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Une Année dans le Sahel, Journal d’un Absent/01

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UNE ANNÉE
DANS LE SAHEL
JOURNAL D’UN ABSENT.


Mustapha d’Alger, 27 octobre.


J’ai quitté la France il y a deux jours, comme je te l’écrivais de Marseille en fermant ma lettre par un adieu, et déjà je t’écris d’Afrique. J’arrive aujourd’hui 27 octobre, amené par un grand vent du nord-ouest, le seul, je crois, qu’Ulysse n’eût pas enfermé dans ses outres, le même auquel Enée sacrifia une brebis blanche, celui qu’on appelait Zéphyre, joli nom pour un très vilain vent. On l’appelle aujourd’hui mistral ; il en est ainsi, hélas ! de tous les souvenirs laissés dans ces parages héroïques par les odyssées grecques et latines. Les choses restent, mais la mythologie des voyages a disparu. La géographie politique a fait trois îles espagnoles des trois corps du monstrueux Géryon. La vitesse a supprimé jusqu’aux aventures ; tout est plus simple, plus direct, pas du tout fabuleux et beaucoup moins charmant. La science a détrôné la poésie ; l’homme a substitué sa propre force aux dieux jaloux, et nous voyageons orgueilleusement, mais assez tristement, dans la prose. La mer est ce qu’elle était ; on peut dire d’elle tout le bien et tout le mal possible, car elle est encore la plus belle, la plus bleue et peut-être la plus perfide des mers du monde. Mare sœvum, disait Salluste, qui ne faisait plus de métaphores et déjà parlait en historien des flots orageux qui le conduisaient à son gouvernement d’Afrique.

Ainsi quarante-six heures à peu près de fort roulis, un trajet trop long pour le plaisir qu’on y trouve, trop court pour donner le temps de s’habituer à la mer, de s’y attacher et de voir changer les spectacles ; l’ennui du séjour à bord, l’incommodité d’être bercé dans un lit mouvant comme par une nourrice en colère ; autour de soi, des scènes d’hôpital ; au dehors, des ondes grisâtres, un ciel grisâtre ; de longues nuits obscures malgré les étoiles, deux journées blafardes malgré un vif soleil, un horizon confus, des dimensions douteuses à cause du point de vue placé trop bas ; ni grandeur, ni beauté ; des îles qui fuyaient dans le brouillard ; des oiseaux qui venaient nous visiter au passage, comme des sentinelles insulaires chargées d’apprendre qui nous étions ; d’autres, comme nous frileux émigrans, qui fuyaient l’hiver et nous devançaient de toute la légèreté de leurs ailes ; d’autres encore, mais en petit nombre, qui croisaient notre route, remontaient au nord et naviguaient presque à fleur d’eau avec des peines inouies ; une ou deux voiles à l’horizon qui se balançaient sur des collines écumeuses ; un grand bruit de vent dans les voiles, de roues déchirant la mer, de balancier frappant à coups redoublés dans les entrailles du navire : — voilà, pour ne rien omettre, le bulletin de ce court voyage, un des moins héroïques à coup sûr qui aient été accomplis sur cette mer fameuse.

Ce matin même, à neuf heures, quarante-deux heures après avoir salué les côtes à demi africaines de Provence, trois heures avant d’être au port, on voyait la terre. Le premier sommet qu’on aperçoit, c’est le vieux Atlas ; puis se présente la tête un peu plus voisine de la Bouzareah, puis Alger, un triangle blanchâtre sur des plateaux verts. À midi précis, l’ancre tomba sous les canons de la marine et dans des eaux paisibles. Il faisait chaud. Le vent ne soufflait plus ; la mer était d’un bleu sombre, le ciel net et très coloré ; je ne sais quelle odeur de benjoin remplissait l’air. Nous entrions dans un climat nouveau, et je reconnaissais cette ville charmante à son odeur. Une heure après, je roulais sur la route de Mustapha, et mon ancien ami le voiturier Slimen, que le hasard m’avait fait rencontrer à la Porte de la Marine, m’arrêtait bientôt devant une petite maison carrée, blanche et sans toiture ; j’étais chez moi.

Ma première étape est donc achevée. Je viens à Alger comme au plus près, car c’est ainsi que j’entends les migrations. J’ai passé l’été dernier en Provence, dans un pays qui prépare à celui-ci et le fait désirer : des eaux sereines, un ciel exquis, et presque la vive lumière de l’Orient ; je ne suis pas fâché de m’arrêter, les pieds sur la vraie terre arabe, mais à l’autre bord seulement de la mer qui me sépare de France et face à face avec le pays que je quitte. En attendant que je me déplace, je cherche un titre à ce journal. Peut-être l’appellerons-nous plus tard journal de voyage. Aujourd’hui soyons modeste, et nommons-le tout simplement journal d’un absent.

Cette lettre, mon ami, ne partira pas seule. Je viens à ce moment même de t’envoyer un messager, c’est un oiseau que j’ai recueilli en route, que j’ai ramené jusqu’ici comme un compagnon, le seul à bord dont l’intimité me fût agréable et qui fût discret. Peut-être oubliera-t-il que je l’ai sauvé du naufrage pour se souvenir seulement d’avoir été mon prisonnier. Il est entré dans ma cabine hier au soir, à la tombée de la nuit, par le hublot que j’avais ouvert pendant une courte embellie. Il était à demi mort de fatigue ; de lui-même il vint se réfugier dans ma main, tant il avait peur de cette vaste mer sans limites et sans point d’appui. Je l’ai nourri comme j’ai pu, de pain qu’il n’aimait guère et de mouches auxquelles toute la nuit j’ai donné la chasse. C’est un rouge-gorge, de tous les oiseaux peut-être le plus familier, le plus humble, le plus intéressant par sa faiblesse, son vol court et ses goûts sédentaires. Où donc allait-il dans cette saison ? Il retournait en France ; il en revenait peut-être ? Sans doute il avait son but, comme j’ai le mien. — Connais-tu, lui ai-je dit, avant de le rendre à sa destinée, avant de le remettre au vent qui l’emporte, à la mer à qui je le confie, connais-tu, sur une côte où j’aurais pu te voir, un village blanc dans un pays pâle, où l’absynthe amère croît jusqu’au bord des champs d’avoine ? Connais-tu une maison silencieuse et souvent fermée, une allée de tilleuls où l’on marche peu, des sentiers sous un bois grêle où les feuilles mortes s’amassent de bonne heure, et dont les oiseaux de ton espèce font leur séjour d’automne et d’hiver ? Si tu connais ce pays, cette maison champêtre qui est la mienne, retournes-y, ne fût-ce que pour un jour, et porte de mes nouvelles à ceux qui sont restés. — Je le posai sur ma fenêtre, il hésita ; je l’aidai de la main ; alors il ouvrit brusquement ses ailes ; le vent du soir, qui soufflait de la terre, le décida sans doute à partir, et je le vis s’élancer en droite ligne vers le nord.

Adieu, mon ami, adieu pour ce soir du moins. Je commence une absence dont je ne veux pas encore déterminer la durée ; mais sois tranquille : je ne viens pas au pays des Lotophages pour manger le fruit qui fait oublier la patrie.


Mustapha, 5 novembre.

À tous ceux qui me croient un voyageur, tu laisseras en effet supposer que je voyage, et tu diras que je pars. Si l’on demande où je vais, tu répondras que je suis en Afrique : c’est un mot magique qui prête aux conjectures, et qui fait rêver les amateurs de découvertes. À toi je puis avec humilité dire le fait comme il est : ce pays me plaît, il me suffit, et pour le moment je n’irai pas plus loin que Mustapha d’Alger, c’est-à-dire à deux pas de la plage où le bateau m’a débarqué.

Je veux essayer du chez moi sur cette terre étrangère, où jusqu’à présent je n’ai fait que passer, dans les auberges, dans les caravansérails ou sous la tente, changeant tantôt de demeure et tantôt de bivouac, campant toujours, arrivant et partant, dans la mobilité du provisoire et en pèlerin. Cette fois je viens y vivre et l’habiter. C’est à mon avis le meilleur moyen de beaucoup connaître en voyant peu, de bien voir en observant souvent, de voyager cependant, mais comme on assiste à un spectacle, en laissant les tableaux changeans se renouveler d’eux-mêmes autour d’un point de vue fixe et d’une existence immobile. J’y verrai s’écouler toute une année peut-être, et je saurai comment les saisons se succèdent dans ce bienheureux climat, qu’on dit inaltérable. J’y prendrai des habitudes qui seront autant de liens plus étroits pour m’attacher à l’intimité des lieux. Je veux y planter mes souvenirs comme on plante un arbre, afin de demeurer de près ou de loin enraciné dans cette terre d’adoption.

À quoi bon multiplier les souvenirs, accumuler les faits, courir après les curiosités inédites, s’embarrasser de nomenclatures, d’itinéraires et de listes ? Le monde extérieur est comme un dictionnaire : c’est un livre rempli de répétitions et de synonymes : beaucoup de mots équivalens pour la même idée. Les idées sont simples, les formes multiples ; c’est à nous de choisir et de résumer. Quant aux endroits célèbres, je les compare à des locutions rares, luxe inutile dont le langage humain peut se priver sans y perdre rien. J’ai fait autrefois deux cents lieues pour aller vivre un mois, qui durera toujours, dans un bois de dattiers sans nom, presque inconnu, et je suis passé à deux heures de galop du tombeau numide de Syphax sans me détourner de mon chemin. Tout est dans tout. Pourquoi le résumé des pays algériens ne tiendrait-il pas dans le petit espace encadré par ma fenêtre, et ne puis-je espérer voir le peuple arabe défiler sous mes yeux par la grande route ou dans les prairies qui bordent mon jardin ? Ici, comme à l’ordinaire, je trace un cercle autour de ma maison, je l’étends jusqu’où il faut pour que le monde entier soit à peu près contenu dans ses limites, et alors je me retire au fond de mon univers ; tout converge au centre que j’habite, et l’imprévu vient m’y chercher. Ai-je tort ? Je ne le crois pas, car cette méthode, raisonnable ou non, donne aussitôt le plus grand calme en promettant des loisirs sans bornes, et fait considérer les choses d’un regard paisible, plus attentif, pour ainsi dire accoutumé dès le premier jour. Il faut donc que tu saches que je réside à trente-cinq minutes d’Alger, assez loin de la ville, mais pas tout à fait en pleins champs, et que je puis voir d’ici, plantée sur la colline, entre deux cyprès, la tour municipale de ma mairie.

La maison que j’habite est charmante. Elle est posée comme un observatoire entre les coteaux et le rivage, et domine un horizon merveilleux : à gauche Alger, à droite tout le bassin du golfe jusqu’au cap Matifou, qui s’indique par un point grisâtre entre le ciel et l’eau ; en face de moi, la mer. Je découvre ainsi tout un côté du Sahel et tout le Hamma, c’est-à-dire une longue terrasse boisée, semée de maisons turques et doucement inclinée vers le golfe. Une petite plaine, étroite et longue comme un ruban, la rattache au rivage. C’est un pays de bocage, fertile, humide, presque partout marécageux. On y voit des prairies, des vergers, des cultures, des fermes, des maisons de plaisance aux toits plats, aux murs blanchis, des casernes transformées en métairies, d’anciens forts devenus des villages, le tout sillonné de routes, clair-semé de bouquets d’arbres et découpé par d’innombrables haies de cactus et de nopals toutes pareilles à des broderies d’argent. À l’endroit où le Sahel expire, vers l’embouchure de l’Arrach, on peut apercevoir, quand le soleil le fait briller, le massif un peu blanchâtre de la Maison carrée. Plus près du cap encore, on voit briller des étincelles à fleur d’eau : c’est un petit village maltais nommé le village du Fort de l’eau ; malgré la fièvre, il prospère à quelques pas de l’endroit où la flotte de Charles-Quint prit terre et où son armée périt. Derrière la Maison carrée, on devine une étendue vide et sans mouvement, un grand espace où l’azur commence, où l’air vibre continuellement : c’est l’entrée de la Mitidja. Enfin tout à fait au fond, dans l’est, la chaîne dentelée et toujours bleue des montagnes kabyles ferme, par un dessin sévère, ce magnifique horizon de quarante lieues.

Alger se montre à l’autre extrémité du demi-cercle, au couchant, déployé de profil et descendant par échelons les degrés escarpés de sa haute colline. Quelle ville, mon cher ami ! les Arabes l’appelaient El-Bahadja, la blanche, et comme elle est encore la bien nommée ! À vrai dire, elle est déshonorée, puisqu’elle est française. L’enceinte hautaine de ses remparts turcs, cette vieille ceinture ardente et brunie, est brisée partout, et déjà ne la contient plus tout entière ; la haute ville a perdu ses minarets, et peut-être y pourrait-on compter quelques toitures. Toutes les nations de l’Europe et du monde viennent aujourd’hui, par tous les vents, amarrer leurs navires de guerre et de commerce au pied de la grande mosquée ; Bordj-el-Fannar n’effraie plus personne, et se pavoise du drapeau tricolore en signe de ralliement. N’importe, Alger demeure toujours la capitale et la vraie reine des Moghrebins. Elle a toujours sa Kasbah pour couronne, avec un cyprès, dernier vestige apparent des jardins intérieurs du dey Hussein ; un maigre cyprès, pointant dans le ciel comme un fil sombre, mais qui, de loin, ressemble à une aigrette sur un turban. Quoi qu’on fasse, elle est encore, et pour longtemps, j’espère, El-Bahadja, c’est-à-dire la plus blanche ville peut-être de tout l’Orient. Et quand le soleil se lève pour l’éclairer, quand elle s’illumine et se colore à ce rayon vermeil qui tous les matins lui vient de La Mecque, on la croirait sortie de la veille d’un immense bloc de marbre blanc, veiné de rose.

