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Un Poète bourgeois au XVe siècle – Guillaume Coquillart/01

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Un Poète bourgeois au XVe siècle – Guillaume Coquillart
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 970-1000).
II  ►


UN
POÈTE BOURGEOIS
AU QUINZIÈME SIÈCLE


I

LA JEUNESSE DE GUILLAUME COQUILLART.


En l’année 1490, Mgr Philippe de Croï, gouverneur de Reims, se trouvant forcé de quitter précipitamment la ville, écrivait une lettre d’excuses à la commune : cette lettre ne contenait que trois noms, elle était adressée au Lieutenant du bailly de Vermandois, au lieutenant des habitans, et à Guillaume Coquillart. Le lieutenant du bailly de Vermandois, Philippe de Bezannes, était le représentant du pouvoir législatif et administratif de la royauté ; le lieutenant des habitans était, à cette époque, le dépositaire de la puissance communale. Quel était donc ce troisième personnage, quel était cet habitant de Reims sans titre, sans désignation honorifique, dont le nom figurait sur une lettre d’excuses écrite par le mandataire suprême du roi en l’élection de Reims, par le descendant de cette fière et puissante race des Croï, qui avait balancé à la cour du duc Philippe de Bourgogne l’influence du propre fils de Philippe, Charles, plus tard le Téméraire ? Nous interrogerons la vie, les concitoyens et les contemporains de ce bourgeois, nous verrons ce qu’ils nous répondront. Pour nous, à première vue, à cette distance d’où nous le regardons, Guillaume Coquillart est tout simplement le poète le plus cynique du XVe siècle. Il nous a toujours semblé qu’il y avait la révélation d’une singulière époque dans cette nécessité qui avait fait de Mgr Philippe de Croï, représentant du roi de France, le respectueux correspondant de Guillaume Coquillart, poète cynique, et nous avons reconnu en effet que nulle biographie n’est plus féconde en enseignemens que celle-là. Dans l’histoire, dans la chronique, dans la littérature, en quelque sens qu’on le regarde, le poète de Reims a cette bonne fortune d’occuper toujours une position exceptionnelle et instructive, élevée et naturelle en même temps.

Si nous regardons sa position dans l’histoire, nous trouvons qu’il arrive en un siècle étrange, plein de mystères, de drame et d’agitations, ayant un caractère propre et présentant pourtant avec le nôtre les plus singulières ressemblances. Le côté le plus original de ce siècle, c’est la puissance de la bourgeoisie, se montrant dans un double mouvement : énergie et lutte pendant l’affaiblissement de la royauté, jouissance et repos quand cette royauté est solidement reconstituée. Cette puissance atteint son entier développement et ce double mouvement laisse voir ses plus minutieux rouages dans une de ces bonnes villes municipales qui subissent l’entraînement général du siècle et de la nation, tout en conservant leur mouvement de rotation particulière. Et Coquillart naît dans celle de ces villes où la vie municipale est le plus fortement et le plus complètement organisée, dans celle qui a conservé, distincts encore et debout, quoique inclinant vers des destinées différentes, les trois puissances du moyen âge, la royauté, la féodalité, la bourgeoisie. Il naît dans la moyenne bourgeoisie, parcourt tous les degrés qui constituent la hiérarchie de la cité, atteint la plus haute position de l’aristocratie bourgeoise, et le simple développement de sa vie le met en contact avec chacun des trois pouvoirs dont nous venons de parler. Il vient au monde au moment le plus difficile de la première période, la lutte, et il meurt au moment où la période du repos dans la puissance est à son déclin, résumant ainsi en lui l’histoire politique, anecdotique de la bourgeoisie et du siècle.

Si de l’histoire simplement politique nous nous élevons à l’histoire des mœurs et des idées, nul encore mieux que Coquillart ne nous fera comprendre le curieux spectacle de transforma ! ion qui s’opère au XVe siècle dans les mœurs générales et dans les idées de la classe où cette transformation se produit le plus laborieusement. Il a, pour ainsi dire, son berceau dans le moyen âge, sa tombe dans la renaissance ; sa jeunesse s’est écoulée sous l’abri des vieilles mœurs ; les vieilles traditions, qui dorment toujours au foyer paternel, l’ont accompagné jusqu’au seuil de l’âge mûr ; là elles ont rencontré les nouveaux usages, et dans sa vieillesse, il a constaté la victoire des temps modernes. Il nous montre les curieuses tournures, les gestes bizarres, les postures grotesques, les habits extravagans qui distinguaient le monde moderne en sa première fleur, et sa biographie nous aide à retrouver les causes de la défaite de l’ancien âge.

Mais c’est au point de vue littéraire que cette biographie est le plus instructive. La bourgeoisie possède, en ce temps tous les attributs de la souveraineté sociale, et, comme le fait aux différentes époques de l’histoire chacune des classes à qui Dieu accorde tour à tour le gouvernement d’une nation, c’est elle qui forme à sa ressemblance tout le XVe siècle, les idées comme les individus. Elle prend la direction de la littérature, transforme les formules d’art, met en honneur des instincts, des qualités littéraires qui sont en rapport avec ses propres instincts et ses qualités caractéristiques ; elle crée ainsi une école littéraire bourgeoise, et c’est entre les mains des littérateurs de la bourgeoisie qu’elle remet l’amusement et l’éducation du siècle. Seulement la plupart de ceux-ci subissent en même temps d’autres influences, leurs instincts primitifs sont altérés, et à côté de la partie originale de leur littérature viennent se placer les germes et les conséquences de méthodes étrangères, souvent ennemies. Un seul obéit fidèlement et complètement au génie de la bourgeoisie, et celui-là, c’est Coquillart. L’indépendance de cette bourgeoisie n’est réelle qu’à cette époque : Coquillart n’a donc pas d’ancêtres. Cette indépendance finit avec le siècle : Coquillart n’a point de disciples. Sa littérature est unique dans notre histoire, et on ne rencontre pas un autre style comme le sien, vif, alerte, riche en couleur et en cette sorte particulière de couleur qu’il a inventée. Pourtant ce poète sans ancêtres continue et résume une tradition déjà vieille, celle des trouvères, et ce poète sans disciples semble le maître de quelques-uns de nos plus originaux esprits, comme Rabelais et La Fontaine. De plus il arrive à une époque où cette lutte, que nous avons signalée dans les mœurs, se produit, et avec bien plus d’énergie encore, dans la littérature. Il se trouve dans une atmosphère analogue à celle où s’était formé le génie des vieux poètes, il prend donc résolument le parti des anciennes traditions poétiques contre les méthodes qui préparent la renaissance ; il obéit aux instincts de la littérature du moyen âge et nous en montre les qualités, mais modifiées par les tendances particulières du XVe siècle et originalisées, si je puis dire, par son propre génie. En dehors en effet de toute considération historique, c’est un esprit rare, un poète exceptionnel, et qui par cela seul mérite une étude approfondie, une haute place parmi nos écrivains.

Je l’avoue pourtant, son grand mérite à mes yeux, c’est d’avoir été semblable à son siècle. Il a surtout cet intérêt historique et cette grande qualité de nous enseigner ce qu’était alors la bourgeoisie française. Par malheur c’est à peine s’il parle de lui, et c’est seulement dans les diverses chroniques, les registres, actes et archives de la commune de Reims qu’on peut trouver les renseignemens nécessaires pour reconstituer à peu pris sa vie. De même c’est seulement dans l’histoire politique et littéraire de son temps, dans l’étude approfondie de la cité rémoise, qu’on peut trouver l’explication de la singulière nature de son génie, la connaissance des origines de son étrange littérature et l’appréciation exacte de la grandeur de son talent. Sa biographie, telle que peuvent l’indiquer ces renseignemens, sera donc de plus la monographie de Reims au XVe siècle ; elle sera aussi l’histoire politique, morale et littéraire de la bourgeoisie française à ce moment curieux et unique où elle développe en toute liberté ses instincts, ses tendances, ses qualités et ses défauts.


I. – VIE POLITIQUE DE LA BOURGEOISIE AU XVe SIÈCLE.

Il n’y a pas dans l’histoire de spectacle étrange et douloureux comme celui que les chroniqueurs bourgeois nous offrent de la France pendant la première partie du XVe siècle. Chacune de leurs pages est pleine de lamentations et de malédictions, et toutes les plaintes viennent se résumer en ce cri de douleur poussé par l’un d’entre eux : « Malheureuse terre, malheureuse et maudite celle qui n’a point de roi ! » C’était ! à en effet le grand mal de ce siècle, et pour nous qui avons aussi l’expérience des maux de la pairie, pour nous que nul trouble et nul bouleversement ne devraient étonner, nous regardons pourtant avec une surprise douloureuse le curieux tableau que présente ce XVe siècle.

Un voyageur italien, un des disciples de Dante, Fazio degli Uberti, avait parcouru la France à cette époque, et il raconte dans son étrange poème, le Dittamondo, le spectacle qui l’avait effrayé. « Toute la contrée était brûlée, les larges routes s’étaient rétrécies en sentiers, les vergers étaient sans fruits, les champs sans blé. » Et les aventuriers qui s’en allaient dans les pays étrangers racontaient dans les veillées, à l’effroi de leurs auditeurs, qu’il n’y avait plus debout hors des villes une seule maison depuis la Picardie jusqu’en Allemagne, mais que les herbes et les bruyères poussant partout donnaient à chaque province l’aspect d’une immense forêt d’où les bêtes féroces sortaient pour attaquer les hommes. Et mieux valait-il dire dorénavant terre déserte que terre de France, car les trois glaives du Seigneur, Guerre, Peste et Famine, frappaient sans relâche sur la malheureuse nation. Ainsi les chroniques de France remplaçaient, dans les causeries du soir chez les peuples voisins, les histoires effrayantes des fantômes et des monstrueuses merveilles. Nous retrouverons jusqu’à la fin du siècle, — dans la conduite de la bourgeoisie, de même que dans le génie de son interprète, Coquillart, — la conséquence nécessaire non-seulement de ces misères matérielles, mais surtout des misères morales, qui présentent un tableau plus étrange et plus sombre encore.

C’est là en effet le côté caractéristique du XVe siècle, la perturbation du sens moral, le doute partout, l’aveuglement de toutes les consciences, les plus pures comme les plus élevées, l’hésitation chez les plus savans, la mutabilité chez les plus sincèrement convaincus. Et ce n’était pas cette sorte de doute qui est produit par l’orgueil de l’homme se dressant contre la foi et contre Dieu au milieu de la prospérité et du loisir ; non, c’était le doute de la conscience sincère qui cherche humblement et avec foi, et qui ne trouve partout qu’idées fléchissantes, que choses corrompues, honteuses et abattues. C’est ainsi que la Providence, préludait à cette grande révolution qui devait finir par la destruction du moyen âge, et elle y travaillait en enveloppant d’un voile de honte et de faiblesse les objets des plus vieux respects, les traditions jusque-là les plus fortes, les plus saintes et les plus fécondes.

Au milieu de toutes ces ruines, il y avait çà et là sur le sol de la France quelques points debout encore où une apparence de société régulière et une possibilité de vie s’étaient conservées. C’étaient les bonnes villes, comme on les appelait, celles à qui une organisation municipale fortement constituée avait donné une vie propre, presque indépendante, et qui, protégées par de solides murailles, par l’habileté politique de la commune, avaient pu se garantir des ennemis, mais surtout des protecteurs. Elles étaient bien, elles aussi, entraînées dans cet orbite de douleurs que décrivait la patrie, mais elles conservaient leur mouvement propre, qui n’était du reste ni sans convulsions ni sans menaces de ruine prochaine.

