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Un mensonge de la science allemande/6

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VI

MADE IN GERMANY
Wolf’s Prolegomena ad Homerum werden von seiner Meisterschaft Zeugniss geben so lange als irgend Geist und Kunst der Alten wird geliebt und gepflegt werden...
W. Körte, Leben und Studien Fr. A. Wolf’s, p. 312.

Au bout d’une si longue enquête, est-il possible de formuler quelques conclusions ? peut-on se risquer, du moins, à l’une de ces conjectures (que certains, comme dit Fr.-Aug. Wolf, flétrissent du nom d’hypothèses), touchant la manière dont furent composés les Prolegomena ad Homerum ? ne pouvons-nous pas, surtout, nous, Français de 1917, tirer de cet exemple quelques règles de conduite et de pensée ?

Pour l’histoire des Prolégomènes, considérons d’abord les dates, celles qui sont certaines et celles qui sont douteuses. Voici les plus certaines.

1664. L’abbé d’Aubignac compose ses Conjectures académiques qui ne sont publiées qu’en 1715.

1687-1698. Ch. Perrault publie le Siècle de Louis-le-Grand, le Parallèle des Anciens et des Modernes, etc.

1696. L. Küster publie son Historia critica Homeri

1713. R. Bentley publie ses Remarks upon a late Discourse of Freethinking.

1715. Publication des Conjectures académiques.

1729. S. Clarke commence la publication de son Homère : Iliade, 1729-1732 ; Odyssée, 1740 ; 9e édition de Clarke, 1779.

1755-1756. P.-H. Mallet publie ses Monuments de la Mythologie et de la Poésie des Celtes et particulièrement des anciens Scandinaves. La « poésie bardique » et, en particulier, l’Edda sont révélées à l’Europe et à l’Allemagne par cette traduction en français.

1756-1758. Édition d’Homère de Glasgow, d’après Clarke.

1759-1764. Édition d’Homère d’Ernesti.

1760-1765. Les publications de Macpherson révèlent au monde Ossian, la poésie « erse, runnique, celte ou galloise ». Les Français proclament que la grande poésie appartient aux peuples encore barbares plus qu’aux peuples instruits et civilisés ; poésie et civilisation ne marchent pas ensemble ; seul, l’homme primitif, que les arts et les sciences n’ont pas encore corrompu, est poétique et, par conséquent, poète ; cette grande poésie de nature est supérieure à la petite poésie selon les règles ; la Bible, Homère et Ossian sont les types de cette grande poésie.

1769. Voyage de Herder en France. Première édition du livre de Wood, An Essay of the original Genius of Homer, dont C.-G. Heyne rend compte dès 1770 dans les Göttingische Anzeigen (p. 32) et dont une traduction allemande paraît à Francfort dès 1773 : Robert Woods Versuch über das original Genie des Homers ; le traducteur, Michaelis, donne, en tête, l’article de Ileyne. En 1775, seconde édition de l’Essay, revue et augmentée, et en 1778, seconde publication de Michaelis, Zusätze und Veränderungen wodurch sich die neue Ausgabe von R. Woods Versuch…, etc.

1770-1771. Séjour de Herder à Strasbourg ; ses travaux sur les chants populaires, l’origine du langage, etc. : « la poésie est la langue primitive de l’humanité » ; liaison avec Goethe.

1772. Herder publie son étude Ueber Ossian und die Lieder der alten Völker.

1774. Lecture de Merian à l’Académie de Berlin sur l’ouvrage de R. Wood.

1775-1776. Le groupe de Weimar : Wieland, Goethe, Herder, etc.

1776-1779. F.-A. Wolf, élève de Heyne à Göttingue.

1779. Villoison découvre le fameux Venetus et annonce au monde savant cet Homerus Variorum totius Antiquitatis ; lettre à Wieland dans le Merkur de mars 1779 ; publication des premiers résultats dans les Anecdota graeca en 1781.

1781. Voss publie sa traduction de l’Odyssée.

1782-1783. Villoison à la cour de Weimar. 1784-1785. F.-A. Wolf publie l’Odyssée et l’Iliade, édition scolaire ad exemplar Glasguense expressa.

1788. Villoison publie l’Iliade et les scholies de Venise.

1789. Merian fait à l’Académie de Berlin sa lecture, publiée dans le volume qui paraît en 1793 : Examen de la Question si Homère a écrit ses Poèmes.

1790. G.-C. Harles publie le premier volume de sa nouvelle édition de la Bibliotheca graeca de Fabricius.

1793. F.-A. Wolf. entre en contact, par Böttiger, avec le groupe de Weimar.

1794. F.-A. Wolf publie un second tirage de son Odyssée scolaire.

1794. F.-A. Wolf achève sa recension de l’Iliade.

1795. F.-A. Wolf publie ses Prolegomena ad Homerum et son Iliade savante.

De ces dates certaines, il ressort, à n’en pas douter, qu’en écrivant ses Prolégomènes, Wolf venait, après Villoison, touchant l’Iliade et les Alexandrins, après Wood et Merian, touchant l’écriture au temps d’Homère, après Herder et les Français, touchant la poésie chantée des peuples primitifs, après d’Aubignac touchant l’origine des poèmes homériques. La sentence de Georg Finsler paraît donc juste de tous points : les Prolégomènes ne contenaient pas, en vérité, une seule idée originale.

Mais dans l’intervalle de ces dates certaines, il en est d’autres qui nous renseigneraient plus exactement, si nous pouvions les retrouver et les intercaler. Deux de ces dates douteuses nous seraient d’une utilité toute spéciale : en quelle année Wolf a-t-il eu la première idée de sa recension d’Homère ? en quelle année a-t-il préparé, puis écrit ses Prolégomènes ?

