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Un monde inconnu/Tome I/13

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 299-330).


XIII



Les courses de chevaux jouissent d’une faveur presque aussi grande auprès des Mexicains que les combats de taureaux.

Connaissant à fond la race chevaline, élevé dès sa plus tendre jeunesse sur les grandes routes, et le cavalier aussi intrépide qu’adroit et rusé, le Mexicain est un rude joûteur, ainsi que plus d’un Anglais l’a appris à ses dépens.

Les premiers cockney qui s’établirent à Mexico, il y a une quinzaine d’années, perdirent des sommes énormes, grâce à une outrecuidante vanité toute britannique qui les poussa à engager de forts paris contre les indigènes ; car ils s’imaginaient que des gens à moitié sauvages devaient être facilement vaincus par des habitués d’Epsom et de New-Market.

Du reste, les courses au Mexique diffèrent d’une manière assez notable avec celles d’Europe : elles sont plus primitives, moins compliquées et ont lieu comme cela se pratiquait au moyen-âge, du temps des Scythes et des Parthes, c’est-à-dire sans le secours d’une bride et sur des chevaux montés à nu.

Nos gentlemen-riders d’Europe se figureraient sans peine que l’inégalité dans les poids des jockeys, la selle qui manque et la ligne droite que parcourt le cheval, rendent ces défis un peu trop naïfs, et que la force et la vitesse de l’animal décident seuls de la question, sans que le talent du cavalier y contribue en rien ; ce qui serait une grave erreur de leur part.

Je ne connais pas un seul ginete ou écuyer mexicain qui ne consentît à courir, soit avec son cheval, soit contre son propre cheval, en montant alors celui de son adversaire. Plus d’un Anglais qui, pour mettre son amour-propre à couvert, après une défaite, en accusait sa monture, a été pris à ce piége, et perdit de nouveau avec le cheval vainqueur de son antagoniste.

Pour pouvoir se créer une grande réputation comme ginete, à Mexico, il faut donc être arrivé aux dernières limites de la perfection, toucher presque au phénomène.

J’avais déjà, depuis mon arrivée, entendu très souvent citer le nom d’un fameux écuyer nommé Escondrillo, et je désirais fort le connaître, sans en avoir trouvé l’occasion jusqu’à ce jour, lorsque mon complaisant ami et cicérone, M. L…, dont il a souvent été question, me procura ce plaisir au moment où j’y pensais le moins.

— Parbleu ! me dit-il, un soir, en me rencontrant par hasard aux Cadenas, je vous trouve on ne peut plus à propos ; je me rendais chez vous.

— Probablement avec une intention agréable en réserve, car je vous connais.

— Je ne m’en défendrai pas. Voici que qui m’arrive… Mais, à propos, connaissez-vous mon Tordillo ?

— Très bien. C’est un vieux cheval rétif que vous gardez en considération de ses anciens services.

— C’est cela même. Figurez-vous donc qu’il y a quelques jours, la fantaisie me prit de sortir avec ce vieux camarade. J’ordonnai à un domestique de le seller, ce qui étonna également mon domestique et mon cheval, et je me rendis à l’Alameda.

Rappelé à ses anciens souvenirs par la foule et par le bruit, mon respectable Tordillo ne tarda pas à oublier sa vieillesse, et se mit à coqueter à l’andalouse, piaffant, bondissant, se cabrant presque, je le crois.

J’étais absorbé en entier dans la contemplation de ses gentillesse, lorsque deux interpellations qui me furent adressées, l’une à ma droite et l’autre à ma gauche, me firent relever la tête.

À droite, je reconnus un jeune et riche Anglais, assez présomptueux, soit dit en passant, et grand amateur de chevaux. — Si vous faites un tour de plus d’Alameda, me disait-il, n’oubliez pas que ma voiture est à vos ordres, car votre invalide de cheval succombera sans aucun doute à la fatigue… et vous laissera à pied… sans compter toutefois qu’il peut encore mourir de vieillesse.