Lorsque Guillaume Coquillart vint au monde, vers l’année 1421, Reims était de toutes ces cités celle qui présentait le plus complet tableau de la vie communale pendant ces troubles. Elle était devenue, comme la plupart des autres bonnes villes, une sorte de république municipale, tenant aux cités voisines, à la capitale et aux divers gouvernemens qui s’y succédaient, par les liens d’une fédération presque entièrement organisée. Le conseil de la ville, entre les mains duquel était à peu près remis le gouvernement de la commune, était dirigé indirectement par l’aristocratie bourgeoise, et à cette époque il n’eut pu choisir un meilleur guide. Celle-ci était restée dépositaire des traditions de la diplomatie communale, qui s’était développée au milieu des troubles du pays et qui nous offre un des plus curieux côtés de la vie de la France a cette époque. Cette diplomatie sui generis, portant le double cachet de la bourgeoisie et du moyen âge, agissait avec une bonhomie apparente, mais avec une flexibilité, une minutie et une patience irrésistibles. Aiguisée par de longues années de luttes contre la force féodale, raffinée encore par le caractère respectable et respecté qu’avait à Reims la féodalité représentée en grande partie par l’archevêque et les abbés des trois abbayes[1], elle montrait dans cette ville, au commencement du XVe siècle, les allures d’un procureur, mais d’un procureur consciencieux, respectueux et convaincu, c’est-à-dire à peu près invincible. Procédant avec la modération du bon droit, sans cesse aux aguets, profitant de toutes les circonstances heureuses avec la cauteleuse malice du paysan et l’hypocrite verbosité du marchand, elle ne reculait jamais. Elle posait prudemment pierre sur pierre, ne s’aventurait à une tentative hardie que quand les circonstances et les manœuvres souterraines avaient rendu le succès certain. Cependant elle avait aussi ses préjugés et ses faiblesses, et souvent quelque élan imprévu, folle imagination, instinct généreux ou entêtement invincible du populaire qu’elle gouvernait, venait bouleverser tout ce que la plus habile tactique avait préparé. Aussi, outre les leçons que lui donnaient ces traditions et cette diplomatie, le conseil de ville avait, pour se conduire, une sorte de politique d’instinct qui lui était particulièrement nécessaire en ce siècle, où toute règle se trouvait détruite, tout droit mis en question, où tout événement se présentait avec une face équivoque, à l’improviste et sous une formule menaçante. Cet instinct, né du mélange des divers élémens qui composaient le conseil, avait emprunté à chacun son côté caractéristique : les échevins et les practiciens, gens de loi, y avaient apporté l’adresse politique et la ruse ; les nobles, un peu de cette fierté guerrière qui sert de répondant à l’habileté ; les marchands, le sens pratique des choses de la vie ; le clergé et les gens des métiers ; cette simplicité droite et cet amour spontané de la justice qui empêchent la diplomatie de descendre jusqu’à la maladresse de la duplicité.

Cette politique avait en résumé deux ennemis, le populaire et les sens d’armes, et deux préoccupations : garder ses privilèges et se réserver l’avenir. Elle s’efforçait d’esquiver d’une part cette domination des brutes, la dictature militaire, qui est le dernier mot de la guerre civile, — d’autre part, le règne de cette canaille sanglante, comme on disait alors, qui est la loi et la punition dernière des mouvemens populaires. Cette populace, qui régnait alors à Paris, avait à Reims bien des alliances et des élémens semblables à elle. C’était le bon temps pour les gens danoises et de brigues ; les petites corporations, les associations des métiers moins riches, moins productifs, partant plus populaires, commençaient à séparer leurs vœux et leurs tendances du gouvernement des hauts bourgeois, aristocratie devenue presque héréditaire, quoique procédant de l’élection. Aussi, quoique le conseil décrétât souvent : « écrire à ceux de Paris que la ville est fidèle, et de ce ne fassent aucun doute, » pourtant il se gardait bien de suivre leurs exemples. Il se contentait d’amuser le populaire en le réunissant souvent dans la cathédrale, en la grande chapelle des fonts-baptismaux, pour lui communiquer les nouvelles qui n’étaient un secret pour personne, pour lui demander son avis lorsqu’on le connaissait d’avance et dans les choses où il était indifférent d’agir en un sens ou en l’autre ; puis, dans les momens difficiles, il cédait en paroles ce qu’il reprenait en dessous. Le populaire restait donc en réalité sous la domination de la bourgeoisie ; mais celle-ci avait plus à faire contre les gens d’armes. C’était à grand’peine qu’elle pouvait rester maîtresse de son avenir, c’est-à-dire libre de disposer d’elle aux meilleures conditions, libre de se donner à celui des partis qui l’emporterait bien définitivement et qui conviendrait à ses instincts ainsi qu’à ses intérêts. Elle ne cédait qu’aux nécessités évidemment inévitables ; et ne, se livrait tout entière à personne.

La bourgeoisie avait cependant à lutter contre une politique aussi adroite que la sienne et de même famille, la politique du duc de Bourgogne ; en qui elle voulait bien voir un ami et un protecteur, mais un ami discret et un protecteur éloigné. Elle s’était jetée, il est vrai, dans son parti avec enthousiasme, mais c’était dans cette circonstance qu’on avait vu se développer curieusement et logiquement tous les ressorts de sa politique. Les gens de Reims savaient bien que les Bourguignons n’étaient pas plus compatissans ni chargés de moins de crimes que les Armagnacs. Ils savaient bien aussi que partout où l’influence bourguignonne s’était établie, elle avait jeté les villes dans la plus profonde terreur. Ils savaient tout cela ; tout cela courait dans les conversations de la cité : pourtant ils avaient pris avec grand enthousiasme la croix de Saint-André, en criant vive Bourgogne. Il y avait alors en effet répulsion générale, dans tout le nord, contre les croix blanches que portaient sur leurs étendards bleus à fleurs de lys d’or les Armagnacs partisans du Dauphin, et cette répulsion provenait surtout d’un mouvement d’antipathie instinctive. Les Armagnacs, gens du midi, paraissaient prendre leur revanche de la guerre des Albigeois. Ils ne pouvaient pas être plus cruels que les autres, mais il y avait dans leur cruauté quelque chose de particulièrement haineux : ils combattaient comme poussés par la vengeance contre une race étrangère et ennemie. Les Bourguignons, eux, étaient gens du nord. De plus leur chef paraissait moins un seigneur féodal que le protecteur d’une confédération des villes marchandes de Flandre et d’Artois. Il venait de faire avec les propres villes de ses domaines des espèces de traités, comme si elles eussent été villes libres. Il leur promettait mille privilèges commerciaux. Du reste il se montrait complètement docile aux observations que les grosses cités de Flandre lui faisaient, assez brutalement parfois, sur sa conduite politique. Enfin il paraissait mettre tous ses soins à desserrer le lien féodal au profit de l’indépendance communale. Sa chancellerie elle-même, les lettres qu’il écrivait, avaient cette bonne et empesée tournure de bourgeoisie importante et parvenue. C’était vraiment le chef qui convenait à la vanité comme aux intérêts de la commune rémoise, et le duc de Bourgogne avait admirablement exploité, — en même temps que cette vanité, — les préjugés, les aveugles crédulités de la petite bourgeoisie et du populaire.

En somme, Philippe avait conquis cette position que son père avait tant ambitionnée et dont son aïeul avait si hardiment jeté les fondemens ; il était parvenu à ce but qui paraît avoir été l’objet de la politique équivoque et mystérieuse de la maison de Bourgogne : il allait pouvoir monter au trône avec l’aide de la bourgeoisie. Les esprits sages de ce temps devaient en effet prévoir que telle serait, d’après la logique des choses humaines, la fin des troubles : la France brisée en deux, le midi restant au roi d’Angleterre après une lutte infinie, et le nord sagement gouverné par un roi bourgeois, Philippe de Bourgogne, qui ne serait guère que le protecteur d’une foule de petites républiques municipales retenues par un lien de fédération. On ne pouvait en effet compter sur le miracle par lequel Dieu allait sauver l’intégrité de la France et la monarchie. Il faut reconnaître du reste que ce duc était de toute sa race, le moins capable de mener à fin les projets d’une si haute ambition. C’était un homme faible et irrésolu, plus amoureux de la pompe et de l’apparence de l’autorité que de l’autorité elle-même. Aussi s’amusa-t-il aux fêtes et réceptions, aux noëls du populaire, aux conseils donnés à la bourgeoisie, plutôt qu’il ne pensa résolument à prendre la couronne, malgré ses propres velléités, les conseils des seigneurs wallons et les traditions de sa famille. C’était bien, après tout, ce mélange de qualités et de défauts qui le rendait si agréable aux bourgeois, et particulièrement aux bourgeois de Reims. Ses manières courtoises et débonnaires nattaient leurs vanités, sa faiblesse n’arrêtait pas leurs empiètemens et leur permettait de continuer ce mouvement vers l’indépendance absolue qu’ils avaient commencé depuis les troubles. La guerre les avait laissés seuls dans la ville ; la féodalité, qui en était sortie pour se battre en pleine campagne, tendait à devenir ce qu’est en effet devenue la noblesse française, une force purement militaire sans influence politique ou civile. Eux au contraire avaient fait de leur ville une sorte de république, avons-nous dit, ayant son gouvernement propre, sa volonté particulière et une centralisation complète. Chaque chef de parti, pour les attirera soi, leur écrivait avec toutes sortes de gracieusetés et de promesses. Et la cité rémoise avait tellement profité de sa position, qu’elle tenait des ambassadeurs auprès du roi, et qu’elle avait formé à Laon une convention où chaque ville de Champagne et de Vermandois envoyait des députés, et où elle-même jouait le rôle le plus important.

Néanmoins elle allait bientôt apprendre que la monarchie une et forte pouvait seule sauver la France de la domination étrangère, et que le gouvernement des Bourguignons n’était que la préface du gouvernement des Anglais. Un beau jour, en effet, Reims se trouva ville anglaise ; la vanité bourgeoise et la crédulité populaire l’avaient conduite à cette extrémité, qu’elle avait repoussée jusque-là si vigoureusement et au prix de tant de sang. Il y eut alors dans la cité un moment de grand trouble. Les familles qui portaient les fleurs de lys dans leur cœur, selon l’expression d’alors, ces partisans des Armagnacs, qu’on avait tant persécutes quelques années auparavant, se trouvaient vengés par la honte de leurs ennemis. Ils rappelaient ce que Reims avait été avant le triomphe des Anglais. — Elle avait toujours été fidèle, la vieille ville du sacre, disaient-ils. C’était dans ses murs qu’on avait toujours trouvé les meilleurs soldats contre l’Anglais. À la dernière douloureuse bataille, à Azincourt, le grand bailly de Vermandois les avait menés avec les autres communes de son bailliage, et tous y étaient restés étendus auprès de leur chef, plus braves et plus loyaux que bien des seigneurs de France. Plus loin encore, quand le roi Jean avait été pris après la bataille de Poitiers, plus de soixante-dix ans en ça, nulle autre, comme la bonne ville n’avait montré sa douleur ; elle avait fait cesser tous les jeux, empêché danses, fêtes et festins ; on eût dit, répétaient les vieillards, une ville excommuniée. — Il y avait de plus quelque chose de particulièrement désagréable au génie national dans ce roi Henri si complètement anglais et formaliste, tergiversant, négociant, attendant, se fortifiant toujours et ne s’emportant jamais, entourant ses armées de pieux aigus et préférant prendre les villes par la famine que par l’assaut. Du reste froid et brutal, c’était une sorte de prototype de puritain enthousiaste et dogmatique en même temps. Il paraissait avoir une tendance instinctive à vexer la vanité des clercs et de l’université de France. Il avait aussi des doctrines de guerre qui faisaient frissonner les marchands et laboureurs : « guerre sans feux, disait-il, ne vaut rien, non plus que andouilles sans moultarde. » Aussi déplaisait-il à la bourgeoisie de tous les degrés ; mais il était grandement craint et à bon droit. C’était un profond politique, excepté en ceci, qu’il ne sut jamais dissimuler son orgueil ni son mépris de la nation vaincue. Sa diplomatie, qui ressemblait assez à celle de Louis XI, ne reculait devant rien : à la moindre apparence de mouvement populaire, il lançait ses archers sur le menu peuple, qui en avait une frayeur mortelle. Les gens de Paris avaient enfin trouvé un maître autrement terrible que les Armagnacs, contre lesquels ils s’étaient tant révoltés. Tout cela se disait dans la cité, mais à voix basse, car il ne fallait point trop murmurer contre le terrible roi pendeur. Le moment n’était pas encore venu ; les préjugés contrôles Armagnacs restaient dans toute leur force, la populace était par là bien disposée en faveur des Anglais. Les Rémois prêtèrent donc le serment qu’on leur demanda à tous, jusqu’aux porchers des abbayes et aux chambrières, et à son passage à Reims Henri V fut reçu avec enthousiasme de la part du peuple avec une prudente courtoisie de la part de l’aristocratie municipale. Le peuple admirait fort cet homme robuste, au front haut, aux lèvres fines, aux fières narines : il criait noël à ce teint brun, à ces moustaches noires, et il trouvait qu’il y avait dans ces yeux hardis quelque chose de riant, une apparence de bonhomie franche et joviale qui rachetait bien des crimes ; mais les gros bourgeois étaient blessés de voir cette pompe, tous ces insolens seigneurs si richement parés de drap d’or, de joyaux et de pierres fines qu’on ne savait d’abord où une telle richesse pouvait avoir été prise, puis ils se rappelaient bientôt que c’étaient eux et la France qui avaient payé toutes ces merveilles. Ils disaient de lui, avec haine, que c’était le chef de l’orgueil du monde ; mais toute la Champagne avait été remise aux Anglais, et les bourgeois de Reims devaient, pendant bien des années encore, subir la joug commun.

