Aller au contenu

Un monde inconnu/Tome I/07

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 157-170).


VII




La disposition bizarre des groupes et les ingénieux moyens que chacun employait pour se ménager une bonne place, afin d’assister tranquillement à l’exécution, auraient absorbé longtemps mon attention, si M. L… ne m’eût distrait de ce spectacle en me présentant le Journal du Pendu.

— Lisez, me dit-il, et vous verrez si je vous ai trompé.

« Le soldat du 4e de dragons que l’on doit fusiller aujourd’hui, disait la biographie, est natif de Jalapa. Il se nomme Luis Zapata et est âgé de vingt-sept ans. Sa vie présente peu d’incidents dignes d’attention. À dix-sept ans il tua un des camarades par distraction, et, obligé de prendre la fuite, se réfugia à Mexico. Comme le travail répugnait à sa nature, il se fit contrebandier et vécut ainsi honorablement pendant quelques années ; mais l’estanco (la régie) ayant été malheureusement aboli, à la suite d’un pronunciamento de Santa-Anna, le pauvre Luis Zapata se trouva subitement privé de son industrie. On ne doit donc point lui reprocher trop sévèrement d’avoir tué, à cette époque, deux cargadores à coups de couteau, à la suite d’un fandango, car l’adversité avait aigri son caractère. Ce ne fut réellement que peu de temps après ces deux accidents qu’il devint coupable. Une nuit, il assassina, dans la rue, un pauvre père de famille qui n’avait pas un réal sur lui. Cet assassinat fut bientôt suivi d’un second qui le fit arrêter. Luis Zapata ayant bien assuré son juge qu’il n’avait voulu que blesser sa victime, on lui tint compte, comme de raison, de cet aveu, et il ne fut condamné qu’à dix ans et un jour de travaux forcés au fort de San-Juan-d’Uulloa, avec la faculté, toutefois, de changer cette peine contre cinq années de service dans l’armée, et ce fut ainsi qu’il devint soldat au 4e de dragons. La vie militaire de Luis n’offrit, à quelques désertions près, que peu d’irrégularités, et l’on doit le plaindre d’un moment de folie qui l’a poussé dernièrement à frapper un de ses officiers de deux coups de sabre. C’est pour cette infraction à la discipline militaire que le conseil de guerre, du 8 courant, l’a condamné à la peine de mort. Les propriétaires des maisons qui avoisinent et entourent la place de los Gallos, l’endroit désigné pour l’exécution, ont l’honneur de prévenir le public qu’il y a encore des places à louer sur les Azoteas. Une prière pour l’âme de l’infortuné Luis Zapata. »

Tel était le contenu du Diaro del Ahorcado.

Au moment où je terminais cette curieuse lecture, un grand mouvement s’opéra dans la foule ; les tambours battaient au champ ; le condamné sortait de sa prison. L’espace qui lui restait à parcourir pour arriver à la croix fatale n’était pas de plus de trois cents pas, mais il mit au moins une demi-heure à le franchir. L’explication de cette lenteur si extraordinaire me fut donnée lorsque le condamné passa près de l’endroit où M. L… et moi nous trouvions placés, car la foule était si grande que nous n’avions pu encore l’apercevoir. Il avait, selon l’usage en vigueur au Mexique, les yeux bandés, et était soutenu et guidé dans sa marche par deux officiers, un capitaine et un lieutenant. Une escouade de moines suivait derrière, et le principal ou le chef d’entre eux dictait au condamné des versets appropriés à la circonstance, versets que le pauvre dragon répétait d’une voix lamentable. Luis Zapata pouvait avoir de cinq pieds dix pouces à six pieds ; sa figure fortement caractérisée ne devait point manquer d’un certain air de fierté et d’audace, mais la crainte de la mort s’y réflétait si énergique, à cette heure suprême, que tous ses traits étaient bouleversés. Il fit quelques pas et nous ne nous trouvâmes plus séparés de lui que par un seul rang de soldats.

Dulce muerte (douce mort), dit alors le moine d’un air profondément ennuyé.

Dulce muerte, reprit d’une voix de commandement le capitaine qui soutenait Zapata. Et ce dernier, faisant un effort sur lui-même, prononça les mêmes mots.

Que soy feliz (que je suis heureux) ? reprit le moine.

Cette phrase, après avoir passé par la bouche du lieutenant, alla mourir, ainsi qu’un faible écho, répétée par le condamné.

Je détournai les yeux avec dégoût, et mon regard rencontra celui de M. L.

