Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/05

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Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 375-410).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

CINQUIÈME PARTIE[1]


1841


23 janvier 1841.

J’ai été bien affairé, chère Madame, Lèbre vous a dû l’écrire ; de plus, je suis véritablement souffrant et dans cet accablement interne qui mène à la procrastination des vieillards, comme dit Olivier de M. Cassat. Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai entendu Mickiewicz (sans pourtant lui dire bonjour encore ; nous continuons de nous chercher) ; je l’ai entendu à distance, et j’ai été très satisfait. Il y a de l’éloquence sous ses empêchemens mêmes, et l’accent profond marque mieux sous les efforts. Mme Sand y est très assidue, et l’autre jour on l’y a applaudie. Avez-vous lu son article sur Majorque ? C’est charmant. A peine l’avais-je lu que toutes mes tendresses pour elle (et j’en ai) se sont réveillées et j’ai couru la voir. J’ai dîné un jour avec Eynard et Lèbre, mais ils doivent me trouver bien maussade à la fois et bien frivole. n’abordant pas les graves sujets, et n’ayant pas, en revanche, la gaieté du rien-dire. Enfin je les aime beaucoup, et ils sont indulgens. — Eynard voit beaucoup le monde d’ici, et il pourra vous en dire d’exactes nouvelles là-bas.

Voilà Hugo nommé, mais tout n’est pas gagné encore. On craint fort que Ballanche ne soit pas nommé[2]et qu’Ancelot, cette fois, ne l’emporte. C’est le 28 qu’a lieu cette seconde bataille. Si (ce que je ne crois pas) Ballanche est nommé, nous ne passons pourtant pas encore On continue aux prochaines (et très prochaines) morts de nommer des gens politiques : Tocqueville, Berryer… après eux, s’il en reste. — Hugo apporte, comme candidats de sa prédilection et de sa charge, quatre illustres : Alexandre Dumas, Balzac, de Vigny ; je suis le quatrième, très indigne, et pourtant moins impossible encore, je crois, qu’aucun des trois autres[3]. Dans deux ou trois ans, les catarrhes aidant, tout ceci sera fait, au moins pour moi. Voilà mes rians présages.

M. de Broglie, que j’ai rencontré l’autre jour, apprécie fort M. Vinet ; il l’appelle un bon Cyclope (c’est un peu comme le nègre blanc d’Olivier) ; il le compare encore au bon géant du Morgante Maggiore. Je ne le remercie pas encore cette fois, ayant un petit mot assez pressé à joindre ici pour M. Monnard.

Je n’embrasse plus toute la maison, depuis qu’il y a un nouveau et jeune visage inconnu. Mais c’est à vous, chère Madame, à distribuer mes souvenirs comme vous le voudrez ; vous les avez tous.

A vous.


De ma bibliothèque, ce 19 février 1841.

Chère Madame et amie,

Votre lettre s’est bien fait attendre et je vous assure que je commençais fort à m’en apercevoir. Vous êtes bien bonne dans tout ce que vous me dites de détails lausannois, j’y suis très présent et non sans quelque regret de n’y pas être plus en personne, ne fût-ce qu’avec quelque arrière-pensée aussi d’expliquer de mon mieux à Mlle Marianne le pourquoi de n’avoir pas aimé. A propos, hier soir, étant chez Mme d’Agoult qui me força à dire des vers, je lus cette pièce des Consolations dont votre lettre de ce matin vient me rendre l’écho. Je suis des plus mondains cet hiver, probablement pour me distraire des graves douleurs d’il y a quelques mois. Je vais partout où l’on m’invite, de sorte que je ne saurais dire où je ne vais pas, ne fût-ce qu’une ou deux fois. L’autre jour, à la soirée chez M. Lebrun, j’ai fait pendant une heure ma cour respectueuse à Mlle Léopoldine Hugo, l’aînée des enfans, la plus charmante et la plus perlée des ballades de son père : elle a dix-sept ans. Je la traitais comme une très grande et très sérieuse personne qu’elle est, et elle avait l’air charmé. Ce sont là mes plus vives émotions ; j’appelle cela de la poésie, la seule qui me reste. Tout m’est égal, et je donnerais mon âme et l’avenir, tout mon royaume, pour un éclair ! Voilà des aveux, mais vous m’en demandez presque et le printemps qui recommence m’ouvre le cœur et les lèvres. Cela, pourtant, ne saurait durer ; dès qu’il faudra travailler, j’aurai à rompre ; comment le ferai-je ? Je ne sais ; — alors, comme alors. — Le canton de Vaud se présente toujours à moi comme un coin de refuge, un nid sûr, mais je tomberai en chemin, je le crains, avant d’y pouvoir retourner. Plaignez-moi un peu, aimez-moi toujours.

M… est un manant et un animal, il ne faut pas lui écrire ; P… est un envieux et un ignorant, il ne faut pas lui écrire davantage. Qu’Olivier veuille me dire quel genre de renseignemens il désire, et je lui indiquerai quelque personne honnête et plus savante dans ces spécialités d’antiquailles qu’aucune des deux.

J’ai vu l’autre soir Mme Sand : elle aime fort Mickiewicz, mais sans, je crois, lui faire la cour, ni songer à malice. Ce sont de sots contes ; et Mickiewicz, d’ailleurs, n’est pas homme à se laisser faire. Ils sont bien ensemble, voilà tout.

Lèbre vous en écrira sur nos prédicateurs, nos professeurs, nos talens et nos légèretés, plus vivement que moi qui dois y être moins sensible que lui.

J’embrasse les chers petits, les trois Suisses du lac. — J’ai bien pris part à tous les accidens et à la convalescence de M. Vinet : Eynard a pour lui les Panégyriques du P. Senault qu’il désirait[4]. Croyez, chère Madame, que je n’ai jamais été si heureux que près de vous dans cette année que j’appelais d’exil, croyez que mon cœur s’y reporte souvent et qu’ici je tourbillonne, mais ne vis pas.

A vous donc, cher Olivier.


16 mars 1841.

Ce n’est pas en arrivant aux Agites, mais bien aux Cépés, que j’ai récité un sonnet. Le souvenir de tout ceci m’est très présent et je n’ai pas oublié un seul de nos pas durant ces trois jours, pas même, chère Madame, ce pas si périlleux et où il me paraît bien que je ne brillais point par l’audace. Qui me rendra de telles émotions et de si beaux jours, et le promenoir des Tours, et le dîner au bord du torrent, et les omelettes de l’auberge des Mosses ? Le printemps, qui commence déjà ses rayons, m’a réveillé tous les désirs et les regrets[5]. Me voilà, au lieu de cela, accroché dans une cage du pont des Arts comme du raisin très vert que viennent piquer tous les oiseaux qui passent. J’en enrage au fond, en ayant l’air de sourire, j’en rougis au plus avant de mon antique chevalerie humiliée, j’en souffre au cœur de ma pauvre poésie qui s’en outrage. Je lui redis comme Ronsard à sa forêt : tu perdras ton silence ! Enfin, il n’y a qu’à dissimuler pour le quart d’heure. Mais ceci devra finir.

Si, là-bas, d’ici à quelques mois, à quelques années, que sais-je ? il y avait quelque moyen, quelque combinaison de vie simple et studieuse (et non professorale), une revue à faire ensemble, un je ne sais quoi de possible et d’imprévu, qui donnât le pain et ne fût pas toute la vie, en vérité… je n’ose achever, car cela vous paraîtra fou. Malheureusement ce n’est qu’impossible.

J’ai enfin vu Mickiewicz ; j’ai dîné avec lui chez M. de Kergorlay, de nos amis. Nous avons fort parlé de vous ; il vous désire ici à l’un de ces printemps, et je me suis chargé de vous le dire. Ils sont fort jolis en effet (nos printemps), et M. Eynard parait les goûter en toute légèreté. Il est fort aimable, il m’a fait dîner plusieurs fois chez son oncle, et se trouve tellement répandu parmi tous nos politiques et littérateurs qu’il vous en rendra ensuite le plus fidèle compte.

J’ai fait un article sur Töpffer où vous avez passé[6] ; soyez indulgente, chère Madame, à ces souvenirs détournés et comme obliques. Les affections bien vraies ont leur pudeur et craignent d’en trop dire devant tous.

Ma lettre est courte, mais je suis plus plein de vous et de vos doux lieux et de la pensée d’y revoler que je ne l’ai jamais été. Que vous ajouterai-je qui vous puisse être un entretien plus direct et plus long ?

A vous, chère Madame, et à Olivier.


5 avril 1841.

Je trouvais, en effet, que c’était bien long, mais Lèbre m’avait dit que vous étiez dans les élections, et je vous croyais en tournée électorale, belle dame, comme font ici les nôtres, qui, au besoin recrutent pour leurs mari et frère. Vous m’édifiez trop avec ce mariage de M. de Brenles, je ne croyais pas que l’idylle pût aller si loin. Elle me plaît peu à ce degré ; la mort est trop là toute voisine et sur le dos du vieil époux[7].

Vous recevrez d’ici à quelque temps une visite d’un ami de Mme Sand, à qui j’ai donné une lettre de recommandation pour vous. C’est son ami le Malgache tant célébré dans les Lettres d’un voyageur : son vrai nom est M. Néraud (ou Nérault). Il est botaniste, - très simple, me dit-elle ; il voyage à pied, a de gros souliers et a l’air d’un jardinier : assez savant d’ailleurs, modeste et excellent[8]. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas osé vous écrire elle-même, mais ce que vous pourrez faire pour lui lui sera agréable. (Quelques lettres à des botanistes, si vous en connaissez.)

M. Chateaubriand est très content des vers qu’il a lus sur le Lac sans mémoire[9]. Vous avez bien tort, Madame, de ne pas m’écrire tout ce qui vous vient à la pensée à mon endroit ; cela donne envie de faire aussi de mon côté des réticences. Nous irions loin dans cette voie-là…


Voilà ma lettre coupée par un visiteur à la Bibliothèque et je ne recommence que deux jours après : le malheur de Paris est la vie morcelée, comme la pensée ; tout le monde conspire contre vous et vous met au pillage. Sans cela, on aurait trop de sentiment et de talent ; on écraserait les autres. O misère de l’homme et de la société !

Vivre aux champs est toujours mon idéal ; et le poison que je respire, non sans douceur, à bien des soirées d’ici, me rend incapable de jouir de cet idéal s’il me disait : Me voilà !

Qu’entendez-vous, chère Madame, par ces mots : Notre avenir littéraire se dessine ? Dites-moi, sans métaphores, quels projets d’ouvrage avez-vous ? Quelle lutte, quel théâtre entrevu ?