Ils tournèrent alors toute leur activité vers l’intérieur de la cité, et recommencèrent leur lutte habituelle contre messieurs du clergé, leurs vénérés seigneurs. C’était la querelle éternellement pendante, et au moindre mot de levée de deniers, de logemens de soldats ou de prise d’armes, on était sûr de voir les droits et usages féodaux, les exceptions et coutumes communales, entrer en champ-clos. Celles-ci, rendues ardentes et agressives par la vieillesse de leur ennemi, commençaient assez vigoureusement la guerre sous la conduite du sénat et du tribunal rémois, l’échevinage et le conseil ; mais les représentans de la commune s’arrêtaient avant d’en venir aux dernières extrémités, pour ne pas révolter la piété du menu peuple. Ils redoutaient aussi l’excommunication, qui eût bouleversé la cité, brisé le respect de la hiérarchie et fourni aux mauvaises gens des métiers une occasion de se faire juges du différend en pillant impartialement les hôtels des échevins et le cloître des chanoines. Cette crainte du commun peuple et des gens mécaniques était en somme le grand frein de la diplomatie bourgeoise. Toutefois ce frein ne l’arrêtait pas toujours, et au fond le clergé cédait fréquemment ; les temps étaient rudes, il craignait d’envenimer les haines, de perpétuer les discordes ; puis la guerre se rapprochait, il fallait alors chercher, comme il disait, toute manière d’avoir paix, amour et bonne union ensemble.

Ces petits événemens que nous venons de retracer, ces petits conflits d’intérêts municipaux, mêlés souvent de tant d’angoisses et de troubles, tel fut le milieu dans lequel se passa l’enfance de Coquillart ; ce furent ces exagérations fiévreuses de l’activité bourgeoise, cette vie toute portée aux choses extérieures et bruyantes de la cité qui lui donnèrent sa première éducation. Cette éducation par les événemens est incontestablement, dans les siècles agités et pour les natures impressionnables, celle à laquelle les biographes doivent accorder le plus d’attention. C’est elle en effet qui est l’éducation de l’instinct, elle qui forme ce qu’on appellera plus tard notre manière de voir. C’est elle aussi qui nous fournit les points de comparaison de nos jugemens, elle qui nous donne celles de nos idées sur lesquelles nous reviendrons le plus fréquemment, desquelles nous partirons comme point de départ pour former notre science, autour desquelles enfin nous viendrons rapporter toutes les observations et expériences que nous fournira l’avenir. Ce fut du moins le rôle que ces premiers événemens jouèrent dans l’intelligence du futur poète bourgeois. Du reste ils se prolongèrent pendant la première partie du siècle, et leurs conséquences dominent directement l’histoire de notre pays jusqu’aux guerres de religion : ils eurent donc le temps d’exercer toute leur influence sur son esprit. Nous retrouverons plus tard les principales idées qu’ils lui fournirent ; mais nous pouvons constater dès maintenant, — et des événemens analogues ont apporté à la littérature de notre siècle une direction semblable, — qu’ils développèrent en lui le sens de la vue en littérature, c’est-à-dire l’observation matérielle et l’amour des images.

Alors en effet c’était l’accident de chaque jour qui était l’école de la jeunesse, et c’était le bruit de la ville qui était le maître professeur. Que de fois l’enfant ne vit-il pas la guerre se rapprocher des murailles, toute la ville dans la terreur, tous les habitans dans les rues ! Des escouades des gens des métiers s’en allaient, sous la conduite des connétables, couper les bois jusqu’à une demi-lieue, nettoyer les fossés, réparer les brèches. Tous les bestiaux rentraient en grand tumulte. Les portes de la ville se fermaient, nul ne pouvait plus sortir. Les dizainiers couraient dans toutes les maisons faire provisions de claies, de tonnelets pleins de terre pour garnir les murs. Puis c’était la montre des habillemens de guerre, la revue des arbalétriers et de tous les hoquetons. Le lieutenant, accompagné du clerc de la ville, allait en toute hâte visiter les tavernes et les quartiers habités par les mendians ; on expulsait les étrangers, les truands les plus insoumis, les nouveau-venus parmi les varlets des métiers. Les chaînes étaient tendues partout en grand trouble et avec grand bruit. Les craintes du dedans, les défiances nécessaires venaient encore compliquer la situation. Le capitaine n’allait-il pas livrer la ville aux gens de guerre ? les quarteniers étaient-ils fidèles, et les clefs remises en bonnes mains ? On n’entendait parler que de villes assaillies, vendues, horriblement pillées. Ceux du menu peuple qui avaient été autrefois soupçonnés et punis relevaient la tête ; ils s’en allaient criant par les tavernes que le moment était venu où ils allaient reprendre les armes qu’on leur avait enlevées, que le conseil était composé de traîtres, qu’il était temps de taire de tous ces gens-là des cardinaux à tête rouge. Alors sonnait la grosse cloche des convocations populaires. Mille ou douze cents personnes s’assemblaient place de l’Archevêché, pendant qu’en l’église des Cordeliers on réunissait deux cent cinquante des plus notables et des plus puissans pour les prier et induire à prêter l’argent nécessaire à la guerre. Parfois les assemblées étaient interrompues par un effroi soudain. Vite aux portes et aux murailles ! celui-ci à la Porte-à-Vesle, pour garder le bourg avec Guillaume de Condé, celui-là à la Porte-Mars avec benoît de Saint-Remy, ces autres à la Porte-Chacre avec Mgr d’Ogé, le chanoine ; ceux-là, les plus faibles, avec Cauchonnet, sur la place du Marché pour recueillir les blessés[2].

Quand la guerre s’éloignait un peu, restaient toujours les pillards, les soldats en garnison dans les châteaux voisins. Tandis qu’on gardait les champs afin de protéger les travaux de la moisson, ces pillards s’avançaient parfois jusqu’à la prairie qui est devant la ville, pour enlever les troupeaux. La cloche de Saint-Symphorien appelait la commune aux armes ; tous se précipitaient à la rescousse de leurs biens, mettaient en fuite les larrons, les poursuivaient avec toute sorte de mots insultans et d’injures piquantes : « Tourne, homme d’arme, tourne ; » mais au milieu de leur victoire ils tombaient en une embuscade où l’on en faisait un carnage horrible, et il fallait une grande somme de deniers pour racheter ceux des plus importans qui avaient été épargnés. La commune alors se décidait à couper le mal dans sa racine, elle envoyait les plus courageux faire le siège des forteresses, Moymet, La Folie, Mareuil, Tours-sur-Marne et autres. Les bourgeois y allaient de bon cœur, escortant leur grosse bombarde, qui devait faire merveille. Ainsi faisait-elle, et bien souvent l’enfant vit revenir ces braves assiégeans escortant une grande masse de prisonniers qui s’avançaient la corde au cou, accouplés deux à deux, comme des chiens qu’ils étaient, pour avoir fait tant de maux au commerce de Reims. Ceux d’entre eux qui étaient gentilshommes tenaient leur épée nue en la main droite, par le milieu de la lame, la pointe contre leur poitrine, en signe de gens rendus à discrétion, et il fallait entendre les acclamations et les injures ! D’autres fois on voyait arriver sur la place du Marché de grandes troupes d’hommes, de femmes et d’enfans, les uns blessés, d’autres mourans, presque tous sanglans et dépouillés, les femmes presque nues, traînant à grand’peine leurs petits enfans, les hommes portant quelques misérables restes de pauvre mobilier, les prêtres en tête, le chef nu, et la plupart n’ayant d’autres vêtemens que des lambeaux d’ornemens d’église. C’étaient les habitans fugitifs des villes et bourgs pillés et incendiés. Ils s’en venaient pleurant, avec leur misère présente, le bonheur passé, leurs enfans et leurs amis qu’ils avaient vu tuer, leurs filles restées aux mains des ennemis, et ils demeuraient au milieu de la ville indifférens à l’avenir comme des troupeaux de bêtes. Hélas ! c’étaient là les spectacles que la fortune présentait le plus souvent à Coquillart enfant, car les maux s’étaient accrus avec les années. La peste et la famine étaient entrées dans la ville, et il n’y restait que 1,600 personnes taillables lorsqu’un rayon de cette foi qui sauve les ames et les empires tomba sur Jeanne d’Arc.

Alors il se passa dans la cité tout un drame historique qui mit en relief les instincts des diverses classes, qui émut tous les intérêts, et donna un moment d’activité inoui à tous les rouages qui faisaient mouvoir la commune. La jeune fille, qui paraissait un personnage légendaire et qui parlait ainsi à tous les instincts du moyen âge, prenait toutes les imaginations par le merveilleux. L’enthousiasme combattait chez le populaire les préjugés enracinés contre les Armagnacs, et tantôt montait, tantôt descendait, selon les détails que donnaient sur la Pucelle les gens de l’un ou de l’autre parti. Les anxiétés du clergé, les querelles des théologiens sur la vérité de sa mission, les espérances réveillées, à grand’peine contenues, des familles dévouées au dauphin, les antipathies nationales ressuscitant, les insolences des Anglais se représentant à tous les esprits, ceux-ci entrevoyant pour la première fois avec rage et étonnement la probabilité de la défaite, et obligés d’abaisser leur orgueil jusqu’à la ruse, tout cela jetait dans la ville une animation inouie. Pendant ce temps, la diplomatie bourgeoise déployait ses plus profondes et ses plus alertes qualités, manœuvrant au milieu de cette effervescence, de ces haines, de cet enthousiasme, de manière à garder sa neutralité, à conserver son libre arbitre, et déblayant pourtant chacune des routes qui pouvaient l’amener promptement, c’est-à-dire avantageusement, entre les bras du vainqueur définitif. Elle entretenait les espérances de tous les partis, mettait discrètement un pied dans chaque camp, et, avec toute prudence, avançait ou reculait à chaque victoire qui faisait pencher la balance tantôt vers les Anglais, tantôt vers le dauphin.

Enfin le vendredi 6 juillet 1429, Charles VII entra dans la ville pour y être sacré, et le spectacle qui frappa alors les yeux des Rémois peut nous expliquer encore un des côtés du talent de Coquillart. Reims, la ville des sacres, la ville aux fabriques de riches étoffes, elle qui, de génération en génération, avait vu passer devant ses yeux les plus brillans costumes de tous les siècles, Reims devait avoir légué à ses habitans l’amour de la splendeur extérieure, et c’est elle qui devait, entre toutes, représenter ce que j’appellerai le côté vivement coloré et brillamment habillé du moyen âge. Son poète est en effet celui de tous les écrivains de la vieille littérature qui prodigue les plus vives couleurs et les plus brillans vêtemens. Il n’oublia jamais ces grands et riches habillemens qui avaient défilé devant ses yeux à l’entrée du roi, ces chevaux couverts jusqu’aux pieds de draps de damas, de satin et de velours de toutes couleurs, brodés et semés d’ornemens d’argent, tous ces seigneurs parés d’écharpes d’or fin et portant des manteaux de velours garnis de pierres précieuses, brodés de houppes de fil d’or ou fourrés d’hermine et de martre zibeline. L’un d’eux ne portait-il pas même une épée ornée de tant de pierres précieuses, qu’elle valait 20, 000 écus !

Ce luxe extravagant était la moralité que la première partie du siècle allait léguer à la seconde, moralité que Coquillart recueillera, et qui sera le résumé de ses poésies. Ce luxe était le résultat de la guerre civile, et c’est le résultat ordinaire : ne faut-il pas que les uns dépensent le butin, que les autres oublient, s’enivrent et jouissent ?


II. – L’ÉDUCATION BOURGEOISE./

Les événemens que nous venons de rapporter, les anxiétés journalières, l’activité fiévreuse de la vie, produisent dans les siècles comme dans les individus deux résultats tout à fait distincts, l’abattement ou l’exaltation, la conçut ration obstinée en soi-même et le retour à Dieu, ou le mépris de la réflexion causé par la conscience de son inutilité et le besoin de la vie frivole. Sous de telles influences, les deux mobiles qui avaient jusque-là dirigé concurremment tout le moyen âge, et qui en expliquent toutes les contradictions, la rêverie et l’activité corporelle, avaient pris au XVe siècle un développement excessif. La rêverie était devenue le mysticisme, qui est son extrême, et c’était là, — c’est-à-dire dans leur exagération et dans leur délire, — que s’étaient réfugiés les sentimens de la vie intime, devenus impossibles dans leur action régulière. De son côté, l’activité physique s’était précipitée dans tous les excès de la vie sensuelle. La fantaisie littéraire n’avait donc à cultiver que ces deux extrêmes, la métaphysique ou l’obscénité. En effet, la bourgeoisie, qui prit en ce temps la direction de la littérature, maria ses propres qualités à ces deux tendances de son siècle, et elle créa ainsi deux écoles distinctes et fort curieuses dans leur exagération réciproque. L’une ne prêcha que la morale la plus pure et la plus convaincue, mais la prêcha lourdement et ennuyeusement ; l’autre ne connut que la brutalité la plus hardie et la plus obscène, et cette brutalité, tantôt triste et plaintive comme l’abattement du siècle, tantôt folle et joyeuse comme l’exaltation de l’époque, cette brutalité, c’est la source d’où sortent les deux plus originaux poètes de ce temps, Coquillart et Villon.