La ville est flanquée de ses deux forts, le fort Bab-Azoun, qui ne l’a pas défendue, et le fort de l’Empereur, Bordj-Moulaye-Hassan, qui l’a fait prendre. En avant s’étendent les faubourgs, qu’heureusement je ne vois pas d’ici. Les bâtimens de la marine, jolie ligne architecturale animée de couleurs vives, se reflètent avec des miroitemens infinis dans des eaux du bleu le plus tendre, et je puis dire que je ne perds pas un seul trait regrettable de cette silhouette exquise. Comme tu le vois, ce n’est pas l’étendue, ni l’air vif, ni la lumière qui manquent à ce panorama. Le soleil se promène tout autour de ma cellule sans y pénétrer jamais. Il y règne une ombre inviolable. Pour vis-à-vis direct, j’ai le ciel fixe du nord-est et le rideau bleu de la haute mer. Le demi-jour azuré qui descend du ciel se répand avec égalité sur les murs blancs, sur les lambris et sur le sol parqueté de faïences à fleurs. Rien n’est plus abrité ni plus ouvert, plus sonore ni plus paisible ; il y a dans ce réduit, aussi favorable au repos qu’au travail, une sorte de tranquillité froide et blême, et comme une habitude de douceur qui me ravit profondément.

J’ai presque deux jardins. L’un est petit, enclos de murs, planté de rosiers, d’orangers, de caoutchoucs et d’arbres à haut feuillage qui vont me prêter de l’ombre pendant tout l’hiver, ce qui fait que par reconnaissance au moins j’en apprendrai le nom. Au fond, j’ai une écurie avec des chevaux, et toute une compagnie de pigeons blancs et bleus est baraquée au-dessus de la niche du chien de garde. On ne saurait être plus propriétaire. Mon second jardin n’est, à proprement parler, qu’un parterre enclavé dans un pré pâturé que des pluies récentes ont fait un peu reverdir, et qui commence à se garnir de mauves sauvages. Un troupeau de vaches plus décharnées que les animaux de Karel et de Berghem s’y promènent tout le jour, tondant l’herbe à mesure qu’elle pousse, et léchant la terre aux endroits stériles. Ces petites bêtes aux os saillans me rappellent les cantons pauvres de la France, et dans les dispositions d’esprit où je suis, ce souvenir est loin de me déplaire. Quelquefois deux ou trois chameaux noirâtres et galeux, escortés d’un petit ânon tout à fait étrange à cause de la longueur de ses poils, s’y rencontrent avec le troupeau des bêtes à cornes. L’âne se couche et s’endort. Les grands animaux bossus y passent de longues heures dans des méditations de derviche. Le berger est un jeune Arabe habillé de blanc, beau de visage, et dont la chachia brille de loin parmi les cactus, comme une fleur singulière de couleur écarlate.

Au surplus, tout me charme dans ce pays, je n’ai pas à te l’apprendre. La saison est magnifique ; l’étonnante beauté du ciel embellirait même un pays sans grâce. L’été continue, quoique nous soyons en novembre. L’humidité de la nuit rafraîchit la terre en attendant la pluie, que rien ne fait prévoir. L’année s’achèvera sans tristesse ; l’hiver viendra sans qu’on s’en aperçoive et qu’on le redoute. Pourquoi la vie humaine ne finit-elle pas comme les automnes d’Afrique, par un ciel clair, avec des vents tièdes, sans décrépitude ni pressentimens ?


8 novembre.

Mon voisinage est des plus singuliers, et peut faire imaginer de quoi se compose une colonie qui naît. De toutes les maisons qui m’entourent, il n’y en a pas deux qui se ressemblent, ni dont les habitans soient de même race. On y parle à peu près toutes les langues, et je crois qu’on y pourrait trouver tous les degrés à peu près de l’aisance et de la misère. Les industries y sont incompréhensibles, les habitudes équivoques ; les existences y prennent la forme d’un mystère.

Mais de toutes ces demeures bizarres, la plus étrange est sans contredit une petite maison d’aspect funeste, dévastée, horriblement malpropre et située à quelques pas de la mienne. Elle est occupée par une légion d’oiseaux de basse-cour, poulets, pigeons, pintades, jusqu’à des oies. Le matin, toute cette famille emplumée s’échappe à la fois par toutes les issues, portes et fenêtres. Les plus agiles se précipitent de l’étage en volant. La journée finie, chacun revient au gîte, et le soleil n’est pas couché que la dernière poule a regagné son perchoir. Quelquefois cependant un homme paraît au seuil de la maison ; il siffle pour appeler les oiseaux dispersés, et jette, en faisant un cercle avec le bras, des poignées de grains dans la prairie. Avec des yeux bleus, des cheveux blonds, il conserve, malgré le hâle, le teint rosé d’un homme à peau blanche. Il est vêtu de toile et coiffé d’une casquette sans bords ; il fume à grosses bouffées dans une pipe allemande. Mon domestique, qui ne connaît de lui que son prénom, m’apprend qu’il est Polonais, et que depuis plusieurs années il habite cette volière. Tous les jours, à la même heure, je l’aperçois qui rentre en compagnie de gens inconnus dans le voisinage, mis pauvrement et parlant très bas. Une douce odeur de tabac maure se mêle alors aux fortes exhalaisons de ce taudis. On n’y allume jamais ni feu ni lumière, mais on y fume et l’on y cause ; puis, quand la soirée s’est écoulée dans des conversations en sourdine, la triste maison ne fait plus aucun bruit. La nuit seulement, depuis minuit jusqu’à l’aurore, on entend des coqs qui chantent au-dessus de ce rendez-vous d’exilés. Si les hôtes de ce lieu misérable n’ont pas d’autre hôtellerie sur la terre étrangère, ils sont à plaindre ; mais je me demande par quelle rencontre cruelle tous ces oiseaux sont placés sous la garde de gens qui probablement n’ont pas toujours dîné.


Mustapha, 8 novembre.

Il y a deux villes dans Alger : la ville française, ou, pour mieux dire, européenne, qui occupe les bas quartiers et se prolonge aujourd’hui sans interruption jusqu’au faubourg de l’Agha ; la ville arabe, qui n’a pas dépassé la limite des murailles turques, et se presse comme autrefois autour de la Kasbah, où les zouaves ont remplacé les janissaires.

La France a pris de la vieille enceinte tout ce qui lui convenait, tout ce qui touchait à la marine ou commandait les portes, tout ce qui était à peu près horizontal, facile à dégager, d’un accès commode ; elle a pris la Djenina, qu’elle a rasée, et l’ancien palais des pachas, dont elle a fait la maison de ses gouverneurs ; elle a détruit les bagnes, réparé les forts, transformé le môle, agiandi le port ; elle a créé une petite rue de Rivoli avec les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, et l’a peuplée comme elle a pu de contrefaçons parisiennes ; elle a fait un choix dans les mosquées, laissant les unes au Koran, donnant les autres à l’Évangile. Tout ce qui était administration civile et religieuse, la magistrature et le haut clergé, elle l’a maintenu sous ses yeux et dans sa main ; garantissant à chacun la liberté de sa foi religieuse et morale, elle a voulu que les tribunaux et les cultes fussent mitoyens, et, pour mieux exprimer par un petit fait l’idée qui préside à sa politique, elle a permis à ses prêtres catholiques de porter la longue barbe virile des ulémas et des rabbins. Elle a coupé en deux, mais par nécessité seulement, les escaliers qui font communiquer la basse ville avec la haute ; elle a conservé les bazars au milieu des nouvelles rues marchandes, afin de mêler les industries par le contact, et pour que l’exemple du travail en commun servît à tous. Des places ont été créées, comme autant de centres de fusion pour les deux races : la porte Bab-Azoun, où l’on suspendait à côté de leurs têtes les corps décapités, a été détruite ; les remparts sont tombés ; le marché au savon, où se donnaient rendez-vous tous les mendians de la ville, est devenu la place du théâtre ; ce théâtre existe, et, pour le construire, nos ingénieurs ont transformé en terrasse l’énorme rampe qui formait le glacis escarpé du rempart turc. Les anciennes limites une fois franchies, l’œuvre s’est continuée du côté de l’est, la mer lui faisant obstacle à l’ouest et au nord. De vastes faubourgs relient Alger au Jardin d’essai. Enfin la Porte-Neuve (Bab-el-Djeddid), celle-là même par laquelle l’armée de 1830 est entrée, reportée plus loin, se nomme aujourd’hui porte d’Isly, et la statue du maréchal agronome est placée là comme un emblème définitif de victoire et de possession.

Voilà pour la ville française. L’autre, on l’oublie ; ne pouvant supprimer le peuple qui l’habite, nous lui laissons tout juste de quoi se loger, c’est-à-dire le belvédère élevé des anciens pirates. Il y diminue de lui-même, se serrant encore instinctivement contre son palladium inutile, et regardant avec un regret inconsolable la mer qui n’est plus à lui.

Entre ces deux villes si distinctes, il n’y a d’autres barrières, après tant d’années, que ce qui subsiste entre les races de défiance et d’antipathies ; cela suffit pour les séparer. Elles se touchent, elles se tiennent dans le plus étroit voisinage, sans pour cela se confondre ni correspondre autrement que par ce qu’elles ont de pire, la boue de leurs ruisseaux et leurs vices. En bas, le peuple algérien est chez nous ; en haut, nous pouvons croire encore, à l’heure qu’il est, que nous sommes chez les Algériens. Ici, on parle toutes les langues de l’Europe ; là, on ne parle que la langue insociable de l’Orient. De l’une à l’autre, et comme à moitié chemin des deux villes, circule un idiome international et barbare, appelé de ce nom de sabir, qui lui-même est figuratif et veut dire « comprendre. » Se comprend-on ? se comprendra-t-on jamais ? Je ne le crois pas. Il y a des attractions impossibles en morale comme en chimie, et toute la politique des siècles ne changera pas en loi d’amour la loi des inimitiés humaines. La paix est faite en apparence, mais à quel prix ? Durera-t-elle ? et que produira-t-elle ? Grande question qui se débat en Algérie comme ailleurs, partout où l’Occident partage un pouce de territoire avec l’Orient, où le Nord se trouve, par des compétitions fortuites, face à face avec son éternel ennemi le Midi. Nous n’empêcherons pas les fils ennemis de Jocaste de se haïr, de se combattre et de s’entre-tuer. Ils se sont battus dans le ventre de leur mère, et la flamme de leur bûcher se partagera par une antipathie qui survivra jusque dans leur cendre.

Au fond, les Arabes, — nos voisins du moins, ceux que nous appelons les nôtres, — demandent peu de chose ; par malheur, ce peu de chose, nous ne saurions le leur accorder. Ils demandent l’intégrité et la tranquillité de leur dernier asile, où qu’il soit, et si petit qu’il soit, dans les villes comme dans les campagnes, même à la condition d’en payer le loyer, comme ils ont fait depuis trois siècles, et tant bien que mal, entre les mains des Turcs, qui ne nous valaient pas comme propriétaires. Ils voudraient n’être pas gênés, coudoyés, surveillés, vivre à leur guise, se conduire à leur fantaisie, faire en tout ce que faisaient leurs pères, posséder sans qu’on cadastre leurs terres, bâtir sans qu’on aligne leurs rues, voyager sans qu’on observe leurs démarches, naître sans qu’on les enregistre, grandir sans qu’on les vaccine, et mourir sans formalités. Comme indemnité de ce que la civilisation leur a pris, ils revendiquent le droit d’être nus, d’être indigens, de mendier aux portes, de coucher à la belle étoile, de déserter les marchés, de laisser les champs en friche, de mépriser le sol dont on les a dépossédés, et de fuir une terre qui ne les a pas protégés. Ceux qui possèdent cachent et thésaurisent ; ceux qui n’ont plus rien se réfugient dans leur misère, et de tous les droits qu’ils ont perdus, celui qui leur tient le plus au cœur peut-être, c’est le droit de se résigner et l’indépendance de leur pauvreté.

Je me souviens un soir, pendant un séjour que je fis à Blidah, d’avoir rencontré, près de la porte d’Alger, un Arabe qui faisait ses dispositions pour passer la nuit. Il était vieux, fort misérable, mal couvert de haillons qui le cachaient à peine, harassé comme s’il eût fait une longue étape ; il rôdait autour du rempart, évitant d’être vu par les sentinelles, et cherchant parmi les cailloux de la route un petit coin pour s’y coucher. Dès qu’il m’aperçut, il se leva et me demanda comme une aumône la permission de rester là. — Tu ferais mieux d’entrer dans la ville, lui dis-je, et d’aller loger au Fondouk. — Il me regarda sans me répondre, prit son bâton, qu’il avait déjà posé par terre, renoua sa sacoche autour de ses reins, et s’éloigna dans un silence farouche. Je le rappelai, mais en vain ; il refusait une hospitalité offerte dans nos murs, et ma pitié le faisait fuir.

Ce que ces proscrits volontaires détestent en nous, car ils nous détestent, ce n’est donc pas notre administration, plus équitable que celle des Turcs, notre justice moins vénale, notre religion tolérante envers la leur ; ce n’est pas notre industrie, dont ils pourraient profiter, notre commerce, qui leur offre des moyens d’échange ; ce n’est pas non plus l’autorité, car ils ont la longue habitude de la soumission, la force ne leur a jamais déplu, et, comme les enfans, ils accepteraient l’obéissance, sauf à désobéir souvent. Ce qu’ils détestent, c’est notre voisinage, c’est-à-dire nous-mêmes ; ce sont nos allures, nos coutumes, notre caractère, notre génie. Ils redoutent jusqu’à nos bienfaits. Ne pouvant nous exterminer, ils nous subissent ; ne pouvant nous fuir, ils nous évitent. Leur principe, leur maxime, leur méthode est de se taire, de disparaître le plus possible et de se faire oublier.

On a donc oublié la haute ville, et j’y reviens après ce long détour. En devenant inutile, elle échappe aux projets qu’on aurait eus de la rendre française, et la voilà sauvée des démolisseurs et des architectes. Le vieux Alger n’est pas détruit ; à considérer les choses au point de vue pittoresque, ce qu’on avait de mieux à faire, c’était de respecter ce dernier monument de l’architecture et de l’existence arabes, le seul peut-être, avec Constantine, qui subsiste en Algérie, non pas intact, mais reconnaissable.

C’est l’ancienne porte Bab-el-Djeddid qui marque à peu près d’une façon visible le point de séparation des deux villes. Il y a précisément à cet endroit une petite place solitaire, sorte de terrain neutre où les gamins français fraternisent avec les enfans maures, où des Juifs, les plus concilians de tous les hommes en matière de nationalité, vendent de la ferraille et de vieux clous. Ici aboutissent les rues qui montent à la Kasbah et celles qui descendent vers le port ; ici expirent les coutumes, les industries, les bruits, jusqu’aux odeurs des deux mondes.