Une idée m’est venue souvent. Y aurait-il moyen jamais de faire un jour à Lausanne une édition complète, à mon gré, de mes œuvres ? J’en aurai la propriété dans quelques années. Y aurait-il moyen, croyez-vous, à vue de pays, sans demander d’argent et non plus sans en débourser, de faire réimprimer là mes Portraits, mon Seizième Siècle, mes Vers, mon Roman, et même Port-Royal ? Ce serait un nombre considérable de volumes ; je ne tiendrais, pour mon compte, qu’à la correction. Pas d’argent ; mais un libraire tel que M. Ducloux, par exemple, se risquerait-il à de tels frais d’impression ? — Questions de rêveur, allez-vous me dire ! Répondez toujours. Cela habitue l’aiguille à se diriger, à propos de tout, d’un certain côté.

Il n’est plus question d’Académie ; d’abord, il n’y a pas de morts. Et puis le goût m’en est passé. Je sens qu’il faudrait trop d’efforts. Allons, je n’en serai pas encore d’ici à quelques années, et ne ferai rien pour cela.

J’embrasse vos enfans ; mes amitiés et respects à Eysins et à Bonmont. Hommages à Mlle Sylvie. Poignée de main à M. Ruchet ; il va être, n’est-ce pas, réélu conseiller ? J’y compte.

A vous, cher Olivier, et chère Madame.


27 avril 1841.

Votre lettre est très bonne, chère Madame, elle l’était même sans le post-scriptum, qui est si affectueux dans sa crainte de ne pas assez l’être. Vous vous faites de Paris une idée fausse ; nous disions cela avec Mickiewicz ; le seul jour où je l’aie vu. Vous vous imaginez que c’est je ne sais quoi qui fait qu’on perd le sentiment du reste ; il y a dans Paris, quand on le pratique beaucoup, une espèce d’empoisonnement insensible et profond qui fait qu’on ne peut guère vivre et se supporter ailleurs ; mais, quand on est à Paris, on ne sent pas cela, et on s’imagine toujours que le reste est mieux ou qu’il y a des plaisirs inconnus. On ne rit donc pas des autres lieux, on en parlerait plutôt avec enthousiasme, — durant un soir au moins. — Quant à moi, je ne suis pas ainsi, j’en parle un soir et tous les soirs et tous les matins, ou mieux j’y pense, tout empoisonné que je suis jusqu’à la moelle. Au fait, je souffre ; ma santé est très mauvaise, et ma débilité de poitrine est revenue. Je suis tenu à cette bibliothèque, et, par elle, au monde, qui sait que je suis là et qu’on m’y peut saisir. Je ne vois pas trop jour à ma délivrance, parce que je ne me sens plus capable de gagner ma vie comme auparavant par des coups de collier ou de main dans quelque journal. Mes besoins, de plus, sont augmentés et sont devenus plus aristocratiques, effet naturel de l’empoisonnement ! Voilà des misères, ayez-en pitié et n’en riez pas à votre tour ; mais pourquoi vous dire cela ? Je sais bien que non, et que vous y saurez compatir.

Votre misérable gouvernement républicain va donc remettre en cause l’Académie : tous les ans ou deux ans, sans doute, cette chance va se poser : c’est à dégoûter.

Le second article de M. Vinet sur Soumet est quasi ridicule de révérence ; j’en suis bien fâché. Ce Soumet est un fou et un cerveau creux, un plâtre (Bellum Caput) ; demandez à Olivier, Madame. Il n’y a dans tout ce prétendu succès que du charlatanisme, et rien autre du tout[10].

J’ai vu M. Delâtre qui m’a paru assez bien, mais je n’ai pu le chercher encore. Eynard vous aura parlé de nous : il a vu Paris en trois mois de la meilleure place et comme si on l’avait choisie. Tout défilait devant lui à la table de son oncle, qui est riche, et un bon riche.

Le Malgache est, je crois, ce que vous me demandez s’il l’est ? Il est de province, c’est déjà une garantie. Il a voyagé beaucoup-et seul à pied, supportant les fatigues, aimant la nature. Mme Sand a paru craindre seulement qu’il ne vous parût un peu trop paysan, et qu’il se ne livrât à des accès d’humeur un peu rabelaisienne. Ce sont d’honnêtes défauts, vous voyez, et de pure nature.

J’ai reçu une lettre circulaire de M. Dufournet sur les organisations de bibliothèque. Y faut-il répondre, ne fût-ce que pour lui dire que je n’ai pas de réponse à y faire, n’étant pas administrateur ? Sa lettre n’était pas de sa main, mais sténographiée.

Baisers aux enfans ; salut aux lieux connus, à Rovéréaz, à Chamblande ; amitiés à Eysins, à Dhuillier, à Bonmont, à Villamont, à tout ce que vous savez et que je n’oublie pas. Souvenirs à M. Frossart, dont un rappel m’est venu par Lèbre.

A vous, chère Madame et cher Olivier.

J’ai reçu de M. Vulliemin deux beaux volumes de son histoire ; dites-lui que j’aurai l’honneur de lui en écrire.


18 mai 1841.

Cher ami,

J’ai un peu tardé à vous répondre parce que je voulais avoir des renseignemens positifs. Je me suis adressé à un de nos amis, M. Chabaille, la personne qui lit le mieux en vieux manuscrits et qui est d’une grande science grammaticale et philologique sur cette langue intermédiaire du XIIIe siècle. Voici sa réponse in extenso. Il a lu toute la première moitié d’Aubéry ; la seconde branche n’a rien d’historique. Il paraît qu’il n’y a rien dans ce roman de ce que vous pouviez conjecturer d’historique, vous concernant. Le romancier n’a pas l’air de bien savoir lui-même de quoi il parle quand il parle de Gênes sur la mer, puis des Genevois : c’est plutôt l’autre Gênes d’Italie. Rien de Lausanne. Enfin, voyez et lisez. Vous pouvez compter sur l’exactitude parfaite de la copie de M. Chabaille, là où il vous cite des vers, ce qui ne les rend pas plus clairs. Si vous jugez à propos d’en imprimer, envoyez-moi ici l’épreuve pour qu’il vérifie la correction, car, son travail ayant été écrit très vite, il se pourrait que vous ne lussiez pas bien le tout. Le manuscrit qu’il a choisi pour l’extraire est très bon et d’un bon temps : ainsi, c’est la bonne orthographe ! Ecrivez-moi un petit mot de remerciement pour lui.

Maintenant, chère Madame, je puis à peine répondre, du milieu de cette grammairerie, à tout ce que votre dernière contient d’aimable et de vivant. Je suis très souffrant depuis bien des jours et par conséquent très peu en printemps, aussi peu que vous l’êtes beaucoup là-bas. M. Delâtre s’agite beaucoup ici pour percer, mais il veut aller un peu vite. Il voit le même jour et ex æquo M. Burnouf et M. de Roosmalen, le professeur de déclamation ; il a une médaille du duc d’Orléans et il me l’apporte. Il voit Emile Deschamps et a l’air de goûter ses sucreries. Je ne lui en ai pas donné et lui ai parlé assez franc. Il est persuadé que pour réussir ici il suffit d’avoir des preneurs ; il commence par la fin et est en train de se tromper.

Le Malgache va à Genève par Gênes, par le Gênes d’Italie, de là le retard.

M. de Lamennais dans un petit livre de pensées et non-pensées écrit sous les verrous, ou du moins imprimé à travers, vient de dire comme quoi décidément les femmes sont incapables de suivre un raisonnement sérieux plus d’un demi-quart d’heure[11]. Ce sont des aménités de moine qu’il rend à Mme Sand pour ses assistances de Clorinde.

M. Vinet, en réfutant Soumet, est véritablement retombé dans le cauchemar qui a suivi sa chute ; ce livre n’est que ridicule, le succès ici n’a été que factice ; tout le monde s’en moque ou personne n’en parle. Est-il possible de faire une telle dépense de larmes et d’encens à l’encontre d’une telle fadaise ?

Il m’arrive de Genève, depuis mon article Töpffer, une quantité de lettres, de livres et d’hommages ; je réponds à tous poliment, et néant du reste.

Mille amitiés, mille ennuis de n’être point à Rovéréaz, à Chamblande, et à Villamont. Je traîne ici mon boulet habillé de velours, mais enfin c’est un boulet. A vous les ailes. Et à tous les vôtres, enfans, sœur, frère, à vous surtout, chère Madame.


2 juin 1841.

M. Chabaille a sa lettre de remerciemens. La petite gentiane est entre deux pages de l’Imitation[12]où elle jouit de l’immortalité des choses du cœur et de l’esprit. Je ne ferai pour M. Vulliemin autre chose qu’un petit mot de remerciement que vous lui ferez passer, rien de plus, rien de public ; ma paresse jouira du bénéfice de votre colère, chère Madame, vos paroles très affectueuses m’ont fait un vrai bonheur autant que quelque chose peut m’en faire. Je suis bien flétri, ma situation me déplaît ; mon moral y souffre ; la nécessité m’y retient. Ma mère, qui, avec beaucoup d’esprit, n’a jamais ni intelligence, ni condescendance pour ma rêverie, prend la chose si vivement qu’il m’est impossible de songer à mettre un terme à ma chaîne. Tout cela m’irrite et corrompt tout. Je travaille peu et en deviens peu capable par ma santé, par mon cerveau endolori et meurtri. Si Port-Royal était fini, je me considérerais, après tout, comme dans une demi-liberté ; mais la disposition où je suis est peu propre à me le faire hâter. Je vais à pas de tortue. Voilà les maux, puisque vous êtes assez bonne pour me les demander. Ma vocation serait, quand vient le printemps, de partir avec les hirondelles qui arrivent, de m’en aller vers vous, vers Naples un moment, vers vous encore, de me retrouver aux Agites ou même en Lhioson[13], dussé-je y ramper encore très peu héroïquement, et de gambader au retour. Au lieu de cela, je suis exposé à mon Institut et vais l’être de plus en plus en y logeant, exposé comme une Andromède sur le rocher. Image très fidèle, à la beauté près, car cet Institut fait promontoire au bord de la rivière, au plus beau centre de Paris. Me voilà, au lieu d’un buisson clos derrière Eysins, me voilà exposé à tous les monstres. Plaignez-moi donc en me regrettant.