Coquillart naquit dans une de ces familles de la bourgeoisie qui étaient en chemin d’arriver sur le seuil de l’aristocratie municipale. Une ou deux générations de gens probes, économes, laborieux, l’avaient fait sortir de la classe des métiers ; une ou deux générations de gens habiles et intelligent allaient la pousser au conseil de ville, au chapitre ou à l’échevinage. Arrivée là, cette famille pouvait attendre la sanction du temps et de l’hérédité, continuer pendant plusieurs générations l’exercice des charges publiques, et par là s’inscrire à son tour dans le livre d’or de la bourgeoisie rémoise. — Ce livre n’était guère tenu que par l’opinion publique, mais il avait pour preuves authentiques et pour documens ineffaçables chacun des combats que la commune avait livrés à la féodalité. — La famille devenue illustre restait alors à la tête de la cité, gouvernant les affaires, soit indirectement par la richesse, les conseils, l’influence, soit directement par l’élection, qui ne l’eût jamais oubliée. C’eût été en effet l’annonce de quelque grand malheur aux yeux du populaire, s’il n’avait pas trouvé à l’échevinage. à la commission des fortifications, au conseil, quelqu’un de ces anciens, Grammaire, La Barbe, Bezannes, Montfaucon et autres, dont on trouvait les noms à côté de ceux des archevêques dans l’histoire communale, et qui depuis si longtemps s’étaient toujours tant travaillés pour le profit de la bonne ville. Alors on eût dit dans la cité les anciens Coquillart comme on disait dans les chroniques de France les anciens bannis, et ils fussent restés à la tête de quelqu’un des partis qui luttaient pour la direction politique ou administrative de la commune. Ou bien, s’ils préféraient décidément les étoiles de soie, de velours et les chaînes d’or aux draps de laine et aux bonnets fourrés, ils pouvaient chercher à couvrir leur grande bourgeoisie du manteau de petite noblesse, et saisir quelque occasion favorable, charges particulières, achat de terres nobles ou quelque exploit guerrier, pour entrer dans la classe nobiliaire. Toutefois il n’y avait guère que l’anoblissement par les charges qui fût désirable aux bourgeois de vieille race. Il était en effet la route naturelle, la seule qui permit de rester bourgeois tout en devenant noble, c’est-à-dire de conserver l’influence dans la cité. Celaient là les divers degrés que parcourait la bourgeoisie pour monter quelquefois, comme la famille rémoise des Colbert, jusqu’à une illustration historique, mais le plus souvent jusqu’aux plus puissantes positions municipales. C’était là que devait parvenir la famille Coquillart ; mais au moment où nous la prenons, dans la première moitié du XVe siècle, elle ne faisait qu’entrer dans la moyenne bourgeoisie.

Nous ne savons auquel de ses pieux ancêtres elle dut son nom[3], et nous avouons que malgré toutes nos recherches nous ne l’avons point rencontré avant 1438 dans aucun des actes de la ville. Peut-être après tout n’était-ce pas celui qu’elle avait porté jusque-là. Les nobles gardaient le nom de leurs aïeux parce qu’il était illustre ; les bourgeois, bien qu’ils eussent aussi leur noblesse et s’occupassent beaucoup de ce qu’on appelle aujourd’hui généalogie, changeaient leur nom à chaque génération, suivant le caprice d’un sobriquet ; la volonté du père ou du parrain, et ne le gardaient que quand il s’était fait célèbre. Quoi qu’il en soit, nous voyons apparaître pour la première fois le nom de Coquillart en 1438. À cette époque, maistre Guillaume Coquillart, conseiller de ville, reçoit 6 livres 12 sols parisis pour frais d’un voyage qu’il venait de faire à Nesle par-devers Guillaume de Flavy. Il avait été envoyé par le conseil, et il s’agissait de conclure avec ce capitaine pillard un traité dans lequel il s’engagerait à empêcher ses gens d’armes d’inquiéter dorénavant le commerce de Reims. Ce maistre Guillaume Coquillart, que nous devons regarder comme le père du poète, était, selon toute apparence, quelque avocat. Le titre de maistre ne se donnait en effet qu’aux gradés de l’Université et aux chefs des corporations, et c’étaient surtout les hommes de loi, gens experts et habiles, que la commune employait dans ses négociations. Cette part qu’il prit aux événemens de son temps peut nous faire comprendre l’influence qu’ils exercèrent sur l’esprit de son fils. Cette éducation par les événemens fut du reste corrigée et complétée en même temps par une autre branche importante de la pédagogie au moyen âge, par l’enseignement dans la famille, par l’éducation du coin du feu, si je puis dire. C’était cette dernière qui avait jusque-là joué le plus grand rôle dans la direction non-seulement des mœurs, mais aussi de la littérature, et si elle avait à Reims, et au XVe siècle, une apparence particulière, elle avait pourtant encore gardé quelques traits de sa physionomie antique.

Combien de fois en effet, dans la famille où grandissait le poète, les légendes et les contes n’avaient-ils pas réveillé tous les esprits ! Combien de fois, après le gros coup de la fermeture des portes sonné en l’église de Reims, maistre Guillaume le conseiller n’était-il pas sorti tout anxieux pour aller, en quelque secrète réunion des puissans bourgeois, aviser au fait de la chose publique et deviser sur l’état des murailles et des habillemens de guerre : Il avait laissé la maison triste et la mère inquiète ; on n’entendait point l’antique complainte aux cent couplets, le noël aux vives allures, qui commençaient autrefois si gaillardement les contes de la veillée, le bonhomme, l’aïeul, quelque vieux dizainier ou connétable du temps de l’archevêque Pierre de Craon, sommeillait dans son raide fauteuil à bras, au coin du petit feu de sarmens, attendant le retour du fils et les nouvelles de la guerre ; les chambrières filaient les toiles de la famille pour qu’elles fussent belles et blanches et sentissent « doux comme pervenches, » et les varlets aiguisaient les socs, affilaient les faux et les serpettes, pour le cas où il plairait aux damnés gens d’armes de permettre le labourage, la vendange et la moisson. Et la mère, pour chasser les soucis du temps présent, pendant qu’elle déshabillait l’enfant et pour le préparer à la prière du soir, la mère lui racontait quelque légende : les marteaux s’arrêtaient, les fuseaux descendaient plus lentement. C’était quelque miracle de Notre-Dame : « comment le roy Clovis se fit crestienner à Reims ; comment Notre-Dame sauva la femme innocente d’être brûlée, » ou tout autre. C’était la douce dame, la belle Vierge, comme disaient les marchands venus des marches de Lorraine, celle qui est le port des dévoyés et dont le sein est plein du lait des cieux. Et le chant des fuseaux accompagnait comme d’un lointain applaudissement la poésie de la douce dame :

Tu es rozier qui porte roze
Blanche et vermeille ;
Tu as en ton saint chef l’oreille
Qui les desconseillés conseille
Et met à voie.
Ha ! douce vierge nette et pure,
Toutes femmes par ta figure
Doit-on amer.

C’était par elle en effet, avaient dit tous les poètes du temps passe, par elle seulement que les femmes sont dignes de respect et d’amour ; c’était elle qu’on devait aimer en les aimant, et Dieu sait que jamais à aucune époque, elles n’avaient eu autant besoin de cette pure et resplendissante figure pour y cacher leur honte, pour retrouver derrière cet abri le respect des hommes et d’elles-mêmes. Pourtant en ce siècle où Dieu paraissait avoir fait taire sa miséricorde pour n’être plus que le Dieu sévère et justicier, la Vierge elle-même semblait être devenue grave et avoir abandonné ce pauvre peuple des persécutés, pour lequel elle avait autrefois prodigué tant de miracles. Il doit en être ainsi, le peuple revêt toujours l’objet de son culte des nécessités de son besoin et des formules de son amour. Ainsi, dans les premiers temps du christianisme, dans la première tradition, toujours plus positive et plus réaliste, la sainte Vierge était représentée sous des traits plus en rapport avec l’austérité des premiers chrétiens, sous les traits d’une vieille femme. Elle devint de plus en plus jeune et belle à mesure que s’avançait le moyen âge ; aux XIIe et XIIIe siècles, pendant le temps du respect amoureux et de la pureté de la chevalerie, elle était comme revêtue d’amour ; mais au XVe siècle, la crainte, le besoin d’autorité, la misère lui avaient donné un vêtement de puissance : elle était surtout emperière (impératrice), et elle portait la haute et puissante couronne. C’est ainsi que Coquillart l’avait vue dans sa jeunesse au porche des églises et au coin des rues nouvelles ; pourtant elle était encore la douce dame. Aussi, dans les veillées du soir, c’était après son nom prononcé et ses miracles racontés que venaient, comme un parfum sorti de ce nom virginal, les plus merveilleux récits de la sainte égende dorée, les plus touchans des enseignemens maternels, et c’est dans les lettres de Gerson, dans les naïves réponses de Jeanne d’Arc qu’on peut apprécier la puissance de ces enseignemens.

Parfois aussi, quand la mère s’arrêtait oppressée par quelque pensée soudaine des incertitudes de l’avenir en ce pays désolé, quelque vieille servante, posant discrètement sa quenouille sur ses genoux, racontait au milieu de l’émotion de tous les vénérables légendes de la nation rémoise. Puis le père rentrait ; il avait recueilli sur les armées belligérantes toutes les nouvelles apportées par les espions et les mendians, par les marchands venus en grande frayeur de Liège et de Soissons, par les moines qui parcouraient les divers couvens de leur ordre. On parlait à demi-voix de la politique du conseil, de la mauvaise volonté de quelques-uns, de la frayeur des autres. C’est alors que le bonhomme, se réveillant, rappelait, comme la honte et la leçon du présent, les vieilles traditions politiques et guerrières de la ville de saint Rémy ; mais tout cela était du temps passé : maintenant tout allait de mal en pis depuis que nul ne savait plus où étaient les droits du roi et ne voulait plus savoir où sont les droits de Dieu. Et pour se consoler, le vieillard, prenant l’enfant sur ses genoux, lui répétait les antiques légendes de la fondation de la ville vers le temps de la destruction de Troie la grande, longtemps, bien longtemps avant la venue, de Notre-Seigneur. Puis, en descendant le cours des traditions populaires, il trouvait les histoires parfois si dramatiques et si naïves des luttes que les ancêtres avaient soutenues contre les seigneurs. C’était ainsi que se formait dans le cœur de Coquillart l’amour de la bonne ville, le patriotisme communal et la fierté bourgeoise. Le poète devait profiter de toutes ces narrations belliqueuses : il était destiné à représenter tous les côtés de la bourgeoisie rémoise, et quoiqu’il n’ait pas été en assauts de ville ou en traits d’épées, pourtant il devait parler de la guerre, car Reims fut guerrière, et en parler d’une grande façon.

Les légendes et les souvenirs marchaient de pair, on le voit, dans les entretiens de la famille avec les nouvelles de la guerre. Il faut le reconnaître toutefois, et c’est ce qui sépare surtout le XVe siècle du reste du moyen âge : les événemens avaient alors sur les âmes un bien plus grand pouvoir que les traditions et les légendes. Les bourgeois de ce temps, quand la vie était autour d’eux si puissante et si animée, n’avaient pas besoin d’offrir à leur Imagination l’appât de cette vie lointaine et factice qu’ils trouvaient dans les romans, et de tous les enseignemens apportés par l’éducation ils retenaient ceux-là surtout qui étaient en rapport avec la tournure d’esprit vive et sceptique que leur avaient faite les événemens. Coquillart n’avait pas non plus complètement reçu cette éducation chevaleresque et légendaire des classes nobles et populaires ; dans les familles des gens de loi, le côté positif de la pensée était souvent cultivé aux dépens du cœur, et l’esprit au détriment de l’imagination. Il y avait aussi dans la ville de Reims une espèce caractéristique d’esprit qui devait singulièrement agir sur l’instruction de ses enfans : c’était une sorte de brutalité vive, hardie et sarcastique, une grossièreté ingénieuse, vis-à-vis des femmes surtout, et qui se retrouve dès le XIIe siècle dans les chansons rémoises ; c’était cet amour des proverbes qui semble inhérent à la puissance de la bourgeoisie, au développement des idées communales, et qui dès le XIIIe siècle encore donné à la chronique de Reims une si originale physionomie. Tous ces hasards nous expliquent comment Coquillart devait peu profiter de la partie grave et touchante de l’éducation du moyen âge.

Ce côté moral et sévère était alors du reste fort ennuyeusement représenté par les lourdes allégories de maistre Alain Chartier et de dame Christine de Pisan, par les longues et verbeuses moralités du XIVe siècle, le Roman du Pèlerin, de Guillaume de Guilleville, le Champ vertueux de BonneVie, de Jean du Pain du Bourbonnais, le Respit de la Mort de Jean Le Fèvre. Pourtant il y a dans ces deux derniers une vivacité de forme, dans J. Le Fèvre une suite de vives et sanglantes satires qui ne laissèrent pas d’exercer une certaine influence sur le génie de Coquillart.

