somme dont j’avais besoin.

« Le lendemain matin cependant il trouva son article dans l’Herald, deux colonnes et demie, d’une gaîté folle, bourrées de noms propres, et qui firent un effet prodigieux. On se disputait les numéros. Ce jour-là, vers dix heures, ils faisaient déjà prime et se vendaient un dollar. Plus tard ils étaient introuvables, si haut que l’enchère pût atteindre. Marion Monck n’y comprenait rien. C’était son premier essai de ce genre, et jamais il ne se serait cru capable d’un si triomphant effort. M. Bennett lui avait-il donc révélé une faculté latente? ou bien n’était-ce qu’un heureux accident? Le jeune écrivain s’en tint provisoirement à cette dernière alternative, la plus modeste des deux. — J’ai réussi, se disait-il, pour m’être montré docile aux suggestions de M. Bennett. Livré à moi-même, j’échouerais infailliblement. »


Il ne faut pas s’étonner après ceci que l’editor du New-York Herald occupe une place éminente dans les récits de son ancien collaborateur. Il a ouvert à celui-ci les portes de la presse quotidienne; il lui avait plus tard, en lui donnant confiance et courage, frayé la voie du roman. Nous comprenons à merveille que Manhattan, docile aux inspirations de la reconnaissance, ait vanté sur tous les tons l’habileté, la réserve discrète, les vues libérales, l’initiative hardie, le zèle passionné, l’ardeur presque religieuse avec laquelle ce publiciste modèle, selon lui, remplit sa mission! Il ne parle jamais de ses débuts ignorés, de son attitude modeste, de ses manières insinuantes, de l’art avec lequel il s’approprie les idées étrangères, du tact qu’il met à choisir les sujets qui doivent le mieux captiver l’attention publique, sans une certaine émotion qui, toute réflexion faite, a bien son côté plaisant. Du moins nous affecte-t-elle ainsi, peu habitué que nous sommes à voir les augures de la presse, fussent-ils engagés dans la même entreprise, se regarder l’un l’autre avec une si sérieuse vénération.

Le bruyant début que l’on vient de raconter fut en quelque sorte le point de départ d’une première campagne durant laquelle Manhattan parcourut les états du sud comme correspondant du New-York Herald ; mais il ne se croyait pas dès cette époque appelé à rester dans la carrière où M. Bennett eût voulu le retenir. C’est du moins ce que nous apprend l’histoire de ce personnage sous le nom duquel le romancier publiciste raconte ses propres aventures. Encore imbu des idées qui l’avaient tout d’abord dirigé vers le commerce, Marion, nous dit Manhattan, s’y sentait ramené par les souvenirs d’un succès entrevu et par la nature même de son ambition. Aussi accepta-t-il avec transport les offres bienveillantes du comte Falsechinski lorsque celui-ci, pour s’acquitter de ce qu’il devait au premier instrument de sa fortune, lui fournit les moyens de fonder une maison indépendante en l’associant à son beau-frère, le jeune Grasper. M. Bennett signala vainement à sa nouvelle recrue les chances incertaines auxquelles tout négociant est soumis, vainement il s’efforça de lui démontrer la supériorité de l’homme de lettres sur l’homme de chiffres. Le sort en était jeté : l’ancien commis de Pitt Granville reprit à vingt-cinq ans le harnais des affaires.

Manhattan ne s’explique pas sur le succès de cette seconde entreprise, et la brusque suspension du récit laisse à deviner ce qui en advint ; mais en se rappelant le rôle que jouait, au moment où la mort est venue le surprendre, ce hardi propagateur des idées sudistes, on n’a pas grand’peine à s’assurer que la fortune l’avait trahi sur le champ de bataille des spéculations commerciales, et qu’il était venu chercher asile, — comme M. Bennett lui avait prédit que cela pourrait arriver, — dans les rangs de la presse militante.