C’est demain que V. Hugo est reçu académicien, ou, comme on dit, est sacré ; c’est son sacre en effet, c’est à qui s’arrachera un billet. Le discours, dit-on d’avance, est étourdissant, est éblouissant, est resplendissant : ce sont les seules variantes. Salvandy dit qu’il est écarlate, et quel écarlate que celui qui semble tel à Salvandy ! C’est ce dernier qui répond à Hugo. Le discours de Hugo durera six quarts d’heure et même sept, en comptant un quart d’heure pour les applaudissemens. Il y est moins question de Lemercier que de l’Empereur, lui ! toujours lui ! La coupole de l’Institut n’aura jamais ouï tant de métaphores, une telle explosion d’images : Salvandy n’y nuira pas. Ce sera une séance à la Paixhans, disait M. de Rémusat.

Je n’ai pas vu Lêbre depuis des siècles, c’est ma faute, mais il y a eu enchaînement d’obstacles.

Vous aurez vu dans la Revue du 1er ou vous verrez une lettre de G. Sand au Malgache ; cela doit le couronner là-bas, s’il y est encore.

Dites bien à M. Vinet qu’il ne baisse pas ; ses articles sont très beaux, je les trouve seulement trop beaux pour Soumet.

Respects, amitiés à tous, à Eysins, à Bonmont, à Villamont ; vous voyez que je n’oublie rien, tous les essaims y sont compris.

Et aux trois petits Suisses trois baisers.

A vous, chère Madame et cher Olivier.

A propos de l’article de G. Sand sur Jean-Jacques, il me revient ceci : mais comment Mme Olivier n’a-t-elle pas lu de tout temps Rousseau ? Sur les lieux, avec de telles affinités d’âmes, mais c’est impardonnable !

Ainsi je finis par une gronderie


17 juillet 1841.

Vous avez raison sur le discours académique, chère Madame, nous avons été déçus. Ç’a été simplement de la part du grand homme un pathos long et lourd. Je dis cela bien bas, et il y a si peu de goût que tous ne sont pas de cet avis. Pourtant, dans la séance même, le sens mondain, et même le sens moral de l’auditoire ont été choqués. Tout louer, tout apothéoser, Empire, Convention, avenir, temps présent (la Restauration pourtant omise, à laquelle il doit bien quelque chose), cela a paru un peu grossier : Mortel, il faut choisir ! Dieu seul, le Dieu des panthéistes, est à cette hauteur d’impassibilité. En somme, le discours de Hugo, très bon à mugir dans un Colisée, devant des Romains, des Thraces et des bêtes, était tout à fait disproportionné sous cette coupole de l’Institut et devant ce public élégant. Salvandy a eu tous les honneurs de la séance, mais le lendemain les journaux ont remis la chose en doute ; on se dispute encore ; et Hugo, là comme toujours, n’a réussi qu’à instituer autour de sa parole un combat.

Je vous envoie, comme curiosité, un échantillon de nos chansons populaires d’ici, un canard (on appelle cela ainsi) sur Napoléon et Jésus-Christ. Chose remarquable ! il y a déjà plusieurs chansons de la sorte sur ce sujet, plusieurs versions et rédactions, comme pour les romances du Cid. Celle que je vous envoie est l’une des plus bêtes. Dans une autre, il est dit :


Napoléon aimait la guerre
Et son peuple comme Jésus.


On crie cela dans les rues ; on vend deux liards ou un sou, avec autorisation de la police, ces élémens de la religion et de la civilisation future. Napoléon, cette âme grande et bonne, a dit Hugo, qui s’en vante ! Et voilà où nous ont menés sur le grand homme les ampoules de Hugo, les niaiseries de Mignet, les fourberies de Thiers et les patelinages de Béranger.

Le Delâtre est décidément passé à la folie ; il vient de m’écrire la lettre ci-jointe que vous pourrez montrer à MM. Monnard, Forel, et à ceux qui s’intéressent à lui. C’est ainsi qu’il répond à des notes, obligeantes et indulgentes après tout, de la Revue de Paris et des Deux Mondes. Je lui ai répondu d’importance en le remettant à sa place. Je ne le reverrai ni ne l’écouterai plus.

Revenons aux choses aimables, chère Madame ; vous m’en dites de bien douces et qui me font croire qu’au moment même où vous vous tournez vers Martheray, je monte en longeant le mur, pour ne pas être vu et avoir le plaisir de vous surprendre. Que ce serait pour moi un délicieux moment ! Vous ne sauriez croire (avec vos doutes de cœur) combien je parle vrai en disant ainsi. Mais, hélas ! il faut finir mon volume de Port-Royal pour décembre sans faute : ai-je une minute à moi d’ici là ? Et puis mes vacances ne commencent qu’au 1er août.

Je n’accepte pas tous les complimens sur le personnage littéraire que vous me supposez : sans doute je ne ferai pas, j’espère bien, les bêtises des autres, mais il est à craindre que je ne fasse rien. La puissance, ils l’ont, ils en abusent ; je ne l’ai pas, de là plus de clairvoyance et de sobriété. Votre affection fait le reste. Minerve frappait Ulysse de son rameau d’or et le rendait pareil à un jeune homme ou à un Dieu. Toute sage Minerve qu’on est, et avec le sévère profil de la déesse, on est capable de ces métamorphoses-là, pour peu qu’on y mette affection et faveur. Mais je profite avec joie et orgueil de cette faveur, chère Madame, ne me la retirez pas.

J’offre tous mes respectueux souvenirs à vos bons parens d’Eysins et à ceux d’Aigle : M. Ruchet, pourtant, en qualité de conseiller d’Etat, doit toujours résider à Lausanne, n’est-ce pas ? J’embrasse vos trois petits ; Mlle Sylvie a sa part de mes très constantes pensées : dans ces termes-là elle ne doit pas s’empêcher d’y croire.

Amitiés, cher Olivier, et tout à vous, chère Madame.


2 septembre 1841.

J’éprouve un trop sensible plaisir de vos aimables lettres pour ne pas vous l’exprimer aussitôt. Vous vous trompez ; je ne suis jamais fâché qu’on me dise des douceurs ; quand on m’en dit et que j’ai l’air contrarié, c’est de n’y pas assez répondre. Ainsi, chère Madame, vous voilà avertie, et ne vous méprenez plus à l’avenir.

J’ai plus que vous, ou, pour parler sans aucune équivoque, autant que vous, regret à ces huit jours que j’aurais pu dérober ; je dis que j’aurais pu, et je ne l’ai pu en effet, tant de choses me tiennent que je ne puis secouer nettement : ma santé d’abord, dont je ne fais plus ce que je veux, l’argent ensuite, qui, bien que j’en aie plus qu’auparavant, s’accoutume à être dépensé plus vite et ne fait pas faute moins souvent… Et puis, et puis… tout ce que je vous aurais eu bientôt dit en huit jours, — dès le premier jour ; — et les sept autres nous n’aurions parlé que de vous.

Malgré mes goûts d’ici, malgré le plaisir que souvent j’y prends et que mon observation, désormais, bien plus que mon cœur, savoure ; malgré les vieux liens renoués, ma destinée était, elle est encore, je le sens, de vivre là-bas, d’y vieillir. Oui, je ne puis me figurer que, dès que certains malheurs viendront, dès que je n’aurai pas devoir d’être ici, ce n’est pas là, auprès de vous tout d’abord, que je courrai, que je vivrai au moins six mois de l’année, en solitaire inconnu. Au pire, ce serait dans Eysins ou vers Bonmont que je prendrais le gîte caché ; de là j’irais vous visiter souvent : je me sentirais dans votre atmosphère et vous n’auriez qu’à me tendre la main pour que je puisse la toucher, au moins par le bout des doigts. Mais ne pressons pas ce triste à la fois et doux avenir.

En attendant, j’use les heures, les saisons ; je vole où le vent me chasse, j’échoue où je veux, je suis en proie. Vous y viendrez à ce Paris, j’ai toujours craint en effet de vous y voir paraître, non pas autre de cœur et de soin, mais autre à cause du cadre même. Eh bien ! pour en avoir le cœur net, vous y viendrez à l’un de ces premiers printemps, vous reconnaîtrez que je suis bien le même, que, là encore où je suis le plus mouvant et le plus mobile, il suffit tout bonnement de me ressaisir. Vous me tiendrez, et vous me trouverez, comme dit le poète, fidèle à ceux qui m’ont.

Ce que vous me dites de Mme Isabelle m’intéresse ; je suis un peu jaloux d’elle, je l’ai toujours été. C’est ce qui s’est opposé à plus de témoignages de moi à elle, bien véritablement, chère Madame. Mais je l’aime surtout pour une chose, c’est que, sans elle, je n’aurais pas eu la journée de La Sarraz, et ce beau retour le long du lac, par une lune élyséenne. Savez-vous que c’est déjà un bien lointain passé ? Je devrais une réponse à M. Vinet pour une aimable lettre en faveur d’un ami qui a écrit un livre intitulé : l’Homme devant la Bible. M. Vinet m’a paru désirer que j’en parlasse à la Revue, mais c’est difficile ; nous n’y somme ? pas assez chrétiens pour cela. De son côté, l’auteur du livre, M. Bouchet, m’écrivait, à propos de mon séjour de Lausanne et des bons fruits qu’il en désirait, qu’il en réclamait pour moi : « Vous avez connu Vinet, c’est une grande responsabilité ! »

Moi, je sais que je vous ai connue surtout, chère Madame ; responsabilité ou non, je ne m’en inquiète pas ; et les méthodistes les plus respectables me font sourire de croire que ce n’était pas là le principal de ma vie alors, et mon plus cher regret maintenant.

A la bonne heure ! Je félicite Olivier d’avoir visité l’Oberland. Il n’était pas du tout pardonnable d’avoir tant tardé. Je n’y retournerai probablement plus, dans l’Oberland, qui a été mon premier assaut en Suisse ; mais il me racontera cela, et je le saurai comme tant de choses que j’ai appris à sentir par lui.

Adieu et toutes sortes de tendresses et de respects, chère Madame ; amitiés aux vôtres. Je salue de loin les chevrettes, mais je ne cours plus après.

A vous,


Ce samedi, septembre ou octobre 1811.

Chère Madame,

J’aurais dû écrire bien plus tôt : aussi je n’adresse pas à Eysins ; ma lettre ne mérite pas d’y arriver, et vous pourriez n’y plus être. Je ne suis plus en vacances depuis le 15 ; je suis de plus occupé à déménager, à prendre définitivement possession de ce logement à l’Institut qui va tuer mon reste de liberté : je n’ai pu me décider encore à y aller coucher, mais, au premier soir, il faudra franchir le seuil et sauter le pas. Voilà les ennuis qui sont mes excuses.

J’ai écrit à votre frère un mot sur M. Boulian : c’était inutile, mais ma lettre était partie. Je lui aurai du moins témoigné de ma bonne volonté et de mon dévoué souvenir.