Il a pensé à sa recension d’Homère dès 1781 et même dès 1780, dit-il en ses Prolégomènes, — dès 1779, dit-il en ses Lettres à Heyne. Étant la plus ancienne, cette dernière date lui serait la plus favorable : nous devons donc l’adopter. C’est en juillet 1779, — précise son biographe, gendre et admirateur, W. Körte[1], — qu’il aurait commencé de songer à Homère. Une lettre de Diedrichs du 26 novembre 1779 confirmerait cette précision : de Göttingue, en effet, Diedrichs demandait à Wolf où il en était de ses recherches homériques[2]. Ces indications, d’ailleurs, concordent avec les dires de Heyne, lequel aurait conseillé à son élève de ne rien entreprendre avant l’apparition de cette Iliade de Venise que Villoison (mars 1779) promettait aux érudits. Enfin une phrase de Wolf me semble décisive ; il dit en l’une de ses Préfaces de 1794 : « Dès l’adolescence, cette recension d’Homère fut l’un de mes vœux pour le jour où nous aurions le secours des trésors qui nous étaient promis, ut si promissis aucti essemus opibus et praesidiis[3]... » Je ne puis comprendre cette phrase que comme une allusion aux annonces et promesses de Villoison touchant « ce manuscrit unique qui est un des plus rares thrésors de l’antiquité. »

Il semble donc que, pour sa recension d’Homère, comme pour nombre de ses autres publications, Wolf a été décidé par l’exemple et les secours d’un devancier : en 1779, quand Villoison découvre le Venetus, Wolf se sent « voué » à l’étude d’Homère ; quand, au bout de seize ans (1779-1795) de recherches, de lectures, de scholiastes dépouillés, de lexiques compulsés, d’auteurs comparés et relus, Wolf a établi enfin son texte homérique, il se trouve qu’en la plupart des vers, nous dit-il, c’est au texte du Venetus qu’il aboutit, — sept ans après (1788-1795) que Villoison a enfin publié ce texte : quel long et pénible détour pour atteindre un but où d’autres arrivaient si aisément ! qua in re saepe mihi usu venit ut longo circuitu pervenirem ad eas correctiones quas eximii libri primus aspectus frustra obtulerat[4]... Passons aux « théories de Wolf ».

Dès 1779, il ne semble pas douteux que Wolf avait déjà sur l’histoire des poèmes homériques certaines des idées qu’il n’exposa timidement qu’en 1795, dans ses Prolégomènes.

En 1780, il avait fait à ce sujet quelques confidences au libraire Nicolaï de Berlin, en lui offrant sa future recension d’Homère. Nous n’avons pas conservé la lettre que Wolf avait écrite à Nicolaï le 10 mai 1780. Mais Wolf publiait en 1797 dans les Briefe an H. Heyne (p. 129) la réponse que Nicolaï y avait faite le 16 mai : il en ressort que Wolf avait entretenu son correspondant de l’absence de l’écriture aux temps homériques et du rôle de la mémoire dans la transmission orale des poèmes[5]. Donc, en 1780, au sortir de cette université de Göttingue, où il avait été l’élève de Heyne, Wolf partageait l’opinion de son maître sur la valeur des considérations exposées dès 1769 par R. Wood, vantées par Heyne dès 1770, discutées aussitôt par l’Allemagne érudite, vulgarisées à travers l’Europe par les multiples traductions de l’Essay on the original Genius of Homer, présentées en 1774 à l’Académie de Berlin par Merian, et qui devaient être longuement reprises et développées par lui devant la même Académie en 1789, — six ans avant que Wolf les exposât à son tour. Dans sa Préface à la Théogonie d’Hésiode, Wolf y faisait allusion dès 1783 ; mais, ici encore, il n’était que l’écho de son maître Heyne.

En 1785, si l’on en croit sa Préface à l’Iliade de cette année-là, Wolf eut la velléité de traiter certains points de l’histoire homérique, tels que les différentes formes du texte durant l’antiquité, les diverses recensions des critiques, etc.[6]. Mais il abandonna le projet pour copier l’Historica critica de L. Küster. En 1790, si l’on en croit sa lettre à Harles[7], il pensait à « réunir, mettre en ordre et publier ses notes et lectures sur Homère, sur les écrits homériques, leur sort et leur histoire » ; mais il n’avait encore rien de prêt, bien que sa réputation d’homérisant, au dire de Harles, fût établie.

Est-ce en 1794 ou en 1795 que Wolf s’est mis à ses Prolégomènes ? à la page 11, il parle des sept années écoulées depuis la publication de Villoison (1788-1795) ; mais à la page 8, il parle de 1793 comme de « l’année dernière, praeterito anno » seulement. Je croirais volontiers que, commencés sur un plan en 1794, les Prolégomènes furent achevés en 1795 sur un autre plan : simple Préface à l’Iliade ou Salut au Lecteur en 1794, ils sont devenus en 1795 une Introduction à Homère, moins par la volonté de Wolf que par les exigences de son libraire. Voici, du moins, sur quels indices on peut arriver à cette hypothèse.

Dans l’Allgemeine Litteratur-Zeitung du 24 février 1794, Wolf publiait une note (datée du 28 janvier) pour annoncer au public que, prochainement, paraîtrait la première partie de sa recension homérique, c’est-à-dire les deux volumes de l’Iliade. Dans cette annonce, Auctarium, on rencontre des phrases que Wolf par la suite a recopiées deux fois : une première fois, dans une de ses Préfaces de 1794[8] ; une seconde fois, dans ses Prolégomènes de 1795.

Cette Préface de 1794 est celle qui commence par les mots Ne editio et à laquelle nous avons donné plus haut le numéro 5, en promettant d’y revenir : Wolf lui-même nous dit qu’il y reprenait les idées et les mots de son récent Auctarium de la Litteratur-Zeitung, iisdem fere verbis quibus negotium nuper in ephemeride quadam litteraria recepi[9]. Un exemple suffira à montrer que Wolf n’a dit, cette fois, que la plus pure vérité[10] :

Auctarium.   Préface.
Constat igitur inter doctos neminem adhuc ad recensendum et emendandum Homerum acessisse ita ab instrumentis rei recte agendae instructum ut sibi modo ipsi, nedum ceteris, satisfecerit. Neque ea profecto multorum culpa est. Nam post Demetrium Chalcondylem vix septem fuerunt editores, qui paulo intentius criticam operam, navare voluerint. Neque adeo praeter Barnesium et Ernestium quisquam fuit qui ex Eustathio, Scholiastis, Glossographis veteribusque exemplis tali editioni materiem congerere institueret. Instituerunt autem isti rem, minime perfecerunt, etc., etc.   Constat igitur inter doctos neminem adhuc recensendo et emendando Homero operam dedisse necessariis rei praesidiis ita instructum ut sibi modo ipsi, nedum ceteris, satisfacere posset. Neque ea profecto multorum est culpa, qui ante hanc aetatem graecis litteris versati sunt. Etenim post Demetrium Chalcondylem Atheniensem vix septem fuerunt editores qui paulo intentius criticam operam navare vellent ; plerisque nihil aliud quam vulgatas sui temporis recensiones fideliter sequi propositum erat. Neque adeo praeter Barnesium et Ernestium nostrum quisquam fuit qui ex Eustathio, Scholiastis, Glossographis, veteribusque exemplis accuratiori editioni materiem parare institueret. Instituerunt autem illi duo rem, minime perfecerunt, etc., etc.