Ce génie se trouvait en tout semblable à celui de la ville natale du poète, et il allait chercher la direction de son avenir aux mêmes sources où venait s’ébattre depuis si longtemps la fine fleur de l’esprit rémois. Nul n’écoutait d’une oreille plus attentive tous ces proverbes à qui les gens de Reims donnaient de si vives et piquantes tournures, ces sobriquets qu’ils peignaient de si brillantes couleurs, tous ces caquets et commérages qui dans ces bouches friandes de mots gaillards devenaient de vrais petits drames, pleins de vie, de malice bourgeoise et de réalisme brutal. Ses fêtes à lui et sa véritable école, c’étaient ces jours des hautes féeries où le vieil esprit gaulois se réveillait, aiguisé et comme rafraîchi par le travail journalier et le silence des jours ouvrables. Il trouvait la ces noëls si naïfs où l’on maudissait la femme qui, « pour un morceau las ! si petit, » nous avait fait chasser du paradis, ces chansons champenoises, ces vieilles rimes de Gobin de Reims, de La Chèvre de Reims, dignes et grossiers jongleurs qui ne paraissent pas avoir rencontré dans leur ville natale ni ces pudiques pastourelles, ni ces solennels amours, que Thibaut de Champagne avait sans doute inventés. Il trouvait là enfin les ballades du grand poète Eustache Deschamps, non point sans doute celles qu’il avait composées sous l’influence des gens de cour, mais celles-là qui sortaient plus directement des vieilles traditions trouvères et des tendances primitives du génie champenois, la Chartre des Enfans de Vertus, les ballades de la Moustarde, sur le Bien d’Autrui, de l’Ordre du Cordier, contre les Mariniers, etc. Par-dessus tout régnait en grand triomphe le Roman de la Rose, qui concordait parfaitement avec les inclinations sceptiques du siècle et la position où était descendue la femme. Aussi était-ce un bonheur sans pareil quand, pour compléter une joyeuse veillée, on allait chercher, rue Saint-Pierre-le-Vieil, quelque ménétrier à longue mémoire, qui récitait, au milieu des éclats de rire, les fabliaux consacrés à la malice des femmes.

L’esprit de Coquillart dut être aussi singulièrement frappé par la vive allure de quelques personnages des mystères ; il n’oublia pas plus tard Espringallant, Jabot, Mammissart, Guilleri, jeunes galans de Jérusalem qui dansaient en bonne et gorgiase vesture avec Louppette, Argine, Agrippine et Delbora, jeunes beautés fringantes du même pays, tous chantant, sous les yeux paternels du bonhomme Caïphe, la ronde « hé vogue la galée ! »

Y avoit trois filles,
Toutes trois d’un grand,
Disoient l’une à l’aultre :
Je n’ay point d’amant.
Et hé ! hé !
Vogue la galée !
Donnez-lui du vent.

Cette poésie hébraïque jouissait d’une grande faveur auprès des bourgeois de Reims.

À ces premières années passées à Reims, où Coquillart, fit sans doute ses études de grammaire dans un des trois importans collèges, des Bons-Enfans, des Crevés ou de Saint-Denis, succéda le séjour de Paris, où les jeunes Rémois venaient alors étudier le droit, l’université de Reims n’ayant été reconstituée qu’un siècle plus tard. N’était-ce pas à Paris d’ailleurs, comme, disait Fazio degli Uberti, que les sciences sacrées et humaines chantaient nuit et jour de leurs voix divines ? Et puis, ce qui était beaucoup plus important, ne disait-on pas en toute province : Il est sage et bon clerc, car il a longtemps étudié à Paris ? – Donc

Il alla gaudir à Paris,
Et hanta tous legiers esprits,
Joyeux enfans de plaisance.

C’était là dans une certaine mesure la prophétie de son avenir. Il entra dans cet amoureux vergier en marmousant ses rêves d’or comme parle Eustache Deschamps, et en chantant la ronde des jeunes fringantes de Jérusalem :

Hé ! vogue la galée !
Donnez-lui du vent ;
Hé ! vogue la galée,
Nuit et jour sans cesser !

Il n’eut pas sans doute de peine à payer sa bien-venue, qui ne se montait qu’à 20 sols, puisqu’il n’était ni noble ni pourvu de bénéfices, et à prouver qu’il ne méritait guère cette qualification de brute et d’imbécile que les dictons de l’Université donnaient à ceux de sa nation. Il était là libre comme l’émerillon sauvage ; il n’avait pas pour bandeaux à son imagination ces murs épais que maudissait Villon, et il pouvait dès maintenant préparer en quelque sorte son avenir en choisissant ses compagnons.

Coquillart rencontrait en effet dans l’élite de ses camarades les trois sortes d’écoliers qui allaient, à des titres divers, dominer la littérature du siècle. Les uns, graves et pieux, studieux et savans, allaient recevoir quelque bénéfice, récompense de ces longs labeurs théologiques qui les retenaient aux écoles jusqu’au seuil de l’âge mûr ; puis dans les canonicats, les monastères ou à la cour des princes, ils allaient, comme les Molinet, les Crestin, les Martial d’Auvergne, les Lemaire de Belges et les Martin Franc, composer les chroniques, traduire les auteurs latins, inventer les longs poèmes allégoriques. En somme, après avoir fort ennuyeusement fait manœuvrer pendant un siècle dame Vénus et Cupidon son garçonnet, après avoir pendant ce même temps fort laborieusement écorché la peau de ce pauvre latin, ils devaient livrer la langue et l’esprit français aux poétiques expériences de la renaissance. Les autres, esprits vifs et hardis, moitié laborieux, moitié amis du plaisir, mais ennemis de la débauche, devaient retourner dans leurs villes natales. Là, gens de loi, fonctionnaires de la commune ou grands bourgeois, ils iraient, en s’inspirant du génie de leur province, réveiller quelques échos de la littérature du moyen âge ; ils réciteraient dans les réunions joyeuses les ballades gaillardes ou les rondeaux satiriques, les complaintes grivoises ou les chansons équivoques, et célébreraient ainsi les scandales et commérages de la cité. La troisième classe se composait de pauvres hères qui avaient apporté à l’Université le prix de quelque bon lopin de terre gagné à grand’peine par la charrue paternelle, maintenant traîneurs de coutelas et orateurs de tavernes. Ceux-là se trouvaient destinés à devenir les poètes de la Cour des Miracles, à traîner par toute la France les plus mauvaises traditions des vieux jongleurs, à égayer les enfans perdus, les truands, les tire-laine, en leur chantant la chanson du Pauvre Écolier :

Les dyables m’ont rompu ma houppelande,
Et ma chappe est par vin toute perdue ;
Mieux m’eust valu chasser en une lande.

Le jeune étudiant rémois tenait de son origine bourgeoise une tendance à se garder prudemment des extrêmes. Sa nature d’esprit, son éducation, la voie qui lui était tracée par la position paternelle, ne lui permettaient pas de se ranger dans la première de ces trois classes : il s’en consolait en disant que si les chevaux courent après les bénéfices, ce sont les ânes qui les attrapent ; mais il était l’enfant de la bonne et riche bourgeoisie, et c’est, malgré une certaine ressemblance de gaieté et d’esprit, ce qui constitue une grande différence entre lui et Villon, qui touchait au peuple. Il ne lui fallait pas, comme à celui-ci, inventer les plus étranges expédiens et fouiller parfois dans les poches sans défiance, pour trouver les 20 sols que l’Université exigeait chaque année de ceux qui suivaient ses cours, et les 50 sols qu’ils devaient payer pour l’examen de licence. Le fils de maître Guillaume, conseiller de Reims, n’avait pas non plus, comme le pauvre Villon, besoin de vendre ses livres et ses robes fourrées de l’hiver, pour, au printemps, donner une aubade à sa belle. En outre Coquillart avait bien une imagination aussi vive, mais moins rêveuse, une nature plus positive et moins paresseuse. Il voyait devant lui sa carrière ; il n’était point mordu par cette mélancolie que donne l’incertitude de l’avenir, par le besoin de jouir d’une vie qui sera peut-être et si courte et si misérable. Quoiqu’il fût hors de la cité rémoise, il se sentait toujours tenu par cet amour de l’ordre, presque déjà classé dans cette forte hiérarchie qui faisait le bonheur de la bourgeoisie du moyen âge. Malgré les entraînemens, il s’arrêtait toujours à cette limite extrême et périlleuse où le plaisir cesse pour devenir la débauche irrémédiable et l’abandon de soi-même. Ainsi il connaissait bien ces insignes débauchés, Perrenet le Bâtard, Jehan le Loup, Chollet[4], qui savaient si adroitement voler les canards dans les fossés de Paris ; mais il n’était pas leur ami, il arrêtait sa camaraderie à Michault du Four, le prince des sots[5]. Il se sentait entraîné seulement vers ces gracieux galans que Villon devait suivre aussi aux temps de sa splendeur, danseurs, sauteurs, vifs comme dards, aigus comme aiguillons, gens d’esprit, « un petit estourdiz. » Rien ne nous prouve qu’il montrât un profond dégoût pour ces femmes galantes, ces grandes joncheresses, comme il les appellera, ces Parisiennes si subtiles et si vives langagières qui se tenaient aux portes des écoles ; il fera même plus tard le portrait le plus simple et le plus vrai de la grisette de Paris, — grosse, courte, bien entassée, avec la hanche bien troussée, le bec ouvert pour recevoir dons et baisers, pour dire aussi le gentil mot de gueule, l’œil comme taillé et lançant des étincelles ainsi qu’un diamant à facettes, toujours prête, avec son petit musequin éveillé, à chasser à la pipée, c’est-à-dire, à poursuivre de ses regards aigus tous ces gros niais chargés de bijoux et contrefaisant les gaillards à bonne fortune. — Toutefois il se gardait bien de se faire le compagnon de la belle Heaulmière. Sans doute aussi, comme Villon, il aimait, le soir venu, à aller voir en quelque église ces vives commères parisiennes assises sur le bas de leur robe, et là, pour se reposer des longues patenôtres des hautes fêtes, devisant sur les merveilleuses vertus des voisins et voisines ; il y entendait des jugemens plus beaux que ceux de Salomon, des dictons plus réjouissans que les distiques du sage Caton. Ces fêtes populaires de la parole, ces naïfs débridemens de langue, devaient être toujours ses inspirations et son bonheur.

À cette époque du reste, il se faisait une sorte de transformation dans la partie bruyante des écoliers. Ils n’étaient plus ces sicaires contre lesquels l’official de Paris avait dû lancer tant d’excommunications ; ils ne portaient plus vers la politique cette fièvre turbulente qui les avait rendus si redoutables au commencement du siècle ; ils dirigeaient maintenant leur activité vers la galanterie légère et brillante. Coquillart dans sa vieillesse accablera de ses satires cet amour du luxe extérieur, et bien fera-t-il, car il le trouvera installé, en place des vieilles mœurs, au foyer domestique de la bourgeoisie ; néanmoins il subit un instant son influence, et il se laissa enivrer par toutes ces énervantes douceurs de la vie parisienne qui civilisent au profit des femmes les grossières et provinciales natures.

C’était une grande fête pour lui quand il pouvait rencontrer Tapissier, Carmen, Cesaris, qui chantaient à la vieille mode, et Verdelot, le plus habile joueur de doulcine et de flageolet. Ils ne valaient pas, à vrai dire, Guillaume du Fay et Binchois, qui venaient d’inventer une nouvelle et mélodieuse méthode pour déchanter, c’est-à-dire chanter à deux voix. On les disait pourtant eux-mêmes dépassés par les Anglais, qui suivaient, en haute et basse musique, la méthode de Dunstable et faisaient l’étonnement de la cour de Bourgogne[6]. Il nous apprend aussi combien souvent on le voyait errer par les rues vêtu de vert comme un arbre du mai, la toque ornée d’une branche de verdure, symbole d’amourettes. Il marchait, musant aux fenêtres, regardant avec un gracieux sourire les jeunes filles qui arrosaient d’une main nécessairement tremblottante les giroflées, la parure du prochain bal. Quelquefois il fréquentait les gens de cour, et cultivait la littérature à la mode, du moins il l’indique dans le Monologue du Puys et le Blason des Dames. Quelquefois aussi, pour plaire à ses protecteurs, il composait ces ballades, ces rondeaux où il

Mettoit chevaux et lévriers,
Hérauts, échansons, escuyers.

Il fallait le voir, quand il avait passé les nuits à chercher les mots nouveaux, les nouvelles rimes sur la gracieuse prison d’amour, partir dès le matin avec Henriet et son compagnon Jacquet, musiciens ordinaires des riches écoliers. Ils s’en allaient tous trois donner l’aubade à quelque riche et bienveillante bourgeoise. Combien plus tard il trouvera ce temps plaisant et cette musique jolie :

Où estes-vous, chantz de linottes,
De chardonneretz ou serins,
Qui chantiez de si plaisans notes
Soubz les treilles de ses jardins ?

Où estes-vous, les tabourins,
Les doulcines et les rebecz
Que nous avions tous les matins
Entre nous aultres mignonnetz ?