À ma gauche, la seconde interpellation m’était adressée par Escondrillo.

— Ce brave Tordillo, me disait l’écuyer, en regardant avec amour ma pauvre monture.

— Voyez comment après avoir été si superbe, il est encore resté bouillant et brave. Ce cheval est plein de noblesse et de cœur.

J’allais répondre, mais l’Anglais m’en empêcha.

— Vous êtes ginete, senor ? dit-il en s’adressant à Escondrillo.

— Si, senor, répondit simplement et sans ostentation aucune le fameux coureur.

— Ils se croient, tous ici, des cavaliers accomplis, me dit l’Anglais à voix basse et avec un certain air de mépris. Puis élevant la voix :

— Et que pensez-vous de ce vieux cheval, senor ?

— Je pense que s’il m’appartenait, je saurais le faire respecter, répondit Escondrillo en me faisant un signe de l’œil, presque imperceptible il est vrai, mais que je compris parfaitement, car je connaissais mon Escondrillo sur le bout du doigt.

Or, ce signe signifiait : dit à tou, oui, et ne craignez rien.

— Vous sauriez le faire respecter, répéta l’Anglais étonné. Qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Elles sont claires et précises. À vous, senor, par exemple, qui montez un cheval de grand prix et dont les jambes ressemblent à celles d’un cerf, je vous proposerais, si vous vous moquiez de mon Tordillo, de faire courir ce même Tordillo contre votre beau cheval.

— Charmant ! s’écria l’Anglais en riant à gorge déployée.

— Et je suis persuadé que el senor, reprit Escondrillo très froidement et sans se déconcerter, est de mon avis.

Comme la personne désignée par el senor, n’était autre que votre très humble serviteur, j’entrai naturellement en scène.

— Escondrillo a raison, dis-je aussitôt.

— Vous aussi… Ah ça, mais c’est une plaisanterie délicieuse…

— Vous vous trompez… je parle très sérieusement.

Endeed !… Voyez alors combien l’on a raison de prétendre en Europe que l’on gagne l’argent facilement, et sans peine en Amérique. Quelle somme désirez-vous perdre ?

Un second regard d’Escondrillo me fit répondre :

— Ce que vous voudrez.

— Ce que je voudrai ! Heureusement que je suis peu ambitieux… Cinq cents piastres de moins dans votre caisse ne vous feraient pas faute, à ce que j’imagine.

— Mille non plus.

— Ah ! by god, c’est maladroit à vous de faire un pareil aveu… Voilà que vous me tentez… Va donc pour mille piastres…

— Et moi, senor, qui ai soulevé cette discussion, n’en dois-je pas également subir les conséquences ? dit Escondrillo.

— Est-ce que vous auriez aussi de l’argent, amigo, à perdre ? lui répondit l’Anglais en regardant avec une certaine pitié la toilette du ginete, qui à vrai dire n’était pas des plus riches.

— Mille piastres à perdre… sans me gêner, senor.

— Vraiment !… ma foi, tant mieux ; car vous méritez une leçon, senor mejicanosÇa fait deux mille piastres… À présent, à quand le pari ?

— D’aujourd’hui en huit, répondit Escondrillo ; mais demain nous arrêterons les conditions de la course, et nous les mettrons par écrit.

— Soit.

L’Anglais me salua, et me répéta, avant de s’éloigner, que sa voiture était toujours à ma disposition, s’il arrivait à mon cheval de mourir de fatigue ou de vieillesse, en faisant son second tour d’Alameda.

Resté seul avec Escondrillo, continua M. L…, je lui adressai des reproches sur sa légèreté, que j’étais menacé de payer si cher. — Ce sont vos signes qui m’ont fait accepter cette gageure de fou, lui dis-je.