Nous avons eu des orages nouveaux, des coups de pistolet, des velléités d’émeute ! notre société est de plus en plus malade. Et je n’entrevois plus de médecin. De près, au reste, cela ébranle moins qu’on ne croit de loin et qu’on ne devrait : on vit chacun de sa vie, au travers.

Je n’ai pas eu révélation de M. Espérandieu ; Lèbre est revenu de la campagne : il se plaint de vos rigueurs. Il va enfin quitter sa maison méthodiste[14]et vivre rue Saint-Jacques de la vie d’étudiant. Il le faut, il a besoin de secouer le Baader[15]et de s’en purger radicalement. Dites-le-lui sur tous les tons. Je le lui répéterai. Une grisette du voisinage le lui dirait bien mieux. Avez-vous lu Mathilde, roman en feuilleton dans la Presse par Eugène Sue ? Lèbre trouve cela beau, il me l’a dit en levant au ciel des yeux tristement mystiques, comme qui dirait : c’est bien abominable, mais c’est bien beau !

Ce doit n’être que faux, maniéré, corrompu. Pour le punir, je lui ai dit : « J’écrirai cela à Mme Olivier. »

Il est si charmant garçon qu’il nous faut tâcher de le lancer et de le mettre en pleine vie. Qu’en dites-vous, chère Madame ? Le narquois Olivier sourit.

Votre lettre était si aimable, si pleine des senteurs d’Eysins, des joies des enfans, des caquetages charmans de Mme Hare, que j’ai assisté à tout : ne me croyez jamais indifférent à de telles scènes. Si j’y reste muet, c’est que je boude contre mon cœur, c’est que je souffre de ne les aimer que de loin. J’étais né pour être pasteur en Arcadie.

Je lis, j’épelle en grec pour le moment les idylles de Théocrite. C’est vraiment beau et très peu capable de me guérir de ma passion pour les chevrettes des montagnes.

Comment feriez-vous donc pour aller camper en Allemagne et sur les bords du Rhin ? Est-ce possible ? Vous allez y faire encore de nouvelles connaissances, y gagner de nouveaux amis, des Mickiewicz, des M. Aimeri[16]et je vais être jaloux. Madame, vous êtes une conquérante. — J’ai nommé Mickiewicz, malgré tout, je ne sais rien sur lui et n’ai vu personne d’intermédiaire. Ma lettre partira sans cela.

À vous, cher ami, du fond du cœur ; à vous, chère Madame, Si vous êtes encore à Eysins, je n’ai pas besoin de vous dire quels respects j’y répands autour de vous, et quels souvenirs.


Novembre 1841.

Eh bien ! venez donc, votre arrivée sera une fête pour nous, ayez le cœur net de nous, puisque vous appelez cela ainsi. Six semaines ou deux mois à Paris sont toujours au pire une bonne chose, et vous ne vous en repentirez jamais.

L’essentiel, comme vous dites, est de songer à un gîte convenable. Je vous répondrai sur ma mère sans aucun embarras. Ma mère a soixante-seize ans, des habitudes restreintes, de l’esprit, mais mille tendresses (non pour moi) ; ce serait bien une raison d’en avoir pour vous, chère Madame, mais elle ne va pas si loin. En supposant qu’il y eût dans sa petite maison une chambre, alors non louée ; en supposant que son logis ne fût pas à une extrémité de Paris (ce qui est à considérer l’hiver et devant sortir beaucoup), il y a en elle quelque chose qui s’opposerait toujours à ce que je lui proposasse rien de tel pour personne, surtout de mes amis.

Il faut voir d’un autre côté : une maison convenable, peu chère et centrale, ceci est très important. J’y songerai et vous ferai part de ce qui me viendra.

Venez à Paris avec le désir de le voir, de le connaître, de nous faire plaisir, et vous n’y aurez aucun mécompte. Quant à la littérature, vous la forcerez vous-même à rendre l’oracle.

Mickiewicz est bien ; mais sa femme a été folle encore, durant près de deux mois, et sans cause apparente, sinon le dedans. Il prend la chose tristement, religieusement : de la Pologne et de son rétablissement, je ne sache pas qu’il en ait été le moins du monde question. Un Polonais que j’ai rencontré hier m’a dit que, pour le moment, Mme Mickiewicz était remise.

Je n’ai reçu aucune lettre de Mme Hare. Entre nous, ces barons parisiens me font peur : c’est le plus mauvais tour qu’on puisse me jouer ; une baronne, à la bonne heure, elle vous écrit qu’elle est ici, on y va une ou deux fois, et c’est bien, mais moi qui ne reçois pas, je ne sais que faire d’un homme qui arrive sur moi et pour qui je ne puis rien.

Je suis maintenant à l’Institut : adressez-y vos lettres : mon logement est assez commode, mais j’y suis en état de siège, à la lettre, défendant ma porte à outrance et mes débris de liberté.

Lèbre est enfin devenu un étudiant du quartier Saint-Jacques. Je voudrais vous voir ici vers nos quartiers, entre lui et moi, mais bien plus près de moi. C’est ce quartier qu’il vous faut. Mme de Tascher demeure à deux pas.

Lèbre me dit que le Canton de Vaud est terminé, j’en suis heureux pour Olivier ; c’est une grande liberté qu’il va retrouver pour son temps et encore plus pour sa pensée… dites-lui toutes mes tendresses.

Il est bien aimable surtout de vous céder ainsi à nous pour un temps : qui l’empêcherait donc de venir vous chercher, n’y restât-il qu’une huitaine ? Je vais doucement ruminer pour le gîte, et, à la première idée, je verrai et vous ferai partir.

Mille bonnes amitiés.


Ce mardi, novembre 1841.

Chère Madame,

En y réfléchissant, voici ce qui m’a semblé le plus convenable, le plus commode et le plus simple. Il y a dans le faubourg Saint-Germain un hôtel appelé le Bon La Fontaine ; il suffit de le nommer pour qu’on ôte à l’instant son chapeau. Tous les abbés y logent ; les dames que protège M. Ballanche y descendent. Mme de Tascher, à qui j’en ai parlé, m’a dit qu’elle n’hésiterait pas à y loger sa sœur ou sa nièce : elle a même ajouté que, pour Lausanne, ce serait plus convenable que chez ma mère et qu’il ne saurait y avoir lieu à aucun qu’en dira-t-on. Pour Paris, pour y recevoir des visites, pour être honorablement à tous égards, c’est la perfection. Je ne crois pas que ce soit bien cher. On s’assurerait de deux chambres pour deux mois, il y a un restaurant dans la maison ; on demande ce que l’on veut. On y est d’une manière assez centrale et à la fois dans un quartier de bonnes mœurs. Voilà, chère Madame, mon ouverture : vous me direz s’il convient de la suivre. Il ne faudrait pas venir en janvier même, mais plutôt pour le commencement de février, où Paris s’accommode déjà et est moins boueux. Voilà ce que Mme de Tascher me dit tout en causant de vous.

Quant à Mme Sand, ne pensez pas trop à toutes ces choses. Sa Revue[17]est un coup de tête ; le but est le communisme, Leroux en est le pape ; ils sont déconsidérés en naissant et n’en ont pas pour six mois. Il n’y a à Paris que deux Revues qui vivent et qui paient tant bien que mal (et même assez bien) : les nôtres. Et puis il y a les journaux quotidiens, les Débats, la Presse ; le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé (littérairement parlant). Et puis rien.

Toute autre statistique est illusoire et un peu effet de la perspective.

J’oublie pourtant quelques journaux spéciaux, Gazette des femmes, Journaux des enfans, où d’honnêtes gens vivotent à tant la colonne.

Aussi ne faites point, chère Madame, de ces projets qui aboutiraient à un mécompte ; mais, là où le terrain est solide, on tâcherait d’y mettre le pied et de vous y donner la main.

Je suis bien fier du souvenir de l’Académie[18] ; j’en suis vraiment très heureux. Je tiens à avoir laissé là-bas un bon souvenir, ç’a a été mon pinacle et je vivrai longtemps là-dessus et là-dessous.

Ma santé n’est pas bien bonne ; c’est l’équilibre de l’ensemble que j’ai perdu et que je ne retrouverai pas. C’est ainsi apparemment qu’on vit et qu’on se porte quand on a passé la jeunesse. Et qu’importent toutes choses quand la jeunesse est passée ? Que l’amitié, pourtant,… vous savez les deux vers :


Je la suivis, mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle.


Mille et mille tendres hommages ; vous me donnerez vos ordres. J’embrasse le cher Olivier et les petits. C’était votre fête l’autre jour en même temps que la mienne.


Ce 8 décembre 1841.

Il ne faut pas vous tourmenter, chère Madame, ni vous faire un monstre à l’avance ! Quant à cet hôtel, il sera toujours temps, une huitaine avant de s’informer ; je ne vous en parlais qu’en vue de renseignemens. Paris est le lieu le moins redoutable pour les étrangers, même les étrangères. On y fait ce qu’on veut ; on y est pris à sa convenance ; on y est reçu sur le pied où l’on se pose. Quant à Lausanne, je ne vois trop ce qu’il aurait à voir et à dire là. — Je travaille à force en ce moment, pour terminer mon second volume : je voudrais qu’il eût paru d’ici à deux mois. Si je ne le fais pas plus gros que le premier, ce sera possible, mais je suis obligé de dépasser un peu mes limites, la matière m’y poussant ; et encore n’y pourrai-je faire entrer à beaucoup près ce que je projetais. Si ce volume était fait à votre arrivée, ce serait une double joie, ou plutôt ce serait une même joie, puisque j’y gagnerais de la liberté vers vous.

Ma santé n’est pas bien bonne ; pourtant, cela va sans chavirer.

Je suis vraiment peiné de cette révolution de Genève. Cela va gâter une ville européenne ; certaines gens, en arrivant au pouvoir, tracasseront et dégoûteront les riches et les étrangers. La montre était vieille et bonne, et allait bien ; pourquoi y toucher ? — Mais tout se gâte en ce monde, même au bord des lacs tranquilles, et le miroir inaltérable n’est nulle part.

Notre politique ici est bien misérable ; notre littérature ne vaut guère mieux. Rien de nouveau ni qui promette ne se produit. Si vous avez lu les deux numéros de la Revue indépendante, vous aurez vu jusqu’où vont le pathos et la promiscuité.

Ce Leroux écrit philosophie comme un buffle qui patauge dans un marais.

J’ai reçu mon brevet honoraire[19], et me suis empressé de répondre à l’instant. Pourquoi n’ai-je pas eu une poitrine ? J’aurais fait de temps en temps une campagne de ce côté-là, tandis que voilà que je deviens bonhomme ici. Tout à fait bonhomme : il n’y manque que la tabatière.

