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Un oncle à héritage/5

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Librairie Bloud et Barral (p. 39-55).


V

Le train express de nuit allongeait sa traînée rapide sur les rails. L’intérieur des wagons présentait le spectacle comique des installations diverses à l’aide desquelles les voyageurs sollicitaient le sommeil et suppléaient à l’incommodité de l’attitude assise. Un seul ne songeait pas à dormir et son agitation dans son coin, les mouvements nerveux par lesquels il ouvrait et baissait la glace tour à tour pour se donner de l’air ou pour retrouver la tiède atmosphère du wagon finirent par impatienter son vis-à-vis, paisible négociant qui s’était enfoncé jusqu’aux oreilles sa casquette de voyage et qui, les jambes emmaillotées dans une couverture malgré la douceur de la saison, prétendait n’avoir pas fait en vain tous ces préparatifs de repos.

Après quelques grognements inarticulés, mais significatifs chaque fois que son voisin lui envoyait à la figure des bouffées d’air en ouvrant la glace, il finit par s’éveiller tout à fait en sentant que la place était disputée à ses jambes par le piétinement continuel et les brusques évolutions de son compagnon de route. Alors, il redressa sur son front d’un geste agressif son casque de nuit et dit d’un ton assez grognon :

— Parce que vous ne pouvez réussir à dormir, Monsieur, est-ce une raison pour empêcher les autres de se reposer ?

Son voisin tressauta, fut quelques minutes à comprendre que ce reproche lui était adressé et répondit ensuite quelques mots d’excuses. Le bonhomme reprit alors d’un air plus cordial :

— Vous avez paru stupéfait de ma plainte. Si c’est involontairement et sans vous en douter que depuis notre départ vous tournez sur place comme un hanneton fou, il faut que vous soyiez diantrement préoccupé.

— Oui, c’est cela. Mais je me tiendrai coi désormais, et s’il m’est impossible de dormir, je ne gênerai plus le repos d’autrui.

Sur cette assurance, le couvre-chef du voyageur ami de ses aises se rabaissa jusqu’à ses oreilles, et le bonhomme reprit son somme interrompu, laissant son voisin, c’est-à-dire Charles Maudhuy, désormais conscient de l’agitation de ses pensées qui s’était traduite en mouvements quasi fébriles depuis qu’il courait vers Sennecey, de toute la vitesse du train express.

À partir de ce moment, le jeune homme se tint immobile et tâcha de raisonner ce qui se passait en lui.

Il touchait donc enfin à cette phase nouvelle de sa vie dont ses vingt-six ans passés dans une situation médiocre avaient été le prologue piteux. C’en était fini de cette mesquine position sociale d’employé, si contradictoire à ses instincts élégants, à ses goûts de luxe… Mais si l’héritage était à partager ? Bah ! il y avait des chances pour le recueillir tout entier. D’abord, rien ne disait que le cousin d’Amérique entretînt une correspondance avec l’oncle de Sennecey, et les vieillards sont portés à punir qui les néglige. Quant au risque d’un gros legs à Julien Trassey, les tribunaux sont coutumiers des arrêts bien justes qui annullent les donations obtenues par des étrangers intrigants, grâce à leur empire sur les vieilles gens circonvenus par leurs menées. Si au contraire Julien Trassey n’était désigné que pour un legs d’une certaine importance, même un peu supérieure à ses services, eh bien, on le lui laisserait. Il valait mieux se montrer large que de s’atteler aux tracas d’un procès.

Selon toute apparence, le testament allait désigner Charles comme légataire universel, Le vieil oncle n’avait-il pas déclaré que Charles avait de la chance d’être pour ainsi dire le dernier des Maudhuy ? N’était-ce pas là attester qu’à ce dernier des Maudhuy devait aller fatalement la fortune de la famille ?… Y aurait-il un legs pour Cécile ? Ce n’était pas probable. L’oncle n’avait guère fait attention à cette enfant pendant le dernier séjour de la famille à Sennecey, huit ans auparavant. C’était Charles qu’il avait voulu garder, s’attacher ; c’était le refus de Charles qui l’avait seul irrité. Il avait laissé partir Cécile sans faire nulle mention d’elle, sans insister pour qu’on la lui confiât. S’il avait tenu à sa compagnie, ne se serait-on pas empressé de lui envoyer chaque année sa nièce à l’époque des vacances ? Mais il ne l’avait jamais réclamée et Cécile s’était épuisée vainement en témoignages de respect affectueux dans ses lettres. Pauvre Cécile ! Par bonheur, son frère penserait à la caser et d’une façon profitable pour la famille entière.