— Il est heureux pour vous que vous vous ne soyez aperçu et que vous les ayez compris, c’est mille piastres que vous gagnerez…

— À moins que je ne les perde.

— Impossible, senor ! je connais tous les chevaux de Mexico, et celui que montait ce lechuguino anglais a été dressé par un de mes élèves…

— Mais enfin, expliquez-moi…

— Rien du tout, avec votre permission.

— Du moins, quand vous reverrai-je ?

— Dans sept jours, la veille de la course, à las Cadenas. Seulement veuillez m’envoyer demain votre Tordillo, car je dois le préparer.

Là-dessus, Escondrillo me quitta, et je ne l’ai revu que ce soir.

— Eh bien ? demandai-je à M. L…

— Eh bien ! Escondrillo est un original, et si je ne le connaissais pas aussi bien, je serais dans de grandes inquiétudes au sujet de mes mille piastres. Figurez-vous, mon cher monsieur, qu’il s’est contenté de me montrer, sur une copie des conventions qui ont été stipulées et arrêtées pour la course de demain, ces deux mots : Entrada libre, en ajoutant que je ne devais plus avoir d’inquiétudes. Je n’y ai rien compris.

— Et vous me cherchiez ?

— La question est plaisante. J’allais chez vous pour vous inviter à venir voir, demain matin, courir Escondrillo. C’est bien le moins, si je perds mille piastres, qu’il me soit permis de procurer un passe-temps à un ami.

— Je vous remercie infiniment, et je ne manquerai pas de me trouver à votre aimable rendez-vous.

— J’y compte. La course aura lieu à sept heures du matin, dans la plaine de San-Lazaro.

La curiosité qu’avait éveillée en moi cette petite aventure me fit arriver le lendemain, bien avant l’heure convenue, à San-Lazaro. De nombreux cavaliers s’y trouvaient déjà, et je vis par tous ceux encore qui vinrent nous rejoindre que cette course tenait bien des impatiences en suspens. En effet, on ne parlait plus d’autre chose à Mexico ; c’était là la nouvelle du jour.

À sept heures précises, parut Escondrillo, ayant à ses côtés M. L…, qui semblait l’accabler de questions, questions auxquelles le Mexicain ne répondait que par un sourire rusé et tant soit peu moqueur.

Derrière M. L…, et Escondrillo, le vénérable Tordillo, couvert d’une grande housse, marchait au pas, se permettant, par moment, de lancer des ruades vigoureuses et légères qui ne s’accordaient guère avec la gravité de son âge.

Voici le moment critique, me dit M. L… qui était descendu de cheval pour venir causer avec moi. Et tenez, voici mon rival.

Les deux héros de la solennité, c’est-à-dire les deux chevaux, ayant été débarrassés de leurs housses, des paris personnels s’ouvrirent aussitôt. Le pauvre Tordillo avait tout le monde contre lui, tandis que son adversaire, jeune, plein d’ardeur et de proportions admirables, réunissait tous les suffrages et tous les enjeux.

Un seul des cavaliers présents, un ranchero[1] pur sang, voulut bien risquer quelques mots sur les actions de Tordillo.

— Ce ranchero qui ne craint point de partager ma bonne ou ma mauvaise fortune, me dit M. L…, est un des plus fameux écuyer du Mexique, et cela me donne courage ; mais observez un peu son cheval, et dites-mois ce que vous en pensez.

— Qu’il provient de quelque réforme de régiment ; voyez, il a les oreilles coupées, la tête pendante, et ses flancs se dessinent en bas-relief ; on dirait une seconde édition de Rossinante.

— Eh bien, mon cher, ce cheval est un des plus légers et des plus infatigables qu’il soit possible de trouver. — Il y a une rouerie sous jeu.

— Comment cela ?