Il n’est pas douteux, non plus, qu’en ses Prolégomènes de 1795, Wolf a recopié cette Préface de 1794 :

PROLÉGOMÈNES   PRÉFACE
Page 8. — Animum applicui ut accuratioris recensionis, cujus modum supra designavi, specimen darem. Id Homero nondum contigisse inter eruditos constat. Nam instrumentorum idoneo numero carentes antehac editores ne poterant quidem, si voluissent, tale consilium inire...   Page 2. — Quid haec editio a superioribus critici generis omnibus differat, iisdem fere verbis, quibus negotium nuper in ephemeride quadam litteraria recepi, significem. Constat igitur inter doctos neminem adhuc recensendo et emendando Homero operam dedisse necessariis rei praesidiis ita instructum ut sibi modo ipsi, nedum ceteris satisfacere posset...
Page 8. — Adeo Homero insignis sua laus tenuitatem attulit... Lycophronis tenebras si objecisset, nimirum ni ei toti greges bajulorum jam dudum lucem undecumque apportassent...   Page 2. — Nimium diu obvia summi vatis perspicuitas splendori ejus litterario offecit. Sed Lycophronis tenebras si objecisset ille, nimirum ni toti bajulorum greges concurrissent ut lucem undecumque afferrent.
Page 16-22. — Mihi vero paratis opibus acquiescendum putanti statim ab eo tempore quo poeta primum in hac urbe usui scholarum aptaretur, ipsa tunc curae meae festinatio quodammodo extorsit hoc consilii ut colligendo, quodcunque textus rationibus ullo modo profore videretur, strenue me ad hunc recensionis laborem pararem. [Et Wolf énumère tout ce qu’il a fait : sa triple lecture d’Eustathe et des Scholiastes], nam etiam Eustathium iterum tertiumque comparavi ; [il a tout lu et relu]. Quodsi   Page 3. — Opus jam ex illo tempore, quo scholastica exemplaria edebam,


animo agitatum alacrius urgere coepi ac nihil omittere quin, quaecumque ad diligentem constitutionem textus profutura essent, conquirerem...


in Eustathio ter curiose perlegendo...

illud industrie feci atque nullum neglexi locum, unde hanc recensionem limatiorem redderem, nihil mihi laboravisse videor praeterquam quod res ipsa exigeret. Minime ergo querar quantum molestiae exhauserim in tot scriptoribus pervolvendis, in legendis et partim reconcinandis Scholiis atque in conquirenda et excutienda tanta et persaepe inutili farragine glossarum et lectionum. Navavi libens quod, qualecumque navavi, et ad meam ipsius utilitatem.

Etenim illud mihi unum propositum fuit praecipue ut textum Homeri ad normam eruditae antiquitatis emendarem atque prope talem exhiberem qualis ex recensionibus olim praestantissimis refictus, si tantum sperare fas est, Longino alicui seu alii veterum Criticoque, qui copiis Alexandrinorum perite moderateque uti sciret, satis placiturus fuisse videretur.

  Quae res quantae molestiae fuerit et quam diu haeserim in critica materie instruenda, in omnis aevi veterum scriptis pervolutandis, in excerpendis tot Scholiis, tanta Glossarum et variarum Lectionum farragine, in Eustathio ter curiose perlegendo, conqueri nec attinet, nec libet ; libenter enim feci et ad magnam utilitatem meam.

Nempe hoc plane fuit consilium meum ut Homerica Carmina ad doctioris antiquitatis normam castigarem et fere talia reponerem qualia veteri alicui Critico, interpretum Alexandrinorum opibus perite moderateque uso, non displicere potuisse viderentur.

Une conclusion semble donc s’imposer : les Prolégomènes de mars 1795 ont été brodés sur le canevas de la Préface de décembre 1794, laquelle n’était déjà que la broderie de l’Auctarium de janvier 1794... Mais alors comment expliquer entre les deux termes extrêmes de la série, entre l’Auctarium et les Prolégomènes, une contradiction ? C’est longtemps avant la publication de Villoison, — nous disent les Prolégomènes, — que Wolf avait commencé sa propre recension homérique, à laquelle il pensait depuis son adolescence ; c’est avant cette publication de Villoison qu’il avait passé de longues années à réunir, classer et comparer ses matériaux... C’est après la publication de Villoison, postquam Villoisoni v. c. et aliorum cura, — dit l’Auctarium, — que Wolf a commencé de réaliser cette entreprise qu’il ne méditait que depuis quelque temps, opus aliquanto ante meditatum, et ce qui l’a décidé, c’est que son édition scolaire de 1785 était épuisée[11]. C’est donc après la publication de Villoison, — à croire l’Auctarium, — que Wolf aurait recherché et réuni les secours nécessaires, qu’il aurait dépouillé scholies, gloses et variantes, lu d’un bout à l’autre Eustathe à trois reprises... Que devient la tragique histoire qu’on lit dans les Prolégomènes : Wolf travaillant, durant huit ou dix années avant la publication de Villoison, à dépouiller scholiastes, gloses, Eustathe, etc., et tout ce travail devant être repris après la publication de Villoison ?