C’est que Charles n’était pas un jeune homme aspirant aux jouissances vulgaires de l’oisiveté. Il savait, pour l’avoir calculé bien des fois, qu’il allait hériter d’un million, à quelque chose près. Un million ! ses idées parisiennes rabaissaient fort la valeur de ce mot, qui dépasse tant d’ambitions provinciales. Ce million, si longtemps convoité, attendu, n’allait pas être pour Charles le gage de son désœuvrement futur, mais, tout au contraire, l’outil d’une belle fortune à créer.

Avec un million, initié comme il l’était depuis des années au maniement des intérêts de Bourse, il allait pouvoir se livrer à des opérations fructueuses, lui qui jusque-là n’avait pu les combiner que d’une façon idéale, à peu près comme les joueurs sans le sou suivent à Monaco les hauts et les bas du jeu en piquant des épingles sur des cartons.

Il lui faudrait un second pour manœuvrer ces gros intérêts, et quel autre trouverait-il plus intelligent, plus dévoué, qu’Albert Develt, son confident, son ami, dont le coup d’œil fin apercevait parfois, dans les jeux de Bourse, des dessous de cartes qui lui avaient échappé, à lui, Charles ? Il s’attacherait donc Albert Develt et lui donnerait en mariage Cécile dont son ami déplorait de n’oser solliciter la main, faute d’une fortune qui lui permît d’installer un ménage dans de bonnes conditions.

Que devrait-on donner à Cécile pour réaliser ce programme ? Charles hésitait quant au chiffre. S’il n’y avait qu’un million à prendre à Sennecey, deux cent mille francs de dot, ce serait vraiment trop écorner l’héritage. Albert devrait se contenter à moins, et il retrouverait ses avantages dans la part des bénéfices que Charles lui abandonnerait sur les opérations à tenter.

Mais si le vieux sournois de Sennecey avait fait dans son testament la part de son cousin Carloman, quel décompte de moitié dans la succession ! En ce cas, plus de dot pour Cécile, sous peine de s’interdire la possibilité de gains fructueux sur un capital d’une certaine importance. Mais Cécile n’avait pas encore tout à fait vingt et un ans ; elle paraissait même beaucoup plus jeune. Sa taille mince, la délicatesse de son teint, la gaieté lumineuse de ses yeux noirs faisaient qu’on lui donnait à peine dix-huit ans. Cécile pourrait donc attendre encore, d’autant mieux que jusque-là elle n’avait point paru empressée de se marier.

Ces craintes d’un partage à subir, ces soucis d’une sœur à doter allaient et venaient, ne troublant que par échappées le château en Espagne d’un héritage complet…

Le train avait dépassé depuis longtemps les gorges accidentées qui avoisinent Dijon. Les blanches lueurs de l’aube avaient succédé au scintillement des étoiles, évanoui dans l’azur. Déjà quelques signes de réveil animaient les paysages que le train traversait. Une troupe de faucheurs entrait en file dans une prairie par une bouchure d’épines, rejetée de côté ; quelques attelages matineux trottinaient sur les routes, et des ménagères se rendant au marché cheminaient portant de larges paniers plats proprement recouverts d’un linge roux.

Mais Charles ne remarquait rien des choses du dehors, tellement il était enfoncé dans son rêve. Il était encore perdu dans ses combinaisons qui allaient jusqu’aux détails minutieux lorsqu’à un arrêt du train, la voix du conducteur le fit tressaillir. Elle répétait sur le ton monotone de ces appels :

— Châlon-Saint-Côme ! Châlon-Saint-Côme !