À droite, les rues plongeantes mènent en Europe. — Tu te rappelles ces quartiers pauvres, bruyans et mesquins, mal habités, mal famés, avec des volets verts, des enseignes ridicules et des modes inconnues ; ces rues suspectes, peuplées de maisons suspectes, de matelots qui rôdent, d’industriels sans industrie, d’agens de police en observation ; ces bruits cosmopolites, émigrans qui pérorent dans des patois violens, Juifs qui se querellent, femmes qui jurent, fruitiers espagnols qui chantent des chansons obscènes en s’ accompagnant sur la guitare de Blanca. En résumé, on retrouve ici les habitudes triviales, les mœurs bâtardes, la parodie de nos petites bourgades de province avec la dépravation des grandes villes, la misère mal portée, l’indigence à l’état de vice, le vice à l’état de laideur.

À l’opposite de cette colonie sans nom, on voit s’ouvrir discrètement les quartiers recueillis du vieux Alger, et monter des rues bizarres comme autant d’escaliers mystérieux qui conduiraient au silence. La transition est si rapide, le changement de lieu est si complet, que tout d’abord on aperçoit du peuple arabe les meilleurs côtés, les plus beaux, ceux qui font précisément contraste avec le triste échantillon de notre état social. Ce peuple a pour lui un privilège unique, et qui malgré tout le grandit : c’est qu’il échappe au ridicule. Il est pauvre sans être indigent, il est sordide sans trivialité. Sa malpropreté touche au grandiose ; ses mendians sont devenus épiques : il y a toujours en lui du Lazare et du Job. Il est grave, il est violent ; jamais il n’est ni bête, ni grossier. Toujours pittoresque dans le bon sens du mot, artiste sans en donner la preuve autrement que par sa tenue, naturellement, et par je ne sais quel instinct supérieur, il relève jusqu’cà ses défauts et prête à ses petitesses l’énergie des difformités. Ses passions, qui sont à peu près les nôtres, ont un tour plus grand qui les rend presque intéressantes, même quand elles sont coupables. Il est effréné dans ses mœurs, mais il n’a pas de cabaret, ce qui purge au moins ses débauches de l’odeur du vin. Il sait se taire, autre qualité rare que nous n’avons pas ; il peut par là se passer d’esprit. « La parole est d’argent, le silence est d’or, » c’est une de ses maximes. Il a la dignité naturelle du corps, le sérieux du langage, la solennité du salut, le courage absolu dans sa dévotion : il est sauvage, inculte, ignorant ; mais en revanche il touche aux deux extrêmes de l’esprit humain, l’enfance et le génie, par une faculté sans pareille, l’amour du merveilleux. Enfin ses dons extérieurs font de lui un type accompli de la beauté humaine, et pour des yeux exigeans c’est bien quelque chose.

Tous ces attributs, il les garde ; toutes ces qualités, il les conserve sans en rien perdre, avec une force de résistance ou d’inertie qui de toutes les forces est la plus invincible. On en peut juger ici, où son obstination n’a pas faibli plus qu’ailleurs, quoiqu’il eût toutes les raisons possibles d’être policé malgré lui-même, d’être usé par les contacts et de s’effacer. Il a tout retenu comme au premier jour, ses usages, ses superstitions, son costume, et la mise en scène à peu près complète de cette existence opiniâtre dans la religion du passé. On pourra le déposséder entièrement, l’expulser de son dernier refuge, sans obtenir de lui quoi que ce soit qui ressemble à l’abandon de lui-même. On l’anéantira plutôt que de le faire abdiquer ; je le répète, il disparaîtra avant de se mêler à nous.

En attendant, cerné de toutes parts, serré de près, j’allais dire étranglé, par une colonie envahissante, par des casernes et des corps de garde dont il n’a d’ailleurs qu’un vague souci, mais éloigné volontairement du cours réel des choses, et rebelle à tout progrès, indifférent même aux destinées qu’on lui prépare, aussi libre néanmoins que peut l’être un peuple exproprié, sans commerce, presque sans industrie, il subsiste en vertu de son immobilité même et dans un état voisin de la ruine, sans qu’on puisse imaginer s’il désespère ou s’il attend. Quel que soit le sentiment vrai qui se cache sous la profonde impassibilité de ces quelques milliers d’hommes, isolés désormais parmi nous, désarmés, et qui n’existent plus que par tolérance, il leur reste encore un moyen de défense insaisissable : ils sont patiens, et la patience arabe est une arme de trempe extraordinaire dont le secret leur appartient, comme celui de leur acier. Ils sont donc là, tels qu’on les a vus de tout temps, dans leurs rues sombres, fuyant le soleil, tenant plus que jamais leurs maisons closes, négligeant le trafic, économisant leurs besoins, s’ environnant de solitude par précaution contre la foule, se prémunissant par le silence contre les envahissemens d’un fléau aussi grand pour eux que tous les autres, les importuns.

Leur ville, dont la construction même est le plus significatif des emblèmes, leur ville blanche les abrite, à peu près comme le burnouss national les habille, d’une enveloppe uniforme et grossière. Des rues en forme de défilés, obscures et fréquemment voûtées ; des maisons sans fenêtres, des portes basses ; des échoppes de la plus pauvre apparence ; des marchandises empilées pêle-mêle, comme si le marchand avait peur de les montrer ; des industries presque sans outils, certains petits commerces risibles, quelquefois des richesses au fond d’un chausson ; pas de jardins, pas de verdure, à peine un pied mourant de vigne ou de figuier qui croupit dans les décombres des carrefours ; des mosquées qu’on ne voit pas, des bains où l’on va mystérieusement, une seule masse compacte et confuse de maçonnerie, bâtie comme un sépulcre, où la vie se dérobe, où la gaieté craindrait de se faire entendre : telle est l’étrange cité où vit, où s’éteint plutôt un peuple qui ne fut jamais aussi grand qu’on l’a cru, mais qui fut riche, actif, entreprenant. J’ai parlé de sépulcre, et j’ai dit vrai. L’Arabe croit vivre dans sa ville blanche ; il s’y enterre, enseveli dans une inaction qui l’épuisé, accablé de ce silence même qui me charme, enveloppé de réticences et mourant de langueur.

Tu sais à quoi se réduit ce qu’on aperçoit de sa vie publique, ce que j’appelle par analogie son industrie ou son commerce ; la statistique est ici des plus simples : des brodeurs sur étofiés, des cordonniers, des marchands de chaux, des bijoutiers du dernier ordre, des grainetiers vendant à la fois des épices et du tabac ; des fruitiers approvisionnés,’ suivant la saison, d’oranges ou de pastèques, de bananes ou d’artichauts ; quelques laiteries, des barbiers surtout, des boulangeries banales et des cafés. Cette énumératioti, qui n’est pas complète, donne au moins la mesure assez exacte des besoins ; elle définit mieux que toutes les redites les causes matérielles de cette tranquillité sans exemple où ce peuple se complaît, et c’est la seule chose qui m’importe en ce récit.

Quant à la vie privée, elle est, comme dans tout l’Orient, protégée par des murs impénétrables. Il en est des maisons particulières comme des boutiques ; même apparence discrète et même incurie à l’extérieur. Les portes ne s’ouvrent jamais qu’à demi, et retombent d’elles-mêmes par leur propre poids. Tout est ombrageux dans ces constructions singulières admirablement complices des cachoteries du maître ; les fenêtres ont des barreaux, et toute sorte de précautions sont prises aussi bien contre les indiscrétions du dehors que contre les curiosités du dedans. Derrière ces clôtures taciturnes, ces portes massives comme des portes de citadelles, ces guichets barricadés avec du fer, il y a des choses qu’on ignore, il y a les deux grands mystères de ce pays-ci, la fortune mobilière et les femmes. De l’une et des autres, on ne connaît presque rien. L’argent circule à peine, les femmes sortent peu. L’argent ne se montre guère que pour passer d’une main arabe dans une main arabe, pour se convertir en petite consommation ou en bijoux. Les femmes ne sortent que voilées, et leur rendez-vous le plus habituel est un lieu d’asile inviolable : ce sont les bains. Des rideaux de mousseline légère qui se soulèvent au vent de la rue, des fleurs soignées dans un pot de faïence de forme bizarre, voilà à peu près tout ce qu’on aperçoit de ces gynécées, qui nous font rêver. On entend sortir de ces retraites des bruits qui ne sont plus des bruits, ou des chuchotemens qu’on prendrait pour des soupirs. Tantôt c’est une voix qui parle à travers une ouverture cachée, ou qui descend de la terrasse et qui semble voltiger au-dessus de la rue comme la voix d’un oiseau invisible ; tantôt la plainte d’un enfant qui se lamente dans une langue déjà singulière, et dont le balbutiement mêlé de pleurs n’a plus de signification pour une oreille étrangère. Ou bien c’est un son d’instrument, le bruit mat des darboukfis, qui marque avec lenteur la mesure d’un chant qu’on n’entend pas, et dont la note unique et scandée comme une rime sourde semble accompagner la mélodie d’un rêve. La captivité se console ainsi, en rêvant d’une liberté qu’elle n’a jamais eue et qu’elle ne peut comprendre.

Il y a un proverbe arabe qui dit : Quand la femme a vu l’hôte, elle ne veut plus de son mari. Les Arabes ont un livre de la sagesse à leur usage, et toute la politique conjugale est réglée sur ce précepte. Il est donc bien convenu que, délicieuse ou non pour ceux qui l’habitent, luxueuse ou pauvre, une maison d’Arabe est une pj-ison à forte serrure, et fermée comme un coffre-fort. Le maître avare en a la clé ; il y renferme ensemble tous ses secrets, et nul ne sait, nul ne peut dire ce qu’il possède, ni combien, ni quel en est le prix.

Beaucoup plus tolérans que les Arabes, les Juifs et les nègres permettent à leurs femmes de sortir sans voiles. Les Juives sont belles ; à l’inverse des Mauresques, on les voit partout, aux fontaines, sur le seuil des portes, devant les boutiques, ou réunies autour des boulangeries banales à l’heure où les galettes sont tirées du four. Elles s’en vont alors, soit avec leur cruche remplie, soit avec leur planche au pain, traînant leurs pieds nus dans des sandales sans quartiers, leur long corps serré dans des fourreaux de soie de couleur sombre, et portant toutes, comme des veuves, un bandeau noir sur leurs cheveux nattés. Elles marchent le visage au vent, et ces femmes en robe collante, aux joues découvertes, aux beaux yeux fixes, accoutumées aux hardiesses du regard, semblent toutes singulières dans ce monde universellement voilé. Grandes et bien faites, elles ont le port languissant, les traits réguliers, peut-être un peu fades, les bras gros et rouges, assez propres d’ailleurs, mais avec les talons sales ; il faut bien que leurs admirateurs, qui sont nombreux, pardonnent quelque chose à cette infirmité des Juifs du bas peuple : heureux encore quand leur malpropreté n’apparaît qu’au talon, comme l’humanité d’Achille. De petites filles mal tenues, dans des accoutremens plus somptueux que choisis, accompagnent ces matrones aux corps minces, qu’on prendrait pour leurs sœurs aînées. La peau rose de ces enfans ne blêmit pas à l’action de la chaleur, comme celle des petits Maures ; leurs joues s’empourprent aisément, et, comme une forêt de cheveux roux accompagne ordinairement le teint de ces visages où le sang fleurit, ces têtes enluminées et coiffées d’une sorte de broussaille ardente sont d’un effet qu’on imagine malaisément, surtout quand le soleil les enflamme.

Quant aux négresses, ce sont, comme les nègres, des êtres à part. Elles arpentent les rues lestement, d’un pas viril, ne bronchant jamais sous leur charge et marchant avec l’aplomb propre aux gens dont l’allure est aisée, le geste libre et le cœur à l’abri des tristesses. Elles ont beaucoup de gorge, le buste long, les reins énormes : la nature les a destinées à leurs doubles fonctions de nourrices et de bêtes de somme. — Ânesse le jour, femme la nuit, — dit un proverbe local, qui s’applique aux négresses aussi justement qu’à la femme arabe. Leur maintien, composé d’un dandinement difficile à décrire, met encore en relief la robuste opulence de leurs formes, et leurs haïks quadrillés de blanc flottent, comme un voile nuptial, autour de ces grands corps immodestes.

La ville arabe nous offre donc à peu près les mœurs, les habitudes extérieures ou domestiques d’autrefois ; c’est à peu près l’Alger des Turcs, réduit seulement, appauvri et n’ayant plus que le simulacre d’un état social. Quand on entre d’emblée dans cette ville, quand on y pénètre, comme je le fais habituellement, par une brèche ouverte à mi-côte et sans passer par les quartiers francs, quand on oublie l’histoire au milieu de la bizarrerie du présent et les ruines pour ne considérer que ce qui survit, on peut encore se procurer des illusions de quelques heures, et ces illusions me suffisent. N’existât-il plus qu’un Arabe, on pourrait, d’après l’individu, retrouver le caractère physique et moral du peuple ; ne restât-il qu’une rue de cette ville, originale même en Orient, on pourrait, à la rigueur, reconstituer l’Alger d’Omar et du dey Hussein. L’Alger politique est plus difficile à recomposer : c’est un fantôme turc qui s’est évanoui avec les Turcs, et dont l’existence, trop réelle pourtant, semblait improbable même de leur vivant.

J’ai fait aujourd’hui ma visite ordinaire et presque quotidienne au vieux Alger. En pareil cas, je ne m’occupe ni d’histoire ni d’archéologie. J’y vais très naïvement, comme au spectacle ; peu m’importe que la pièce soit vieillie, pourvu qu’elle m’intéresse encore et me paraisse nouvelle. D’ailleurs je ne suis pas difficile en fait de nouveautés. Ce que je n’ai pas vu par moi-même est pour moi l’inconnu, et si j’en parle innocemment, comme on parlerait d’une découverte, c’est qu’à tort ou à raison, j’estime qu’en fait d’art il n’y a pas de redites à craindre. Tout est vieux et tout est nouveau ; les choses changent avec le point de vue : il n’y a de définitif et d’ absolu que les lois du beau. Heureusement pour nous, l’art n’épuise rien : il transforme tout ce qu’il touche, il ajoute aux choses plus encore qu’il ne leur enlève ; il renouvellerait, plutôt que de l’épuiser, la source intarissable des idées. Le jour où paraît une œuvre d’art, fût-elle accomplie, chacun peut dire, avec l’ambition de poursuivre la sienne et la certitude de ne répéter personne, que cette œuvre est à refaire, ce qui est très encourageant pour l’esprit humain. Il en est de nos problèmes d’art comme de toutes choses : couibien de vérités, aussi âgées que le monde, et qui, si Dieu ne nous aide, seront encore à définir dans mille ans !