— Oui, des amis d’Escondrillo, se rendent à toutes les courses avec des chevaux affreux et détestables en apparence, et auxquels ils réussissent même à donner une allure grotesque et malheureuse, on ne manque jamais de les railler, et jouant alors très au naturel la mauvaise humeur, ils proposent de tenir tel pari que l’on voudra. Il y a toujours un jeune homme présomptueux qui s’avance… et paie de sa bourse son peu de réflexion.

— Je vous remercie de ces détails, ils pourront me servir pour l’avenir.

— Voulez-vous bien permettre que j’aille voir en sont les choses ? me demanda M. L…

— Volontiers, et je vais vous accompagner.

Au moment où nous arrivâmes au cercle de curieux qui entouraient les deux chevaux, le jockey de l’Anglais, un Mexicain, fendait la foule, et accourait tout essoufflé.

— Je suis un peu en retard, dit-il, en s’adressant à son maître.

— Où est, je prie, senor, l’adversaire de votre storm ?

L’Anglais désigna de sa cravache, et en riant le respectable Tordillo.

— Serait-il possible ? s’écria le jockey avec un grand étonnement, et l’enjeu est de deux mille piastres ?

— De deux mille piastres !

— Et qui doit monter ce burro (âne).

— Le caballero ici présent, répondit de nouveau l’Anglais, en montrant Escondrillo.

— El senor don Jose Escondrillo ! répéta le Mexicain, dont la figure changea subitement d’expression.

— Est-ce que cela t’effraie ?

Senor, répondit le jockey en baissant la voix : Vous avez perdu.

— Désirez-vous, senor, que nous changions de chevaux, demanda d’une voix pateline Escondrillo à son adversaire ?

— Vous vous moquez, s’écria l’Anglais qui devenait de plus en plus sérieux, car il commençait à ne plus rien comprendre.

— Allons, senor, il est temps que tout cela finisse. Commençons.

La distance fut mesurée, les cavaliers se rangèrent de chaque côté de la route, et les deux coureurs montèrent sur leurs chevaux.

Le vieux Tordillo, rappelé par tous les apprêts à ses souvenirs de jeunesse, semblait tout gaillard. Plusieurs paris simple contre, double, il est vrai, s’élevèrent en sa faveur.

— Ce sont tous des amis d’Escondrillo, me dit M. L… à voix basse. Il y a positivement encore là quelque piége… mais je ne devine pas.

La distance qui devait être parcourue était, selon la coutume, de sept cents vares. À cinquante pas environ du premier point de départ, une seconde ligne séparait la route.

— Pourquoi cette ligne ? demandai-je à un de mes voisins.

— Parce que cette course a lieu à entrada libre.

— Qu’entendez-vous par entrada libre, senor ?

Entrada libre signifie que les écuyers peuvent partir quand bon leur semble, une fois le signal donné, et s’arrêter en chemin si l’élan pris par leur cheval ne leur convient pas… Mais si la seconde ligne est franchie, le galop doit se poursuivre.

Mon voisin parlait encore, que le signal se fit entendre : — Santiago[2].

Les deux écuyers piquèrent aussitôt des deux et s’élancèrent dans la carrière.

Le rival d’Escondrillo considéra attentivement ce dernier en arrivant au second point de départ ; puis, voyant qu’il frappait de sa cravache le Tordillo, il lança lui-même vigoureusement son cheval.

À un pied au plus de la ligne, Escondrillo fit pirouetter Tordillo et revint au petit pas reprendre sa première place : le jockey de l’Anglais se trouvait déjà à plus de cinquante mètres en deçà du but avant qu’il ne s’aperçut de ce manége et qu’il lui fut permis de s’arrêter.

— Mon cheval n’est point parti, senor, selon mon désir, dit froidement Escondrillo en rajustant ses doubles brides.

Trois fois de suite la même circonstance se renouvela : Storm, le beau cheval de l’Anglais, était couvert d’écume et rongeait son frein avec colère, car à chaque épreuve, il avait déployé tous ses moyens et son cavalier avait dû se servir, pour s’en rendre maître, de toute sa force.