En écrivant l’Auctarium, Wolf ne pensait donc pas encore à ce roman des Prolégomènes, et l’Auctarium nous donne une vérification de ce que nous avons cru découvrir touchant les relations chronologiques entre l’œuvre de Wolf et celle de Villoison. Mais, en outre, il semble qu’en écrivant l’Auctarium, Wolf n’avait encore aucune idée d’écrire des Prolégomènes, quels qu’ils fussent : c’est dans une simple Préface à l’Iliade, puis dans les notes ou dans les appendices aux différents passages, qu’il comptait, — nous dit-il expressément, — donner des explications détaillées, tant sur les sources de sa recension et sur l’autorité de chacune que sur l’histoire critique du texte d’Homère, de fontibus et cujusque fontis auctoritate, sicut de textus homerici critica historia, tum in Praefatione Iliadis universe, tum alias ad singulos locos explicatius dicendi locus erit. De janvier 1794, date de l’Auctarium, à avril 1795, publication des Prolégomènes, quand, comment et pourquoi l’Introduction à Homère est-elle venue se substituer à cette Préface à l’Iliade ? et comment expliquer qu’avec les Prolégomènes, nous ayons aussi cette simple Préface dont ils auraient dû, en fin de compte, tenir lieu ? Voici, du moins, trois nouvelles dates que l’on peut considérer comme certaines :

Janvier 1794 : Wolf annonce en son Auctarium une édition savante, une recensio d’Homère, précédée d’une Préface à l’Iliade.

Décembre 1794 : Wolf publie une Préface à l’Iliade, — la cinquième, Ne editio.

Mars 1795 : Wolf publie sa recensio d’Homère qui ne comprend que l’Iliade, mais est précédée de Prolégomènes tronqués et d’une autre Préface, — la troisième, Quum librarius.

Il semblerait alors que, pour la seule et unique recensio de mars 1795, nous possédions deux Préfaces, la troisième, de mars 1795, Quum librarius, et la cinquième, de décembre 1794, Ne editio. Ces deux Préfaces s’excluent l’une l’autre ; surtout, la cinquième Ne editio exclut les Prolégomènes : elle ne pouvait pas coexister avec eux dans un seul et même ouvrage, l’auteur ne pouvant pas se répéter, mot pour mot, à quelques pages d’intervalle. On arrive ainsi à l’hypothèse qu’ayant écrit en 1794 une simple Préface à l’Iliade pour sa recensio, Wolf en 1795 fut obligé, — par les réclamations de son éditeur, je crois, — à écrire ces Prolegomena ad Homerum, cette Introduction à Homère, qu’il avait promise une première fois en 1784-1785 et qu’il avait remplacée par l’Historia critica de L. Küster, qu’il avait promise de nouveau à son éditeur pour 1795 et qu’il comptait peut-être ne pas donner davantage.

On comprendrait alors toute l’histoire des Prolégomènes, telle qu’elle nous est racontée par Wolf lui-même et telle que, maintenant, nous pouvons la reconstituer : c’est de décembre 1794 à mars 1795 que Wolf, bon gré mal gré, aurait été obligé par son éditeur à écrire ces 280 pages où il empilait à la hâte tout ce qu’il pouvait à la hâte emprunter de droite et de gauche : deux cent quatre-vingts pages en une centaine de jours ! ce serait le record du championnat homérique ; jamais l’âne d’Apulée ne galopa plus vite.

Mais une fois les Prolégomènes rédigés ou entrepris, que devint cette Préface dont ils n’étaient que le développement ?... Elle fut mise par Wolf en tête d’une édition scolaire de l’Iliade, et nous entrons dans un nouveau détour de ce labyrinthe.

Promettant en 1794 une recension complète de tout Homère, Wolf en 1795 ne pouvait donner une recension que de l’Iliade puisqu’il imitait Villoison et que le Venetus n’avait fourni à Villoison qu’une Iliade. Pour remplacer l’Odyssée savante qu’il ne donnait pas encore (et pour cause), Wolf en 1794 publiait un nouveau tirage ou, comme il disait, une seconde édition revue et corrigée de son Odyssée scolaire de 1784, editio altera priore emendatior, in usum scholarum et praelectionum. Mais pour compléter cette seconde édition scolaire, il joignait à son Odyssée de 1784 sa nouvelle Iliade de 1794-95 et c’est à cette Iliade scolaire, qu’il joignait sa Préface Ne editio. Or, cette Iliade scolaire de 1794 ne différait, d’ailleurs, en rien de l’Iliade savante de 1795 : même texte, même format, même papier, même pagination, même absence de notes et de commentaire. Dans le titre seulement, l’Iliade scolaire avait une ligne, in usum scholarum et praelectionum, que l’Iliade savante n’avait pas, et dans le corps de l’ouvrage, par contre, l’Iliade savante avait ces Prolégomènes que l’Iliade scolaire n’avait pas... Explique qui pourra ce tour de passe-passe ! Une chose, du moins, me paraît certaine : c’est que toutes ces habiletés, même cousues de gros fil germanique, ont durant plus d’un siècle permis à Wolf de cacher ses emprunts et ses menteries, au bout desquels nous ne sommes pas encore. Je ne doute pas que dans la correspondance de Wolf avec Böttiger, intégralement publiée, nous ne rencontrions de nouveaux sujets d’étonnement. En attendant cette publication que je souhaite sans trop l’espérer désormais, voici le dernier problème que j’aperçois en cette fabrication wolflenne.

L’œuvre homérique de Wolf comprend trois éditions.

En 1784-85, Wolf avait publié son édition scolaire des poèmes homériques :

Odyssée, deux volumes, avec une Préface datée de septembre 1784 ;

Iliade, deux volumes, avec une Préface, datée d’octobre 1785, et l’Historia critica de L. Küster en guise de Prolégomènes.

En 1794, Wolf commençait, disait-il, de publier une édition savante, une recension complète de tous les poèmes homériques, qui devait comprendre :

Prolégomènes, deux volumes ;

Iliade, deux volumes ;

Odyssée, etc., deux volumes ;

Notes et Commentaire, plusieurs volumes.

En 1794, Wolf publiait une seconde édition de son Odyssée scolaire, avec la Préface Quum aliquot et une nouvelle Iliade scolaire avec la Préface Ne editio. La recension était pour 1795 ; mais Wolf, tenant une part minime de ses promesses, ne publiait en vérité que trois volumes sur dix ou douze :

Prolégomènes, un volume, avec la Préface Quum librarius

Iliade, deux volumes.