Il ne paraît pas que ni le siècle, ni les écoliers, ni Coquillart fussent fort enthousiasmés d’amour platonique ; il passait bien vingt fois par jour dans la rue où demeurait sa dame, mais c’était moins pour saluer langoureusement ses fenêtres, adorer la porte et baiser en grande détresse la cliquette de l’huis que pour montrer ses beaux habits. Aussi, quand il rencontrait ses joyeux compagnons : — Bona dies soit aux mignons ! — Où allez-vous ? D’où venez-vous ? — Peut-être revenaient-ils de quelque honnête festin, mais à coup sûr ils se trouvaient sur la route de quelque amoureux banquet. Qu’y pouvait-on faire, sinon danser ? et le diable sait si l’on se faisait fête de mener sauter ces commères de si facile humeur. Le corps bien fait et gracieux, vif et hardi, éveillé comme sauce piquante, Coquillart s’en allait donc chantant parmi les demoiselles :


Hé ! vogue la galée
Nuit et jour sans cesser !


pendant qu’entre les mains des jeunes filles le chapelet de fleurettes poursuivait sa ronde au son des couplets amoureux. Il ne négligeait pas pourtant sa dame par amour. Elle l’avait séduit par son plaisant sourire et sa naïveté. Ne dirait-on pas une enfant, tant elle rit gentillement et sans faire bruit ! Elle a les yeux vairs, la bouche petite, et elle marche si légèrement en faisant un tas de minettes ! on croirait qu’elle s’avance à travers un fagot de jeunes épines. — Et notre amoureux va gratter à sa porte, toujours fier de sa fortune et émerveillé de sa bonne mine. Tantôt à pied, portant robe de fin camelot, la cornette de velours ornée de bijoux, il court, traînant le patin, tracassant les pavés ; puis demain, monté sur une belle haquenée, vêtu d’une robe richement fourrée, il s’avance suivi de son page, faisant feu sur les pierres de la rue, montrant partout son beau costume et ses gentils brodequins.

Une telle vie ne pouvait toujours durer. Coquillart était un joyeux jeune homme ; mais il possédait à un haut degré ce mélange de sens et de finesse qui distingue la race champenoise. Il se disait bien qu’il ne serait jamais un de ces clercs jusqu’aux dents qui ont avalé leur digeste ; mais il était trop ambitieux pour vouloir devenir un de ces avocats sous forme et procureurs des mouches, un de ces licenciés sous la cheminée, grands savans devant leur chambrière, qui étaient la risée de sa satirique patrie. D’ailleurs les récompenses que la cité promettait au travail, à la probité, à l’intelligence, la place que sa parenté lui avait déjà choisie, rien ne lui permettait de rentrer dans la bonne ville sans étude et sans science. Il savait bien aussi l’avenir qui attendait à Paris ces écoliers éternels. Cette sorte d’imagination qui lui était propre, et qui lui montrait toutes choses sous la forme de petits tableaux, lui avait bien souvent représenté cet avenir sous de tristes couleurs, quand le remords et le dégoût venaient après les longues fêtes et les longues amourettes. Il voyait alors Guillaume Coquillart, escorté de messire Coupaureille, maître juré tourmenteur, s’en aller bravement, lié derrière une charrette, vêtu de léger comme il convient à un des qu’on fustige, porter et laisser ses oreilles au pilori des balles, pour expier quoique grand tapage ou scandale, quelque blasphème, ivrognerie ou léger larcin. Que pouvait-il devenir après celle exécution, sinon le « capitaine de la foire aux chétifs, » comme disait Eustache Deschamps, le chef de quelque bande de cinq cents malotrus si persécutés du sort, qu’ils n’eussent pu à eux tous montrer trois cents oreilles ? et quand il comparait ce spectacle de l’avenir qui attendait les fringans à la fin de leurs fêtes aux tableaux qu’il avait vus si souvent pendant son enfance, pendant que sa mère, au son des fuseaux, au milieu de tous les bruits de la famille heureuse et laborieuse, lui racontait les miracles de la douce dame, il se sentait oppressé comme par un cauchemar. Alors il laissait là le velours et le satin, et il reprenait avec ses habits de drap, qui étaient l’attribut de la bourgeoisie, le travail, qui était aussi l’honneur de cette bourgeoisie.

Une partie de sa vie était donc donnée aux études juridiques ; mais là encore Coquillart retrouvait quelques-unes de ces influences qui faisaient l’éducation de son génie littéraire. Si nous pouvions le suivre aux écoles pendant le temps où l’on discutait de la nature, des droits et de la position de la femme, nous entendrions le professeur enseigner les singulières doctrines de maître Drogon de Hautvillers, célèbre professeur de droit civil au XIIIe siècle. Ces considérations juridiques, d’une dureté naïve et brutale contre la nature féminine, devaient encore contribuer à augmenter dans Coquillart ce mépris de la femme, qui est un des plus singuliers côtés de son génie.

Au milieu de cette existence donnée tantôt au plaisir, tantôt à l’étude, la fin de ses études universitaires arriva, et le trouva oscillant entre les deux côtés de sa nature. Subirait-il l’entraînement de cette tendance à la vie et à l’observation extérieures ? Se laisserait-il emporter par le besoin de voir et par l’imagination ? ou bien obéirait-il à ces qualités qu’il avait plus particulièrement héritées de la bourgeoisie du moyen âge, l’intelligence des choses positives, le développement du sens commun et l’amour de la morale ?

En suivant la première de ces tendances, il pouvait prendre la littérature comme carrière, devenir le plus dévergondé des trouvères errans et sans soucis, exagérer en un mot son cynisme jusqu’aux Contredits de Marcoul et de Salomon, jusqu’au Dit de Richaud et au roman de Trubert, ou bien il pouvait encore, restant à Paris en qualité de secrétaire de quelque seigneur, lutter douloureusement au nom de la science contre son génie original et devenir à la longue un pâle disciple d’Alain Chartier. Heureusement la pensée de Dieu, le respect des traditions, la préoccupation de faire une bonne maison en suivant la carrière paternelle, le désir de ne point déshonorer son lignage, toutes ces idées avaient conservé encore une grande partie de leur pouvoir, et opposaient un puissant obstacle, à la vie de caprice et de fantaisie. Nous avons dit aussi que la fierté communale était fort développée dans la bourgeoisie rémoise, et toujours la vieille et noble cité avait exercé une fascination étrange, à laquelle nul de ses enfans n’avait pu résister. Toujours ils avaient les yeux tournés vers elle, l’honneur, presque la tête sacrée du royaume de France, et toujours c’était là qu’il leur fallait revenir. Eustache Deschamps lui-même ne l’avait-il pas dit ? Il n’y était point né pourtant ; mais quand il avait dû la quitter, il était parti bien malheureux. Longtemps il avait regardé ces mille clochers qui avaient sonné tant d’heures joyeuses, et lorsque le plus haut d’entre eux s’était confondu à l’horizon avec le ciel bleu de la douce Champagne, il s’était agenouillé et s’était écrié en pleurant : « Adieu te dis, noble cité de Reims. »

Coquillart voyait bien aussi que la littérature était devenue plus que jamais un accessoire, l’emploi d’un moment de loisir, non un métier. Guillaume de Marhault, poète champenois et secrétaire du roi Jean, était bien arrivé par la faveur de la cour jusqu’au canonicat de Reims ; mais la faveur royale, ne se tournait plus maintenant que vers les gens de guerre. La féodalité s’en allait aussi ; les seigneurs n’étaient plus que de pauvres protecteurs, et il se rappelait quelle peine Deschamps avait eue à obtenir une houppelande du duc de Bourbon et un cheval du duc de Bar. — À gens de lettres honneur sans richesses, — disaient les vieux proverbes, qui faisaient au contraire toute sorte de gracieuses promesses au noble métier de l’advocasserie, car l’argent tremble devant la porte du juge et de l’avocat, tant il est sûr d’y entrer un jour, et le vent n’entre jamais dans la maison d’un procureur, tellement ce bienheureux argent en bouche tous les trous. S’il est vrai d’ailleurs que les hôtels des avocats sont faits de la teste des fols, notre bachelier es-lois savait bien qu’il trouverait dans sa ville natale les matériaux d’une belle construction. Peut-être aussi entrevoyait-il déjà, dans un lointain avenir, quelque vieille figure ridée, mais joyeuse encore, coiffée du bonnet rond aux riches fourrures et appuyée sur le dossier sculpté d’une stalle de chanoine. Il lui semblait qu’en passant on saluait dévotieusement cette honorable personne du nom de monseigneur Guillaume Coquillart ! Il n’ignorait pas en effet que le canonicat était parfois dans la cité la récompense suprême de l’intelligence unie à une vie chrétienne et laborieuse.

Il revint donc à Reims s’installer à titre de practicien, ce qui était se faire moitié avocat, moitié procureur. Il rentra sans arrière-pensée dans la bourgeoisie ; il y fit rentrer aussi, comme à leur bercail, son esprit, son intelligence, ses instincts et ses désirs. Il se sépara complètement des influences hostiles à la moralité de sa vie, à l’originalité de son génie, et il se jeta résolument dans le travail.


III. – INSTALLATION DANS LA CITÉ.

Pendant le temps que Coquillart avait passé loin de sa ville natale, le calme et la paix, qui y étaient entrés à la suite de la royauté, avaient de jour en jour étendu leur influence. On avait bien senti encore, et on les sentira jusqu’à la fin du siècle, ces sortes de soubresauts sans lesquels ne finissent ni les guerres civiles ni les révolutions : le menu peuple surtout avait été fortement ému par une sorte de prédécesseur de Luther, Thomas Connecte, qui s’en allait faisant par toute la France une guerre acharnée aux hennins, aux grandes cornes, à tous les atours des femmes ; mais la foi en la royauté et le respect de l’autorité étaient revenus, tout tendait à rentrer dans son état normal. La bourgeoisie rémoise avait tellement souffert pendant sa période d’orgueil et d’indépendance, elle aimait tellement ce roi qui l’avait délivrée des angoisses de la dictature, qu’elle s’abandonna à lui tout entière, et l’on peut mesurer la grandeur de ses souffrances par l’étendue de ses sacrifices. En résumé, pendant tout ce temps, quelque ruinée qu’elle fût, elle ne refusa ni les saluts d’or nécessaires à la continuation de la guerre, au rachat des villes, ni les hommes, soldats ou pionniers, qui allaient périr au siège des places fortes ou dans les escarmouches. Elle était redevenue la bourgeoisie fidèle d’une ville qui se disait le chef et l’honneur du royaume de France.

C’était surtout l’archevêque, Mgr Regnault de Chartres, chancelier de Charles VII, qui servait d’intermédiaire entre la ville de Reims et le roi. Il n’oubliait jamais ses enfans bien-aimés, et à de bien courts intervalles on voyait arriver quelque courrier aux armes de France, quelque chevaucheur du roi, apportant une lettre de monseigneur le chancelier. C’était toujours un grand événement. Par-là il tenait la cité au courant des affaires politiques et des nouvelles de la cour. Ces naïves et simples missives, qui racontaient toute l’histoire du temps, tantôt montant jusqu’aux plus amples renseignemens touchant les mouvemens des armées belligérantes, tantôt descendant jusqu’aux plus petits détails des commérages sur la Pucelle, ou des vols faits dans la garde-robe du dauphin, — ces missives étaient la vraie gazette du temps, et jouaient à peu près le rôle de la presse actuelle. Elles se répandaient par toute la ville, et au sortir de la salle du chapitre ou du conseil, où elles étaient lues d’abord, elles descendaient dans toutes les oreilles, elles devenaient la conversation de tous. Dieu sait de quels commentaires hardis elles se trouvaient ornées quand elles arrivaient au coin du feu de quelque politique de l’état et artifice de barberie, ou de quelque autre diplomate des petits métiers. Ces lettres avaient bien, il est vrai, un côté désagréable, et il était rare qu’elles ne se terminassent pas comme l’épître de l’écolier champenois : « Je vous mande argent et saluts. » Ne fallait-il pas racheter Épernay des mains de Chastillon, aider ce pauvre duc d’Orléans à trouver les 20,000 écus d’or de sa rançon, et remplacer les serviettes volées au dauphin ? Cela du reste était demandé si courtoisement, qu’il n’y avait pas moyen de refuser. Et quoique les plus riches bourgeois eussent été obligés de fondre leur vaisselle d’argent, quand Mgr Regnault mourut, en 1444, il n’en fut pas moins, dans les éloges funèbres que prononçaient les bouches savantes de la cité, le pacificateur des princes, l’œil veillant du royaume.