Je n’ai pas vu Mme Sand depuis son retour ; il y a des gens. que je n’aimerais pas y rencontrer, et qui doivent y être souvent. Pour peu que je tarde, comme elle est injurieuse, cela nous brouillera encore, sans autre cause.

J’ai compris, depuis, ce que vous me vouliez dire un jour avec vos craintes sur Mickiewicz et ses fausses espérances de Pologne. Il paraît qu’il est dupe, en effet, d’une espèce de charlatan et de prophète. A quoi sert donc la religion, si elle mène droit des hommes éclairés à ces écueils ?

Adieu, chère Madame et amie ; apaisez-vous, pensez à nous de biais, c’est le moyen sûr d’y venir comme les bons navigateurs le savent bien. J’embrasse vos chers petits, et Olivier, je pense à vous, très en face.


1842


Ce 1er janvier 1842.

Le torrent d’ici est tel que je n’ai pu, à la lettre, depuis quatre jours ressaisir un quart d’heure pour vous saluer, chère Madame, et vous offrir tout ce que vous savez et que vous avez, vous et les vôtres, depuis longtemps. Je le fais aujourd’hui au réveil, et c’est une de mes premières pensées. Puissiez-vous, le cher Olivier et vous, continuer et prolonger votre bonheur de plus en plus établi jusque bien tard sous les années que j’appelle crépusculaires, et qui sont encore loin de vous ! Nous n’avons rien de bien gai ici pour cette année qui commence. La chose sociale s’en va toujours de plus en plus à vue d’œil. Lamartine vient de faire des bêtises avec sa candidature ; le détail de tout cela est affligeant pour l’intelligence humaine. Se peut-il que le génie politique soit affligé d’une niaiserie si flagrante, d’une candeur d’intrigue si bête !

On n’est jamais sûr, disait l’autre jour M. Royer-Collard, que, lorsqu’on vient d’entendre de lui un magnifique discours, presque sublime, en le rencontrant dans les couloirs de la Chambre et en le félicitant, il ne vous réponde à l’oreille : « Cela n’est pas étonnant, voyez-vous, car, entre nous, je suis le Père Eternel ! »

Judith est étrangement mêlée à tout cela, et plus que vous ne pourriez soupçonner. Elle a été lue d’abord au Comité des Français et refusée par les comédiens et par le terrible Buloz. Voilà le vrai. Mais quand on possède un journal de nos jours, on n’est jamais battu que quand on le veut. Les Girardin de la Presse ont tant agi que le ministre a promis d’intervenir et de faire jouer par ordre, s’il ne le pouvait autrement. Il est même probable que la candidature de Lamartine n’a été soulevée par la Presse que pour menacer le ministère et le forcer de se hâter sur cette Judith !

Je ne sais si vous comprenez rien à toutes ces vilenies. Judith, lue dans le salon de Mme de Girardin a donc réussi comme toutes. les lectures de salon, mais elle est d’avance jugée, je le crains pour elle. Tout ce qu’on en pourra écrire dans les journaux sera factice et faux comme tout ce qui est dans les journaux, coterie et compérage désormais organisés pour tromper le public. Et ce faux-là devient au bout de quelque temps une espèce de demi-vérité, puisqu’on y croit.

Je commence donc l’année comme Alceste, chère Madame, et me voilà bien loin des parfums de Rovéréaz : ils sont en moi et je me garde bien d’ouvrir la petite boîte qui les recèle, pour ne pas les livrer au vain courant qui passe. C’est le moyen de les sauver, de les retrouver un jour peut-être plus sûrement.

A vous de cœur, chère Madame, à Olivier et à vos chers enfans. 0lirez, je vous prie, mes vœux bien sincères aussi à la famille de Villamont, et à celle d’Eysins.

Je vous embrasse


Février 1842.

Chère Madame,

Mme de Tascher à qui j’ai annoncé votre arrivée a poussé un cri de joie ; ce sera la plus facile et la moins cérémonieuse de vos relations.

J’ai heureusement terminé mon deuxième volume de Port-Royal, qui paraît demain.

Il faudra, chère Madame, apporter ici avec vous une certaine quantité de Deux Voix : c’est essentiel comme prétexte, comme explication abrégée et carte de visite.

— « Qu’est-ce que Mme O… ? C’est un poète fort distingué, mais très distingué. — Ah ! oui. — Tenez, lisez cela ; lisez le Sapin, je crois bien que c’est d’elle. » Voilà ce qui se peut dire ou à Mme Buloz, ou à Mme d’Agoult, même à Mme Sand, qui, je crois bien, a lu cela, et n’en a pas d’ailleurs besoin pour vous connaître (à Mme Valmore encore).

Remerciez bien le bon Olivier de son excellente pensée. Pour moi, chère Madame, je n’aurai que trop occasion et sujet de vous prier d’excuser les inégalités d’un homme déjà bien vieilli depuis ces deux années ; et dont l’humeur marque de plus en plus. Mais vous savez l’amitié vraie, elle couvrira tout.

Je me hâte, car il faut que la lettre parte. Céleste sous les armes attend.

Je vous embrasse tous et bien du cœur.


Ce 6 février 1842.

Mon cher Olivier,

L’adresse est passée… le ministère reste, il est sorti de la lutte avec ses drapeaux déchirés.


Pareils aux fiers drapeaux qu’on rapporte des guerres
Avec leurs lambeaux déchirés.


C’est moins beau en politique qu’à la guerre, mais enfin, on n’est pas fier et on reste. M. Guizot a d’ailleurs eu bien du talent. Lamartine (quoi que Lèbre en pense) a été insensé ; à quoi bon ce revirement en ce moment de calme plat ? où est la tempête ? Au moment surtout où lui, Lamartine, est pour le droit de visite. C’est la mort du Duc d’Orléans qui lui a tourné la tête. Il rêve un grand rôle et la régence, et s’y prépare. Il veut (les autres hommes politiques étant alors supposés usés) arriver comme le chef et le rallieur des générations neuves. Il se prépare à ces grandes choses. Hors de la Chambre, par malheur, cela réussit assez. Voyez Lèbre : ainsi tous les jeunes gens, — il est des plus sages. — Mais cela, chez tous les autres, décrie le talent, achève de faire crier au poète comme au fou. La Fontaine a dit :


Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque Jargon plein d’assez de douceurs,
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.


Puis fiez-vous à rimeur qui répond d’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse pour les cerveaux que hantent les neuf sœurs,

Voilà ce que tout le monde va redire de plus en plus après ces splendides niaiseries. Le Roi (Louis-Philippe) en apprenant ce discours qui attaque si fort son immuable pensée depuis treize ans s’est exhalé, il paraît, contre Lamartine en un torrent de b… et de f… qui n’étaient pas piqués des vers (des torrens piqués, mais c’est égal), en un mot il a juré comme un templier… « Je savais bien que le b… était un pitoyable poète, mais je ne savais pas qu’il fût encore… » Il a contre lui un vers à cœur dans le Chant du sacre :


Le fils a racheté les crimes de son père,


ce qui a été changé en :


Le fils a racheté les armes de son père[20].


Faites de tout ceci ce que vous voudrez, mais je vous dis mes impressions en fidèle correspondant de la Gazette d’Augsbourg[21].

Tout ceci est, je m’aperçois, pour vous plus que pour Mme Olivier, à qui je n’ai que le temps de baiser les mains.

A vous, cher Olivier, et aux vôtres.


Ce 5 mai 1842.

Mon cher Olivier,

J’ai eu de mauvaises nouvelles, que Lèbre a dû vous transmettre. Bonnaire avait lu une quarantaine de pages lundi ; son avis était formé, mais il voulait continuer. Il a, en effet, achevé et m’a écrit, deux ou trois jours après, une lettre assez motivée à sa manière, dont Lèbre a dû vous transmettre la substance. De Mars a été grondé et son jugement cassé. Tout ce que j’avais pris de précautions a tourné contre la réussite. J’avais pensé que, de tous les lecteurs du bureau de la Revue (et le résultat l’a prouvé), De Mars était le mieux disposé à recueillir une œuvre intime et élevée. J’avais eu vent depuis qu’avec cet avis préalable et les petits changemens qui lui paraîtraient indispensables, on pourrait emporter l’affaire près de Bonnaire, qui tient à ne pas me désobliger. Tout cela, je le crois encore, se serait passé de la sorte, si la longueur de l’article n’avait fait que Bonnaire a voulu y regarder à deux ou trois fois. Cette longueur que je n’avais pas prévue, et qui a remis tout en question, est une chose capitale pour eux. En me renvoyant le manuscrit, Bonnaire, dans un second billet, me réitère le désir d’être agréable à Mme Olivier, dans les limites de la Revue : il serait allé la voir, si elle avait été encore ici. Voyez quel fond vous pouvez faire sur tout cela ; car vous connaissez déjà le terrain ou plutôt le sable mouvant presque aussi bien que moi. Si Olympe Mancini est finie et vous paraît se pouvoir détacher, risquez-la.

Mme Buloz n’a pas été favorable (sans malveillance aucune), mais cela tient à des riens de détails, de descriptions qui accrochent ici les esprits. L’impression de Buloz a été prise sur quelques mots de sa femme.

Je me trouve en ce moment et pour un long quart d’heure en brouille et plus que brouille avec Buloz qui, pour un article sur l’Académie, m’a voulu cacher une intervention autre que la mienne : j’ai découvert le jeu et l’ai traité avec tant de colère qu’il est impossible qu’il l’oublie jamais. Mais, dans ce moment, moi restant à l’écart, cela servirait plutôt pour Olympe.

Voilà bien des ennuis, mon cher Olivier, qui vous arrivent par moi, dont je n’ai pu vous sauver aucun. J’en ai un regret amer. Au lieu de toutes les bonnes prévenances qui m’ont rendu par vous Lausanne si facile, je n’ai pu encore vous faire le Paris littéraire abordable sur un seul point.

Adieu pour aujourd’hui, je ne saurais rien vous dire d’agréable. L’affaire d’Académie m’a fait échouer hier assez médiocrement : ce sera difficile même pour une fois prochaine.

Mille amitiés à tous ; j’offre mes meilleurs hommages à Mme Olivier, et j’embrasse les enfans.


23 mai 1842.