— Mais je suis arrivé ! s’écria Charles en se dressant pour prendre sa valise ; il se précipita d’un bond hors du train et faillit renverser un employé du télégraphe qui se présentait à toutes les portières des voyageurs en demandant :

— M. Charles Maudhuy est-il ici ?

— C’est moi qui suis Charles Maudhuy, répondit-il à l’homme qui, après avoir esquivé son choc, adressait derrière lui cette question aux voyageurs restés dans le compartiment encore ouvert.

— Eh bien, monsieur, voici un télégramme de Paris pour vous !

Ce fut sur la voie, après avoir posé à terre sa valise, que Charles lut le télégramme, rédigé selon les avis de M. Langeron, qui lui enjoignait de prendre le premier train remontant, sans pousser jusqu’à Sennecey.

Mais Albert Develt avait bien jugé son ami en le supposant incapable de suivre cette mesure de prudence.

— En fin de compte, se dit Charles, j’ai été appelé, je n’ai pas reçu à Paris le second télégramme, je suis dans mon droit et même je remplis un devoir en allant à Sennecey. Il y a huit ans que mon oncle ne m’a vu ; j’étais alors un jeune garçon assez revêche ; il n’a pu garder de moi qu’une idée disgracieuse : l’occasion est bonne pour lui montrer ce que je suis devenu et le réconcilier avec moi. Que vais-je faire après tout chez lui ? Le saluer, lui souhaiter une prompte guérison… Y a-t-il sujet de craindre un méchant accueil ?… Et puis, je prendrai l’air du logis et pourrai conjecturer avec plus de sûreté ce qui s’y passe et ce que le bonhomme a dans l’esprit.

Il était six heures et demie quand le train omnibus déposa Charles Maudhuy à la gare de Sennecey-le-Grand, Réconforté par un léger déjeuner pris à la gare de Châlon-ville pour passer le temps de l’attente, le jeune homme s’achemina vers le bourg dont les constructions tendent à rejoindre la gare, assez voisine d’ailleurs.

Les passants, gens du peuple pour la plupart, regardaient ce voyageur à tournure citadine qui cheminait, sa valise à la main, dans la rue menant au centre de Sennecey, et les femmes, occupées à balayer le devant de leurs portes, échangèrent leurs suppositions en le voyant dépasser l’auberge où descendent d’habitude les voyageurs de commerce.

Charles avançait d’un bon pas, ne reconnaissant autour de lui aucun visage, mais retrouvant l’aspect du bourg tel qu’il l’avait gardé dans ses souvenirs. C’étaient bien là ces maisons grises et basses, cette rue poussiéreuse, ces murs de jardin en pisé au-dessus desquels passait le panache de quelque arbre fruitier, toute cette humble apparence des existences provinciales à qui suffit l’être, et qui savent se passer du paraître. Charles n’avait que dédain pour ces médiocrités et il se demandait comment il était possible de végéter dans ces bicoques, à moins d’y être forcé par la pauvreté, lorsqu’il fut accosté tout à coup par un vieillard, tout de noir vêtu et avec une certaine correction, qui sortait d’un portail entr’ouvert,

— C’est vous, Charles ! dit-il en tendant la main au voyageur, qui reconnut en lui le docteur Cruzillat, peu vieilli depuis huit ans que le jeune homme ne l’avait vu, C’est vous, je vous guettais, et même j’allais faire un tour jusqu’à la gare pour cela. Ma montre, qui retarde de six minutes, m’a mis en retard. Oh ! j’étais certain que vous viendriez, que vous ne tiendriez pas compte du télégramme de ce finaud de Limet, qui voulait vous détourner de venir.

— Ah ! vraiment, et pourquoi ? Est-ce que le notaire aurait pris sur lui d’empêcher ma visite sans prendre à ce sujet l’avis de mon oncle ?

— La chose est plus compliquée que cela et ne peut guère se raconter dans la rue, dit le docteur Cruzillat en faisant signe au voyageur d’entrer dans sa maison, dont le portail entr’ouvert montrait la cour sablée.