C’était vers cette époque que Guillaume Coquillart rentrait au foyer paternel. Il y retrouvait assises au coin du feu, chantant au son des mêmes fuseaux et murmurant leurs éternelles joyeusetés, ces impressions qui avaient gouverné son enfance, ces influences bourgeoises qui allaient diriger son avenir. Elles étaient les fées protectrices des lignages bourgeois, et elles avaient attendu l’enfant prodigue. Il ne leur avait guère été infidèle du reste, et il allait devenir leur illustre et docile élève jusqu’à la fin de sa longue carrière. Il entra résolument, avons-nous dit, dans cette vie chrétienne et laborieuse qui était alors encore imposée par les mœurs générales, et qui se trouvait ainsi la seule respectable, la seule utile et conseillée par l’ambition. Il arrivait à titre de practicien, noble état dans la ville de Reims, représenté au conseil comme le clergé, les nobles, les bourgeois et les marchands, et souvent même passant avant les nobles sur les actes des délibérations. Il fut accueilli, l’on pense bien, et escorté à son arrivée par tous les proverbes qui étaient, dans la bonne ville, en possession publique, paisible et immémoriale de donner l’aubade à tout débutant dans la carrière judiciaire. Notre praticien n’était pas homme à rester court : il vivait depuis longues années dans l’amitié des proverbes. Il se mit de grand courage à poser les fondemens de son avenir, et l’on ne tarda pas à reconnaître en lui un de ces hommes qui ont l’œil à garder et à bien gouverner leur fait. La bourgeoisie de ce temps avait en effet pour règle stricte de travailler sans distraction jusqu’à la fortune gagnée ; après cela, les uns prenaient leur repos dans la direction générale de la famille ou dans les charges municipales, d’autres dans les cloîtres, quelques autres dans la littérature.

Les circonstances étaient favorables pour Coquillart. Dans la ville de Reims, il est vrai, un avocat ne gagnait guère que huit sous parisis pour servir de conseil en un procès, et il fallait faire de bien nombreuses écritures pour avoir vingt-quatre sous ; mais le moyen âge était volontiers processif, et les procès de Champagne étaient aussi célèbres que la fausse monnaie de Paris. La coutume de Reims régissait non-seulement le bailliage du Vermandois, mais aussi la comté de Champagne et le bailliage de Vitry. Il y avait là un vaste champ à moissonner. La position paternelle lui avait fait des protecteurs et des amis ; aussi, dès 1446, le garde du sceau du bailliage lui avait demandé un rapport sur des difficultés intervenues à propos de la police des marchés. Sans doute il n’était pas aussi savant que Me Gérard de Moutfaucon, qui faisait en ce moment le premier commentaire de la coutume de Reims ; il n’était certes pas aussi bien posé dans la ville que Me J. Cauchon, Me Henry le Membru, licenciés ès lois, qui appartenaient aux premières familles municipales, peut-être même n’était-il pas aussi habile que J. de La Sure et Henry Payot ses confrères, procureurs comme lui en court-laye : pourtant, qui l’eût vu et entendu à l’auditoire de la Pierre-aux-Changes où se tenait le tribunal de l’archevêque, celui-là l’eût distingué au milieu de tous les avocats, conseillers, praticiens, bacheliers ou licenciés en lois ou eu décrets qui composaient l’auditoire de M. le bailly ; celui-là eût pu prédire aussi qu’il y avait dans l’espèce particulière de son esprit un pouvoir qui fascinerait le populaire rémois. Nous pouvons nous le figurer là entouré des merveilles de son éloquence, et à juger de son talent oratoire par sa poésie, il semble avoir aimé à se précipiter in médias res, délestant les exordes et oraisons préparatoires. Plutôt fin, ingénieux et vif que large, ample et éloquent, il avait pour ennemis ordinaires les déductions et transitions, que ne respectait guère la promptitude de son esprit ; mais par cette vivacité même il pouvait parvenir à l’éloquence, c’est-à-dire que par un effort suprême, comme par colère, il arrivait, presque à bout d’haleine, à une sorte de puissance de parole, procédant par saccades et par énumération.

Cependant il ne déployait pas là toute son activité, et c’est dans les autres détails de la vie de la cité qu’il satisfaisait les plus originales tendances de sa nature. La politique chrétienne, qui avait constitué la vie sociale du moyen âge, avait bien posé le travail rude, persistant et régulier, comme la loi de ce monde ; mais elle avait aussi permis des fêtes nombreuses, pleines de mouvement et d’intérêt, où les esprits venaient s’absorber entièrement, trouver une réaction puissante contre la fatigue journalière et favoriser l’activité de l’intelligence en même temps que le repos du corps. La diplomatie bourgeoise avait toujours compris et secondé les vues de cette féconde sagesse. Dans l’intérêt de l’industrie aussi bien que pour éloigner le populaire des agitations politiques, elle avait eu soin de diriger son activité vers les fêtes religieuses, qui réveillaient par des images brillantes la pensée de Dieu, vers les plaisirs publics et les réunions, qui satisfaisaient l’amour du merveilleux et la manie conteuse de nos pères. La nation rémoise, plus que toute autre, aimait ces distractions ; elle n’avait pas, comme la bourgeoisie du nord, des chambres de rhétorique, comme la noblesse du midi des cours d’amour et de plate littérature : sa verve et sa vivacité brutale ne s’accommodaient pas de ces entraves. Cette observation, qui travaillait à l’emporte-pièce, si je puis dire, cet amour de la réalité, mais surtout de la réalité excentrique, désordonnée et joyeuse, tout cela ne se trouvait à l’aise que sur la place, au milieu du bruit, dans les réunions, parmi les commérages. C’est ce qui explique le génie original, indépendant, cynique et réaliste de Coquillart.

Dans la première pairie ecclésiastique du royaume, les fêtes religieuses, on le comprend, étaient fréquentes et remuaient profondément la curiosité générale. Tantôt c’étaient les joyeuses entrées des archevêques, les inventaires et exhibitions des riches chasses et des insignes reliques, les émouvantes cérémonies des conciles, puis cette fête de la Dédicace, qui attirait à Reims cent mille personnes ; tantôt toutes ces processions qui étaient célèbres jusqu’aux marches d’Allemagne, celle de la Fête-Dieu, celle de la Pompelle à Sainte-Timothée, celle du Grand-Bailla, espèce de dragon symbolique de la même famille que la Gargouille et la Tarasque, celle des Pèlerins et de Saint-Christophe à l’église Saint-Jacques, la fête des Etoupes, la procession des Harengs et tant d’autres. Le populaire se ruait à ces processions avec un empressement infini, car il y avait introduit ce mouvement dramatique, ces naïves images qu’il aimait par-dessus tout, et il y avait ainsi posé, grossièrement peut-être, mais énergiquement, le cachet de sa poésie et de son génie.

La bourgeoisie, elle, recherchait dans cet ordre de distractions des plaisirs non moins vifs, non moins agiles, mais un peu plus intellectuels. Sans doute elle ne méprisait pas les bruyans ébattemens de cette fameuse foire de la Couture, qui durait toute une semaine, de Pâques à Quasimodo, et pour la protection de laquelle le pape Alexandre III avait lancé anathèmes et excommunications contre ceux qui attaqueraient les marchands en chemin pour s’y rendre. Elle ne dédaignait pas non plus tous ces exercices du corps qui étaient toujours des occasions de fêtes, les défis entre diverses communes sur le fait du jeu de paume, et surtout les luttes du noble jeu de l’arbalète. Ce gentil jeu « tant noble et plaisant que toutes créatures se doivent réjouir d’en ouïr parler » était parfaitement organisé dans la ville de Reims, rue de Cérès et au jardin du Ban-Saint-Rémy[7], avec son empereur, son roi et son connétable, son cerf d’argent aux cornes dorées, de la valeur de neuf livres tournois, qui était la récompense du plus adroit, et son image de Sainte-Barbe, signe de commandement. Mgr l’archevêque, Jean Juvénal des Ursins, était un des chevaliers du noble jeu, à telles enseignes qu’à sa mort Coquillart, son exécuteur testamentaire, eut des difficultés avec l’empereur des arbalétriers, Colart Boucquin, lequel réclamait et à bon droit, ainsi qu’il fut jugé par M. le lieutenant, l’arbalète du défunt chevalier. Tout cela offrait certes des occasions de bruit et de bonheur ; mais il fallait surtout à la bourgeoisie les moralités satiriques qui se jouaient dans la commanderie du Temple, les belles joyeusetés qui se célébraient durant le gras temps, le jour des Brandons[8] et à d’autres époques. Ces joyeusetés morales et allégoriques demandaient bien des heures de réflexion aux graves et ingénieux bourgeois, à Coquillart surtout, qui devait être un des grands inventeurs de telles histoires et un des plus zélés à en accoutrer ses personnages. On représentait en effet, par personnages se promenant à cheval, les misères d’amour, la folie de jeunesse, « les sages et gens de grande renommée du temps passé, et la manière comment ils avaient été trompés par les femmes. » Rien de tout cela néanmoins ne valait pour les bonnes villes du moyen âge cette grandiose représentation de la vie et de la passion de Notre-Seigneur, qui revenait tous les ans à Reims aux environs de la Pentecôte. Elle remuait la cité de fond en comble, occupait pendant huit jours entiers toutes les imaginations, et elle devait exercer sur les tendances littéraires une influence que nous pouvons comprendre.

Qu’on se transporte en effet au milieu de ces seize mille individus de toutes classes qui sont accourus pour assister au mystère. Beaucoup d’entre eux sont venus des bourgades voisines à trente lieues à la ronde ; comme les héros d’Homère, ils sont liés par les liens de l’hospitalité réciproque avec les familles rémoises ; avant la grande fête, leur arrivée a déjà ouvert les cœurs, ils ont apporté à leurs hôtes les joies de cette hospitalité. Ils sont là tous, étrangers et citadins, au milieu des splendeurs de l’été, et ils ont rejeté pour huit jours tous soucis, toute préoccupation. Dès la veille, qui était le dimanche d’avant la Pentecôte, on a fait la montre du mystère : les plus honorables personnes de la ville, accompagnées d’une centaine d’autres acteurs, sont passées en grand triomphe, revêtues un peu à la mode du XVe siècle sans doute, mais chacun avec les attributs de son rôle. Maintenant, la messe du Saint-Esprit dite de grand matin, les enfans de chœur chantent des motets merveilleux, et l’on va commencer la première de ces neuf pièces, qui dureront chacune près de dix heures. Les illustres personnes que la commune a invitées sont assises en place honorable à côté des plus puissans clercs ou laïques de la cité. L’échevinage a fait provision de nombreuses queues[9] de vin ; au nom de la ville, on distribue des rafraîchissemens aux spectateurs et aux acteurs, pendant qu’à leur tour les plus riches d’entre ces derniers ont fait établir de place en place des buffets tout reluisans de vaisselle d’argent, où l’on offre à tout venant le vin et les pâtisseries. Le théâtre montre le paradis, la terre et l’enfer. Tout ce qui habite ces trois régions, Dieu, ses saints et ses anges, Lucifer et sa cour, les rois du monde, les seigneurs, les hommes et femmes de presque tous les métiers, vont passer devant les yeux des spectateurs. Jusqu’au lundi de la Pentecôte, les détails du saint et merveilleux drame vont soulever dans le cœur de tous les émotions les plus diverses et les plus puissantes. On comprend quel intérêt profond et toujours constant devait sortir de ce drame, qui donnait la vie aux objets des préoccupations religieuses et journalières de tous les chrétiens. Qu’on se figure à côté de cela l’accompagnement obligé de toutes les fêtes du moyen âge, ces tables chargées de vins et de viandes dressées à chaque porte, toutes les maisons parées et encourtinées, les feux de joie, à tous les carrefours, les danses et rondes dans toutes les rues, la musique de tous les instrumens luttant comme forcenée avec les chansons joyeuses de toutes les cloches, et la ville illuminée, par les lumières qui veillaient à toute fenêtre pendant la nuit entière. C’était là le spectacle que présentaient les fêtes de la bourgeoisie, et c’était là surtout que Coquillart retrouvait les impressions de son enfance.

Les mystères exercèrent sur lui une incontestable influence. Son style a gardé cette vivacité de dialogue, ces locutions populaires et proverbiales qui les distinguent, la même verve, les mêmes tournures alertes et nettement coupées. Peut-être a-t-il rendu aux mystères ce que les mystères lui avaient donné ; dans la Vengeance de Notre Seigneur entre autres, j’ai retrouvé bien des mots qui lui sont propres, des expressions avant lui inconnues, oubliées depuis, et je ne serais pas étonné qu’il eût eu une grande part à la création de cette pièce. Les tentures et tapisseries des églises remettaient journellement du reste sous les yeux de tous les habitans les personnages de la passion. C’était à cette époque aussi qu’on achevait ces superbes toiles peintes dont les gens de Reims étaient si fiers, et qui devaient rivaliser avec les modèles d’Arras et de Nancy. Ces toiles étalent de vives peintures, des personnages richement et brillamment habillés : ce sont là aussi les qualités de la littérature de Coquillart. Cette littérature prenait en effet son origine, de même que les images, dans le génie rémois du XVe siècle ; comme les images aussi, elle naissait de la réalité prise sur le fait et marquée au sceau d’une originalité intraitable. Il y a bien pourtant dans les mystères deux qualités que Coquillart ne nous montrera pas, — la naïveté et la simplicité. Ces deux vertus auront disparu au moment où il prendra la plume, mais il les aura vues assez en honneur pendant la première moitié du XVe siècle pour qu’elles puissent lui servir de point de comparaison vis-à-vis du monde moderne. L’amour qu’il aura conservé pour elles, le souvenir des saintes leçons et des graves vertus maternelles seront la cause de son amertume et l’aiguillon de sa satire.