Voici donc la promenade que j’ai faite aujourd’hui : d’abord je suis parti de ma maison, que tu connais à peine, et j’ai suivi une route, que tu connais mal, en voiturin, selon les usages du pays, car on aurait tort de se refuser un moyen de transport, moins commode, il est vrai, que la promenade à pied, mais de beaucoup plus expéditif et plus gai, surtout quand on voyage en compagnie. Le voiturin d’Alger est une voiture à claire-voie, faite exprès pour le midi, qui vous abrite à peu près comme un parasol et vous évente avec des rideaux toujours agités. Ces carrioles, aujourd’hui très nombreuses, surtout dans la banlieue que j’habite, sont aussi peu suspendues que possible, vont horriblement vite, et, chose incroyable, ne versent jamais. Ce sont de petits omnibus au coffi’e large assis sur des roues grêles, menés par de petites rosses barbes à tous crins, efflanquées, haletantes, ayant la maigreur, la coupe aiguë et la vive allure des hirondelles. On les appelle des corricolos. Jamais nom ne fut plus exact, car elles vont toujours au galop, courant sur un lit de poussière, volant comme un char mythologique au milieu d’un nuage, avec un bruit aérien tout particulier de grelots, de claquemens de vitre et de coups de fouet. On dirait que chaque voiture porte un message. Que le cocher soit Provençal, Espagnol ou Maure, la vitesse est la même ; la seule chose qui varie, ce sont les procédés pour l’obtenir. Le Provençal aiguillonne son attelage avec des blasphèmes, l’Espagnol le harcelle à coups de lanières, le Maure l’épouvante avec un cri du gosier effrayant. Lucrative ou non, cette industrie pleine de verve a pour effet le plus certain de mettre également tous les voituriers de bonne humeur.

C’était Slimen en personne qui me conduisait dans son voiturin peint en jaune clair, et appelé la Gazelle. Slimen est un jeune Maure qui se civilise. Il parle français, regarde effrontément les étrangères et s’arrête aux cabarets pour y boire du vin. Il était frais rasé, dispos, joyeux, tout habillé des couleurs de l’aurore, culotte blanche, veste gris-perle, écharpe rose, et portait, comme une femme au bal, une fleur de grenadier piquée près de l’oreille. Menant son équipage d’une main, de l’autre il fumait une cigarette, et chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour exciter ses bêtes, des bouffées odorantes lui sortaient des lèvres. J’avais pour voisin de droite un vieux Maure à figure courtoise, qui rentrait honnêtement de son jardin avec une récolte d’oignons et d’oranges mêlés confusément dans un cabas de paille. En face de moi, un nègre maçon, éclaboussé de chaux vive, se dandinait au cahot des roues, souriant à des idées joyeuses qui lui remontaient à tout propos dans l’esprit. Au fond, trois Mauresques de mine évaporée babillaient sous leuis masques blancs ; elles sentaient le musc et la pâtisserie, et leurs haïks s’échappaient par les fenêtres comme de légers pavillons.

Ainsi attelé, ainsi conduit, ainsi accompagné, par un beau temps, par un beau soleil, l’air matinal entrant à pleines portières, égayé moi-même et comme enivré par la sensation de la vitesse, emporté dans un tourbillon mêlé de lumière, de poudre ardente et de bruit, j’aurais pu me croire entraîné vers la ville la plus vivante et la plus joyeuse de la terre. La route est sans ombre, et tout ce qui l’avoisine est poudré à blanc. Les deux berges sont garnies d’aloès qui n’ont plus ni forme animée ni couleur, et d’oliviers plus pâles que des saules ; l’extrémité se perd dans une perspective noyée de blancheurs et de brume. Partout où quelque chose remue sur cette longue traînée de poussière, rendue plus subtile encore après six mois de sécheresse, on voit s’élever des nuages, et quand le moindre vent passe sur la campagne, la tête alourdie des vieux arbres semble se dissoudre en fumée. Quelquefois on côtoie la mer ; plus loin, c’est le faubourg de l’Agha, bordé de restaurans, de buvettes et d’auberges, qui forment depuis le champ de manœuvre jusqu’à Alger, et comme pour scandaliser la ville sobre où l’on buvait de l’eau, une sorte d’avenue sacrilège consacrée surtout à la vendange ; puis des terrains vagues où bivouaquent tout le jour des bataillons d’âniers avec leurs ânes, venus les uns et les autres des tribus, et non pas des plus riches ; enfin un endroit désolé, consumé de soleil, calciné même en plein hiver, pareil, pour la couleur et pour le désordre, à un vaste foyer dont il ne resterait plus que les cendres. Au fond se cache une petite fontaine en maçonnerie blanche, tandis que près de la route, accroupies, quelque temps qu’il fasse, sur un tertre nu, des négresses marchandes de galettes attendent, rangées en ligne et dans une tenue sinistre, la chance impossible d’un ânier qui voudrait manger. À droite, le vieux fort turc, qui sert aujourd’hui de pénilencier militaire, s’élève au milieu d’un fourré d’aloès pareil à des faisceaux de sabres brisés, et tourne du côté de la mer ses embrasures armées. La mer, qui de distance en distance continue d’apparaître, est splendide, d’un azur doux, moiré de larges raies couleur de nacre. Des chevaux s’y baignent, la queue au vent, la tête haute, les crins abondans et peignés comme des cheveux de femme. Ils entrent dans l’eau jusqu’au ventre, et se cabrent sous leurs palefreniers. À l’horizon, des voiles maltaises découpent leur triangle blanc, pareil aux ailes relevées en ciseaux d’un goéland qui pêche.

Un peu plus loin commence un second faubourg, ou, pour mieux dire, l’Alger moderne, grande rue droite, avec des maisons à six étages, quelque chose comme un tronçon de rue des Batignolles. Un palmier subsiste en cet endroit, tu le connais ; il est toujours là, le pied muré dans un bloc de plâtre qui le déshonore et ne l’empêchera pas de mourir. Son large éventail ne reverdit plus, les noires fumées tourbillonnent autour de sa tête stérile, la pluie froide des durs hivers crispe son feuillage hérissé : il ressemble au peuple qui l’a planté ; comme lui, il est morne, mais il dure ; peut-être lui survivra-t-il. Le mouvement augmente et fait pressentir une ville. Voici le bureau arabe, ancienne maison turque, toute blanche, très pittoresque, autour de laquelle il y a toujours un va-et-vient de cavaliers, de messagers avec leur gibecière en sautoir, de chaouchs armés de cannes, de spahis en livrée rouge. En face, c’est une boucherie, avec de maigres animaux parqués le long du mur et liés par les cornes à des anneaux. La porte est ouverte et permet d’entendre des cris d’agonie. Des égorgeurs à mine farouche, le couteau dans les dents, saisissent des moutons pantelans, et les emportent avec des gestes de Médée. Ce sont des Mzabites, car le désert fournit à la fois les meilleurs moutons et les meilleurs bouchers. Ils sont très noirs sans être nègres, et leur peau foncée se teignant en violet dans ces rouges ablutions de l’abattoir, on les dirait barbouillés de lie plutôt que de sang.

La route ici, presque impossible à décrire, s’encombre à ce point qu’on aurait de la peine même à noter les choses qui passent. Ce sont des promeneurs à pied, des gens à cheval, des chariots militaires chargés de fourrage, des fourgons chargés de munitions marchant sous escorte, des mendians couvrant les trottoirs : une foule paisible, ce sont des Arabes ; une foule turbulente, ce sont les Européens ; par-ci, par-là, des chameaux que ce tumulte effraie et qui regimbent, des processions de femmes allant à la mer, et des légions d’enfans de toute race dont le plaisir, ici comme ailleurs, est de circuler dans les cohues. Au beau milieu de ce carrefour, et sans se désunir, défdent à chaque minute des troupeaux de petits ânes qu’on emploie à charrier du sable, les uns rentrant en ville avec leurs paniers pleins, les autres revenant les paniers vides et courant à la sablière. Les conducteurs, Biskris pour la plupart, portent la calotte de feutre, la jaquette flottante et le tablier de cuir ou le sarrau des portefaix. C’est une race bonne à connaître, car on la retrouve partout avec des habitudes qui lui sont propres. Ces âniers ont aussi leur cri, un cri du gosier, bizarre, aigu, imité des bêtes fauves, et combiné pour accélérer par la frayeur le pas docile et régulier de leur convoi. Quand les ânes sont chargés, ils suivent à pied, prenant le trot quand ceux-ci trottent ; mais au retour ils enfourchent leurs bêtes, et se font impitoyablement porter par ces petites montures de la grosseur d’un grand mouton. Assis tout à fait sur la croupe, leur bâton piqué dans une écorchure de la peau, plaie qu’ils enveniment sans cesse pour la rendre plus sensible, très fiers et très droits, comme s’ils maniaient des chevaux de prix, et serrant entre leurs jambes trop longues l’échine endolorie du baudet, ils n’ont qu’à poser leur talon, qui touche à terre, ou aie relever, pour se trouver alternativement à pied ou montés. Ils se délassent ainsi en écrasant sous leur taille le petit animal courageux, et au moindre cri, au moindre signal, toute la bande s’élance à la fois en droite ligne, les oreilles en ariière, avec ce bruit sec et précipité d’un troupeau de moutons qui fuit.

L’entrée d’Alger, ce qui s’appelle encore Bab-Azoun en souvenir de la porte rasée depuis longtemps, se montre enfin très confusément à travers un nuage de poussière enflammé par le soleil direct du matin. Arrivé là, on n’a plus qu’à mettre pied à terre, qu’à régler le prix de sa place, qui est de cinq sous, monnaie de France, et qu’à monter jusqu’à l’ancienne Bab-el-Djeddid. On a fait, en quelques minutes, un long voyage, car aussitôt après on se trouve à deux cents lieues d’Europe.

Il était dix heures à peu près, quand, ce matin, j’atteignis le but de mes promenades habituelles. Le soleil montait, l’ombre insensiblement se retirait au fond des rues, et l’obscurité qui s’amassait sous les voûtes, la profondeur assombrie des boutiques, le pavé noir qui reposait encore, en attendant midi, dans des douceurs nocturnes, faisaient éclater la lumière à tous les endroits que le soleil frappait, tandis qu’au-dessus des couloirs et collé, pour ainsi dire, à l’angle éblouissant des terrasses, le ciel s’étendait comme un rideau d’un violet foncé, sans tache et presque sans transparence. L’heure était délicieuse. Les ouvriers travaillaient comme les Maures travaillent, paisiblement assis devant leurs établis. Les Mzabites en gandoura rayée sommeillaient à l’abri de leurs voiles ; ceux qui n’avaient rien à faire, et le nombre en est toujours très grand, fumaient au seuil des cafés. On entendait des bruits charmans, des voix d’enfans qui psalmodiaient dans les écoles publiques, des rossignols captifs qui chantaient comme par une matinée de mai, des fontaines qui ruisselaient dans des vases aux parois sonores. Je cheminais lentement dans ce dédale, allant d’une impasse à l’autre et m’ arrêtant de préférence à certains lieux où règne un silence encore plus inquiétant qu’ailleurs. — Pardonne-moi une fois pour toutes ce mot de silence, qui reviendra dans ces lettres beaucoup plus souvent que je ne voudrais. Il n’y a malheureusement qu’un seul mot dans notre langue pour exprimer à tous les degrés imaginables le fait très complexe et tout à fait local de la douceur, de la faiblesse et de l’absence totale des bruits.

Entre onze heures et midi, c’est-à-dire à l’heure où je suis à peu près certain d’y trouver mes amis réunis, je parle ici de mes amis algériens, j’arrivais au carrefour de Si-Mohammed-el-Schériff. C’est un lieu que je t’ai fait connaître à ton dernier voyage, et c’est là, mon ami, que je veux encore te conduire.


11 novembre.

Te souviens-tu du carrefour de Si-Mohammed-el-Schériff ? Nous y avons passé ce que j’appelle une matinée arabe. Te souviens-tu aussi du marchand d’habits, sorte de fripier-commissaiie-priseur, qui vendait aux enchères tout un assortiment de choses d’occasion, et remplissait la rue de son étalage ? Il portait à lui seul la dépouille de vingt femmes, des burnouss, des vestes de brocart et des tapis. Ses épaules et ses bras étaient chargés de sarouels, de damas à ramages, de corsets plaqués de métal, de ceintures passementées d’or et de mouchoirs de satin. Une profusion de pendans d’oreilles, d’anneaux de jambes, de bracelets, étincelaient à ses doigts maigres, recourbés comme des crochets. Ses mains, pleines de bijoux, ressemblaient à des écrins. Perdu sous cette montagne de bardes, n’ayant de libre que le visage, il arriva, la bouche grande ouverte, criant avec véhémence le prix du premier objet mis à l’encan. Il allait et venait, montant et descendant la rue entre deux haies d’acheteurs, ne s’arrêtant guère et n’adjugeant que de loin en loin.

Le carrefour occupe à peu près le centre de l’ancienne ville, à peu de distance de la Kasbah. C’est ici le dernier refuge de la vie arabe, le cœur même du vieux Alger, et je ne connais pas de lieu de conversation plus retiré, ni plus frais, ni mieux disposé. Un côté du carrefour est abattu, celui qui regarde le midi, de sorte qu’on a tout près de soi, pour égayer l’ombre, une assez vaste clairière remplie de soleil, et pour horizon la vue de la mer. Le charme de la vie arabe se compose invariablement de ces deux contrastes : un nid sombre entouré de lumière, un endroit clos d’où la vue peut s’étendre, un séjour étroit avec le plaisir de respirer l’air du large et de regarder loin. Pour rendre ce séjour plus habitable, et pour qu’on puisse au besoin s’y passer du reste du monde, il y a là une mosquée, des barbiers et des cafés, les trois choses les plus nécessaires à un peuple amateur de nouvelles, ayant du temps à perdre, et dévot. On y passe, on y vient, on s’y arrête. Beaucoup de gens n’en sortent jamais ni le jour ni la nuit, ceux qui n’ont pas d’autre chambre à coucher que ce dortoir public et pas d’autre lit que la banquette des échoppes ou le dur pavé de la rue. Enfin j’y rencontre une bonne partie des désœuvrés de la ville, et c’est peut-être à leur exemple que je m’y complais.