Le docteur Cruzillat était là dans son élément, ayant à commenter les menées d’un de ses concitoyens. Ce n’était pas chez lui vice de caractère inné, mais le fait d’une activité de pensée qui, n’ayant pas à s’exercer suffisamment dans les hautes régions de l’intelligence, s’employait en investigations morales sur son entourage. Si le docteur avait exercé dans un grand centre, son goût naturel pour les recherches, activé par l’émulation, l’aurait porté peut-être jusqu’à marquer de son nom quelque découverte scientifique, et, en tout cas, lui aurait valu des distinctions dans sa carrière ; mais, vivant dans un chef-lieu de canton où il n’avait à traiter que des maladies courantes, il s’était peu à peu désintéressé du mouvement médical ; les brochures et les journaux spéciaux s’entassaient dans son cabinet sans que le coupe-papier y eût fonctionné la plupart du temps. La pratique du docteur était généralement heureuse, à cause de son diagnostic très sûr et de la simplicité de ses prescriptions ; mais, n’ayant pas sujet de s’y intéresser passionnément, le docteur, peu à peu envahi par une douce routine, avait tendu dans un autre sens toutes les énergies de son cerveau. Observateur subtil, nul n’excellait comme lui à deviner les mobiles secrets, les passions grandes ou petites, les calculs plus ou moins habiles des gens de sa connaissance. Les petits yeux du docteur luisaient derrière leurs lunettes ; le bout un peu pointu de son nez prenait une mobilité comique, lorsque sa grande bouche, qu’un rictus plaisant ramenait un peu à gauche, dévoilait quelque trame inconnue ou déroulait un plan qui se croyait mieux ourdi. Le docteur Cruzillat était donc un peu commère, mais sans méchanceté foncière pourtant.

Lorsqu’un auditeur s’offusquait de la malice humaine dont témoignaient les faits relevés, rapportés par le docteur, celui-ci répondait, avec ce sourire qui tordait d’un pli narquois ses lèvres minces :

— Il n’y a pas matière à s’indigner, mais à rire. C’est encore plus drôle que triste de connaître les dessous de cartes des salamalecs officiels. Quand on distingue le ressort, les gestes des pantins n’en paraissent que plus comiques… et puis, on n’est pas dupe. Voilà ce que l’on gagne à se rendre compte des choses.

Le docteur commença par faire les honneurs de sa maison au voyageur, en l’introduisant dans sa salle à manger où deux couverts étaient dressés sur la table ; cet accueil témoignait de la certitude de sa venue et du désir de le renseigner dès son débarquer. Charles fut reconnaissant de cet intérêt, et n’y soupçonna pas la moindre curiosité, ni le désir d’analyser, de dépecer une nouvelle conscience, plaisir rare pour le docteur qui s’ennuyait, à son dire, de pouvoir deviner, à première inspection de leurs visages, ce que pensaient ses concitoyens.

— Puisque vous n’avez pas faim, dit M. Cruzillat en désignant à Charles, du coin de l’œil, la servante qui entassait inutilement sur la table hors-d’œuvre et mets variés, et puisque vous êtes rassuré sur l’état de votre oncle que vous ne seriez pas admis à voir de si grand matin, allons faire un tour de jardin pour renouveler connaissance… Fanchette, je déjeûnerai plus tard, à l’heure habituelle.

Le jardin du docteur était un simple potager dont les bordures étaient garnies d’arbres fruitiers en quenouilles et d’où l’agrément était banni au profit du rapport. C’était affaire de principe et non de négligence ou d’avarice. La plus belle des roses ne valait pas une pomme pour M. Cruzillat, et il mettait à présenter les arbres de son verger et les légumes de son potager autant d’enthousiasme qu’un horticulteur à goûts plus poétiques en peut mettre à montrer une belle collection de fleurs ou quelques plantes rares.