En ce moment, mais en dehors des fêtes officielles qui suivaient encore les erremens des traditions, la lutte commençait entre cette naïveté, cette bonhomie des vieilles mœurs et la légèreté inconstante et inconsidérée des nouvelles. L’observateur partageait son loisir entre les unes et les autres. Pendant les temps de pénitence de l’avent et du carême, quand il fallait visiter ses vieux parens ou les graves protecteurs, il mettait modestement un voile sur ses yeux malins, une sourdine à sa verve plaisante. Il venait s’asseoir à quelque sérieuse veillée en l’enclos du chapitre, à l’hôtel de quelque savant chanoine fort épris de maître Alain Chartier, et qui récitait, aux jours gras et aux heures de joie folle, des bribes du Roman de la Rose, ou des extraits du Champ vertueux de bonne vie. L’avocat ne voulait pas négliger toutes ces sages et discrètes personnes, tous ces honorables et sages maîtres, hauts et puissans bourgeois, vieux échevins ou anciens maîtres jurés des grands métiers. Ils avaient été les contemporains de son aïeul et les protecteurs de son père ; ils lui disaient les relations et les vertus de son lignage, et racontaient, à la honte des jeunes gens d’alors, les merveilleuses histoires du temps de leur petite jeunesse. Toutes ces histoires, depuis les traditions guerrières de Reims jusqu’aux légendes pieuses. Guillaume les reconnaissait encore : c’étaient elles, nous l’avons dit, qui, en compagnie des mystères, avaient bercé son enfance ; mais ce n’était pas là seulement que Coquillart allait chercher les semences de sa poésie. Il préférait les réunions joyeuses qui avaient toujours été une des grandes distractions de la bourgeoisie, mais auxquelles les circonstances, les conséquences des troubles passés commençaient à donner un caractère nouveau, plus léger et plus licencieux. Les assemblées, les fêtes de confréries, les noces, les accouchemens, les relevailles, tous ces jeux, ces farces, ces ébattemens, toutes ces fêtes de l’hospitalité n’étaient pas seulement les fêtes de la famille. Elles bouleversaient joyeusement tout te foyer domestique, et elles faisaient sortir tout le linge des grands bahuts ; elles remuaient cette argenterie solennelle et ces coupes magistrales, souvenirs des ancêtres, qui ne sortaient qu’aux grands jours, et qu’on respectait dans la bourgeoisie comme s’ils eussent été les portraits de la famille. C’était à toute la parenté, à tout le voisinage, presqu’à toute la ville que de telles fêtes se donnaient C’était là que se racontait la légende dorée de la cité, les médisances, les contes gaillards ; c’était là que venaient se réveiller les échos des caquets de l’accouchée et des grands conciliabules des commères, là qu’on ébruitait tous les grands faits de guerre contre la bourse et la tranquillité des maris. On y récitait les ballades écrites sur les événemens scandaleux, on y dansait les chansons composées contre tel ou telle, et dont un joueur de tabourin s’était emparé pour en faire une danse. Telles étaient les cours d’amours et les chambres de rhétorique des dames rémoises, « si humaines à gens de cour, » comme dira plus tard Coquillart, et qui avaient depuis longtemps la réputation d’offrir aux étrangers « grandes testes et nobles mangiers. » Dans de telles réunions se trouvait à l’aise cet esprit que nous avons signalé chez les anciens Rémois, cette verve agressive, peu féconde, un peu plate, rabâcheuse et accablée sous la lourdeur de la forme, mais parfaite dans les mots, les jugemens courts, les maximes et las sobriquets, évitant alors l’entortillage par une vivacité saccadée et peu grammaticale.

Ces réunions étaient aussi les grands gaudeamus de Coquillart. Il s’en allait oreillant par la ville, observant et préparant les documens de sa future poésie. Dans les réunions populaires, il cherchait « mille mots, mille dicts d’ouvrier, » comme il l’annonce lui-même, les locutions énergiques et joviales particulières à chaque métier. Dans les assemblées plus brillantes, il était à la piste des « paroles sophistiques. » comme il dit encore, c’est-à-dire toujours gaies, mais un peu plus recherchées. Il retrouvait là ces caractères corrompus ou ridicules qu’il avait déjà vus dans son étude de procureur sous un si mauvais jour, poussés qu’ils étaient par les âpres passions du gain, de l’envie et de la haine. Là encore il les revoyait à leur désavantage, en proie à des passions plus bruyantes et plus plaisantes, mais tout aussi houleuses et effrénées. Il ne voyait ainsi ni l’humanité ni la bourgeoisie sous leurs meilleures couleurs, il ne faut pas l’oublier, car sa littérature repose presque tout entière sur les observations qu’il faisait alors. Il faisait, à vrai dire, ces observations, poussé surtout par son instinct ; il les amassait plutôt qu’il ne les digérait, il ne pensait pas encore à la littérature.

Nous ne savons ce qui l’y poussa plus tard, mais ce dut être quelque hasard, quelque conseil d’ami, le loisir de la vieillesse, la réussite d’un essai tenté par caprice. Toutefois l’apparence peu littéraire et la tournure de simple conversation que présentent ces premiers essais prouvent bien l’absence de toute préoccupation d’artiste. Du reste il resta toujours ce que nous appelons un amateur, et nous verrons que c’est à cette réserve qu’il dut une partie de son originalité. En attendant, tout ce qui se passait dans la cité, tout ce qui de l’histoire générale arrivait à la ville, prenait dans son esprit une vie particulière. Les mots, les proverbes, les observations, lui offraient immédiatement une figure comme un tronçon de satire, une comparaison joyeuse ; chaque fait aussi, chaque action se généralisait dans son imagination et y créait une sorte de type. Seulement il avait une de ces intelligences trop vives, trop impressionnables et trop emportées pour pouvoir produire en leur jeunesse. Elles ont besoin de voir souvent la même chose, pour que cette chose reste en eux ; il faut que le temps fatigue cette fougue d’observation : jusque-là elles ne peuvent rendre leurs impressions que par éclairs et par lueurs.

Nous savons maintenant où Coquillart trouva les origines de sa poésie, et nous pouvons aussi nous représenter à peu près complètement sa vie et son caractère. Nous voyons que c’était une de ces singulières natures où le cœur parle peu, dont toute l’énergie repose dans l’esprit, dont toute l’activité consiste dans la lutte entre l’esprit et la raison. Ainsi, tandis que le cœur, ignorant la vivacité du sentiment, sans grand instinct du bien et sans claire vue du sens moral, ne connaît guère et ne croit que ce qui lui a été appris par l’éducation, — l’esprit, lui, est intraitable, indépendant et original ; il ne cède à rien, sinon à l’intérêt personnel, clairement démontré par une raison froide et mathématique. Tel était notre poète bourgeois. Esprit vif et indocile, mais caractère sérieux et positif, gai dans l’oisiveté, mais graves dans les affaires, il utilisait cette double qualité, surtout au profit de son ambition. Ce fut la diplomatie de toute sa vie. Sa joyeuseté, sa finesse, son brillant cynisme, lui valaient l’amour du populaire, la crainte moitié affectueuse moitié respectueuse de la bourgeoisie, et lui ouvraient ainsi la route du conseil de ville, tandis que son intelligence, sa gravité dans les affaires et dans sa conduite lui attiraient l’attention du clergé et lui faisaient une pente facile vers cette stalle de chanoines qu’il avait entrevue comme le trône de sa vieillesse. Il lui fallait souvent déployer une grande habileté pour ménager deux opinions si différentes et marcher sans trop pencher d’un côté ou de l’autre entre deux compagnons de si diverse humeur. Parfois l’envie, les calomnies, les haines punissaient ses satires, et le conseil de ville s’éloignait à l’horizon ; d’autres fois la légèreté de son esprit et le cynisme de ses railleries laissaient mal présumer de son caractère, et la prébende future faisait les doux yeux à quelque autre de ses sages confrères. Aussi, quoique sa vie ait été bien heureuse et qu’il se soit nommé lui-même l’honneste fortuné, pourtant il nous dira un jour, dans un moment de joyeux dépit :

Car pour repos j’ay eu foulure.
Pour le beau temps j’ay eu greslure,
Pour provision des sornettes
Au lieu de faisans, alouettes,
Pour chariots branlans brouettes.

Ce fut sans doute à la suite de quelque prodigieux ébattement qui avait fait froncer les sourcils à messieurs du chapitre, que Coquillart, par esprit de pénitence et pour rattraper le terrain perdu, entreprit la traduction de la Guerre des Juifs de Flavius Josèpbe. Cette histoire, qu’il commença à traduire le 12 octobre 1460, en la trente-neuvième année de son âge, traite le même sujet que ce mystère : la Vengeance de Notre-Seigneur, que nous sommes tenté de lui attribuer, c’est-à-dire la prise et la destruction de Jérusalem par les Romains.

Je n’ose pas me fier au portrait que donne de l’auteur une des vignettes du manuscrit que nous possédons. La richesse de l’appartement et des habits prouve que cette image est une œuvre d’imagination. Dans cette figure creusée, grave, longue et paisible, dans ces pommettes saillantes, dans cette bouche large, à laquelle les lèvres abaissées aux deux extrémités donnent un si profond caractère d’amertume, je ne puis voir la tête de Coquillart. C’est plutôt le masque de la réflexion, de l’étude et du travail que de la gaieté et de l’observation des choses extérieures. Quoi qu’il en soit, c’était pour lui une chose importante que la traduction de Josèphe ; il y travaillait tous les jours de grand matin sans doute, avant l’heure des affaires, et le samedi, veille de Pâques-FIeuries, le vingt-quatrième jour de mars de l’année 1463, il put, assis sur son grand fauteuil, en dicter les derniers mots à son copiste assis sur un escabeau à ses pieds. « Il était, dit-il, entre six et sept heures du matin. » Je ne sais s’il avait l’intention de faire passer à la postérité cette importante date, mais je suis bien persuadé que cette traduction fit dans la ville un bruit infini, et fut la principale cause de sa fortune ; pourtant, quoiqu’elle soit faite avec naïveté et facilité, il faut bien se garder de voir là rien qui indique le génie original de Coquillart. C’était une sorte de thèse qu’il offrait au jugement du clergé, peut-être une préparation au grade de docteur en décret qu’il voulait acquérir, ou bien une manière de faire sa cour au saint et savant archevêque Jean Juvénal des Ursins, et d’obtenir ainsi quelque droit à la place de procureur de l’archevêché.

Le temps de la littérature n’était pas encore venu pour Coquillart, son ambition n’était pas satisfaite, ni le loisir possible. Les mœurs qui devaient exciter sa verve et irriter son observation n’étaient pas encore assez tranchées ; le monde moderne n’était pas complètement sorti du moyen âge, et la bourgeoisie rémoise avait encore à livrer son grand duel au roi Louis XI avant de se reposer dans le luxe, l’oisiveté et la licence.


C.-D. d’HERICAULT.

  1. l’archevêché de Reims resta jusqu’à la révolution la première des six pairies ecclésiastiques de France, et pendant tout le moyen âge le pouvoir féodal demeura aux mains du clergé. Dans la cité rémoise proprement dit, ce pouvoir appartint directement à l’archevêque ; mais dans les bourgs voisins, qui se réunirent à la cité pour former la commune rémoise, les droits de la puissance féodale furent exercés par le chapitre, seigneur suzerain du bourg de Vesle, et par les abbayes de Saint-Remy, de Saint-Nicaise et de Saint-Denys. La première de ces abbayes possédait le bourg Saint-Remy, la deuxième était haute justicière du ban Saint-Sixte, la troisième exerçait sur le bourg Saint-Denys les droits de basse et moyenne justice. L’échevinage et le conseil de ville représentaient, mais à des titres divers, la bourgeoisie. Dans leur définition la plus simple, et dans le principe, ils étaient les délégués des corporations de la ville, les défenseurs des libertés et privilèges de ces corporations contre les empiétemens de la féodalité. Plus tard, l’échevinage et la féodalité eurent leurs entrées, leur part d’influence dans le conseil de ville.
  2. Nous n’avons pas besoin de dire que ces noms sont authentiques ; Tels étaient en effet les postes que devaient occuper ces importans personnages, d’après une délibération du conseil de ville, 21 août 1426.
  3. Coquillart signifie porteur de coquilles, pèlerin.
  4. Voyez Œuvre de Villon, Petit Testament, huitains 23 et 24.
  5. Idem, Grand Testament, huitain 96.
  6. Tous ces détails sur la musique au XVe siècle nous sont transmis dans un poème de cette époque, le Champion des Dames, de Martin Franc.
  7. Quartier de Reims soumis ; ï la juridiction de l’abbé de Saint-Remy.
  8. C’était le premier dimanche de Carême que les paysans célébraient la fête des Brandons, en portant à travers les champs des torches en paille tressée qu’ils agitaient vivement pour en activer la flamme.
  9. Queue, mesure rémoise de la capacité d’un muids et demi.