Tu sais où nous prenions notre café ; c’était près de l’extrémité de la rue, à côté d’une boutique tenue par un Syrien : — au sommet de la rue, car elle est en pente, une école ; à l’angle du carrefour un grainetier ; à droite, à gauche, un peu partout, des bancs garnis de nattes où des gens fumaient, buvaient et jouaient aux dames ; précisément en face de nous, la porte basse de la mosquée de Mohammed-el-Scheriff et la fontaine aux ablutions ; au milieu de tout cela, un certain murmure de foule en mouvement qui n’était ni du bruit ni du silence. Le seul bruit véritable et continu qu’on entendît de seconde en seconde, c’était la voix du marchand crieur public qui répétait son éternelle arithmétique : Tlela douro, arba douro, khamsa douro, trois douros, quatre douros, cinq douros. Les choses n’ont pas changé, et tu pourras d’autant plus aisément te reconnaître au milieu du petit monde où je te ramène.

La maison d’école est encore là ; elle y demeurera tant que vivra le maître, elle y sera sans doute après lui, et pourquoi non ? Si l’on raisonne à l’arabe, il n’y a pas de motif en effet pour que ce qui a été cesse d’être, puisque la stabilité des habitudes n’a pour limite que la fin même des choses, la ruine et la destruction par le temps. Pour nous, vivre, c’est nous modifier ; pour les Arabes, exister, c’est durer. N’y eût-il entre les deux peuples que cette différence, c’en serait assez pour les empêcher de se comprendre. Depuis que tu l’as vu, le maître d’école a vieilli de deux ans ; quant aux enfans, les plus âgés sont partis, d’autres plus jeunes les ont remplacés ; voilà tout le changement : la naturelle évolution de l’âge et des années, rien de plus. Les écoliers continuent d’être placés sur trois rangs, le premier assis par terre, les deux autres étages contre le mur, sur des banquettes légères, superposées sans plus de façon que les rayons d’un magasin. Par la disposition du lieu, c’est une boutique ; pour le bruit et pour la gaieté de ses habitans, on dirait une volière. Le magister, toujours au centre de la classe, administre, instruit, surveille ; il met de trois à cinq années scolaires à enseigner trois choses : le Koran, un peu d’écriture et la discipline ; des yeux, il suit les versets du livre, la main posée sur une longue gaule, flexible comme un fouet, qui lui permet, sans quitter sa place, de maintenir l’ordre aux quatre coins de la classe.

Le café, je parle de celui qui fut le nôtre et qui est resté le mien, a comme autrefois pour kaouadji ce bel homme pâle et sérieux comme un juge sous ses voiles blancs et dans ses habits de drap noir. Tout le jour il est assis près de l’entrée, fumant lui-même autant que pas un de ses cliens, le coude appuyé sur le coffre vert, percé en forme de tirelire, qui reçoit, sou par sou, la recette du jour. Le service est fait par deux jeunes enfans. L’un est un petit garçon de sept ou huit ans, fort maigre, chétif et grimaçant, car il n’y voit que d’un œil. Quand il n’est pas en fonctions, c’est-à-dire occupé à porter les tasses et à présenter la pince à feu, on le trouve paisiblement assis aux pieds de son patron sur un escabeau trop haut pour sa taille, et qui l’oblige à ramener ses jambes à la manière des singes. Il s’appelle Abd-el-Kader, nom grandiose et difficile à porter comme celui de César, qui semble une ironie infligée à cette nature souffreteuse d’où ne sortira jamais un homme. L’autre est le type élégant et mou des enfans maures. Le long sarrau bleu qui est sa livrée de travail l’habille avec des plis tombans comme une robe, et dans notre monde, où les sexes sont mieux définis, il pourrait passer pour une jolie fille.

Tel est le centre de mes habitudes, et je dirai volontiers mon cercle. J’y suis connu et j’y connais à peu près tous les visages : On me réserve à titre d’habitué ma place sur la banquette où l’on sait que je viendrai m’asseoir, et dans cette compagnie fort mêlée de gens de toute classe et de tout état je prends à la fois des leçons de langue et de savoir-vivre. Quant aux amis algériens dont j’ai parlé, et qui pour la plupart sont des connaissances de carrefour, je désire que tu saches ce que la destinée a fait de quelques-uns d’entre eux pendant mon absence. Il en est qui n’existent plus, je le crains, et, jusqu’à plus amples informations, mon vieux ami le brodeur est du nombre des individus disparus.

Celui-ci, le plus vieux par l’âge et le plus ancien par la date, s’appelait, en raison de son origine tunisienne, Si-Brahim-el-Tounsi. C’était un Maure de bonne souche, brodeur de son état, qui vivait en patriarche, moins les enfans, dans une petite échoppe isolée. Notre rencontre, qui date, hélas ! d’une époque éloignée de plusieurs années, a pris déjà pour moi le charme des souvenirs d’un autre âge ; voilà pourquoi je t’en parle avec un double regret, aujourd’hui que probablement ce brave homme est mort. C’était le soir même de mon débarquement, en pleine nuit. Je m’étais égaré dans ce haut quartier, encore moins bien éclaiié qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est-à-dire absolument obscur, excepté pendant les nuits de lune. Tout était clos, muet et éteint. Il n’y avait, pour me guider dans la rue déserte, qu’une petite lueur venant d’une échoppe encore ouverte, et où veillait seul, brodant avec des fils d’or un fond de bourse arabe, un vieillard blême aux mains blanches, la tête enveloppée de mousseline, et rendu plus vénérable encore par là longueur et la blancheur de sa barbe. Une lampe éclairait son travail de nuit ; une très petite fleur d’un blanc pur, ayant la forme d’un lis, trempait dans un vase à long goulot posé devant lui pour égayer la veillée de ce solitaire.

Il entendit mon pas, me salua en m’indiquant par un geste poli que je pouvais m’ asseoir, m’offrit sa pipe, et se remit au travail avec la sérénité d’un esprit en paix avec les hommes comme avec sa conscience. Il était onze heures. La ville dormait, et j’entendais dans le fond du port la mer se soulever par un mouvement calme et régulier comparable à la respiration d’une poitrine humaine. Je trouvai ce tableau si simple et si complet, d’une mélancolie si mâle et d’une harmonie si parfaite, que ce souvenir me parut être de ceux qu’on n’oublie pas.

Quand je me levai pour le saluer, le brodeur prit sa fleur, en essuya la tige, et me l’offrit. Cette fleur, que je ne connaissais pas, que je n’ai jamais revue nulle part depuis, s’appelle d’un nom que j’hésite à transcrire, tant je suis peu certain de l’exactitude et de l’orthographe. J’ai cru comprendre qu’il l’avait nommée miskrômi. Tel qu’il est, imaginaire ou réel, ce nom me plut, et je n’ai même pas songé à vérifier depuis s’il figure dans la nomenclature arabe. Aujourd’hui la boutique de Si-Brahim est occupée par un tourneur, qui fabrique des bouquins de pipe en ivoire à la place où j’avais vu le miskrômi.

En revanche, Si-Hadj-Abdallah est vivant, bien vivant, toujours dans son pittoresque carrefour, au fond de sa même boutique approvisionnée comme un bazar ; un peu maigri peut-être, ce qui fait que la peau de ses joues devient trop large, mais aimabk, courtois, mis avec le soin d’un homme bien né, plein de bonhomie comme un homme heureux, et toujours pilant son poivre dans son éclat de bombe anglaise. Ce morceau de bombe historique, conservé depuis le bombardement de lord Exmouth, rappelle une date mémorable dans la vie de ce vieillard malicieux, type accompli de la petite bourgeoisie algérienne.

Quant à Nâman, il fume encore un peu plus de haschisch que jamais. Grâce à ce régime meurtrier, il devient d’autant plus contemplatif qu’il existe moins. Sa pâleur est eflFrayante, et sa maigreur ne saurait surprendre quand on sait qu’il ne se nourrit plus que de fumée. Je pourrais bien le voir s’éteindre, ou, s’il traîne jusqu’à mon départ, je lui dirai alors avec certitude adieu pour l’éternité. Il passera doucement de ce monde dans l’autre au milieu d’un rêve qu’aucune agonie, j’espère, ne viendra briser. Il n’a plus de la vie que le sommeil, quand il dort et s’il dort, ce qui n’est pas probable. Déjà il appartient à la mort par l’immuable repos de l’esprit et par la légèreté d’une âme dont les liens terrestres sont aux trois quarts détachés. Ce sage aura donc résolu le problème de mourir sans cesser de vivre, ou plutôt de continuer de vivre sans mourir.

Il m’a reconnu ; peut-être m’a-t-il pris pour un habitué de ses rêves, car il m’a souri sans surprise d’un sourire familier et comme s’il m’avait vu la veille. Il m’a cependant demandé d’où je venais. Je lui ai répondu : — De France.

— Tu aimes donc les voyages ?

— Beaucoup.

— Et moi aussi. Vivre, c’est quelque chose pour apprendre, ajouta-t-il ; mais voyager, c’est mieux.

Toujours étendu sur la même banquette, au fond du même café où je l’avais laissé, il fumait encore la même petite pipe à tuyau mince enjolivé d’un fourreau d’argent. Toute sa barbe est tombée ; son visage est celui d’un enfant mourant. Certains fumeurs évaluent la distance qu’ils ont à parcourir d’après la durée d’un cigare. On peut calculer dès aujourd’hui à combien de pipes Nâman est du cimetière Sid-Abd-el-Kader, où je l’attends.

15 novembre.

Voici ce qui m’est arrivé hier pendant ma visite à Sid-Abdallah. Je note entre parenthèse cet incident, de peu de valeur du reste, et qui sort du cadre habituel de mes idées et de mes récits. Il s’agit d’une rencontre de femme arabe, et l’aventure est d’autant plus simple qu’elle se compose uniquement d’une impression musicale.

Sid-Abdallah me montrait ses papiers de famille. Il les avait tirés d’un petit coffre colorié, à serrure de cuivre, qui contenait une montre ancienne et quelques bijoux de prix. C’étaient des feuilles de parchemin couvertes de la plus belle écriture, rehaussées de larges sceaux de cire et d’arabesques bleu et or. Notre ami m’apprenait ses origines, qui le font descendre d’une famille de marabouts. Il m’avait entretenu déjà de ces titres de noblesse ; mais il m’en donnait pour la première fois la preuve officielle. Voulait-il par là relever son importance et mieux mériter mon estime ? prétendait-il s’assurer une déférence qui lui était si bien garantie d’ailleurs par son âge, par ce que je savais de sa personne et par la dignité parfaite de ses manières, témoignages, à mon avis, de beaucoup supérieurs au certificat de ses parchemins ? Il m’en coûtait de croire à un calcul de vanité bourgeoise dans un esprit qui jusque-là m’avait paru exempt de petitesses. Toutefois rien n’est indifférent dans la conduite des Arabes, et une confidence, quelle qu’elle soit, devient, quand on connaît leurs habitudes, un fait inusité sur lequel il y a toujours sujet de réfléchir.

On venait d’annoncer la prière d’une heure après midi sur la galerie de la mosquée voisine. Les femmes descendaient des hauts quartiers pour se rendre au bain. Il en passait un grand nombre, accompagnées de négresses portant sur leur tête le paquet volumineux des vêtemens de rechange. Une femme seule, sans domestique et sans enfant, s’arrêta brusquement devant la boutique et vint s’y accouder. Son salut fut dit dans la formule du selam, d’une voix très douce, un peu voilée à cause du masque de mousseline qui couvrait son visage. Abdallah la vit sans la regarder, entendit son salut, y répondit par un selam bourru, continua de feuilleter ses parchemins et ne leva pas la tête.

Ouach enta ? — comment te portes-tu ? — reprit la voix sur un ton plus ferme, mais toujours un peu roucoulant.

— Bien, répondit Abdallah d’un ton brusque, comme il aurait dit : Passe ton chemin.

Cependant une ou deux interrogations rapides lui firent enfin suspendre sa lecture ; il étendit la main vers le coffre, y rangea lentement les précieux feuillets, puis il leva vers la femme un regard direct. Une imperceptible rougeur parut sur son visage éteint, et pour la première fois je vis s’animer ses yeux toujours remplis d’ombre.

La conversation s’engagea d’une façon très vive, quoique le plus souvent à demi-voix. Il m’était impossible d’en suivre le sens, les mots se croisaient ; je distinguais seulement le nom souvent répété d’Amar, et tous les gestes d’Abdallah semblaient indiquer un refus. Tantôt il prenait sa barbe à deux mains et secouait la tête avec défiance, tantôt il allongeait sous son menton le revers de sa main droite et la relevait, par ce geste emphatique dont les Arabes accompagnent leur la-la (non). La femme au contraire attaquait sans se décourager, accumulant les prières, adjurant, pressant, menaçant, le tout avec une volubilité de phrases, une souplesse d’accent qui eussent rendu cette harangue si passionnée irrésistible pour tout autre que pour le vieux Abdallah.

Ce que j’admirais le plus dans cette escrime très curieuse de la grâce avec le sang-froid, du pathétique avec la ruse, c’était le charme de la voix si nette, si acérée et si constamment musicale de cette femme suppliante. Quoi qu’elle dît, elle adoucissait les gutturales les plus rudes, et, qu’elle le voulût ou non, ses emportemens les plus vifs s’enveloppaient de mélodie. Même en éclatant, même en s’ élevant aux intonations de la colère, son gosier parfait ne rencontrait pas une note fausse. J’écoutais comme on écoute un virtuose, d’abord étonné, puis ravi, et ne me lassant pas d’entendre ce rare instrument. Quelle était cette voix d’oiseau ? Quels étaient l’âge et la condition de cette femme ? À moins d’un miracle de nature, il y avait déjà de l’art, et beaucoup d’art, dans son langage ; j’estimais donc qu’elle avait passé vingt ans. De sa personne, entièrement masquée de la tête aux pieds, je n’entrevis rien. Elle était tout enveloppée de blanc, et ne laissait paraître que l’extrémité d’un poignet délicat tatoué, de marques bleues et orné d’un double bracelet d’or. La main, fine et blême, indiquait une femme oisive et soigneuse d’elle-même.