En 1804-1805 seulement, paraissait enfin cette édition savante, cette recension complète d’Homère ; mais, ici encore, Wolf ne tenait qu’une partie de ses promesses ; il donnait seulement :

1° une Iliade en deux volumes ;

2° une Odyssée en deux volumes.

Il manquait donc, en tête, les deux volumes de Prolégomènes et, en queue, les « nombreux » volumes de Notes et de Commentaire. En tête, Wolf avait mis la longue Préface Nunc tandem, datée de 1804, au devant de laquelle il avait reproduit la Préface de 1794 Ne editio et la Préface de 1795 Quum librarius... Devant cet inventaire de Préfaces et de promesses, deux questions viennent à l’esprit : 1° en 1804, pourquoi Wolf n’a-t-il pas donné au public ce second volume des Prolégomènes qu’il avait formellement promis dix ans auparavant ? 2° pourquoi, reproduisant les deux préfaces Ne editio et Quum librarius, qui n’apprenaient pas grand’chose aux lecteurs, n’a-t-il pas reproduit ce premier volume des Prolégomènes dont la lecture pouvait être et d’une autre utilité et même d’une évidente nécessité pour l’intime compréhension de l’œuvre wolfienne ?

La seconde de ces questions, surtout, s’impose à l’esprit quand on lit la longue Préface de 1804. Nunc tandem : on y retrouve certaines phrases des Prolégomènes de 1795, si bien qu’elle semble parfois en être soit une continuation plus ou moins directe, soit même une partie intégrante.

Le titre des Prolégomènes, en effet, annonçait trois parties en ce grand ouvrage :

1° une étude littéraire sur la forme primitive et originale des poèmes homériques, de operum homericorum prisca et genuina forma ;

2° une étude historique sur les transformations du texte à travers les âges, variisque mutationibus ;

3° une étude critique sur les méthodes de correction, et probabili ratione emendandi.

Jugeant que la première de ces trois parties était une entreprise déraisonnable ou téméraire, Wolf y renonça tout aussitôt, quitte à promettre ensuite, dans sa Préface de 1795, de la traiter quelque jour. Ainsi décapités, les Prolégomènes ne devaient plus comprendre qu’une partie historique et une partie technique. Le premier volume de 1795 semblait devoir contenir la partie historique, laquelle était divisée en six périodes ; ce volume ne contenait en vérité que les deux premières périodes et les deux tiers de la troisième : jamais le dernier tiers de celle-ci, ni les trois périodes suivantes ne furent traités par Wolf. Mais, dès 1795, je crois que Wolf avait rédigé des fragments au moins de son second volume, de la partie technique : dans ses papiers, en effet, on a retrouvé en double version ce qui me semble avoir été le début de cet exposé de méthode.

L’une et l’autre de ces versions[12] commencent par la même phrase : « Ayant traité des changements et vicissitudes du texte homérique (c’était bien le sujet de la partie historique, de variis mutationibus), je vais passer à la seconde partie de cette étude et donner les grandes règles et les exemples pour la correction du texte, via patefacta videtur ad alterum caput hujus disquisitionis in quo hujus emendandi generis summa et potissima praecepta et exempla proponam (c’est bien le titre même de la partie technique, de ratione emendandi).

De ces deux versions, l’une entre aussitôt dans le vif du sujet et parle des corrections homériques ; l’autre semble amorcer une théorie générale et ne veut aller au texte d’Homère que par un long détour à travers la critique des textes sacrés. Néanmoins, à les lire soigneusement l’une et l’autre, il semble qu’elles sont du même temps et de la même trame que le premier volume des Prolégomènes. En ce premier volume, Wolf n’avait qu’un objet, nous dit-il (p. 22) : c’était de préparer le lecteur à bien comprendre les règles et les exemples, la théorie et la pratique de la correction des poèmes homériques, ut clarius appareat quibus potissimum praeceptis regatur homerica emendatio ; s’il commençait par l’histoire des poèmes, c’était pour dégager la route, ipsum ingressum obstruit gravissima quaestio..., etc. (p. 40). Relisons le début des deux versions : « La route est maintenant ouverte, via patefacta videtur... ; on peut maintenant exposer exemples et préceptes, praecepta et exempla proponam... »

Mais voici que, brusquement, au milieu de la Préface de 1804 Nunc tandem, on rencontre un pareil raccord. Les deux versions nous disaient : jam his quae disputavi de mutationibus et vicissitudinibus textus homerici deque fontibus variarum ejusque lectionum, via patefacta videtur ad alterum caput hujus disquisitionis in quo hujus emendandi generis summa et potiora praecepta et exempla proponam. La Préface de 1804 Nunc tandem, qui comprend 88 pages, nous dit à la page 49 : jam cognita et multiplici ipsorum carminum fortuna et varia materie critica, aditus patet ad justam emendationem eorum. Or, dans ses 48 premières pages, cette Préface de 1804 n’a nullement traité « de la fortune diverse des poèmes homériques » : c’est dans les Prolégomènes de 1795 que se trouve cet exposé ; en ses 48 premières pages, la Préface de 1804 n’a été qu’un plaidoyer de Wolf pour son édition de 1794, d’abord, et pour ses théories, ensuite.

En ses 40 dernières pages, la Préface de 1804 semble donc être la continuation, non pas des 48 premières, mais des Prolégomènes. Ces 40 pages sont, avant tout, une adaptation à la critique homérique des théories et des règles posées par J.-J. Griesbach pour la critique des textes sacrés : Wolf nous dit lui-même qu’il « transporte » à ces lettres profanes les préceptes de l’illustre auteur de la critique sacrée, quae praeclarus auctor Criticae sacrae Griesbachius instituit ad has uberiores litteras translata. L’exposé de Wolf est un résumé, en effet, de la dissertation de J.-J. Griesbach, parue à Halle, en 1768 : c’est de part et d’autre le même exposé de considérants, la même division en chapitres ou paragraphes touchant le faux, le vrai, le vraisemblable, le probable, le possible et l’impossible, etc. Des lettres sacrées de Griesbach [ex illis litteris sacris], Wolf transporte ces préceptes aux lettres profanes dont lui-même s’occupe, ad has uberiores litteras. L’expression ici est fort claire, — et nous comprenons pourquoi l’une de nos deux versions ci-dessus indiquait un détour par la Bible pour arriver à Homère ; ce détour, je crois, était dans les intentions de Wolf, aussitôt qu’il prit la plume.