On peut apprécier maintenant et la conception du livre de Manhattan et la polémique animée dont il est devenu le sujet. Selon nous, entre l’écrivain et ceux qui l’ont si sévèrement jugé, un tiers, désintéressé comme nous le sommes, ne saurait s’empêcher de constater un malentendu flagrant. Les Américains du nord, ceux de New-York en particulier, ont cru que le but spécial de Manhattan était de les dénoncer au mépris du monde, de fournir aux dénigremens de la presse anglaise une sorte de témoignage auxiliaire. Ce point de vue n’a rien qui nous surprenne. L’hostilité acharnée du correspondant de l’Evening-Standard légitime une pareille interprétation. Et cependant le livre lui-même la dément pour ainsi dire à chaque page ; on n’y trouve aucune allusion à l’état présent des choses, aucune trace des passions qu’il soulève. Loyalement rétrospectives, ces peintures d’un autre temps ne s’adaptent en rien aux polémiques actuelles. Ainsi que nous le faisions remarquer dès le début, ceux-là qui s’indignent le plus des révélations de l’homme du sud ne l’accusent ni de mentir, ni même d’inventer ; eux aussi, sous d’autres noms, connurent les Granville, les Nordheim, les Mac-Neil, les Benson, les Grasper ; ils ont lorgné au théâtre la belle Clara Norris, que Manhattan n’a pas pris la peine de débaptiser. La mort de Nordheim est inscrite à sa date dans les fastes de l’opéra italien que l’aristocratie de New-York avait créé, mais qu’elle n’a pu faire vivre. Bref, l’anecdote avérée, authentique, étayée de preuves, constitue le fond de ce prétendu roman, et l’on n’y trouverait pas vingt pages, peut-être pas dix, dont on doive faire honneur ou honte à l’imagination de l’auteur. On ne saurait dès lors lui reprocher d’avoir écrit au profit de telle cause, au détriment de telle autre. Pourquoi ne pas supposer que cela soit possible, lorsque ses animosités avaient ailleurs coudées franches et trouvaient ample satisfaction dans les âpres luttes de chaque jour ? Autre inconséquence : les Américains du nord l’accusent d’avoir voulu les diffamer. Tout compte fait cependant, il demeure établi, — cette remarque, ils l’ont faite eux-mêmes, — que la grande majorité des personnages diversement odieux dont la révélation est due à Manhattan, et qu’il a tirés du tombeau pour les attacher au pilori, sont justement des étrangers de passage, — oiseaux voyageurs, souvent oiseaux de proie, — Polonais comme Falsechinski, Allemands comme Nordheim, Écossais comme Mac-Neil, Anglais comme les Granville ; tel autre arrive du sud, celui-ci du Canada, un troisième d’Irlande, et ainsi de suite. En revanche, le seul honnête garçon de la bande, ce caissier Wilson qui épouse Bessy Nordheim, est né à New-York. On n’a pas à louer Manhattan de cette impartialité tout à fait involontaire, puisque, une fois engagé dans un récit véridique, ou peu s’en faut, il ne lui appartenait plus de distribuer les rôles à sa fantaisie ; encore doit-on reconnaître, pour rester juste, que son œuvre eût été tout différemment conçue, s’il l’avait abordée avec la préoccupation malveillante que les Américains du nord lui supposent.

Justifié de ce chef, est-il également quitte de certains reproches où la morale n’est pas moins intéressée que la littérature ? Je veux m’y arrêter quelques instans pour constater par un exemple de plus l’insuffisance de la réalité brute, réduite à sa valeur propre, et tant qu’elle n’a pas reçu, de quelque main exercée à cette tâche subtile, les atténuations indispensables, les reliefs voulus, bref ces soins intelligens qui la relèvent de son insignifiance native, et qui de sa laideur même, exagérée à propos, lui font quelquefois un mérite. Apprenti tardif, l’auteur de Marion, doué certainement de quelques aptitudes exceptionnelles, nous paraît avoir ignoré jusqu’aux premiers élémens de l’art où il s’essayait. L’ordre dans les idées, l’exact emploi des mots, le sentiment des nuances, les scrupules du tact manquent à son improvisation, dont l’allure vagabonde et saccadée trahit l’origine professionnelle. Tout au rebours de ceux que ravit un tour délicat, un effet bien préparé, ce recorder, ce reporter s’en tient au fait, quel qu’il soit et tel qu’il s’est produit. Il le saisit au vol de ses souvenirs, l’expédie en un tour de main, l’ajoute à sa collection sans s’inquiéter de la place que le hasard lui assigne, puis court sus à quelque nouvelle proie qu’il ne choisira pas davantage et ne traitera pas avec plus d’égards. La méthode est simple. Est-elle bonne ? C’est une autre question. Si on l’applique à un certain ordre de faits qui, scabreux par eux-mêmes, exigent pour être tolérés une mesure et des ménagemens exceptionnels, elle devient complètement inacceptable.