L’entretien finit sans résultat. La Mauresque choisit à l’étalage un sachet de sbed et une paire de pantoufles brodées dont elle prit la mesure en les approchant de son pied, mit le tout dans son haïk sans en demander le prix, puis, rajustant ses voiles, elle salua Sid-Abdallah d’un signe de tète. Sans trop y penser, je m’inclinai et dis bonjour en arabe. — Au revoir ! me dit-elle avec le plus pur accent français. À ce moment, je pus apercevoir ses yeux, qu’elle dirigea de mon côté. Ce qu’ils exprimaient, je l’ignore ; mais je sentis que le regard en était des plus vifs, car je le vis partir et m’ arriver comme un trait.

— Tu connais cette femme ? demandai-je à Sid-Abdallah, quand elle nous eut quittés.

Il avait repris son calme. Posément il me répondit : — Non.

— Sais-tu si elle habite Alger ?

— Je ne sais pas.

— Et que te demandait-elle ?

La question était trop directe. Le vieillard hésita, puis, comme il arrive fréquemment en pareil casf il me répondit par un proverbe : « Une tête sans ruse, une citrouille vaut mieux. » En même temps il se leva, mit ses chaussures, et me quitta pour aller, suivant sa coutume, faire sa prière à la mosquée.

Je connais assez Abdallah ou du moins je crois le connaître assez pour savoir que toute allusion à cet incident aurait à l’avenir le double inconvénient de le désobliger et de rester sans réponse. Je jugeai donc que le mieux était de me taire absolument, et je me le promis. Il me reste à consigner dans mon journal que, pour la première fois peut-être de ma vie, j’ai entendu une admirable voix de femme, chose assez rare en tout pays.


16 novembre.

Je suis retourné chez Abdallah aujourdhui. Je m’y trouvais un peu avant une heure, toujours avec le plus ferme propos de demeurer discret, quoi qu’il arrivât. Et cependant n’était-ce pas déjà comme un aveu de curiosité que de mettre dans cette visite du lendemain l’exactitude apparente d’un rendez-vous ?

Nous causions depuis cinq minutes à peine, quand une femme, suivie d’une négresse en haïk rouge, ce qui n’est pas de mode à Alger, apparut au sommet de la rue. Je la vis entrer dans l’ombre de la voûte et s’y arrêter un moment pour rajuster son voile, de sorte qu’au lieu de la suivre, sa servante la précéda. Son costume était irréprochable de blancheur, mais je fus surpris de ne lui voir ni pantalons de ville, ni bas. Deux lourds anneaux d’or emprisonnaient ses chevilles un peu maigres, et son pied nu se dessinait dans des souliers de maroquin noir à hauts quartieis. Eile passa, frappant à chaque pas ses deux anneaux de jambes l’un contre l’autre, comme pour relever sa démarche en la rendant sonore, sans faire un geste, la tête haute et raidie par les plis de sa guimpe, les mains cachées sous ses habits blancs ; seulement je m’aperçus que ses yeux égyptiens s’allongeaient pour me regarder de côté, et le mouvement de la mousseline appliquée sur ses joues comme un moule me fit comprendre qu’elle riait.

C’était bien ma Mauresque d’hier : j’en fus prévenu par je ne sais quel vague avertissement, plus significatif encore que son regard oblique et son sourire. Dois-je avouer, mon ami, que mon premier élan fut de la suivre ? Mais il n’y parut pas, car pour rien au monde je n’aurais voulu me trahir devant mon vieil ami par une imprudence capable de me déconsidérer à tout jamais. Elle tourna l’angle de la rue ; j’entendis pendant un moment le bruit de ses anneaux de métal, et l’entretien commencé reprit son cours avec le plus grand naturel. Cependant je fis la remarque que Sid- Abdallah ne me quitta pas pour aller à la prière, et que par extraordinaire il parut s’oublier dans des bavardages.

J’éprouve pour cet homme simple, excellent, mais évidemment très perspicace, une estime aujourd’hui mêlée de quelque embarras. Aussi, pour éviter une troisième rencontre, qui pourrait nous compromettre tous les deux, mon hôte et moi, dès demain je changerai mes heures de visite.

Abdallah ne m’a jamais parlé ni de sa maison, ni de son ménage, ni de ce petit monde ordinairement nombreux et compliqué, car les alliances s’y font de bonne heure et sont fécondes, qui constitue la famille arabe. Par lui, je ne sais que ce qui concerne exactement sa vie publique, je veux dire sa naissance, la qualité de ses ancêtres, un ou deux voyages hors de la régence, puis sa carrière de marchand, et tout cela peut se raconter en quelques mots.

À son retour de La Mecque, car il est hadji (pèlerin), il s’établit dans cette même boutique qu’il habite, et que tu connais. C’était vers 1814 ; il avait alors vingt ans. Il ne dit point s’il était marié, mais on doit le croire, car vingt ans c’est déjà bien tard pour un jeune homme de race, surtout quand ce jeune homme a vu La Mecque. Il était d’abord grainetier, et pas autre chose. Depuis, son commerce s’est agrandi, et s’il consacre encore un petit coin de son magasin au trafic des graines, c’est probablement en souvenir de ses années de jeunesse. Tu sais ce qu’un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes, entend par faire le commerce : c’est tout simplement avoir sur la voie publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont il soit propriétaire et qu’il puisse habiter sans désœuvrement. Il y reçoit des visites ; sans descendre de son divan, il participe au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu’on lui apporte , se tient au courant des choses du quartier, et, si l’on pouvait employer un mot dénué de sens quand on l’applique à la société arabe, je dirais qu’il continue de vivre dans le monde sans sortir de chez lui. Quant au négoce, c’est une occupation accessoire. Les clienssont des gens qu’il oblige en leur fournissant les objets dont ils ont besoin. Il n’y a jamais avec lui de prix à débattre. — Combien ? — Tant. — Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être désagréable au marchand, c’est d’être occupé quelques minutes de trop d’une affaire dont il n’a souci. Il n’y comptait pas : pourquoi regretterait-il un argent qui, venant par hasard, s’en va par hasard ?

Le véritable sens d’un commerce ainsi compris, c’est d’occuper des loisirs dont on ne saurait que faire. « Écoute, me disait Abdallah un jour qu’il m’expliquait toute la moralité de la vie marchande en Orient, l’oisiveté engendre le besoin du kief et les mauvaises mœurs. N’est-ce pas comme cela dans ton pays ? Aller au café ne convient point à des hommes de race, encore moins aux vieillards ; à peine est-ce une habitude excusable chez un jeune homme. Les cafés sont, comme les hôtelleries, des lieux faits pour les voyageurs. Hormis ceux-là, qu’il est aisé de reconnaître, chaque homme qu’on y voit peut être pris pour un vagabond ou pour un mendiant. Toute coutume est mauvaise qui peut ainsi compromettre un honnête homme et donner à penser de lui des choses qui ne sont pas. Le travail des mains est encore le préférable, car il rend à la fois l’esprit calme et diligent ; mais j’appartiens à une famille où l’on a toujours mieux manié un chapelet qu’une aiguille. » Il y a du bon dans ces doctrines, surtout quand soi-même on les met strictement en pratique. Enfin Sid-Abdallah ne fume pas, ne prend pas de café, et ne porte jarnais que des vêtemens de drap ou de soie de la simplicité la plus sévère.

À tous ces renseignemens sur lui-même, que j’ai recueillis dans nos entretiens et que j’ai du beaucoup abréger, j’ajouterai ce que je sais par d’autres. Sid-Abdallah a de l’aisance, mais pas de fortune ; dans sa jeunesse, il eut trois femmes, mais avec l’âge il réduisit son luxe. Sa dernière femme, aujourd’hui unique, est jeune ; elle demeure à peu de distance dans une maison que je connais, mais qu’il ne m’a jamais montrée, bien entendu, et où probablement je n’entrerai jamais. J’oubliais de te dire que l’autre jour j’ai vu dans sa boutique un charmant enfant de douze ans qu’il m’a présenté comme son fils. L’enfant m’a pris la main avec une bonne grâce exquise, puis a porté la sienne à ses lèvres et m’a souri. Je crus qu’il allait me parler français, mais à ma grande surprise je sus qu’on ne lui avait pas fait apprendre le premier mot de notre langue.

J’étais resté plus de deux heures avec Abdallah après le passage de la Mauresque. Lorsque je pris congé de lui, mon vieil ami me regarda d’une façon particulière et me retint la main avec une familiarité qui ne lui était pas habituelle, puis il me dit en appuyant sur chaque mot : « Sidi, je te parle en homme qui sait bien des choses, prends garde à la Kabyle ! »

Voici, mon ami, qui m’embarrasse plus que tout le reste. Je ne parle pas du danger que j’aurais pu courir en me conduisant en étourdi, danger qui existe, puisque Abdallah croit devoir m’en avertir ; je parle du sens vrai de cette phrase qui se prête à plusieurs interprétations. Cette femme est-elle Kabyle ? ou bien est-ce un terme injurieux choisi pour la qualifier ? Abdallah, en méthodiste fervent et pétri d’intolérance, déteste et méprise tout ce qui est Kabyles et Juifs. Il emploie ces noms comme autant de blasphèmes. Kbaïl et Youdi, — Kbail-ben-Kbaïl, c’est-à-dire Kabyle fils de Kabyle, voilà les seuls termes violens qu’il se soit permis devant moi ; mais il y met un accent d’incroyable aversion, et cela équivaut tout à fait à la formule de chien fils de chien. Donc, si c’est là ce qu’il entend par Kabyle, je sais à quoi m’en tenir sur la qualité de la femme. Dans le cas contraire, je ne saurais lui faire un crime d’être née dans la montagne, et cela m’explique, en l’excusant, comment elle oublie de mettre des bas quand elle va au bain.


Décembre.

Toujours du beau temps. On ne croirait jamais que l’année s’achève. Moi qui vis en plein air, me levant avec le jour, ne rentrant qu’à la nuit ; moi qui assiste, minute par minute, au déclin de cette saison riante, c’est à peine si je m’aperçois qu’un jour succède à l’autre. Aussi j’ignore les dates, et je ne cherche point à recouvrer encore le sentiment de la durée que j’ai perdu, grâce à des illusions trop rares. L’impression du moment répète avec une telle exactitude les souvenirs de la veille, que je ne les distingue plus. C’est un long bien-être, inconnu de ceux qui vivent livrés aux oscillations de nos climats variables. La nuit le suspend sans l’interrompre, et j’oublie que mes sensations se renouvellent en les voyant chaque matin renaître toujours pareilles et précisément aussi vives. Ici comme ailleurs, l’état du ciel règle d’une manière infaillible celui de mon esprit. L’un et l’autre, depuis un mois, sont, si je puis le dire, au beau fixe.

Voici ma vie en deux mots : je produis peu, je ne suis pas certain d’apprendre quelque chose, je regarde et j’écoute. Je me livre corps et âme à la merci de cette nature extérieure que j’aime, qui toujours, a disposé, de moi, et qui me récompense aujourd’hui par un grand calme des troubles, connus de moi seul, qu’elle m’a fait subir. J’essaie les cordes les plus sensibles et les plus fatiguées de mon cerveau pour savoir si rien n’y est brisé et si le clavier en est toujours d’accord. Je suis heureux de l’entendre résonner juste ; j’en conclus que ma jeunesse n’est pas finie, et que je puis encore donner quelques semaines de grâce au plaisir indéterminé de me sentir vivre. Peu de gens s’accommoderaient d’un semblable régime, et je ne proposerai jamais mes promenades champêtres pour exemple aux voyageurs de profession. À mon sens, la vie que je mène n’en a pas moins des côtés assez sérieux ; peut-être seras-tu de mon avis. Quelle autre choisir au surplus sans être inconséquent ? Pourquoi donc s’agiter autant lorsque tout repose ? Pourquoi se précipiter à plaisir dans les nouveautés du lendemain, tandis que la vie universelle coule à pleins bords, si paisiblement et d’un cours presque insensible, dans le lit régulier des habitudes ?

Il est d’usage, mon ami, de mal parler des habitudes, sans doute parce qu’on part d’une idée fausse pour les juger. Pour moi, je n’ai jamais compris qu’on mît son amour-propre à s’en garantir ou bien ses efforts à s’en débarrasser, ni qu’on se crût moins libre pour avoir une méthode, ni qu’on donnât le nom d’esclavage à ce qui est une loi divine, ni enfin qu’on s’imaginât être beaucoup plus maître de son chemin parce qu’on n’a pas laissé derrière soi de point de repère. On s’abuse d’abord, et l’on se calomnie. On s’abuse, parce que, sans habitudes, un jour ne tiendrait plus à l’autre, et les souvenirs n’auraient plus d’attache, pas puis qu’un chapelet qui n’a pas de fil. On se calomnie, car heureusement un homme est impossible à supposer sans habitudes. Celui qui dit n’en pas avoir est tout simplement un esprit à mémoire courte, qui oublie ce qu’il a fait, pensé, senti la veille, pour n’en avoir pas tenu registre, ou un ingrat qui fait fi des jours qu’il a vécus et les abandonne à l’oubli, n’estimant pas que ce soit un trésor à conserver.

Si tu m’en crois, adorons les habitudes ; ce n’est pas autre chose que la conscience de notre être déployée derrière nous dans le sens de l’espace et de la durée. Faisons comme le petit Poucet, qui sema des cailloux depuis la porte de sa maison jusqu’à la forêt ; marquons nos traces par des habitudes, servons-nous-en pour allonger notre existence de toute la portée de nos souvenirs, qu’il faudrait tâcher de rendre excellens. Transportons cette existence de droite et de gauche, si la destinée le commande ; mais qu’elle ne soit au fond qu’une longue identité de nous-mêmes ! C’est le moyen de nous retrouver partout et de ne pas perdre en chemin le plus utile et le plus précieux du bagage : je veux parler du sentiment de ce que nous sommes.