Mais Charles ne se souciait guère de l’historique des greffes savantes, des procédés de culture à produits merveilleux par lequel le docteur débuta, et il avait déjà rappelé trois fois son hôte à la question du jour, lorsque M. Cruzillat lui dit, en lui lançant un regard malin par-dessus ses lunettes :

— Que vous êtes donc simples, vous autres Parisiens ! vous n’avez donc pas remarqué comment j’ai expliqué votre présence ici devant ma servante Fanchette ? Et depuis que nous arpentons ces allées, n’avez-vous pas vu ma vieille Fanchette traverser deux fois le perron ? Elle m’a aperçu vous montrant mes espaliers et faisant ensuite des gestes de propriétaire en vous présentant mon poirier-duchesse. La voilà édifiée sur ce que nous disons ici. Elle est rentrée dans sa cuisine en se disant : « Ce jeune monsieur en a pour une heure à écouter les idées de M. le docteur sur chaque arbre. »

— Mais, pardonnez-moi, qu’importe ce que peut penser votre servante ?

— Ô Parisien, trois fois Parisien, vous ignorez donc que dans les petits pays le moindre fait est tourné et retourné jusqu’à ce qu’on en ait extrait, non pas la vérité, mais la donnée qu’on souhaite. Demain, au marché, Fanchette rencontrera d’autres servantes. Là, ou chez les fournisseurs, elle pourrait dire, ou en le répétant, on lui ferait dire : « M. Charles est venu d’abord consulter mon maître pour savoir au juste si M. Maudhuy est guérissable, etc., etc. » Cela vous nuirait, car ce serait répété à votre oncle et dans le sens le plus malveillant.

— Mais, objecta Charles un peu décontenancé, elle ne pourra pas moins raconter que je suis venu, et dès lors vos précautions oratoires…

— Suffisent pour dérouter toute malice, interrompit le docteur. Hier soir j’avais commandé votre déjeuner, et annoncé que j’irais vous prendre à la gare. Donc, vous êtes ici parce que je vous y ai fait entrer d’autorité et c’est par politesse que vous subissez mes théories d’arboriculture.

— Je vois, dit Charles en souriant, qu’on peut être grand politique au village, dans la conduite de la vie privée.

— Vous en doutiez ? reprit le docteur. Vous avez même dit un mot profond, mais sans en saisir la portée, je gage. Il existe en effet une politique dans la vie privée : j’entends un art de manœuvrer les divers caractères dont on est entouré, d’en tirer tout le bien possible et d’en éviter les chocs, les inconvénients… Mais cette théorie nous mènerait trop loin. Vous avez hâte, n’est-ce pas ? de savoir pourquoi l’on ne voulait pas de vous à Sennecey ?

— Oui, certes.

— En deux mots : parce que M. Martin Limet, qui doit laisser son étude de notaire à son fils, serait bien aise de donner sa fille, avec une toute petite dot, à Julien Trassey.

— Vous supposez alors que ces deux hommes s’entendent pour détourner mon oncle de ses héritiers naturels, car Julien Trassey n’a pas de fortune et ne peut s’établir convenablement qu’aux dépens de M. Maudhuy. Quant au rôle de M. Limet, de la part d’un notaire, il est singulier.

— Vous n’y êtes pas, mon jeune ami, les choses ne sont pas aussi peu compliquées que vous les faites. D’abord Julien Trassey n’est pas aussi pauvre que vous vous le figurez. Si son père ne possédait guère que sa retraite d’officier, sa mère avait et a su conserver sa petite ferme qui vaut une trentaine de mille francs. L’éducation de son fils ne lui a rien coûté ; Mme Maudhuy, la marraine de Julien, y pourvoyait. Ce jeune homme se destinait à la carrière militaire, il se préparait pour Saint-Cyr. Tout à coup, volte-face. Il est revenu à Sennecey où M. Maudhuy l’a dressé à vendre et à acheter dans les foires, à surveiller les récoltes, à compter avec les fermiers, à faire ses affaires d’argent à Mâcon, en un mot à toutes les opérations qui concernent l’état de propriétaire foncier. Moyennant ces services, Julien Trassey est devenu peu à peu le second, le factotum de votre oncle, et il est considéré d’autant mieux comme l’enfant de la maison, qu’il prend ses repas avec M. Maudhuy, ainsi que sa mère. Bien qu’habitant le petit corps de logis que vous connaissez, et qui accote sur la rue la grande bâtisse des Maudhuy, les Trassey passent leur vie avec votre oncle dont Mme Trassey gouverne les servantes. Ce mode d’existence a permis à Julien de mettre chaque année de côté le produit de ses petites terres. Dès les premières années, M. Martin Limet, qui n’avait pas encore pensé à lui pour sa fille, vantait l’esprit d’ordre de ce jeune homme qui recourait à son ministère pour ces placements périodiques. Le chiffre de ces économies a dû bien monter depuis cinq ans, parce que Julien est depuis ce temps le fermier d’une partie des biens de M. Maudhuy. Il les cultive à son compte, et d’une façon très intelligente, à ce qu’on dit. Vous voyez qu’il présente une surface, le gaillard, et que maître Limet est un finaud qui sait de quel côté la miche est beurrée. Mais, soyons logiques dans nos appréciations, mon jeune ami. Si le notaire est un finaud, ne l’accusez pas de cette manœuvre grossière qui consisterait à prendre sur lui de vous éloigner de votre oncle. S’il vous a expédié ce télégramme, c’est bien par l’ordre de M. Maudhuy.