Escondrillo caressait de la main le vieux Tordillo dont la robe lisse et bien peignée n’était seulement pas tachée par une seule goutte de sueur. On avait ménagé sa vieillesse.

Dès-lors un combat, je ne dirai pas d’adresse ou de ruse, mais bien de regards, s’établit entre les deux écuyers, le représentant de l’Anglais cherchait à lire dans les yeux d’Escondrillo sa résolution et ses projets ; mais les yeux d’Escondrillo, ternes et sans expressions, semblaient presque idiots, grâce à une force de volonté digne d’un chef mohican.

Ce manége dura bien pendant cinq heures ; mais à midi, Storm, furieux, était parti à plus de vingt reprises et avait fourni, partiellement, avec de grands efforts, plus du double de la distance fixée pour la course.

La foule augmentait de moment en moment, et quoique aucun de ceux qui se trouvaient présents n’eussent rien pris de la journée, par un seul ne songea à s’absenter pour aller déjeûner.

À deux heures, la question en était au même point, et l’Anglais, furieux, apostropha vivement Escondrillo et le somma de partir.

— Il y a, senor, dans nos conditions, que la course se vérificara (aura lieu) dans la journée du 10 courant : or, nous somme au 10, et la journée est loin d’être écoulée : — que l’entrada doit être libre ; or, vous ne pouvez me forcer à partir, lui répondit doucement Escondrillo.

Xibon (coquin) tu as peur ? s’écria l’Anglais tout à fait exaspéré.

— Ce caballero est contrarié de voir que l’argent ne se gagne pas aussi facilement en Amérique qu’il se l’était figuré d’abord, dit Escondrillo d’une voix calme et mielleuse, sans répondre directement aux injures de l’Anglais, dont ces paroles augmentèrent la colère en la concentrant.

À quatre heures, le superbe Storm était rendu, brisé, et son écuyer ne savait plus quelle conduite tenir : un simple mouvement d’Escondrillo suffisait, par moments, pour le faire partir comme un forcené, tandis que dans d’autres il laissait arriver son rival jusqu’à quelques pouces de la ligne fatale, sans bouger le moins du monde. Il avait perdu la tête.

Puis voilà qu’à l’instant où l’on ne savait plus que penser, Escondrillo profita de ce que Storm s’était cabré pour partir. Tordillo avait déjà franchi un tiers de la carrière, très lestement ma foi, car le vieux coursier, excité à juste point, n’était plus reconnaissable, lorsque son adversaire se décida à la suivre. L’issue du pari n’était plus douteuse, et malgré les efforts inouïs que fit le jockey de l’Anglais, Tordillo atteignit le but, ayant plus de deux longueurs de cors en sa faveur.

Il me serait impossible de bien décrire l’enthousiasme des spectateurs ; Escondrillo, s’il s’y fût prêté, eut pu laisser là son cheval. On l’eut porté à bras à Mexico.

Quant à l’Anglais sa mauvaise humeur était arrivée à son comble, et les adieux que lui adressa Escondrillo la changèrent presque en fureur.

— Senor Ingles, lui dit-il, en le saluant gracieusement, si votre intention est d’aller ce soir à l’Alameda, permettez-moi de vous offrir le Tordillo, car pour aujourd’hui votre cheval est hors de service, et il pourrait bien s’abattre au second tour. — Je vous baise les mains.

Accablé de fatigue, je remontai aussitôt à cheval pour retourner à Mexico ; mais M. L… que son triomphe avait mis en gaîté, ne voulut jamais me laisser partir seul, et m’emmena dîner avec lui.

— Vous permettez que j’invite Escondrillo ? me dit-il.

— Comment donc, mais avec un grand plaisir.

À table la conversation, ainsi que cela devait être, ne roula que sur les chevaux, et le vainqueur plaisanta M. L…, tout en conservant pourtant un ton d’infériorité, sur ce qu’il n’avait pas compris d’abord tout le parti qu’on pouvait tirer de ces deux mots : entrada libre.