Quel doux pays -que celui qui peruiet avec régularité des loisirs pareils ! Pas un nuage et pas un souffle, c’est-à-dire que la paix est dans le ciel. Le corps se baigne dans une atmosphère que rien n’agite, et dont la température devient insensible à force d’être égale. De six heures, du matin à six heures du soir, le soleil traverse imperturbablement une étendue sans tache, dont la vraie couleur est l’azur. Il descend dans un ciel clair et disparaît, ne laissant après lui, pour indiquer la porte du couchant, qu’un point vermeil pareil à une feuille de rose. Puis une faible humidité se forme au pied des coteaux, et répand une brume légère sur les plans éloignés de l’horizon, comme afin de ménager un passage harmonieux entre la lumière et l’ombre et d’accoutumer les yeux à la nuit par la douceur des couleurs grises. Alors les étoiles s’allument au-dessus de la campagne blêmissante et de ce grand pays devenu vague. D’abord on les compte ; bientôt le ciel en est illuminé. La nuit s’éclaire à mesure que toute trace du soleil disparaît, et le jour tout à fait clos est remplacé seulement par des demi-ténèbres. Cependant la mer dort, comme jamais je ne l’avais vue dormir, d’un sommeil que depuis un mois rien n’a troublé, toujours limpide et plate, assoupie, à peine rayée par le rare passage des navires, avec la transparence, l’éclat et l’immobilité d’un miroir.

Pourtant ce n’est plus l’été ; c’est encore moins l’hiver. On voit peu d’insectes, on n’entend pas les bourdonnemens du printemps. Les mauves sauvages sont courtes, et le gazon reverdit sans s’élever. D’ailleurs ce grand calme n’appartient qu’aux saisons qui se reposent. Dans nos campagnes de France, à l’automne, quand vient le moment des calmes plats, nos paysans disent que le temps s’écoute, métaphore ingénue qui rend l’idée de je ne sais quelle méditation vague, et fait comprendre ce qu’il y a de recueilli dans un pareil silence. Nous ne sommes plus dans la jeunesse de l’année, on le sent. Quelque chose a souffert qui se rétablit, et ce repos succède à des accès violons. On dirait une convalescence sereine après l’accablement maladif d’un long été.

Il est neuf heures du matin ; je suis dans un endroit charmant, à mi-pente des collines et en vue de la mer, cadre grandiose dont ce paysage maritime ne peut se passer sans perdre beaucoup de son effet, de son caractère et de son étendue. Le lieu est désert, quoique entouré de maisons de plaisance et de vergers ; la solitude y règne comme dans toutes les campagnes de ce pays. Pour seul bruit, j’entends des norias dont le moulin tourne et fait ruisseler l’eau dans les auges, et le roulement presque continu des corricolos courant sur la route de Mustapha. Devant moi, j’ai deux maisons turques se groupant à des plans différens poui- composer un joli tableau sans aucun style, mais d’une agréable tournure orientale. J’y vois l’accompagnement obligé de toute construction turque : chacune est flanquée de cyprès. Les maisons sont d’un blanc à éblouir et coupées d’ombres fines, rayées comme au burin ; les cyprès ne sont ni verts ni roux ; on ne se tromperait guère en les voyant absolument noirs. Cette tache extraordinaire de vigueur s’enlève à l’emporte-pièce sur un ciel vif, et découpe avec une précision dure à l’œil la fine nervure de leurs rameaux, leur feuillage compacte et leur branchage singulier en forme de candélabres. Des pentes boisées descendent en moutonnant vers le bas de la vallée, et l’extrémité des coteaux enferme dans des lignes souples et un peu resserrées cet élégant morceau de paysage intime. Tout ceci est peu connu, du moins je ne me rappelle rien dans la peinture moderne qui en reproduise l’aspect clair et séduisant, et qui surtout rentre avec naïveté dans la simplicité de ces trois couleurs dominantes dont je t’ai parlé déjà, le blanc, le vert et le bleu. Tout le paysage du Sabel se réduit presque à ces trois notes. Ajoutes-y la couleur violente et brune des terrains oxydés de fer, fais monter comme un arbre chimérique au milieu des massifs verts la haute tige d’un peuplier blanc tout pailleté comme un travail d’orfèvrerie ; rétablis par la ligne horizontale et bleue de la mer l’équilibre de ce tableau un peu cahoté, et tu auras une fois pour toutes la formule du paysage algérien de ce qu’on appelait le fhas, avant que nous ne l’eussions nommé la banlieue.

Je suis à l’ombre d’un caroubier magnifique, renommé dans le voisinage et âgé, dit-on, de trois siècles. Son ombre circulaire mesure à peu près quarante pieds de diamètre. L’arbre a fini de grandir, mais il s’étend, se ramifie, se noue, et, par un effort continu de la sève, il se compose une couronne inextricable de branchages si serrés, si bien liés et tressés de si près, qu’un jour il portera plus de rameaux que de feuilles. Aucun oiseau n’habite ce dôme austère, de couleur souibre, hérissé de bois aride, que sa solidité rend immobile et qu’on prendrait pour un arbre de bronze. Rien qu’à le voir, on le sent indestructible. De temps en temps, une feuille verte encore, mais dont le point d’attache est flétri, tombe au pied de l’arbre ; une autre la remplace, et le feuillage dure. Tu sais que le caroubier vit aussi longtemps au moins que l’olivier. J’en ai vu de plus vastes, mais je n’en ai pas vu de mieux construits, ni dont la longévité soit plus probable. Je te l’ai dit déjà, rien ne mesure ici la durée ; pas de soleil qui pâlit, ni de campagnes qui s’attristent, ni de feuilles qui tombent, ni d’arbres couverts de moisissures funèbres, et qui ti’istement font semblant de mourir. Il est permis d’oublier que la vie décroît dans cette Hespéride enchantée qui jamais ne parle de déclin, lieureux, mon ami, si cette permanence de tout ce que je vois nous faisait croire à la perpétuité possible des choses et des êtres qui nous sont chers !

À deux pas de moi est un cimetière. Il est consacré par la dépouille d’un marabout célèbre, Sid-Abd-el-Kader, qui y repose depuis deux siècles dans un petit monument qui porte son nom. Le pavé de la cour recouvre en outre plusieurs sépultures dont la place est marquée par des dalles de marbre fort usées, grâce au piétinement des dévots. L’intérieur du marabout, fermé de portes éti’oites et hautes, peintes en vert, ne s’aperçoit pas du dehors ; les pèlerins s’y glissent si furtivement, que les portes retombent sur leurs talons. J’ai cru y voir de petites lampes allumées, mais rien de plus. Ces marabouts sont des monumens en miniature ; tout est petit, la cour, les constructions, les coupoles, qui ressemblent à des calottes blanches. Un vieux Maure, avec sa famille, garde ce lieu, doublement consacré par la mort et par la piélé de ses hôtes. Il y a des enfans et des femmes, épouses ou servantes, qui vont et viennent dans l’enclos, foulant avec indifférence les inscriptions mortuaires. Des pelures d’oranges, mêlées aux balayures des repas, sont semées çà et là sur les tombes, et des pigeons domestiques roucoulent au soleil sur l’étroit escalier des chapelles. Si je n’avais un respect infini pour ces lieux-là, je pourrais d’une enjambée m’introduire aisément sur la terrasse. Le plus souvent, elle n’a pour gardiens que deux chats engraissés dans la fainéantise, qui dorment pelotonnés à l’ombre des koubas. De temps en temps, le gardien lui-même vient examiner l’état des murailles. Avec un petit balai, un pinceau et un pot rempli de chaux liquide, il en fait disparaître les moindres salissures, peignant plutôt qu’il ne badigeonne, et se complaisant à faire revivre sous sa main cette blancheur immaculée qui, pour les Maures, est le seul luxe extérieur de leur logis. Il y met un soin extrême, comme s’il s’agissait du travail le plus délicat. C’est un gros homme un peu ventru, toujours propre, au visage plein d’aménité, et dont la verte vieillesse est due sans doute aux loisirs heureux de sa charge. Quand il m’aperçoit, ce qui n’arrive que rarement, tant il est occupé par ces soins de propreté, nous nous saluons poliment d’une formule courte, et jusqu’à présent je ne connais pas autrement ce vieux homme, moitié fossoyeur et moitié sacristain, que pour lui avoir dit : « Bonjour, sidi, que le salut de Dieu soit sur toi ! que ta maison soit prospère, et que la mort de tes semblables t’exhorte à bien vivre ! »

Ce monument bizarre, moitié maison de campagne et moitié tombeau, cette existence de famille au milieu des sépultures, ces enfans qui naissent et grandissent sur cette couche de cendres humaines, ce voisinage inusité de la vie et de la mort, enfin ces jolis oiseaux, voués aux plus gracieux emblèmes, dont le doux chant ressemble à l’entretien posthume de tant de cœurs inanimés, de tant de sentimens pour toujours éteints, tout cela, mon ami, sans aucune espèce de poésie, crois-moi, m’intéresse beaucoup, et m’entraîne à des rêveries que tu peux comprendre.

À côté du mausolée, et communiquant par une porte avec l’enclos réservé, s’étend le cimetière public. Il porte le nom du marabout ; on l’appelle aussi le cimetière de Bab-Azoun, pour le distinguer du cimetière de l’ouest, situé près de Bab-el-Oued. Il est petit, même pour la moitié d’une aussi grande ville. Aussi l’étroit terrain est-il constamment remué, fouillé dans sa profondeur, et partout où des tombes de pierre ne font pas respecter la propriété du mort, je présume qu’on s’occupe assez peu de l’être inconnu qui fut déposé là, et que, n’importe comment, on fait faire place au nouvel arrivant. La terre, pétrie de matière humaine, fait pousser des plantes énormes. Les mauves, les cactus, des aloès monstrueux, y prospèrent en toute liberté. Un âne se promène en paix dans ce pâturage riche en engrais.

Les tombes arabes sont très simples, même les plus opulentes, et se ressemblent toutes, ce qui, philosophiquement, est d’un grand goût. C’est un bloc en maçonnerie, d’un carré long, peu élevé au-dessus du sol, portant à ses deux extrémités soit un turban grossièrement sculpté sur un petit fût de colonne, et rappelant assez exactement la forme d’un champignon de couche sur sa tige, soit un morceau d’ardoise triangulaire posé debout comme le style d’un méridien. La dalle de pierre ou de marbre est couverte de quelques inscriptions arabes : noms du mort et préceptes du Koran. Quelquefois cette dalle est taillée en forme d’auge et remplie de terre végétale. On y voit alors un peu de gazon et quelques fleurs, soit qu’on les y ait plantées, soit que le vent lui-même en ait apporté les semences. Quelquefois encore l’on prend soin de creuser aux deux extrémités de la pierre deux petits trous, en forme de coupe ou de godet, où la pluie se dépose et fait un réservoir d’eau. « D’après une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette pierre un léger enfoncement avec le ciseau. L’eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe funèbre, et sert, dans un climat brûlant, à désaltérer l’oiseau du ciel. » Je n’ai pas vu d’oiseau voler vers ces tombes arides, ni boire aux coupes taries ; mais je pense au Dernier Abencerrage chaque fois à peu près que j’entre dans le cimetière de Sid-Abd-el-Kader.

Cependant on se tromperait beaucoup si l’on croyait que tout y est édifiant. Il y a dans le génie du peuple arabe un mélange de fictions charmantes et de réalités absurdes, de réserve et d’inconvenances, de délicatesse et de brutalités, qui le rendent très difficile à définir d’une façon absolue. Une définition ne suffit pas, il faut des nuances. On l’admiie, et aussitôt on croit s’être trompé, tant les démentis sont fréquens dans le caractère de la race, et tant il y a de désaccord entre son génie naturel, qui est subtil, et son éducation, qui toujours est des plus grossières. L’Arabe a dans l’esprit quelque chose d’ailé, et nul parmi les peuples civilisés n’est plus profondément engagé dans la matière. On peut donc, sans se contredire, penser de lui les choses les plus contraires, suivant qu’on l’étudié dans son esprit ou qu’on l’observe dans ses habitudes.

Il y a un jour par semaine, ce doit être le vendredi, où, sous prétexte de rendre hommage aux morts, les femmes d’Alger se font conduire en foule au cimetière, à peu près comme à Constantinople on se réunit aux Eaux-Douces. C’est tout simplement un rendez-vous de plaisir, une partie de campagne autorisée par les maris pour celles qui sont mariées, et j’ai des raisons de croire que c’est le plus petit nombre. D’ailleurs ce rendez-vous se renouvelle à peu près tous les jours, et il est rare que, dans l’après-midi, le champ de Sid-Abd-el-Kader ne soit pas égayé, autant qu’il peut l’être, par les conversations et les rires. On fait plus que d’y converser ; on y mange, on s installe sur les tombes ; on y étend des haïks en guise de nappe ; la pierre tumulaire sert à la fois de siège et de table à manger, et l’on s’y régale, par petits groupes, de pâtisseries et d’œufs au sucre et au safran. Les grands voiles, qui sont de trop quand nul indiscret ne se montre dans le voisinage, flottent suspendus aux cactus ; on laisse voir les toilettes de dessous fort brillantes, quelques-unes splendides, car c’est une occasion de vider ses coffres, de faire faste de ses parures, de se couvrir de bijoux, de s’en mettre au cou, aux bras, aux doigts, aux pieds, au corsage, à la ceinture, à la tête, de se peindre avec des couleurs plus vives les sourcils et le bord des yeux, et de s’inonder des odeurs les plus violentes. Qui pourrait dire, mon ami, ce qui se passe alors pendant ces quelques heures d’indépendance entre toutes ces femmes échappées aux sévérités du logis fermé ? Qui sait ce qu’elles racontent de médisances, d’histoires de quartier, de commérages, d’indiscrétions domestiques, d’intrigues et de petits complots ? Plus libres ici qu’elles ne le sont au bain, elles n’ont pour confidens et pour témoins que des gens fort discrets, ceux qui dorment sous leurs pieds. J’assiste assez souvent à ce spectacle d’un peu loin, caché dans un observatoire ombreux que j’ai choisi exprès. Je vois tout, mais n’entends rien qu’un chuchotement général mêlé de notes gutturales ou suraiguës, une sorte de ramage comparable à celui d’une grande troupe d’oiseaux bavards. Les rangs s’éclaircissent à mesure que le soir approche. Des omnibus qui stationnent à peu de distance du cimetière, comme nos fiacres à la porte des lieux de plaisir, emportent par charretées ces dévotes mondaines vers Alger. Et les morts n’ont de repos que lorsque la nuit est de nouveau descendue sur eux.