— Pourriez-vous m’expliquer le choix si maladroitement cruel de ces deux phrases, lui demandai-je en français.

— Vous ne comprenez pas ce qui se passe, me répondit-il. Là où vous ne voyez que cruauté ou ironie, il n’y a qu’humanité. Cet homme s’est confessé tout à l’heure, on lui a donné l’absolution, et à présent on essaie de lui persuader que son sort est enviable, car il n’a plus le temps de pécher avant de paraître devant Dieu ; et mourir ainsi, c’est avoir le paradis en perspective.

— Je doute pourtant beaucoup que ce gros vilain moine qui joint à une figure de satyre une constitution à vivre cent ans, consentit, malgré les nombreuses chances qui lui restent de mourir en état de péché, à changer sa position pour celle de son patient.

— Ne parlez donc pas français tandis qu’on fusille un Mexicain, me dit M. L… à voix basse, c’est imprudent.

Une longue rumeur, qui parcourut la foule comme un frisson électrique ramena notre attention à la lugubre scène qui allait se passer. Nous vîmes que Zapata était arrivé à la croix, et qu’on l’y attachait avec des cordes et les bras écartés.

Le moine s’avança vers lui.

— Avouez-vous que vous êtes un misérable, mon enfant ? lui demanda-t-il.

— Oui, mon père, un misérable !

— Que votre châtiment est juste, mérité ?

— Oui, juste, mérité.

— Je vous félicite de mourir avec de pareils sentiments ; car le ciel vous est ouvert… D’ici à peu de minutes vous serez devant Dieu… tous vos maux auront cessé… Appréciez-vous votre bonheur ?

— Oui, mon père ! s’écria avec désespoir le condamné.

— Récitez votre Credo.

Pendant que Zapata récitait son Credo le plus lentement possible, afin de gagner quelques instants encore d’agonie, le moine se retira, et fut aussitôt remplacé par un colonel. Sur un signe de leur chef, huit dragons s’avancèrent jusqu’à la distance de cinq à six pas du patient ; puis, ayant chargé leurs carabines, quatre d’entre eux le mirent en jour.

Le colonel agita un mouchoir blanc et les dragons firent feu. Un immense cri s’éleva parmi la foule ; ay ! Jesus !… Toutes les femmes se signèrent dévotement.

L’air vibrait encore de ces homicides détonations, qu’une joyeuse fanfare s’élevait déjà au milieu du silence… C’est l’usage au Mexique, dans toutes les exécutions militaires, de faire succéder la joie à la douleur… On fête le triomphe de la loi… Déjà les troupes se préparaient à défiler devant le cadavre de Zapata quand un cri terrible, un cri sans nom, mais que pour ma part je n’oublierai jamais, vint glacer d’épouvante les troupes et les curieux.

Zapata n’était que blessé.

Un des quatre dragons qui composaient la réserve s’avança aussitôt et tira avec précipitation son coup de carabine, mais son arme tremblait dans ses mains et sa balle n’atteignit que le bras du supplicié.

Zapata fit un effort terrible comme s’il eût voulu briser les liens qui l’attachaient.

Que hombre tan bravo ! disait-on de tous côtés dans la foule.

Un autre dragon vint remplacer son camarade, et plus maladroit que lui encore ne toucha même pas la croix… Ainsi du troisième. Il ne restait plus qu’un seul homme des huit commandés pour l’exécution, et la maladresse de ses devanciers n’était guère faite pour lui donner de l’assurance… Aussi prit-il sa place d’un air irrésolu… leva sa carabine sans viser… et changeant tout à coup d’idée, ou bien peut-être pris de vertige, il s’élança sur Zapata et le cloua à la croix d’un coup de baïonnette donné à travers le cœur.

La musique recommença aussitôt, et rien n’interrompit cette fois ses accords.

Ce qui peut-être m’indigna tout autant que cette sanglante tragédie, fut une plaisanterie atroce, dans un pareil moment, que se permit le colonel qui avait présidé à l’exécution.

— Depuis quand donc as-tu vu, Muchacho, dit-il en souriant au dragon qui avait achevé Zapata, qu’on fusille à coups de baïonnette ?

— Quelle belle exécution ! s’écriait au même instant, près de moi, un Mexicain.

Les troupes défilèrent rapidement devant l’échafaud, et le cadavre resta exposé pendant deux heures entières à l’air de curiosité de la foule, qui se jeta dessus pour examiner tout à son aise ses blessures.