On peut admettre, on peut contester, selon le point de vue où l’on se place, l’utilité, la convenance de ces révélations anecdotiques qui livrent en pâture aux lecteurs blasés de la génération présente telle génération disparue, oubliée, et qu’on pourrait bien laisser dormir dans la paix du tombeau. En revanche, il nous paraît généralement admis, même par les plus rigoureux, que le génie ou l’esprit, prêtant à de telles esquisses un intérêt tout à fait indépendant du sujet traité, les a fait accepter de tout temps. L’impertinence du fond cachée par la suprême élégance de la forme, cela s’est vu du temps d’Hamilton; des détails vulgaires et hasardeux relevés par une touche large et forte, Rousseau nous les fournirait au besoin. Tout autrement « indécent » que le romancier américain, Tallemant des Réaux échappe souvent au dégoût par une bonne humeur bourgeoise, un gros rire gaulois qui désarme et pacifie. Diderot rachète ses saillies, quelquefois cyniques, par la sympathie communicative et puissante dont il a le secret. Ces qualités diverses, ou de talent ou de nature, étaient requises à un degré quelconque pour rendre tolérables ces souvenirs intimes de Manhattan, dont l’indiscrète hardiesse était un premier tort, et qui, fidèlement prosaïques, ont dû sembler sans excuse. C’est faute d’y avoir suppléé par une certaine délicatesse d’organisation ou par une culture suffisante que le romancier improvisé s’est vu confondre avec les écrivains qui spéculent sur le scandale, et tiennent école d’immoralité.

Au fond, et malgré la réprobation bruyante qui les a flétries, ses plus grandes audaces ne vont pas aussi loin qu’on pourrait le croire. S’il dit parfois trop nettement des choses qu’ordinairement on laisse entendre, il ne prend aucun souci de les rendre plus attrayantes, il ne cherche jamais à irriter, à stimuler les curiosités malsaines. Les anathèmes dont il a été l’objet, s’ils ne sont pas affaire de patriotisme offensé, restent à l’état d’énigmes, car au fond l’élément puritain subsiste dans ses récits. Comme dans la haute vie américaine, dont ils reproduisent les péripéties habituelles, la spéculation, le jeu, y tiennent une place énorme. Le dollar y tinte à chaque ligne, le faro y tient lieu de Providence, le vin, les liqueurs y coulent à pleins bords; mais dans cette kermesse laborieuse où les joueurs ressemblent à des traficans, les buveurs à des thériakis, le vice paraît toujours honteux de lui-même, attristé de ses excès, hanté par quelques secrets remords qui ne lui laissent ni verve, ni entrain, ni gaîté. Il se pratique avec méthode et se meut, impassible, dans d’étroites limites. Chez Clara Morris, en soirée intime, Thomas Granville chante la romance à la mode, et Falsechinski l’accompagne de la guitare. Nordheim, le terrible Nordheim, adonné à la traite des blanches, en échange de bien des services que nos « lionnes pauvres » n’accepteraient pas impunément, n’obtient de mistress Kate Granville que le droit de se produire à côté d’elle, dans sa propre loge, et de l’accompagner parfois quand elle fait une tournée de visites. Mac-Neil, le lady-killer, dans cette petite maison des faubourgs où il a caché son ménage clandestin, ne porte que les préoccupations édifiantes d’un bon père de famille, et les soins qu’il prend pour assurer, au détriment des créanciers de sa faillite future, l’avenir de ses enfans naturels, exposés par lui de la manière la plus pathétique, défraient ses longs entretiens avec Jane Cameron, sa maîtresse dévouée. Marion Monck, déçu par l’inconstante Isabel, se console en buvant des rigueurs de l’amour, mais on ne voit pas qu’il ait cherché d’autres dédommagemens, ni qu’à l’âge de vingt-cinq ans, au moment où on se sépare de lui, ce Gil Blas sudiste, dont toutes les femmes raffolent, ait une seule fois trébuché sur les voies glissantes de la Babylone américaine. N’y a-t-il pas quelque raison de s’étonner que tant de haros aient salué ce livre où on trouverait sans peine, en l’étudiant avec soin, — et abstraction faite de ses maladresses inconvenantes, — la confirmation de tout ce qu’on a pu lire de plus favorable sur le compte de la société américaine ?