Voilà donc encore un résultat négatif ; Olivier doit en être triste ; — j’en suis furieux. Les paroles ici ne ratifient rien, c’est comme pour le droit de visite ; en politique, qui est un pays de mensonges, passe encore, mais, en littérature, c’est la décadence même. Me voilà brouillé avec la Revue : je n’ai pas vu les chefs depuis un long mois. J’espérais qu’en restant sous la tente, j’influerais peut-être mieux sur une détermination qui, selon eux, aurait pu nous raccommoder si elle m’avait satisfait. Mais ce moyen même a été insuffisant. Il faut donc, après un long détour et du temps et des espérances perdues, en revenir à Souvestre, lui écrire le fait, et attendre de lui et de son obligeance une nouvelle occasion de s’accrocher à un libraire, ce qui doit lui arriver assez souvent, car il imprime plus d’une fois dans l’année. Tout cela me décourage fort, et si jamais j’ai du pouvoir absolu, je le ferai payer à plus d’un que je sais, pour me venger. Malheureusement il n’est pas de coin de la terre où l’homme vaille mieux, où l’influence soit à de meilleures conditions, et même à Lausanne, en ce canton de nos rêves, il faut lutter et s’armer de griffes terriblement.

Lèbre me dit que Mme Olivier pourrait revenir en automne pour régler cette affaire et réparer l’occasion manquée. Je garde le premier manuscrit (de Madame de Flers) ; Lèbre doit avoir le second. Je n’ai pas encore remis à M. Thierry la lettre, attendant les opuscules qui doivent l’accompagner. Nous avons eu ici un intermède assez poétique : Jasmin, le poète gascon, coiffeur, est venu à Paris et il a eu pendant vingt-cinq jours tous les honneurs, les mêmes honneurs que le drame de M. de Rémusat ; son flageolet l’a emporté sur l’explosion du chemin de fer. On l’a promené de maison en maison, et il a fini le dernier soir par Mme d’Haussonville. Sérieusement, cette attention bienveillante et intelligente a fait honneur à la société d’ici autant qu’à lui. On a fait preuve d’un vrai goût pour le bien (à condition qu’il fût nouveau), et on a montré, sans trop y songer, combien l’égalité par l’esprit était entrée dans nos mœurs. On l’a conduit à Neuilly où il a récité des vers au Roi et, pour plus de commodité, il s’est assis en récitant, ce qui a été très bien pris.

Je voudrais vous distraire, mes chers amis, par quelque histoire, mais je n’en sais pas de plus récréative. Je prends plus de part que vous ne pouvez imaginer à ces ennuis que je n’ai pas eu le pouvoir de vous sauver.

J’embrasse les chers enfans, qui sont le vrai bonheur ; j’envoie des amitiés à tous les bouts du lac, mais surtout autour de vous, à votre excellente famille de Villamont et à celle d’Eysins.

A vous, chère Madame et cher Olivier. Je remercierai directement M. Vinet de l’éloquent volume que j’ai reçu et que je lis.


19 juin 1842.

Mes chers amis,

Je suis bien en retard pour vous répondre : j’ai été bien occupé par des liquidations d’anciens engagemens et je m’en tire comme je peux. Lèbre, avec qui j’ai dîné hier, me donne des nouvelles de Lausanne et de ses propres ennuis. Il va dans le Midi, et la nouvelle qu’il attendait devra m’être adressée à son défaut, si elle n’est pas arrivée avant jeudi. Ma position avec la Revue reste la même que depuis ma brouille. Je n’ai pas revu Buloz. Je vois quelquefois Bonnaire ; celui-ci doit désirer m’être agréable, et, si cela pouvait le décider enfin, je lui sourirais de mon mieux, — mais plus à Buloz.

Pour Davel, mon cher Olivier, j’ai pensé que, peut-être, si je pouvais arriver à en écrire un portrait taillé à vos frais, dans le vôtre, et en vous en faisant l’honneur, je rendrais plus de services à votre livre et j’agirais plus selon mon désir. Je vois d’ici cet article tout fait et très facile : il passerait dans la Revue de Paris qui deviendra mon refuge et mon camp des Volsques. Mais je n’ose dire quand ce serait fait : j’en vais toujours cultiver l’idée et me bercer des Dion et des Timolion, des Armodion et des Arcibogiton chrétiens et martyrs.

Mme Valmore m’a beaucoup parlé de Mme Olivier : elle m’a dit qu’elle me donnerait un billet pour elle ; mais elle vient de partir pour Rouen, et ce ne pourra être qu’à son retour. Nous venons enfin de recueillir ses poésies chez Charpentier[22]. Elles paraissent dans deux ou trois jours. En voulez-vous un exemplaire ? et comment vous l’adresser ?

Je ne suis pas du tout allé aux eaux ni en train d’y aller, chère Madame ; mes fonctions me fixent jusqu’au 1er août. A partir de là, que ferai-je ? Rien probablement, une course ou deux dans le rayon de Paris, et c’en sera fait d’un printemps et d’un été encore.

Un des fils de Hugo, le second, est très malade ; il a treize ans. On croit sa poitrine prise, c’est très grave.

J’entends d’ici les cris de douleur de cette pauvre Mme Reynier, dont Lèbre me parlait hier. — On me dit M. Ruchet à Louèche pour sa gorge ; mais mes regards et mes regrets se portent surtout vers Eysins et le pied du Jura.

M. Vinet est puni par où il a péché ; pourquoi s’occupe-t-il avec son beau talent, des Soumet, des Guiraud, des sots ? Ils lui répondent, il doit leur répliquer : cela n’a plus de fin ; au lieu de se moquer d’eux une bonne fois, ou mieux de les punir tout d’abord d’un éternel silence. Vous avez laissé, chère Madame, un très présent souvenir dans l’esprit de M. Doudan, qui m’a souvent reparlé de vous et qui regrette, m’a-t-il dit, de vous avoir si peu vue. Ce qu’il aime en vous, c’est un mélange (m’a-t-il dit encore) et de simplicité naïve et de supériorité ou de confiance tenant à l’esprit. Il se rappelle encore votre air aisé et rougissant quand vous êtes arrivée tard à ce dîner chez Mme Eynard. Cela, sans que vous vous en soyez doutée, vous a beaucoup réussi. Je ne vous dirais pas tout cela si je ne savais que vous avez distingué l’esprit et le goût de M. Doudan. Le voilà justifié.

Adieu, chère Madame et cher Olivier, j’embrasse vos enfans, et des mille amitiés par votre bouche à ceux qui voudront se souvenir de moi.


Troyes, vendredi, 1er août 1842.

Chère Madame,

Ce n’est plus de Paris que je vous écris ; je suis venu ici (à Troyes)[23]pour consulter les manuscrits jansénistes que j’avais tant différé à visiter. J’ai profité pour cela du premier jour de mes vacances. La fatigue extrême que m’a causée ce petit voyage et la peine que j’ai à me refaire me montrent combien je suis loin des dernières et encore récentes années. J’ai emporté de Paris un petit mot de Mme Valmore à votre intention. Toute la famille Senancour aura été bien sensible à votre gracieux accueil, et moi je vous en remercie, quoique cela vous paraisse tout simple.

Nous avons reçu à Paris et dans toute la France un grand coup par cette mort du Duc d’Orléans ; l’impression a été profonde et vraie ; et, pour mon compte, j’en vois l’avenir deux fois assombri. Le Duc d’Orléans était à peu près un contemporain ; il nous connaissait tous et en était connu ; nous n’aurons donc pas même pour notre seconde moitié de vie cet accord avec le gouvernant, qui a manqué déjà à notre jeunesse : nous ne tomberons juste sur aucun point de la chose publique. La Restauration était odieuse à notre générosité première, et notre prudence finale aura à s’inquiéter sur des berceaux.

Vous, dans votre pli de vallées et de montagnes, vous échappez à ces soucis ; vous en avez d’autres, mais qui, politiquement parlant, se renouvellent et se réparent plus vite. La nature, d’ailleurs, est plus près pour vous consoler. J’en suis bien loin, en cette Champagne dite pouilleuse. Et puis, qu’importe la nature maintenant pour moi ? Lac, Rovéréaz et le reste, vous subsistez au fond de mes plus anciens souvenirs, mais je ne vous espère plus.

Olivier est-il en Allemagne maintenant ? Voudriez-vous le prier, chère Madame, de me donner, s’il vous plaît, l’indication bibliographique exacte des écrits de M. de Gingins sur Charles le Téméraire : j’ai à écrire un jour ou l’autre quelque chose sur l’Histoire des ducs de Bourgogne de M. de Barante, et j’aimerais savoir le point de vue du savant vaudois tel qu’il le déduit lui-même. Si les mémoires de M. de Gingins[24]se trouvent dans le Recueil des mémoires de l’Académie de Turin, qu’Olivier veuille bien me l’indiquer.

Je n’avais pas reçu à mon départ de Paris de nouvelles de vous, chère Madame ; comme je ne serai guère encore que huit jours ici, le retard ne serait pas grand si le paquet était arrivé pendant mon absence.

Lèbre est très en crédit à la Revue des Deux Mondes ; son article sur l’Egypte a réussi. Le voici posé. C’est M. Letronne qui a corrigé les épreuves, et, quand l’éloge n’était qu’au positif, il y glissait le superlatif. Ce sont les seules corrections qu’on se soit permises.

Embrassez pour moi vos enfans, chère Madame, je serre la main à Olivier et distribue par vous les souvenirs plus fidèles qu’expansifs que je garde à votre bon pays.

A vous d’un cœur respectueux.


Paris, ce 21 septembre 1842.

Certainement, très cher Olivier, je veux vous écrire et vous féliciter de votre courageuse résolution, dont vous recueillerez ensuite les fruits. Je suis bien sûr que déjà vous mordez plus à l’allemand que vous n’osez en convenir, et que ce que vous en dites en en faisant les honneurs est par égard pour nous autres, petites bouches et restées précieuses quoi que nous en ayons. Le caractère des nations est opiniâtre et reparaît sous toutes les formes et sous toutes les perruques, et même au front chauve des Socrates. Quoi ? Hermann et Dorothée, n’est-ce donc pas la plus gracieuse et la plus fraîche des idylles, n’est-ce pas un Paul et Virginie avec quelque idéal en moins, mais avec la vérité domestique et le rythme en plus ? Voyez comme il est plus court de ne pas savoir et de ne pas lire dans l’original pour admirer !

Les vers de votre frère[25]sont charmans ; vous avez beau laisser le front sans son épithète et découronné, je ne m’en suis pas tenu dans mes conjectures et restitutions au grave et beau, mais j’ai osé vrai flambeau, d’après un vers d’Homère qui dit cela du front d’Ulysse, il est vrai, d’Ulysse un peu chauve : voilà toute une glose.

J’ai reçu de Mme Olivier un mot tout aimable ; elle supporte bravement votre absence, quoiqu’elle en souffre ; cela vous sera un hiver plus heureux, et un arbre de Noël mieux illuminé.