L’Auctarium de janvier-février 1794 n’annonçait au public, en tête de la recension de l’Iliade, qu’une Praefatio « sur les corrections apportées au texte, sur les sources de ces corrections et l’histoire critique du texte ». Je crois que Wolf, s’étant mis en route pour cette Praefatio, n’avait entrepris que de « transporter » à la critique profane les principes et méthodes exposés par J.-J. Griesbach, en ajoutant seulement quelques exemples homériques à l’appui. Mais cette simple Préface à l’Iliade ne satisfaisant pas l’éditeur, Wolf dut se remettre à l’ouvrage : à la partie technique dont il avait déjà, soit les éléments soit même la rédaction, il entreprit donc d’ajouter — au galop — une partie historique où il « transporterait » les idées, les arguments et l’appareil scientifique qu’il prendrait à d’Aubignac, Wood, Merian, Villoison et Harles-Fabricius. L’œuvre ainsi remaniée aurait compris :

1° une partie historique, « transportée » de d’Aubignac, de Wood, de Merian, de Villoison et d’Harles-Fabricius, mais écrite à la hâte, mercatu urgente ;

2° une partie technique, « transportée » de J.-J. Griesbach, mais conçue et préparée de plus longue date.

Ainsi bâtis, les Prolégomènes auraient facilement couvert les cinq cents pages de deux volumes égaux aux deux volumes de l’Iliade : Wolf nous assure, en sa Préface de 1795, qu’ayant pris le galop, il avait écrit, au lieu de la simple Praefatio annoncée, des Prolégomènes qui étaient devenus un livre, et un gros livre égalant toute l’Iliade par le nombre de ses feuilles, sensim praefatio in libri speciem crevit ipsam Iliadem aequantis numero plagularum.

Mais Wolf ne nous dit pas que ce livre était incomplet et ne pouvait pas être complété ; car, entre le commencement et la fin, un énorme trou subsistait qu’aucun autre « transport » ne pouvait combler ; car, après les trois premières périodes de l’histoire homérique, «  transportées » de plusieurs devanciers, et devant la partie technique, « transportée » de Griesbach, s’ouvrait, béante, la place des trois dernières périodes et demie de cette histoire (fin des temps alexandrins, temps romains, temps byzantins, temps modernes). Grâce à Harles-Fabricius, Wolf aurait pu à la rigueur traiter des études homériques durant les temps modernes ; mais, par l’Homer in der Neuzeit de Georg Finsler, nous voyons aujourd’hui quel travail eût exigé ce chapitre et par le peu que nous savons aujourd’hui encore des études homériques entre Aristarque et Pétrarque, nous pouvons être sûrs que Wolf en 1795 ignorait tout ou presque tout des trois périodes post-alexandrine, romaine et byzantine.

C’est cette ignorance irrémédiable qui l’obligea en 1795 de mettre en si étrange place le point final de son premier volume. C’est cette même ignorance qui ne lui permit pas de reproduire ses Prolégomènes en tête de son édition de 1804 ; car en 1804 il était aussi incapable qu’en 1795 de combler le trou entre les débuts de sa « partie historique », que contenait le premier volume des Prolégomènes, et la « partie technique » qui aurait dû former le second. Mais depuis 1794, il avait, je crois, dans ses notes la rédaction ou l’esquisse de cette partie technique : il les versa dans sa longue Préface de 1804 Nunc tandem.

Que l’on adopte ou que l’on rejette cette hypothèse, les faits qu’elle prétend expliquer n’en subsistent pas moins, et ces faits sont patents. Les Prolégomènes de Wolf sont une série d’imitations ou de plagiats, dissimulés par de véritables faux. Wolf a copié Villoison et il a voulu faire croire qu’avant Villoison ou en même temps que lui, il avait travaillé sur le même sujet. Wolf a copié Merian et il a prétendu qu’il avait ignoré le travail de Merian avant d’avoir rédigé son propre travail. Wolf a copié d’Aubignac et il a voulu prouver, par des citations mensongères, que d’Aubignac n’était qu’un vieux fou, et les Conjectures, un recueil d’inepties ou de paradoxes à la française.

La gloire mondiale dont fut payée une pareille conception de l’honnêteté et de la science, surtout la réputation que, depuis un siècle, les Français ont faite à ce génie d’outre-Rhin seraient pour nous surprendre, si le cas était unique dans l’histoire du dernier siècle. Mais Wolf fut-il seul de son espèce ?... est-il branche du savoir humain où l’Allemagne, depuis un siècle, n’ait pas eu son Wolf, grand ou petit, célèbre ou déconsidéré ? et même, dans toutes les branches de l’activité humaine, science, commerce, art, littérature, industrie, politique, etc., l’imitation n’a-t-elle pas été pour l’Allemagne de tous les temps, mais surtout pour l’Allemagne nouvelle et davantage encore pour l’Allemagne récente, le grand moyen de parvenir ? et le plagiat, l’une de ses habitudes, et le faux, l’un de ses péchés mignons ?

Dans les rapports de cette Allemagne avec l’étranger, individus ou nations, la morale du chiffon de papier ne fut pas inventée par M. de Bethmann-Hollweg, et les faux télégrammes de Bismarck n’ont jamais paru aux Allemands de mauvaise guerre. Je crois néanmoins que, parmi d’innombrables autres exemples, celui de Wolf est typique : je n’en connais pas où l’on puisse mieux discerner tout à la fois et les tares et les réels mérites de cette imitation allemande ; de tous les objets made in Germany sur un patron français, anglais ou italien, il en est peu d’aussi allemands que les Prolégomènes.