Songez effectivement qu’il s’agit de New-York, la ville marchande, la ville des immigrans, le foyer principal de toutes les industries illicites, — qu’on a mis sous vos yeux la classe la plus corrompue de ses résidens, celle qui compte le plus d’hommes riches et de femmes oisives, — qu’on a soigneusement enregistré tous les scandales donnés en dix ans par cette réunion de « têtes choisies, » — que le résultat d’un si beau travail est le réquisitoire biographique dont toutes les données essentielles viennent d’être résumées, — enfin que cet écrit, si peu fait pour tant de tumulte, signalé dès son apparition à la vindicte publique, a été pour ainsi dire étouffé dans son berceau. Que ressort-il de toutes ces données, sinon que la population des États-Unis est encore, à beaucoup d’égards, investie de son caractère primitif ? Les tranquilles raffinemens de la corruption étrangère la trouvent défendue contre leur influence destructive, et par les traditions austères de l’esprit religieux, et par cette passion du travail qui absorbe aisément toutes les autres. Là comme ailleurs, vous pourrez noter quelque affaissement partiel dans ce qu’on appellerait volontiers le niveau de l’héroïsme, moins qu’ailleurs la défaillance dans le sentiment du devoir. Les mots de richesse et d’oisiveté n’y ont pas le même sens que chez nous. Un millionnaire se croirait déshonoré s’il ne travaillait au moins autant que le plus zélé de ses commis. Le foyer domestique, déserté par le chef de famille pendant la journée entière, y demeure aussi inviolable, aussi sacré que s’il ne le quittait jamais. Les dissolvans qui minent par la base nos sociétés vieillies, — scepticisme, raillerie, irrévérence, — n’ont pas encore trouvé prise sur cette race sérieuse et simple. Elle a ses travers, — inutile de les énumérer, — que son orgueil ne lui permet pas de reconnaître, et qui presque tous en dérivent; mais en somme l’orgueil est une force quand il ne se paie pas de vains titres ou de vains mots. Voyez ce qu’il donne d’énergie à la guerre civile, et quelles gigantesques proportions elle a prises dans ce pays, où l’esprit militaire était à créer!... Ici cependant, malgré nous, un pressentiment nous arrête, une sorte d’inquiétude nous saisit. L’esprit militaire, inoculé violemment à cette nation si prospère, si éprise de ses droits, si bien protégée contre l’oppression, si absolument maîtresse d’elle-même, comment agira-t-il sur ses mœurs et sur ses destinées? Comment se combinera-t-il avec les tendances religieuses, le goût de l’action politique, l’instinct et les traditions mercantiles qui jusqu’à présent avaient fourni ses élémens de grandeur à la plus florissante république des temps modernes? Parviendra-t-on, la lutte une fois terminée, et même au prix de quelques ingratitudes éclatantes, à ramener dans l’ancienne voie cette foule de citoyens qu’il a fallu transformer en soldats? Sera-t-on réduit à inaugurer pour eux une politique belliqueuse? Et s’il en était ainsi, évitera-t-on les dangers intérieurs qu’elle comporte? Ce sont là des questions bien graves sans doute; mais un livre qui reflète exactement, comme celui de Manhattan, certains aspects de la vie américaine dans un de ses grands centres ne permet pas de les écarter. Il n’en est guère d’ailleurs auxquelles on puisse s’intéresser davantage, et bien aveugle serait celui qui, se passionnant ici pour mille incidens éphémères, resterait indifférent aux changemens qui s’accomplissent sur l’autre rive de l’Atlantique. Là-bas, derrière ce nuage de poudre et de fumée qui nous dérobe les combats incessans du nord et du sud, germent peut-être déjà tels événemens, telles métamorphoses où nos fils auront à chercher un jour la solution des principaux problèmes de l’ordre social. Dans ces annales pour nous impénétrables, mais qui pour eux n’auront plus de mystères, puissent-ils ne pas trouver un flétrissant démenti donné aux théories, aux doctrines dont vivent aujourd’hui les plus hautes intelligences et les plus nobles âmes, mais bien la confirmation éclatante de ce qu’elles espèrent, annoncent et préparent !


E.-D. FORGUES.

  1. Le « petit blanc, » qu’on appelle aussi poor white trash, « pauvre rebut blanc, » est le prolétaire de race blanche, n’ayant que peu ou point d’esclaves, par opposition au propriétaire ou planteur. Dans la Clé de la Case de l’oncle Tom, on trouvera tout un chapitre consacré à cette classe d’hommes, à ses misères et à ses préjugés.
  2. A five, un billet de cinq dollars.