Ici rien après ce grand malheur, calme plat. Paris est désert. Le dernier grand fait est le retour de Thiers à la conservation. Quant au passage de Lamartine à la gauche, c’est une pure variante poétique, mais qui ne laisse pas de le fort déconsidérer.

J’ai à vous remercier de votre indication sur M. de Gingins : je fais ainsi des amas sur certains sujets, mais le temps d’écrire me manque et je mourrai entre des tas de petits papiers.

Il s’est fait, dans ces derniers temps, ici de grands travaux sur Pascal et il y a eu même toutes sortes de combats. L’ancienne édition des Pensées a été mise en inévitable état de suspicion par M. Cousin, qui a fait d’ingénieux et hardis articles. Il est prouvé plus que jamais que le siècle de Louis XIV (à part trois ou quatre hommes, Pascal, Boileau, Molière, La Fontaine) avait le goût timoré ; l’Académie pousse de toutes ses forces à l’éclaircissement.

A vous, cher Olivier, de tous mes vœux et de toute. mon amitié.

SAINTE-BEUVE.


Labitte présent vous dit ses amitiés, car j’écris de la bibliothèque.


Ce mercredi (s. d.) 1842.

Je pensais à vous écrire. Ma lettre aurait commencé ainsi : Vous ne m’aimez plus, chère Madame, et vous avez tort… Voyez combien j’avais tort moi-même, mais vous m’excuserez, par le plaisir que me fait votre bonne et affectueuse lettre. Tout est sombre, en effet, dans la vie en avançant. Je le disais hier à Lèbre en causant. Ici la face des choses se renouvelle de plus en plus et nous échappe. Comme dernière preuve de mon impuissance trop réelle et trop avérée aux Revues, vous n’avez qu’à jeter les yeux sur celle de Paris du 30 octobre ; les dernières pages de l’article de Paul de Musset vous montreront combien on a peu de chez soi ici, et combien l’hospitalité est peu respectée : on n’a que des cafés, et encore peu sûrs.

Me voici, par suite du progrès lent des choses et de ma raideur aussi, éliminé de tout comme vous, et n’étaient les chaires de bibliothèque et les volumes commencés à terminer, en mesure de recommencer une campagne à l’étranger, mais cet étranger-là était fait pour être ma patrie.

Ma santé continue d’être chétive et, sans maladie, de gêner toute mon activité de travail. Je ne puis plus faire qu’une seule chose à la fois : je suis dans des réimpressions et Port-Royal chôme. Si l’on reçoit là-bas le Journal des Savans, demandez les six articles qu’y a publiés M. Cousin sur Pascal : cela vous intéressera, Olivier aussi certainement.

En lisant dans Muller (septième et huitième volumes) les détails de cette guerre de Grandson et de Morat, j’ai encore mieux compris ce que me disait Olivier, que le canton de Vaud n’avait d’histoire que récente et que le passé propre lui manquait. Mais il a eu Davel, c’est un beau commencement, un précurseur qui, en noble originalité, ne le cède à nul autre[26]. J’ai vu avec plaisir dans le Semeur la résurrection littéraire de notre ami Frossard, jusqu’à l’esthétisation exclusivement ; mais les deux premiers articles sont bien.

Ici, on commence à revenir de la campagne : Mme de Tascher est de retour et s’informe toujours de vous. Mme Valmore qui n’a pas bougé, vous aime tendrement. Rien n’est bien nouveau, d’ailleurs, à Paris. Mlle Rachel a toujours la faveur, et Mme Récamier aime à l’entendre chez elle. Les Mystères de Paris de M. Sue font le même effet que Mathilde, je crois, faisait durant votre séjour. On va donner Judith, de Mme de Girardin, au Théâtre-Français : ce ne saurait être un succès. Mme Sand poursuit l’interminable Consuelo, et ne parvient pas à épuiser les heureux hasards de son talent si mal dépensé. Chacun continue de vivre bien ou mal, comme il a commencé : Alfred de Musset se perfectionne et jouit de toute la vogue du moment, vers et prose ; avez-vous lu dans le Journal des Débats son Merle blanc ? Marmier est revenu encore une fois du Nord, de Russie cette fois et de Finlande.

Voilà, chère Madame, mes aperçus à ces approches d’hiver. J’embrasse vos enfans présens et futurs ; je salue vos excellentes familles, et suis à vous, chère Madame, et à Olivier, de tout cœur.

Et son allemand, le tient-il enfin et a-t-il enchaîné le cyclope ?


Ce dimanche (s. d.) 1842.

Je trouvais, chère Madame, qu’il y avait bien longtemps que je n’avais reçu de vos nouvelles. Un mot de Zurich, d’Olivier qui me disait que vous étiez souffrante ne me rassurait pas. Il y a, en effet, de tristes défilés dans la vie morale et physique ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’on y passe comme fatalement, les voyant d’avance, les voyant pendant, s’y poussant soi-même par une sorte de loi intérieure et supérieure. Je ne dis pas cela pour vous, mais pour nous tous ; j’ai connu de tels défilés et j’ai tout fait pour m’y briser, tout en ne voulant pas. Vous, chère Madame, vous retrouverez, après cette saison de privation et de souffrance, les joies de la famille, le bras de l’époux, et vous n’avez pas quitté les embrassemens de vos enfans. Votre part est donc encore belle et votre défilé serait pour beaucoup un vrai golfe d’abri.

Mais la souffrance physique, il faut tâcher de vous en débarrasser, ne pas trop insister sur le travail et sur les soucis en ce moment-là, cultiver surtout le sommeil, ce Dieu trop méconnu.

Je lui voue pour mon compte bien des momens qu’il ne récompense pas toujours : mais alors je ne m’impatiente pas et j’attends. Il finit quelquefois par avoir pitié.

J’ai envoyé votre mot à Mme Valmore. Il n’y a en ce moment à Paris aucune des personnes que vous y avez connues. Pour y rester il faut être bibliothécaire, ce que je sens que je suis, plus que jamais. Cette corde au cou devient ma seule ressource pour ne pas me noyer. Car je sens bien que je ne pourrais plus vivre de ma plume au jour le jour, avec mes gaîtés et mon entrain d’autrefois.

Hélas ! hélas ! chère Madame, j’ai passé auprès de vous à Lausanne les derniers jours qui comptaient un peu vivement pour moi. Dites-vous cela pour m’excuser ensuite dans mes ennuis fades et dans l’expansion moindre que vous trouverez en moi. Je regrette, mais dans ce que je regrette il y a certainement quelque chose où vous étiez.

Renvoyez-nous Lèbre retrempé aux lacs vaudois, mais avec une provision d’activité parisienne. Il peut s’il le veut, dans la disette où l’on est et agréé comme il l’est, devenir le premier écrivain de la Revue, l’un des plus fréquens. Cela n’est pas à mépriser. Qui nous eût dit cela et le reste, à l’un des soirs de 1838 ?

Mille amitiés, chère Madame, souvenirs à vos bons parens et baisers à vos enfans.

Et Mlle Sylvie, si je ne la nomme, qui va croire encore que je l’oublie.

Merci des utiles renseignemens Gingins.


Ce vendredi (s. d.) décembre 1842.

Chère Madame,

Je reçois votre aimable lettre et suis dans un état de souffrance et d’irritation qui vous vaudra une réponse bien prompte, car j’ai besoin de m’épancher envers les amis. D’abord, je suis furieux contre M. Vinet, ou, pour mieux dire, blessé. Quoi ! c’est lui qui dans le Semeur a osé louer et recommander, et dire qu’il aimait un livre ou libelle d’un M. Michiels[27]qui nous insulte tous et nous calomnie. Il a osé écrire qu’il aimait le livre et la manière et l’auteur quand même. Décidément l’optimisme ne mène à rien qu’à tout confondre. Moi, je suis plus que jamais pour la grâce prise au sens grossier et dès ici-bas : les bons et les mauvais, les honnêtes gens et les méchans. Ce Michiels est des derniers, fou et grossier, n’ayant répondu que par des insultes à nos désirs et à nos efforts stériles pour le servir. Sérieusement, je ne passerai jamais cela à M. Vinet, et, si je lui reparle ou lui écris jamais, ce sera pour débuter par ce que je vous dis là. La charité est une bêtise. Vous pouvez le lui dire[28].

Le monde, ici, se partage de plus en plus, et bien inégalement, entre les honnêtes gens et les autres ; les preuves, si vous étiez ici, seraient trop nombreuses et trop palpables. De loin, cela salirait le papier.

Littérature de régence et de Sade ;

Critique de Lapithe et de Sicambre.

Quel est donc ce Russe vaudois ? Est-ce M. de Ribeaupierre ? Est-ce M. Golowkin ? Le nom, dans votre lettre, est resté en blanc.

M. Porchat a réussi assez bien ici ; il a une fadeur assez spirituelle, il nous a récité des fables et des chansons chez M. Gaillard. Il s’en retournera content de Paris… et oublié[29].

Le… latiniste est piloté par lui, qui a causé avec les compétens ; je n’aurai d’autre moyen d’information que ceux qu’il a eus lui-même.

Vous recevrez peut-être par M. Porchat, que j’espère en charger, un petit volume qui ne se vend pas[30] : c’est d’une assez mauvaise morale ; j’en offrirai pourtant un à la bibliothèque de Lausanne. Le paquet vous. dira les détails fastidieux ici.

Je travaille de plus en plus à liquider mes affaires littéraires, en vue de la mort. Il est si rare de trouver un éditeur pieux ! Vous m’en servirez, mon cher Olivier, si je m’en vais. Je suis assez en chemin vraiment. J’en suis, je crois, à ce qu’on a droit d’appeler les infirmités.

Ne travaillez pas trop, chère Madame, et soignez pourtant votre santé ; ne vous fiez pas à l’enivrement du travail, on paie cela après. Je présente mes souvenirs à tout votre canton, à Villamont d’abord et à Mlle Sylvie, qui m’a certainement oublié, à nos amis d’Eysins, et à tout ce qui se rencontrera dans l’entre-deux. Je baise les trois enfans et adresse mon complimenta Aloys.

A vous, chère Madame, et à l’excellent Olivier.

La Revue indépendante semble prendre un corps ; elle paraît tous les quinze jours et a de l’argent. Pourquoi ne tenteriez-vous pas fortune ou Dieu de ce côté ? En choisissant dans vos nouvelles, en écrivant et adressant à Mme Sand, ce serait peut-être facile, ou à Souvestre, car il en est.


Ce 28 décembre 1842.

Chère Madame,

Tout cela est à merveille ; il n’est que d’être maître et chez soi ; il n’est que de tirer son sac de sa propre terre ; on en grandit plus vite, et tous vous en respectent davantage. Je vois un moment où l’on vous fera d’ici des propositions, quand on vous verra établi, et réussissant là-bas. Vous pouvez faire la meilleure revue critique, il n’y a plus de critique ici, et pour toutes sortes de causes.