Avec tout son désir d’imiter la hardiesse française et de rompre avec la routine, Wolf se gardait bien de braver, comme d’Aubignac, « les orages de la cour et les foudres du Vatican ». Il avait une révérencieuse terreur de l’autorité administrative et du Cammergericht : la discipline — tranchons le mot : la servilité, — intellectuelle, morale, politique et sociale reste toujours l’un des grands ressorts des esprits les plus éclairés et les plus novateurs d’outre-Rhin. En plein xxe siècle, quand un Guillaume II osait exposer ses dogmes sur Babel und Bibel et donner le dernier mot de la vérité officielle sur les lois d’Hammourabi, la parole impériale ne soulevait ni critiques ni sourires : tout bon Allemand s’efforçait désormais de « voiler sa pensée » ou gardait le silence. Les XCIII intellectuels, qui ont approuvé les théories juridiques du Chancelier et sa définition du droit des gens, sont dans la vraie tradition de Fr.-A. Wolf.

Wolf dut une belle part de son succès à l’élégance facile, à la prestesse et à l’abondance rhétoriciennes de son latin. Il en dut une autre à ses relations avec le groupe de Weimar, aux articles et aux réclames de ces « littérateurs » et gens de presse, que cet érudit affectait parfois de mépriser, mais qu’il savait consulter et flatter à l’occasion et dont il suivait, sans le dire, les conseils et les modes. Il était alors de mode parmi les gens de lettres de s’extasier sur les poètes primitifs et de répéter qu’Ossian était grand comme la Bible, beau comme Homère ; habilement, Wolf ne fit que renverser la proposition : dans ses Prolégomènes, Homère devint grand comme Ossian, biblique comme Ossian, beau comme ces poètes primitifs qui n’écrivaient pas, qui ne « composaient » pas, qui n’étaient ni des savants ni des artistes selon les règles, mais qui chantaient, par la voix desquels chantait toute une race et qui étaient sublimes, barbares, « nature »… Un objet made in Germany ne peut être qu’à la mode, à la dernière mode du jour, et son originalité ne consiste d’ordinaire qu’en l’exagération de cette mode.

Mais la plupart de ces produits d’Allemagne ont un autre caractère qui, le plus souvent, est un grand mérite : ils sont fabriqués savamment, selon les dernières données et avec les derniers procédés de la science. A peine l’esprit humain a-t-il fait une découverte ou formulé une théorie que l’Allemagne les enregistre, les catalogue et sait en tirer parti ou en faire étalage. Wolf n’aurait pas dupé l’admiration et le respect de tout un siècle sans cet étalage de solide et minutieuse érudition... Il est vrai qu’il l’empruntait au consciencieux, systématique et complet catalogue de philologie grecque que, sous le nom de Fabricius et sous le vieux titre de Bibliotheca graeca, un autre Allemand, G.-C. Harles, venait de refondre. Wolf répétait à ces étudiants que les belles lettres ne valaient pas la bonne érudition et qu’il ne fallait pas être de ces damerets d’écritoire, qui ne pensent qu’au nom de gens de lettres et n’ont aucun désir d’être classés parmi les érudits... C’est un conseil dont, en 1916, pourraient encore profiter les étudiants de France : en face de cette troupe d’érudits et de bibliothécaires que sont les Allemands, nous restons encore un peuple d’improvisateurs.

La France a été autrefois la terre de l’érudition, la patrie ou le séjour des Estiennes (1500-1629), des Scaliger (1484-1609), des Casaubon (1559-1614), des Turnèbe (1512-1575), des Saumaise (1588-1653). De François Ier à Louis XIV, de la Renaissance à la Révocation de l’Édit de Nantes, environ, nous avons eu le souci des connaissances exactes, des recherches précises, de tous les préparatifs minutieux et patients, sans lesquels on fait des histoires, mais non pas de l’histoire : pendant que d’Aubignac et ses Conjectures fondaient la critique moderne d’Homère, un autre Français, Richard Simon, et son Histoire critique du vieux Testament (1678) fondaient la critique des textes sacrés.

Au temps de Louis XIV, d’autres habitudes et d’autres modes prévalurent : l’exemple ou l’influence des Jésuites eurent des conséquences profondes sur notre éducation nationale et de lointaines répercussions sur notre production intellectuelle. Les Jésuites se souciaient avant tout de belles lettres, de beaux discours, de jolis vers ; ils ne voyaient guère dans l’antiquité que la plus commode des matières à mettre soit en vers latins soit en « oraisons » et tragédies françaises.

De Louis XIV à Napoléon III, de la Révocation à la guerre de 1870, la France laissa à quelques « bénédictins », à des « spécialistes », à des « rats de bibliothèque », dont elle se moquait volontiers, le service de l’érudition. Pour être considéré en son propre pays et trouver les moyens d’y vivre, un Villoison devait être homme de salons et de cour autant et plus qu’homme de grec. Aussi la France imagina, créa, inventa ; en science, comme en politique, elle fit la plupart des grandes révolutions de la pensée ; mais elle travailla pour tout le monde et, d’abord, pour le roi de Prusse ; car, sur chaque Villoison qu’elle produisait, l’Allemagne détachait aussitôt quelque Wolf, qui, muni de tous les secours d’une science organisée, fabriquait le produit « marchand », et le monde ne connaissait plus que cette copie ou cette contrefaçon germaniques.

La guerre de 1870 nous fit mesurer la puissance et l’utilité de la science d’outre-Rhin ; mais elle ne suffit pas encore à changer le cours de nos habitudes. Il a fallu la guerre de 1914 pour nous convaincre que l’improvisation est une dangereuse règle de vie : dans la conduite de toutes les choses humaines, la minutieuse organisation, la prévision systématique, la rigide tenue des comptes, des fiches et des catalogues nous apparaissent enfin comme des facteurs indispensables de la réussite.

La guerre de 1870 avait eu pourtant un résultat important et durable sur notre vie intellectuelle : ce fut l’admiration un peu servile où nous tombâmes à l’égard de la science allemande. Durant ces vingt dernières années surtout, le culte aveugle de l’érudition germanique a sévi dans nos chaires et dans nos livres d’enseignement, et, comme toujours, il s’est trouvé des ministres de ce culte pour en faire commerce et en tirer de beaux bénéfices. En science comme en finance, la France de 1914 comptait quelques fortunes un peu scandaleuses et beaucoup de fortunes peu patriotes.

Il s’en était érigé à la corbeille de la Bourse ou dans les alentours, par le seul courtage des valeurs allemandes : l’opulence avait récompensé le placement parmi nous des plus douteuses, des plus mauvaises de ces valeurs, et de celles-là surtout qui mettaient l’épargne française au service des entreprises les plus directement tournées contre notre existence nationale. Dans les rapports scientifiques des deux peuples, dans les affaires de philologie surtout, il n’en avait pas été autrement.