— Mais c’est vous, docteur, qui avez attribué au notaire…

— Il a dû être enchanté de cette commission ; la preuve en est qu’il s’est empressé d’aller l’exécuter. Je lui en attribue la responsabilité, parce que si une personne impartiale — moi, par exemple — avait été chargée d’une telle injure à faire à un parent appelé deux heures auparavant, elle aurait exposé au blessé l’inconvenance choquante de ce contre-ordre, et le télégramme ne serait point parti.

— Ainsi, mon oncle ne voulait pas me voir, murmura Charles d’une voix creuse, et presque enrouée.

— Eh ! s’écria le docteur, c’est la voix de l’instinct qui parlait là. La vue de son héritier naturel n’est pas agréable à un blessé qui vient d’esquiver la mort et qui se dit : « Voilà celui qui aurait joui de tout ce qui m’appartient sans le hasard heureux auquel je dois la vie. » C’est même cette crainte de voir la figure de son héritier qui a provoqué une crise heureuse, une réaction de vitalité dans l’état de M. Maudhuy. Après avoir employé inutilement tous les moyens connus pour lui faire retrouver sa connaissance, on avait fini par parler tout haut devant lui. J’étais moi-même persuadé qu’il n’était pas en état de nous entendre. Julien, qui était éploré, c’est une justice à lui rendre, m’a dit qu’il venait de prévenir madame votre mère de l’accident. Aussitôt, le blessé, que nous tenions inerte entre nos bras, et dont je croyais le cerveau envahi par une apoplexie séreuse due à la chute d’un étage qu’il avait faite, le blessé s’est agité, a ouvert les yeux, a poussé des gémissements, et s’est repris à la vie avec une énergie dont témoignaient ses regards et la pression subite de ses mains sur nos épaules. Après les premiers soins, je suis allé vers son bureau pour écrire une prescription, et à mon retour près de son chevet, je l’ai entendu ordonner très distinctement à M. Limet l’envoi immédiat d’un second télégramme destiné à vous arrêter. Le notaire ne se l’est pas fait répéter et quand j’ai voulu protester, le malade m’a dit de m’occuper de mon affaire et de voir ce qu’il avait de cassé ou d’entamé sur le corps. Oh ! c’est un vieux chêne, ce Carloman Maudhuy, et je ne serais pas surpris que malgré ses soixante-quatorze ans, sa jambe cassée, et les contusions qui lui tatouent le corps, il fût capable de présider en personne à ses vendanges de septembre prochain… Mais à propos, vous n’avez pas encore eu la curiosité de me questionner sur cet accident ?

Charles ne comprit pas la malice de cette remarque, et ce fut en vain que la narration du docteur décrivit la chute que M. Maudhuy avait faite du plancher disjoint de son grenier, au second étage, et qu’il énuméra la quantité des lésions subies, et dit quelque chose du traitement qui devait avoir raison de ces blessures. L’attention de son auditeur ne suivait pas ce récit. Charles songeait aux projets de sa nuit de voyage et le proverbe vulgaire sur les souliers des morts, si difficiles à chausser, lui cornait aux oreilles jusqu’à ôter tout sens aux explications du docteur.