1° Les écrivains romanciers donnent des feuilletons qui les font collaborateurs de tous les journaux et dès lors inviolables ;

2° Les journaux, ayant baissé de prix, dépendent des annonces et des libraires qu’ils doivent servir. Complaisance et rivalité, c’est là toute l’histoire.

En France, depuis dix ans, toute tradition littéraire vraie est interrompue ; ceux qui auraient pu servir de maîtres et faire progéniture sont passés à la politique et aux affaires.

L’Université, l’École normale produisent des érudits et lourdauds littéraires très estimables, à l’allemande : pas un talent purement littéraire depuis dix ans. Ceux qui se sentent un peu d’espiègle et de léger se jettent dans le facile et dans le feuilleton, et, ne trouvant pas à quoi se rattacher, s’y gâtent vite.

On commence ici la saison d’hiver et à publier. Le livre de Cousin des Pensées de Pascal vient de paraître : pourquoi M. Vinet n’en parlerait-il pas chez vous ? Lui seul pourra remettre cette question sur un bon pied, c’est digne de lui, et il le doit à la doctrine de la Grâce, sans quoi je le tiens pour Cartésien[31].

Il a paru un livre sérieux, encore inachevé, en deux volumes de la princesse Belgiojoso : Essai sur la Formation du Dogme catholique ; c’est sérieux, catholique d’intention, semi-pélagien et origénien de fond, d’un style très ferme, très simple, enfin une très précieuse curiosité venant d’une Italienne galante, d’une Trivulce. Son nom n’y est pas, mais elle l’avoue. L’ouvrage s’étend, jusqu’ici, depuis saint Justin jusqu’à saint Augustin : il reste encore deux volumes à paraître.

Mlle Rachel est toujours la lionne et le grand événement littéraire. On raffole d’Esther, dont elle récite quelques scènes dans quelques salons et dans les soirées qu’elle donne et où il va tout ce qu’il y a de mieux en hommes. Elle s’essaie sur Phèdre ; jusqu’à présent, les avis sont partagés sur les scènes d’échantillon qu’on a entendues. La passion, cette grâce, lui viendrait-elle ?

L’Académie française, en ses séances particulières, s’anime sur son dictionnaire, comme au bon temps de Pellisson et de Chapelain, on dispute sur une phrase de Buffon. L’autre jour, Hugo, Cousin, M. de Barante ont pris feu sur le mot a b c d, que lisait Nodier. Celui-ci, se voyant contesté, voulait donner sa démission : on l’a consolé, et il continuera de faire le dictionnaire, que tous continueront à plaisir de discuter. Le 8 décembre, M. Mignet recevait à, l’Académie M. Pasquier ; dans huit ou dix jours, M. de Barante va recevoir M. Patin. On ne sort pas de ces bals de noces de beaux esprits : Mlle Rachel et l’Académie, les oreilles en tintent dans tous les salons. En un mot, il y a ici une recrudescence de classicisme, de siècle de Louis XIV, de goût pour Esther et de dilettantisme académique. C’est là toute ma conclusion.

Pourtant on attend un drame de Hugo aux Français, dans un mois, qui viendra en concurrence avec Phèdre. Les Chevaliers du Rhin où il y a force vieillards, un vrai drame centenaire. Quatre générations à la file depuis l’âge de 108 ans, 78, 44, 24. — Je dis les chiffres à peu près, une cascade de vieillards, avec le but, dit-on, d’Horace :


Progeniem vitiosiorem[32].


Demandez à Olivier, chère Madame ; il veut prouver la décadence du moyen âge et des races. Je crains qu’en vieillissant, le centenaire, chez lui, ne remplace le jeune géant. Mathusalem-Quasimodo, Mais tout ceci pour vous seuls.

Je vais, moi, écrire aux Débats, mais sur l’ancienne littérature seulement, sur Homère et Théocrite ; plus un moderne : j’en ai assez..

Je serai heureux de vous prouver que je suis des vôtres par quelque témoignage public. L’occasion en viendra, le cœur y étant.

Mais voilà une singulière lettre de Jour de l’an, une lettre de vrai correspondant de la Gazette d’Augsbourg. Mais, à travers toute cette traînée de nouvelles, vous distinguerez le courant caché et tous les vœux qu’il charrie sur vous, sur les vôtres, sur vos chers enfans que j’embrasse.

A vous à toujours, chère Madame et cher Olivier.

SAINTE-BEUVE.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre, 1er et 15 novembre 1903, et du 1er juillet 1904.
  2. Il ne fut élu que le 17 février 1842, en remplacement d’Alexandre Duval.
  3. Il disait vrai, puisqu’il fut élu avant Alfred de Vigny et que Dumas et Balzac ne le furent jamais.
  4. Le P. Senault (1599-1672) eut de son vivant une très-grande réputation de prédicateur. Le P. Imgold lui a consacré, en ces dernières années, tout un volume de la Bibliothèque oratorienne.
  5. Allusion à une course dans la montagne que Sainte-Beuve fit avec Juste Olivier, pendant son séjour à Lausanne, et qu’Olivier a racontée dans ses Souvenirs littéraires.
  6. Cet article parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1841.
  7. M. de Brenles, qui avait alors 84 ans, était sur le point d’épouser une demoiselle qui en avait 50.
  8. Ce Jules Néraud était de la Châtre. George Sand l’avait surnommé le Malgache, « à cause des longs récits et des féeriques descriptions qu’il lui faisait de l’ile de Madagascar, au retour de ses grands voyages. »
  9. Poésie de Juste Olivier.
  10. Du charlatanisme, c’était beaucoup dire, mais il est certain que la Divine Épopée de Soumet, malgré les très beaux vers qu’elle renferme, ne méritait pas les quatre articles que lui consacra Vinet.
  11. Du passé et de l’avenir du peuple.
  12. Nous verrons plus loin qu’il légua un jour son Imitation à Mme d’Arbovville. Ce fut longtemps son livre de chevet. Il avait écrit sur la feuille de garde, du temps qu’il était janséniste ou qu’il croyait l’être, ces mots dignes de Gerson : « Ama nesciri, aime à être ignoré, complais-toi dans l’obscurité. »
  13. Joli lac de montagne.
  14. Lèbre était à ce moment précepteur d’Edmond de Pressensé.
  15. Philosophe allemand sur lequel il publia une étude.
  16. Aimeri ou plutôt Emery Melegari, alors réfugié politique italien, depuis chargé d’affaires du gouvernement italien auprès du gouvernement fédéral à Berne.
  17. La Revue Indépendante.
  18. L’Académie de Lausanne avait décidé de lui décerner un brevet de professeur honoraire, en souvenir de son cours sur Port-Royal.
  19. De professeur à l’Académie de Lausanne.
  20. Ce n’est pas le seul changement qui ait été fait dans le Chant du Sacre. On n’a pour s’en rendre compte qu’à se reporter au Manuel de l’amateur des livres au XIXe siècle, par Georges Vicaire.
  21. L’idée n’est encore venue à personne de recueillir les articles que Sainte-Beuve envoya pendant quelques années à cette vénérable gazette : il y en a pourtant de bien intéressans.
  22. C’est Sainte-Beuve- qui en et la préface.
  23. Il y vint encore en 1849, en revenant de Lyon, où il était allé visité Mme d’Arbouville, alors gravement malade.
  24. Gingins La Sarraz (baron Frédéric de), président honoraire de la Société d’histoire de la Suisse romande, né à Eclepens, canton de Vaud, en 1790, mort à Lausanne en 1863. — Parmi ses publications, il faut citer : 1° les Dépêches des ambassadeurs milanais sur les campagnes de Charles le Hardi, duc de Bourgogne, de 1474 à 1477, Cherbuliez, à Genève, 1857 ; — 2° l’Histoire de la ville d’Orbe et de son château dans le moyen âge, Lausanne, Martignier, 1865 ; — 3° l’Histoire de la ville de Vevey et de son avouerie, depuis son origine jusqu’au XIVe siècle, Lausanne, 1862.
  25. Urbain.
  26. Un jour qu’on exprimait devant lui l’opinion que cet homme extraordinaire avait été bien en avance de son siècle, Sainte-Beuve dit à Urbain Olivier, qui le rapporte en ses Souvenirs : « Il était du siècle d’en haut. »
  27. Alfred Michiels venait de publier, sous le titre : Histoire des idées littéraires en France au XIXe siècle de leurs origines dans les siècles antérieurs, un livre en deux volumes qui faisait grand bruit (Paris, Coquebert, 1842). — Le 27 septembre 1841, Alfred Tattet écrivait à Ulric Guttinguer, à propos de la France littéraire où paraissaient les articles de Michiels : «… Un M. Alfred Michiels est en train d’y écharper Sainte-Beuve (Voyez le Mercure de France de septembre 1893.) Sainte-Beuve avait encouragé Michiels à ses débuts et lui avait promis un article de lui ou de Labitte dans la Revue des Deux Mondes sur ses Etudes sur l’Allemagne, mais n’avait pu lui tenir parole : de là ses rancunes contre Sainte-Beuve. (Cf. Sainte-Beuve, par G. Michaut, p. 656-37.)
  28. Sainte-Beuve n’aurait pas été aussi sévère pour Vinet, s’il avait pu lire le petit billet que celui-ci adressait dans le même temps (20 octobre 1842) à M. Lutteroth, directeur du Semeur : « L’article que je vous envoie doit se ressentir de mon triste état ! Je n’ai fait encore qu’ouvrir le livre de M. Michiels, mon nom s’y trouve deux fois et d’une manière si désagréable que je crains de dire de cet ouvrage trop de mal ou trop de bien. Ce n’est pas la première fois que M. de (sic) Sainte-Beuve est battu sur mon dos. » (Alexandre Vinet, par Edmond de Pressensé.)
  29. Porchat, après la révolution vaudoise de 1845, revint à Paris, qu’il habita jusqu’en 1856 et où il fréquenta beaucoup Sainte-Beuve, Augustin Thierry, Philarète Chasles, et surtout Béranger, dont il devint l’ami.
  30. Je suppose qu’il s’agit ici du Livre d’amour, qui était à ce moment à l’impression.
  31. M. Vinet n’avait pas attendu le livre de M. Cousin pour dire son sentiment sur les Pensées de Pascal. Dès 1838 il en avait fait l’objet d’un Essai pour le Semeur, t. VIII, p. 48-52.
  32. Ætas parentum, pejor avis, tulit
    Nos nequiores, mox daturos
    Progeniem vitiosiorem.