Les importateurs d’idées allemandes nous avaient rendu d’abord quelques grands services : au lendemain de nos défaites, nous avions le besoin de retremper nos méthodes et nos connaissances en des eaux plus scientifiques et de nous mettre à l’école des philologues d’Allemagne. Mais il eût été grandement souhaitable que cette importation ne fût que la matière première d’une science à la française...

Durant les vingt années dernières, c’est parfois le seul courtage des livres, des théories ou des imaginations allemandes, — et de tous et de toutes, sans discernement, — qui fit telle et telle fortune scientifique dont il n’était même plus permis de sourire.

Ce courtage avait été, parfois, d’autant plus actif et d’autant mieux récompensé par les maîtres de notre opinion ou de notre gouvernement que ces livres, théories ou imaginations d’outre-Rhin attaquaient plus directement notre renommée, nos qualités et nos œuvres nationales. La France de 1900 était étrangement renseignée sur la valeur respective de ses propres savants, présents et passés, et des savants germaniques. Dans tous les domaines de la science, il en était ainsi ; mais, dans le domaine de la philologie, le phénomène avait atteint son apogée : plus un philologue allemand affectait d’ignorer ou de mépriser le travail des Français, et plus il avait la chance de passer en France pour le plus récent des génies, le plus « au courant » des chercheurs ; un Français, par contre, n’était estimé chez nous que suivant la cote que voulaient bien lui donner les gens d’outre-Rhin.

Le germanisme agressif de certains maîtres avait eu pour contre-partie l’exaspération ou la révolte du nationalisme parmi les élèves... Il faudrait que la France d’après-guerre conservât, en ces matières comme en toutes les autres, quelques désirs et quelques habitudes d’union sacrée, pour le service de la nation et pour notre maintien en ce degré de gloire où nous a relevés l’héroïsme de nos défenses improvisées. Nous ne serons définitivement assurés contre l’Allemagne que le jour où nous aurons contre elle toutes les armes qu’elle a tournées contre nous, et quelques autres : la « littérature » a toujours été et doit toujours rester l’une des plus glorieuses traditions de la France ; mais jadis, l’érudition en fut une autre, et nous devons reconquérir cette gloire aussi, Gallico nomini, tot aliis decoribus conspicuo, hanc quoque gloriam impense redditam laetabatur, nous dit Fr.-Aug. Wolf lui-même.

Au fait, avons-nous perdu cette capacité ? n’en avonsnous perdu que le renom ? Je voudrais que l’on installât une consultation de nos érudits les plus notables, en choisissant de parti pris les moins chauvins et, parmi ceux-là, ceux encore qui reconnaîtraient avoir le plus étudié et utilisé les méthodes allemandes, ceux qui rendraient le plus libéralement justice à la patience, à la méthode, à la minutie, à toutes les qualités germaniques et désireraient le plus ardemment que la guerre inculquât à notre peuple le besoin d’organiser notre vie matérielle, intellectuelle et morale, suivant toutes les règles de la documentation et de la bibliographie scientifiques. Et je voudrais que chacun de ces érudits nous donnât son opinion motivée sur la valeur réelle de l’érudition allemande, sur ses procédés, ses découvertes et, particulièrement, ses relations avec les autres peuples et avec nous. Il est peu de nos spécialistes qui ne pourraient faire, dans les sujets qui leur sont le plus familiers et sur les plus bruyantes renommées de l’Allemagne, ce que je viens d’essayer pour Fr.-Aug. Wolf et ses fameux Prolégomènes.




  1. W. Körte, Leben und Studien, p. 64.
  2. Id., ibid., p. 73.
  3. Kleine Schriften, I, p. 198.
  4. Prolegomena, p. 18.
  5. W. Körte, Leben und Studien, p. 74-75 : wenigstens getraute ich nur nicht a priori zu behaupten es sei ohne Buchstabenschrift unmöglich ein so grosses Werk wie die Ilias zu verfertigen ; die Kraft des Verdachtnisses .; etc.
  6. Kleine Schriften, I, p. 196.
  7. Bibliotheca graeca, note de la page 317 : Interim cel. Wolfius, Professor Halensis, in illustrando explicandoque Homero diu multumque versatus, per litteras spem fecit mihi fore ut, quae de Homero, scriptis fatisque et quidquid ad historiam ejus pertineat legerit aut adnotarit sibi aut adhuc inveniet, colligat, in ordinem redigat atque justum conficiat volumen ; quod ut faciat, omnino est optandum !.... Cf. la phrase de Wolf lui-même à la fin de sa Préface de 1785 (Kleine Schriften, I, p. 196) : hinc digredi constitueram in disquisitionem de textu homerico, ejus varia apud antiquos forma et criticorum diversis recensionibus.... de iisdem argumentis et reliquis, quae aditum patefaciunt ad Homerum legendum, proprie alio tempore et copiosius scribere in animo est. — A la note 84 des Prolégomènes, Wolf disait avoir brûlé ses notes : est-ce antérieurement ou postérieurement à cette lettre à G.-C. Harles ?
  8. Kleine Schriften, I, p. 283.
  9. Kleine Schriften, I, p. 233.
  10. Cf. les deux textes dans les Kleine Schriften, I, p. 588 et 233.
  11. Kleine Schriften, I, p. 589 : postquam ergo notae et vulgatae copiae emendationis homericae, Villoisoni v. c. et aliorum cura, novis longeque insignioribus satis auctae essent, opus aliquanto ante meditatum, instante exemplarium olim editorum penuria, alacrius urgere coepi et nihil intentatum omittere ut quaecumque ad accuratam editionem necessaria essent, inquirerem et in unum conferrem. Quantae id. molestiae fuerit quantumque sudaverim in tanta materia colligenda, in omnis aevi veterum scriptis pervolutandis, in excutiendis tot Scholiis, tanta Glossarum et variarum Lectionum farragine, in Eustathio ter accurate perlegendo.
  12. Cf. l’édition des Prolégomènes de Calvary, Berlin, 1876, p. 172 et suivantes.