Un peu plus loin que le cimetière, en suivant la route, on trouve un endroit très vanté, très souvent reproduit, dont tu dois connaître déjà dix tableaux au moins, ce qui me dispensera, j’espère, de faire aussi le mien : je veux parler du café des platanes. Le lieu assurément est fort joli. Le café, construit en dôme, avec ses galeries basses, ses arceaux d’un bon style et ses piliers écrasés, s’abrite au pied d’immenses platanes d’un port, d’une venue, d’une hauteur et d’une ampleur magnifiques. Au-delà, et tenant au café, se prolonge, par une courbe fort originale, une fontaine arabe, c’est-à-dire un long mur dentelé vers le haut, rayé de briques, avec une auge et des robinets primitifs dont on entend constamment le murmure, le tout très écaillé par le temps, un peu délabré, brûlé cle soleil, verdi par l’humidité, en somme un agréable échantillon de couleur qui fait penser à Decamps. Une longue série de degrés bas et larges, dallés de briques posées de champ et sertis de pierres émoussées, mènent par une pente douce de la route à l’abreuvoir. On y voit des troupeaux d’ânes trottinant d’un pied sonore, ou des convois de chameaux qui y montent avec lenteur et viennent plonger vers l’eau leurs longs cous hérissés, avec un geste qui peut, suivant qu’on le saisit bien ou mal, devenir ou très difforme ou très beau. En face s’ouvre, par une grille française flanquée de pilastres et précédée de tristes acacias, la grande allée pleine de roses encore fleuries du Jardin d’essai. J’y vais quelquefois, mon ami, mais je n’en parlerai pas, n’étant pas botaniste et n’étudiant au surplus que les choses arabes.


Même date, le soir.

J’ai achevé ma journée, parmi les arbres, à regarder des maisons turques. Il y a toute une partie des collines où ces constructions élégantes sont en très grand nombre. On les voit poindre çà et là par-dessus les feuillages à très petite distance les unes des autres, et si bien entourées que chacune d’elles a l’air d’avoir son parc. Toutes sont bâties dans une situation pittoresque, sur un échelon des pentes boisées, et toutes regardent la mer. En s’ élevant soi-même sur ce vaste amphithéâtre, disposé régulièrement en terrasse, on peut imaginer la belle et grande vue dont jouissent les habitans de ces jolies demeures. Aujourd’hui, sans exception, elles appartiennent à des Européens. Aussi le grand mystère qu’elles recelaient s’est évanoui, et beaucoup de leur charme a disparu. L’architecture de ces maisons n’a plus grand sens appliquée aux habitudes européennes. Il faut donc les prendre pour l’agrément de leur aspect extérieur et les étudier comme autant de monumens gracieux d’une civilisation exilée.

Habitées par le peuple qui les avait bâties et je pourrais dire rêvées, ces demeures’ étaient une création à la fois des plus poétiques et des plus spirituelles. Ce peuple avait su faire des prisons qui fussent des lieux de délices et cloîtrer ses femmes dans des couvens impénétrables aux regards et transparens. Pour le jour, une multitude de petites ouvertures, des jardins tendus de jasmins et de vignes ; pour la nuit, des terrasses : quoi de plus malicieux et en même temps de plus prévoyant pour la distraction des prisonnières ? Ces maisons si bien fermées n’ont, pour ainsi dire, pas de clôture. La campagne y pénètre en quelque sorte et les envahit. Le sommet des arbres touche aux fenêtres ; on peut, en étendant le bras, cueillir des feuilles et des fleurs ; l’odeur des orangers les enveloppe, et l’intérieur en est tout parfumé.

Les jardins ressemblent à des joujoux d’art destinés à l’amusement de la femme arabe, cet être singulier dont la vie longue ou courte n’est jamais autre chose qu’une enfance. On n’y voit que petites allées sablées, petits compartimens de marbres creusés de rigoles, où l’eau serpente et dessine en courant des arabesques mobiles. Quant aux bains, c’est encore un séjour imaginé par un mari poète et jaloux. Figure-toi de vastes citernes où l’eau n’a pas plus d’un mètre de niveau, dallées du plus beau marbre blanc et ouvertes par des arceaux sur un horizon vide. Pas un arbre n’atteint à cette hauteur ; quand on est assis dans ces baignoires aériennes, on ne voit que le ciel et la mer, et l’on n’est vu que par les oiseaux qui passent.

Nous ne comprenons rien, nous autres, aux mystères d’une pareille existence. Nous jouissons de la campagne en nous y promenant : rentrons-nous dans nos maisons, c’est pour nous enfermer ; mais cette vie recluse près d’une fenêtie ouverte, l’immobilité devant un si grand espace, ce luxe intérieur, cette mollesse du climat, le long écoulement des heures, l’oisiveté des habitudes, devant soi, autour de soi, partout, un ciel unique, un pays radieux, la perspective infinie de la mer, tout cela devait développer des rêveries étranges, déranger les forces vitales, en changer le cours, mêler je ne sais quoi d’ineffable au sentiment douloureux d’être captif. Ainsi naissait au fond de ces délicieuses prisons tout un ordre de voluptés d’esprit qui sont à peine imaginables. Au surplus, mon ami, ne me trompé-je pas en prêtant des sensations très littéraires à des êtres qui assurément ne les ont jamais eues ?


Mustapha, fin décembre.

J’ai passé la nuit dernière à entendre aboyer des chiens. La campagne était en rumeur, et je ne crois pas qu’il y eût aux environs un seul de ces animaux, soit errant, soit à l’attache, qui ne criât, et dont je ne pusse entendre la voix. Comme la nuit était humide, l’air tranquille et sonore, je calculais, d’après la décroissance indéfinie des bruits, que les plus faibles devaient m’être apportés de plus d’une lieue.

D’abord je craignis un incendie, mais je n’aperçus pas la plus petite lumière ni à terre, ni dans la baie ; hormis ces bêtes glapissantes, tout dormait dans une sécurité profonde et sous le paisible regard des étoiles. Les chiens criaient pour se répondre, comme ils ont l’habitude de le faire, parce que quelque part un des leurs avait d’abord élevé la voix. L’éveil une fois donné dans les chenils, l’alarme avait dû gagner de proche en proche, et par des nuits calmes comme celle-ci il n’était pas impossible que ce long aboiement se répandit de l’autre côté du Sahel, et de gourbi en gourbi, de ferme en ferme, de village en village, se prolongeât par un écho continu jusqu’au fond de la plaine.

Je ne me suis endormi qu’aux approches du jour, et cependant, dois-je avouer de pareils enfantillages ? cette nuit singulière m’a paru courte.

Ce que j’ai récapitulé de souvenirs, le nombre de lieux que j’ai revus, le nombre aussi des années écoulées qu’il m’a semblé revivre, je ne saurais l’écrire, car je n’aurais pu les noter même au passage. C’étaient des visions instantanées, rapides, mais d’une vivacité qui m’allait au cœur comme un aiguillon. Elles se succédaient aussi précipitamment que les bruits, et, chose bizarre, au milieu de tous ces aboiemens à peu près pareils, je distinguais des notes très diverses et des tonalités particulières dont chacune avait pour ma mémoire une signification précise et correspondait à des réminiscences. Les uns représentaient telle province de France, les autres telle époque ou telle aventure de m’a vie que je croyais oubliée, et qui ne l’était pas, ma vie de campagne surtout et mes années de voyages, les deux périodes où je m’intéi essai aux bruits champêtres et vécus le plus activement. Que de coins de pays dans l’ouest, vers la Manche ou vers le Midi, que de petits villages dont je n’ai pas gardé le nom, et que j’ai pour ainsi dire habités cette nuit pendant quelques secondes, grâce à ce mécanisme prodigieux de la mémoire appliquée aux sons !

D’autres voix plus farouches ou plus rauques, ressemblant davantage à des miaulemens, me remémoraient mes séjours en Afrique. Pour la plupart, je les reconnaissais, à les entendre se répéter à la même distance, dans une direction fixe et à des intervalles toujours égaux. Il m’est arrivé d’attendre avec anxiété la voix correspondante à tel souvenir, soit pour me pénétrer mieux du plaisir que j’en éprouvais, soit pour le continuer si d’autres l’avaient interrompu.

Ce matin, presque toutes ces visions ont disparu, à l’exception de quelques-unes dont l’impression demeure. Je me souviens surtout d’avoir pensé longtemps, en écoutant la voix très reconnaissable d’un chien bédouin, à une nuit d’hiver aigre et glacée passée dans un petit douar, vers l’extrémité du tell de Constantine. C’était en pleine montagne, hors des routes et dans un pays des plus âpres. Il y a de cela plusieurs années. J’étais arrivé le soir après une longue étape ; à peine avais-je eu quelque minutes de jour pour nettoyer la place où je campais et faire établir ma tente au centre du douar et sous sa garde. Autour, il n’y avait qu’un terrain pétri de boue, d’ordures et de débris ; la gelée, qui jeprenait avec le soir, avait heureusement tout durci. Le sol était en outre couvert de carcasses d’animaux ou tués pour la boucherie, ou plutôt morts de misère. L’hiver, qui était dur, en faisait partout périr un grand nombre, et parmi les petits douars du tell la détresse était affreuse.

Toute la nuit, les chèvres et les petits moutons parqués dans l’enceinte et réfugiés le plus près possible des tentes bêlèrent de souffrance et toussèrent. Les enfans, percés de froid et ne pouvant dormir, geignaient sous le pauvre abri des ménages, et les femmes gémissaient en les berçant sans parvenir à chasser ni le froid, ni l’insomnie. Les chiens huilaient en s’agitant dans ce douar, hiquiétés par le feu de ma lanterne, ils entouraient ma tente. J’en avais mis toutes les boucles et fortement assujetti les piquets. Dès que ma lumière fut éteinte, leur cercle se rétrécit encore, et jusqu’au matin je pus les entendre gratter la terre, passer leur museau sous la toile en reniilant, et je sentis sur ma figure leur haleine de bêtes fauves. Cette nuit fut lamentable, et je ne fermai pas l’œil. Au point du jour, je quittai le douar, et n’y suis jamais repassé.

Ce souvenir est un des mille que j’aurais à citer. Il est bref, voilà pourquoi je l’ai noté. — L’histoire entière de ma vie se déroula devant moi durant ces quelques heures de veillée. — Il faisait assez clair dans ma chambre aux murs blancs, et ce demi-jour transparent me tenait mystérieusement compagnie. — Vers cinq heures du matin, les aboiemens diminuèrent, et je m’endormis.


4 janvier.

J’ai été averti par un changement de date que nous avons passé d’une année dans une autre. Il n’y a pas de jour, me diras-tu, qui ne soit marqué par un anniversaire et qui ne puisse être pris pour point de départ d’une année nouvelle. Cependant, si cette date de janvier est adoptée par des préjugés de mœurs ou d’habitudes sociales, elle est inscrite aussi dans ce que j’appellerai les préjugés de la conscience, et c’est un calendrier qu’il est toujours bon d’emporter avec soi, même en voyage. Je me suis souvenu tout à coup que le temps fuyajt pour tout, pour tous et pour moi-même. Au lieu du bercement si plein d’oublis que j’éprouvais ces jours derniers, je me suis senti soulevé par des eaux courantes. Alors je me suis dit qu’il n’est jamais prudent de laisser couler des mois sans en faire le compte, que le temps qui passe inaperçu est celui dont on ne peut mesurer l’emploi, et que c’est toujours mauvais signe quand on peut dire d’une année : « Comme elle a été courte ! »

Cette calme existence sous un ciel plein de caresses, dans un pays qui plaît, ce quelque chose qui ressemble à la vie pour en avoir pris l’indépendance et les loisirs, et qui n’en a retenu aucun des liens, ni les embarras, ni les servitudes, ni les soucis, ni l’émulation, ni presque les devoirs, cet abandon de soi-même joint à l’abandon de tant de choses, tout cela a-t-il bien en soi sa raison d’être ? Il y a dans l’extrême jeunesse des années entières, de longues années, dont toute la cendre, hélas ! tiendrait dans un médaillon de femme ; mais ce sont les années légères. Les nôtres ont une autre mesure, un poids différent, et doivent laisser après elles quelque chose de mieux que des cendres et des parfums.

J’étais un jour dans un village du sud au coucher du soleil, et par une soirée si belle qu’elle en devenait dangereuse pour un esprit trop naturellement sensible au repos. C’était au bord d’un étang sous des dattiers. Baigné d’air chaud, pénétré de silence et sous l’empire de sensations extraordinairement douces et perfides, je disais à mon compagnon : « Pourquoi donc s’en aller ailleurs, si loin du soleil et du bien-être, si loin de la paix, si loin du beau, si loin de la sagesse ? » Mon compagnon, qui n’était pas un philosophe, mais simplement un homme actif, me répondit : « Retournez vite aux pays froids, car vous avez besoin d’être aiguillonné par le vent du nord. Vous y trouverez moins de soleil, moins de bien-être, beaucoup moins de paix surtout ; mais vous y verrez des hommes, et, sage ou non, vous y vivrez, ce qui est la loi. L’Orient, c’est un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que déjà l’on y sommeille, où l’on croit penser, où l’on dort ; beaucoup y semblent vivre qui n’existent plus depuis longtemps. Voyez les Arabes, voyez les Européens qui se font Arabes, pour avoir un moyen lent, commode et détourné d’en finir avec la vie par un voluptueux suicide… »

Je ne retournerai pas aux pays du nord avant le moment que j’ai marqué ; mais je me souviendrai plus assidûment du conseil qui me fut donné, et puisque tel est le premier tort de la solitude, puisque tel est, sur moi du moins, l’effet du silence, du ciel bleu, des sentiers déserts, à partir d’aujourd’hui je rentre dans le monde des vivans.

Eugène Fromentin.