— Savez-vous bien, Escondrillo, répondit M. L…, que votre surprenante habileté et vos ruses diaboliques, vous ont fait plus de tort qu’elles ne vous ont servi. Qu’en est-il résulté ? que dans les courses qui ont lieu, l’article premier porte toujours que vous ne pouvez pas être employé.

— C’est vrai, senor, vos compatriotes sont pris la mauvaise habitude de toujours me refuser pour adversaire. Mais, ajouta-t-il en souriant, je trouve encore moyen de vivre honorablement en dressant des chevaux et en faisant parier.

— Mais, d’un autre côté, il faut également avouer, Escondrillo, que vous avez joui de bien beaux triomphes. Vous devriez bien nous conter celle de vos victoires qui vous a causé le plus de plaisir.

— La première, senor, comme cela devait être ; mais je préfère, puisque vous êtes assez bon pour vous occuper de moi, vous raconter l’événement qui a mis le sceau à ma réputation… car je ne l’oublierai jamais, ajouta-t-il avec un triste soupir.

— Vous m’intriguez… nous vous écoutons.

— Il y a cinq ans de cela, reprit Escondrillo, et j’étais bien jeune alors, que le hasard me fit tomber entre les mains un cheval comme je ne croyais pas qu’il y en eût sur la terre. C’était un ouragan, une tempête ; à peine son sabot s’imprimait-il sur le sable.

La possession d’un pareil trésor ne laissait pas que de me faire réfléchir ; car pour rien au monde, je n’aurais consenti à déshonorer ce cheval en lui opposant un adversaire indigne de lui… et je ne voyais pas trop où je pourrais lui en trouver un… lorsque le hasard cependant, me le fit rencontrer au moment je n’y songeais plus.

Des voyageurs m’ayant raconté qu’à Cerro Gordo, un petit village situé sur le chemin des Haciendas à Guadalajara, se trouvait un écuyer d’une immense réputation et possesseur d’un cheval sans pareil ; ma résolution fut aussitôt prise, et je montrais aux amateurs de Mexico, la magnifique bête, dont j’avais, jusqu’alors, caché l’existence avec un soin inouï.

Tous les aficionados (amateurs) de courses s’enthousiasmèrent à cette révélation, et un pari collectif, ou par action de vingt mille piastres (cent mille francs), fut proposé à l’écuyer del Cerro Gordo qui accepta de suite.

Les soins et les précautions que je pris furent extrêmes : mon cheval mit près de deux mois pour se rendre à Cerro Gordo, et c’est une route que l’on peut facilement franchir en huit jours. Il m’est impossible de vous rendre la confusion qui régnait le jour de la course dans ce petit village ; Cerro Gordo s’était métamorphosé en grande ville, tant l’affluence des curieux était considérable. Les rancheros pour assister à cette solennité arrivaient de plus de cent lieues à la ronde.

Une rage de parier s’était emparée de chacun, — les uns, habitants de l’endroit, jouaient chaumière contre chaumière, — les autres, des étrangers, de l’or, — et les malheureux, leurs chevaux, et jusqu’à leurs vêtements.

La distance à parcourir était de deux lieues, et je fus vainqueur d’une tête de cheval.

Le soir, de ce jour mémorable, ajouta tristement Escondrillo, mon rival brûla la cervelle à son cheval, et se pendit lui-même avec son lazo… il ne voulait point survivre, écrivait-il, à son déshonneur.

Après nous avoir fait ce récit, Escondrillo ne recouvra plus sa belle humeur, et finit après quelques minutes par demander la permission de se retirer.


  1. Ranchero, habitant des terres de l’intérieur.
  2. Santiago est au Mexique le patron des coureurs, et jamais l’on ne donne autrement le signal du départ, qu’en criant le nom de ce saint.